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SOLDAT DE LA LÉGION. n (i)

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Academic year: 2022

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SOLDAT DE LA LÉGION

n (i)

— Mais, i l est fou ce guide ! s'exclame Senez. Regardez-le, mon lieutenant, i l tripote de vieilles crottes de chameau ! Mainte- nant... i l les flaire. Quel dégoûtant !

Le détachement vient d'arriver au puits de Zerzour, pre- mière étape de sa randonnée, où i l doit s'arrêter un moment.

Pour les Légionnaires, Zerzour n'est qu'une crevasse dans les rochers, au fond de laquelle sommeille un peu d'eau bourbeuse et saumâtre. Mais pour le guide, c'est un carrefour riche en indi- cations précieuses qu'il essaie de déchiffrer ; les pas lui disent le nombre d'hommes qui ont passé par là et la direction qu'ils ont prise ; les traces des chameaux révèlent si les animaux étaient chargés, fatigués, boiteux même ; enfin, leurs crottes trahissent, à quelques heures près, le moment de leur passage.

Accroupis à côté du puits, indifférents aux Légionnaires qui vont et viennent autour d'eux, les deux indigènes se concertent gravement. Avec précaution, ils prennent des crottins, les brisent entre leurs longs doigts ambrés, et ne les rejettent qu'après un minutieux examen.

— Alors ? Quelles nouvelles ? demande Robert qui s'est approché.

— I l dit, répond l'interprète en montrant le guide d'un geste du menton, i l dit que cette nuit i l est passé ici une centaine d'hommes, avec des animaux chargés.

— Cent hommes ? A h ! où sont-ils allés ?

— Les animaux sont partis vers le Sud, vers Oglat Beraber, avec quelques hommes...

(1) Voir La Revue du l" août.

LA R E V U E N* 1S 3

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642 LA R E V U E

— O u i , les bagages et leur escorte. Et les autres ?

— Les autres ? Il dit que tes soldats avec leurs pieds ont brouillé toutes.les traces et qu'il ne peut rien affirmer.

— Est-ce qu'ils sont remontés vers Taouz ?

— I l dit : peut-être.

— Ou plutôt vers Ouzina ?

— I l dit peut-être.

— C'est bon.

— I l ne vaut pas plus cher que les pistcurs avec lesquels nous poursuivions les djiouchs, rigole Senez. Avec un coup de pied au c... on leur fait dire ce qu'on veut.

Maintenant, Robert appelle à l'écart Senez et le jeune sous- lieutenant qui commande le peloton des automitrailleuses de la Légion ; les trois têtes, képis rejetés en arrière sur les nuques hâlées, sont penchées sur la carte.

— Voici la suite des réjouissances. Vous savez que Kretz doit venir s'installer au puits, pour nous servir d'échelon de repli.

Dès qu'il est en vue, nous filons vers Ouzina... oui, en suivant cet oued, c'est ça. A Ouzina, nous trouverons les méharistes.

— Compris.

— Je marcherai en tête avec les trois blindées, Senez au centre avec les camions ; toi, le motorisé, en queue avec les autres voi- tures. I l y aura peut-être du sport en arrivant à Ouzina.

— T u attends que la compagnie Saharienne soit en vue pour aborder le patelin ?

— L a Saharienne ! Ces types à chameau ! mais au premier coup de pétoire, ils doivent être descendus ! Je pense qu'avec cinq blindées et quarante Légionnaires on peut se passer d'eux ! Nous allons foncer pleins gaz sur Ouzina. Vingt-cinq kilomètres, qu'est-ce que c'est que cela ! Si nous démarrons maintenant, nous y serons à deux heures, ou je ne m'appelle plus Vaudreuil.

I l s'appelle encore Vaudreuil... et i l n'est pas très fier de lui, lorsque vers cinq heures du soir, après sept heures de.bataille contre un terrain chaotique, i l est encore à dix kilomètres d'Ou- zina. Des cinq automitrailleuses, deux sont tombées irrémé- diablement en panne et ont dû être abandonnées. Des quarante Légionnaires, quinze sont à pied, leur camion ayant versé dans un ravineau. Ces piétons n'ont pas grand mal à suivre, car les pauvres voitures ne font guère plus de trois ou quatre kilomètres à l'heure. E t encore faut-il à chaque instant les dégager des rocs

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SOLDAT D E LA LÉGTON 643 qui les arrêtent, les sortir des trous de sable où elles sont tombées, les pousser dans une pente trop raide.

D u dispositif tactique ordonné par Robert, i l ne reste pas grand'chose, et la petite colonne ressemble plus à une équipe d'explorateurs acharnés à atteindre leur but qu'à des soldats en opérations. Marcher, marcher, i l n'y a plus que cela qui compte.

Quand un véhicule est venu à bout d'un mauvais passage, tout le monde aide le suivant, et chaque accident de terrain étire comme un accordéon douloureux le détachement épuisé. Avec anxiété, Robert voit approcher la nuit ; une demi-heure encore, et elle sera complète, surtout dans ce ravin encaissé où les ombres grandissent rapidement. L e jeune officier se multiplie, courant d'une voiture à l'autre, dirigeant leurs manœuvres, encourageant les conducteurs que terrasse la lassitude.

Dans le soir qui tombe, i l y a comme une menace qui plane sur ces hommes et que tous sentent confusément. N u l ne rit plus et les quolibets, qui étaient échangés à chacun des incidents de la route, paraissent être taris. On n'entend plus que les moteurs qui halètent, et les gradés qui jettent des ordres d'une voix brève.

Instinctivement, une petite phalange s'est groupée à portée de Robert : Senez, Epaïndieff, le vieux Rèche et Bordné ; attentifs à ses moindres gestes, silencieux, calmes, ils se préparent à jouer avec lui ce qui peut être leur dernière partie.

— Vite, vite, ordonne Vaudreuil, parlant à travers un cré- neau au conducteur d'une des automitrailleuses ; essayez de passer cela en vous lançant ; allez-y ; i l faut en finir !

U n miaulement aigu l'interrompt.

— Hein ? on tire ? c'est complet !

De nouveau, trois ou quatre balles claquent à côté de l'offi- cier. L'une s'écrase sur le blindage de la voiture, mouchetant d'éclats métalliques l'insigne de la Légion ; une autre ricoche dans le créneau, qui se tache aussitôt de sang.

— A la crête, crie la voix de Senez, à la crête tout le monde !

Dans un éclair, Robert réalise la situation. Aveuglé par son désir d'avancer, i l a négligé toute prudence et s'est fait surprendre à bout de forces, dans le fond de ce ravin, à la tombée du jour.

D ' u n coup, la rage qui bouillait en lui depuis quelques heures tombe, et, telle une douche froide, le tragique de la situation lui rend sa lucidité.

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644 LA R E V U E

— Les vaches ! ils vont voir... A la crête, à la crête ! rugit-il à son tour.

C'est l'instant où l'ennemi, embusqué depuis longtemps, a tout l'avantage. Son tir, bien ajusté, atteint l'un des camions dont le réservoir d'essence s'enflamme avec un ronflement de forge.

Dans la grappe d'hommes qui, à l'appel de leur chef, achèvent de sauter hors des véhicules, i l fait aisément mouche. I l ne faut pas lui laisser cette supériorité ; coûte que coûte, i l faut atteindre le bord du ravin.

— A la crête !

Et dans l'éclaboussement des balles qui les accompagnent, brisant les pierres autour d'eux ou soulevant de petits nuages de sable, les Légionnaires progressent par bonds rapides. Déjà sur le ciel se profile près d'un rocher la silhouette de Senez et des trois képis blancs qui l'accompagnent.

— Attention, Kirchner ! Attention à droite !

Deux ombres viennent de se dresser à quelques mètres der- rière l'une des escouades. Deux traits de feu et, comme un pan- tin désarticulé, Kirchner tombe à la renverse.

— Les baïonnettes ! Là !

Les hommes se sont ressaisis, et en quelques secondes, les ombres sont lardées de coups de baïonnettes, avant de s'affaler à leur tour sur le sol.

Maintenant Robert est à la crête ; l'effort brutal qu'il vient d'accomplir le fait haleter ; sa poitrine bat à grands coups et un goût de sang lui emplit la gorge. Peu à peu, i l maîtrise son souffle et, dans un instant d'accalmie, i l se soulève un peu pour embras- ser la situation. Dans l'obscurité presque complète, les coups de feu s'espacent et seul s'élève dans le silence le crépitement du camion qui achève de flamber et dont la carcasse incandescente est secouée de soubresauts chaque fois qu'explose une caisse de munitions.

Lui-même, avec une dizaine d'hommes, tient un piton rocheux, d'où i l est assez facile de se défendre ; le groupe Kirchner, dont le brigadier Gutsche a pris le commandement, est à gauche et, de temps en temps, Vaudreuil aperçoit dans la pénombre le mou- linet de bras d'un lanceur de grenade, suivi de l'explosion sèche du petit projectile. Dans le ravin les automitrailleuses, que l'incendie éclaire dé son reflet rouge, se sont placées en éventail.

E t Senez ? i l est sur la droite, mais trop loin : i l faut y aller.

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SOLDAT D E L A LÉGION 645 Et voici Robert reparti ; parfois i l s'aventure trop près de la crête et deux ou trois balles, saluant son passage, lui font faire un saut de chèvre vers la pente.

— C'est vous, Senez ?... O u f ! Pas de casse ici ? U n tué ? Qui est-ce ?... Wagner ! le pauvre vieux, et en pleine tête. Geiger est blessé aussi ? Faites-le descendre en bas, vers le camion. Assez de cartouches ? Bon ! Je vais vous faire monter de l'eau ; des fusées éclairantes aussi ; vous en aurez besoin. Et serrez un peu sur moi ; vous êtes trop loin.

— Oui ; cela vaut mieux pour la nuit. S'ils sont nombreux ils vont remettre cela tout à l'heure !

U n quart d'heure plus tard, sa tournée terminée, Robert revient vers la crête. Tout le monde est en place. A leurs postes de combat, les Légionnaires grattent silencieusement la terre et s'abritent de leur mieux. Les automitrailleurs repèrent les tirs de nuit et préparent leurs « camemberts ». (i) E n bas, près d'un rocher, trois des quatre blessés se soignent mutuellement, tandis que le quatrième meurt en silence. Quand l'officier passe près d'eux, ils s'occupent de Bordné, dont le bras droit est fracassé par une balle de plomb.

— Napoléon kaput, grimace l'homme en montrant son plus beau tatouage que l'affreuse blessure à décapité.

— Et les trois bidons que cela t'avait coûtés,' kaput aussi, ricane Geiger, dont la cuisse traversée baigne dans une large tache de sang.

Tous, ils en savent assez pour comprendre que le désert, tantôt inoffensif et tantôt redoutable, vient de les jeter dans une position tragique. A tout instant désormais l'ennemi peut se ruer sur eux et les submerger dans un corps à corps irrésistible. Et cependant, pas un mot, pas une question, pas même un regard interrogatif ou anxieux. Seulement plus d'application à bien accomplir les moindres rites du grand jeu de la guerre. Plus d'ap- plication aussi à bien" mourir,-à bien crâner devant les autres. Et puis, la balle dans la figure, n'est-ce pas pour beaucoup d'entre eux le meilleur destin ?

— Pourquoi ne tirent-ils plus ? murmure à mi-voix Robert, qui sent lui échapper le contact de cet ennemi englouti dans l'om- bre. Ils doivent préparer un sale coup.

(1) Chargeurs en forme de cylindres très plats employés pour certains modèles de mitrailleuses.

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G46 LA R E V U E

— U n sale coup ? toujours le même ; ils vont nous tourner.

Pas de l'autre côté du ravin : c'est trop loin. Par le fond.

— Dans ce cas, Senez, i l n'y qu'à les laisser venir; ils s'en souviendront.

Instinctivement les deux hommes ont interrompu leur con- versation. Dans le silence oppressant, i l semble que tout bouge, tout rampe, tout menace.

— L à , là, vous ne voyez rien.

— Où cela ? dit la voix étouffée de Senez.

— A droite de la petite touffe.

— N o n , c'est un parpaing ; j'ai déjà tiré dessus tout à l'heure.

Silence encore, de plus en plus long.

— Cette fois, ça y est... dans le ravin... vous entendez ?

— Oui, je crois.

— Tenez, encore ! Pourvu que les blindés ne les ratent pas.

Et c'est le jaillissement simultané du jet de lumière des phares et des gerbes de balles traceuses. D ' u n coup, les automitrailleuses, muettes depuis le début du combat, se sont réveillées. Devant elles, à moins de trente mètres, une douzaine de djicheurs gesti- culant dans leurs djellabas, cherchent à fuir le mortel rayon. Les uns s'effondrent, percés en plein corps par un trait de-feu ; d'au- tres, arrêtés dans leur course par le choc de ces étoiles filantes qui se hâtent l'une derrière l'autre, se désarticulent grotesquement.

U n ou deux s'échappent dans l'ombre. Mais en vain. L e moteur d'une des voitures s'est mis en route et le gros insecte d'acier, pivotant sur lui-même avec un bourdonnement furieux, balaye de ses phares toute l'étendue du ravin et achève un à un les der- niers assaillants.

— Voilà le butin, mon lieutenant ! annonce Gutsclie en jetant aux pieds de Robert un paquet d'armes et d'équipements q u ' i l vient de ramasser. Neuf fusils et un bouchfar !

— Combien de bonshommes ?

— Douze.

— Tous morts ?

— Ils en ont l'air.

— C'est b o n ; avec cela, ils vont peut-être nous f... la paix jusqu'au matin. Et maintenant...

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SOLDAT D E L A LÉGION 647

— Maintenant, mon lieutenant, interrompt la voix aiguë de Bernachot, on pourrait manger. O n n'a rien croqué depuis hier soir.

— Manger ? Bien sûr. Mais que l'on ne quitte pas les empla- cements de combat.

Boules de pain, boîtes de singe et couteaux sortent des musettes comme par enchantement ; à chaque poste de tir, à côté des armes encore brûlantes, les hommes se détendent. L e bruit des conver- sations, échangées à voix basse, se mêle au gargouillement des bidons que l'on vide.

— Il doit être tard, dit une voix ; au moins minuit.

Machinalement, Robert regarde sa montre; i l est à peine neuf heures. Toutes les péripéties du combat n'ont pas demandé deux heures. Combien de temps faudra-t-il attendre la délivrance de l'aube ?

— Si seulement je pouvais savoir ce que fiche la Saharienne.

— L a Saharienne ! relève le vieux Rèche, qui vient de vider le fond d'un bidon de vin, qu'il brasse depuis vingt-quatre heures à son côté et qui est si aigre qu'il a dû rejeter la dernière gorgée avec un soupir désabusé. L a Saharienne ! On ne va tout de même pas les appeler au secours ! Nous sommes capables de nous en tirer sans eux.

— N e vendons pas la peau de l'ours ! L a nuit n'est pas finie.

— Aucune importance, mon lieutenant, nous n'avons besoin de personne. Rappelez-vous la devise : la Légion se suffit à elle- même. Chacun de nous peut bien descendre sa demi-douzaine de moricauds. Alors !...

Et tandis que le vétéran s'en va vérifier une à une les armes de ses hommes, Robert reprend avec Senez l'interminable veille.

Lutter contre le sommeil n'est pas le plus dur : c'est l'hallucina- tion, auditive ou visuelle, qui, pour ces hommes aux nerfs tendus, est le plus redoutable adversaire. Chaque souffle du vent apporte une rumeur, un bruit à peine perceptible ; chaque regard fait surgir de l'ombre un fantôme insaisissable ; on voudrait hurler pour qu'une voix réponde, tirer pour que l'ennemi se révèle. Mais il faut rester à l'affût, immobile et muet.

— Là, vous entendez ? Ils doivent être nombreux. O n a l ' i m - pression que « ça raoute » de partout, ( i )

(1) Raouter, équivalent de rappliquer.

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648 L A R E V U E

— Ils viennent chercher leurs morts...

— Sans doute. Faites passer: tout le monde à son poste de combat.

L a rumeur grandit : les cent hommes annoncés par le guide lors de l'arrêt à Zerzour n'étaient pas un mythe.

— Envoyez une fusée, Senez. Une grosse, que l'on y voie un peu.

— Attention, vous autres, aplatissez-vous.

Avec un bruit qui paraît énorme, la fusée s'élève. A cent mètres en l'air elle éclate et, soutenue par son parachute, elle redescend doucement en se balançant au vent. U n instant, pendant qu'il montait dans le ciel obscur en traînant derrière lui une queue d'étincelles, le petit astre a évoqué une fête villageoise où les artifices, tirés un à un, arrivent poussivement au bout de leur course. Mais dès que le paysage s'éclaire, l'illusion cesse ; à perte de vue c'est une plaine de cailloux, aussi morne et décharnée que la Hammada elle-même.

— Quel bled ! chuchote Dauzin qui, malgré une balle dans le bras, est revenu à son fusil-mitrailleur.

— Rien vu, mon lieutenant, annonce Senez qui a examiné à la jumelle ce paysage de mort.

— I l faut encore attendre... A h !

L a fusillade qui se rallume l'interrompt. Cette fois, l'ennemi tire de partout. Sur le plateau que Robert, à demi dressé sur ses paumes, scrute avec anxiété, les lueurs des coups de fusil des- sinent une vaste courbe.

— Qu'on ne réponde pas encore ; du calme !

— D u calme, on en a ; mais, c'est des cartouches dont i l n'y a plus beaucoup !

— Raison de plus.

Insensiblement, le cercle de feu se rapproche. Sûr de sa supé- riorité numérique, l'ennemi cherche à affoler les Légionnaires et à leur faire épuiser leurs munitions. C'est une proie qui ne doit pas lui échapper et i l tente de l'avoir au meilleur compte.

— Y a h ! Yah ! Allah !...

Avec un hurlement sauvage, toute la ligne ennemie vient de se dresser et elle fonce vers les murettes où les Légionnaires les attendent.

— Feu à volonté ! crie Robert. Tirez ! Tirez maintenant ! Grenades, fusils-mitrailleurs, carabines, toutes les armes font rage à la fois.

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SOLDAT D E L A LÉGION 649

— Fusées à gauche ! hurle encore l'officier, dont la voix s'enfle pour dominer le vacarme. Fusées à gauche ! Us sont sur nous.

Mais i l est trop tard ; dans la lueur clignotante de l'artifice, Robert, horrifié, voit une grappe humaine submerger de ses loques incolores le petit groupe de Gutsche.

Des cris étouffés, quelques coups de revolver et un hurlement de triomphe sur lequel retombe un silence hostile. Une fois encore l'ennemi s'est tapi, hésitant à pousser à fond une si coûteuse attaque. Mais i l est là, si près que l'on aperçoit le raclement sourd des corps rampant vers une nouvelle position de départ. S'il se jette encore sur la poignée de Légionnaires demeurés valides, ce sera la ruée folle où seul le nombre compte. Ce sera, dans la nuit, le corps à corps farouche, regorgement silencieux au couteau, dont les plus braves ne parlent qu'avec réticence.

— Encore un coup comme ça, et on est bons, constate une voix.

— T a g...le.!

C'est vrai ; dans quelques instants peut être le drame qui se joue depuis des heures dans ce ravin perdu trouvera son dénoue- ment. Ce sera la fin de tous ces hommes, de leurs gestes rituels, de leurs répliques de soudards. Finie cette humanité, âpre, chaude et vigoureuse qui voulait pourtant vivre de toute sa force.

Finis le beau troisième peloton et le lieutenant Robert Vaudreuil ! Finis, pourquoi ? parce que tel était le destin et qu'il n'était pas question d'y échapper et de s'y dérober.

— Et parce qu'au combat, la vanité des blancs becs, ça coûte cher !

Ça c'est du Malâtre, du pur Malâtre ! une phrase qu'il aimait lancer à Robert pour doucher son enthousiasme, lorsqu'il était question de se battre. I l disait aussi :

— Quand les petites andouilles veulent jouer au héros, c'est Chapuzot qui trinque ! Et la voix qui souffle ces phrases dans l'oreille de Robert est si réelle, qu'il a du mal à ne pas se retourner.

Mais non ! Malâtre n'est pas ici ; i l se tortille sur un lit d'hôpital avec son bras en bouillie. Seulement, i l n'a peut-être pas tort. Si le détachement Vaudreuil en est là, c'est un peu parce que son chef s'est conduit comme un novice. I l ne fallait pas suivre ce fond de ravin ; i l ne fallait pas se lancer ainsi à l'aveuglette. Mais la mission était impérative. L a mission n'est qu'un des éléments de la décision du chef, dit la sagesse militaire ; i l faut compter

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650 L A R E V U E

aussi avec le terrain, avec l'ennemi. C'est vrai ; i l a tout oublié ; il est bien la petite andouille ! U n chef, un vrai, sachant jouer de ce clavier délicat qu'est une troupe au combat, c'est autre chose ! Et se faire tuer ne rachètera rien, rien que sa propre réputation.

Une main sur son épaule le tire de son rêve douloureux ; c'est Senez :

— On n'entend plus rien, mon lieutenant. Vous dormiez, je crois ? Il y a bien un quart d'heure qu'ils sont muets en face.

Les minutes passent ; rien ne trouble plus le silence ; tout est étouffé sous le lourd manteau de la nuit, espérance où menace.

Et d'un coup, c'est le miracle : derrière la ligne tenue par les djicheurs, cinq ou six fusées montent simultanément dans le ciel.

— L a Saharienne !

— Ils vont tourner le djich à revers ; c'est le moment de ren- trer dedans ! A la baïonnette !

A leur tour, les Légionnaires se ruent en avant ; ils ne sont qu'une vingtaine encore valides, mais la rage décuple leurs forces.

Us courent ! Us foncent ! Les voilà aux pitons que le djich tenait;

les voilà à la position où Gutsche et ses hommes ont été égorgés...

— Rien !

Us ont décampé en entendant les Sahariens. Rien, sauf une vingtaine de cadavres, Légionnaires et djicheurs mélangés, déjà raidis dans la mort...

Deux heures plus tard ; le ravin, sur le bord duquel le pelo- ton Vaudreuil s'est vaillamment défendu, est piqueté de feux de bivouac. I l était trop tard pour atteindre Ouzina avec des voitures et des blessés, et l'on campe sur les lieux du combat.

Assis à la mode indigène sur un tapis aux vives couleurs, le lieutenant de la compagnie méhariste donne ses ordres pour la nuit. L e feu, que son ordonnance vient d'allumer à côté de lui, et sur lequel crachote une minuscule bouilloire, l'éclairé de bas en haut, exagérant encore sa taille déjà légendaire. Sobre de gestes, plus sobre encore de paroles, l'officier a, sous le haut turban qui le coiffe, quelque chose d'hiératique. Aussi silencieux que lui, les Sahariens s'organisent pour parer à un retour offensif, toujours possible avant l'aube.

Après les émotions de la journée, les Légionnaires sont plus bruyants. Groupés dans le fond du ravin, autour des camions et des automitrailleuses, ils commentent les péripéties du combat.

Malgré l'appui providentiel que leur ont apporté les Sahariens,

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SOLDAT D E L A LEGION 651 ils ne cherchent pas à se mêler à eux. Plus que la diversité de langue, tout un monde les sépare. Seul, Epaïndieff, qui, comme beaucoup de Caucasiens, est musulman, s'est fait reconnaître pour un des leurs et, accroupi près d'un feu, i l boit à grand bruit des verres de thé bouillant.

U n peu à l'écart, Robert, aidé de deux ou trois hommes, s'oc- cupe des blessés. I l y en a huit, dont le vieux Rèche qui a été touché à la fin du combat et qui agonise lentement.

— Pas la peine de perdre votre temps avec moi, mon lieute- nant... j'ai mon compte...

— Mais non, demain le médecin te soignera, et on t'évacuera en avion ; ça s'arrangera très bien.

. — Demain... je serai loin ! Et après un silence :

— M o n lieutenant, vous vous rappellerez...

L a voix se fait de plus en plus haletante.

— L a Légion... elle se suffit à elle-même... toujours... pou- vait se tirer d'affaire tout seuls... sans les Sahariens... on pouvait très bien s'en tirer...

Et dans un spasme douloureux, le vieil homme se renverse en arrière, sa grosse main rude crispée sur celle de Robert, comme dans un dernier geste de confiance et d'adieu.

— Cela fait sept avec l u i , murmure Senez, en se penchant pour abaisser les paupières sur ces yeux que la mort vient de cha- virer. Je vais avoir du mal à reconstituer trois escouades !

— Sept ?

— Oui ; lui, Kirchner, Wagner, G o l , Kettler, Hirchs et Gutsche.

— Pauvre Gutsche ! i l n'a pas joui longtemps de ses galons.

I l en était si fier !

Avec un haussement d'épaules désabusé, le sous-officier s'é- loigne et retourne vers les hommes, qui maintenant mangent autour d'un grand feu.

J A C Q U E S W E Y G A N D .

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