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LES VILLAS DE VÉNÉTIE

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Academic year: 2022

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LES VILLAS D E VÉNÉTIE

Que sont-ils devenus, ces seigneurs splendides dont Voltaire nous a donné un portrait saisissant sous les traits du sénateur Pococurante, noble Vénitien, et dont Heredia a peint toute la magnificence dans un de ses sonnets les plus éclatants, La Doga- resse ?

Le palais est de marbre, où le long des portiques Conversent des seigneurs que peignit Titien E t les colliers massifs au poids du marc ancien Rehaussent la splendeur des rouges dalmatiques...

Il n'y avait à Venise de grande famille patricienne qui n'eût un palais en ville, et au moins une villa à la campagne. Les Pisani de la branche de Santo Stefano en possédaient au x v me siècle, disait-on, plus de cinquante; l'une était la grande villa de Stra, qui fut achetée par Napoléon, et qui reste l'un des témoignages les plus frappants de«la grandeur d'une époque où les seigneurs vénitiens se plaisaient à rivaliser avec les rois. Ce grand édifice de cent quatorze pièces avait été bâti en 1735 pour Alvise Pisani, doge de Venise ; Giambattista Tiepolo y peignit les fresques du grand salon. Mais tant de splendeur ne représentait pas une excep- tion ; on la retrouvait en bien d'autres villas de doges et de simples patriciens. Les Contarini dagli Scrigni donnaient des fêtes mémo- rables dans leur palais majestueux à Piazzola sul Brenta ; les Manin bâtissaient à Passariano, dans la plaine du Frioul, une maison grandiose dont la double courbe en fer de cheval des écuries et des communs aux côtés de la façade représente un modèle presque unique d'harmonie architecturale ; et plus d'un siècle auparavant les Barbaro avaient réalisé à Maser l'un des rêves les plus superbes d'Andrea Palladio. Ils confièrent la décoration à Paolo Veronese et à Alessandro Vittoria.

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LES VILLAS D E V E N E T I E 289 Depuis le x ve siècle, à l'exception de la* courte parenthèse de la guerre de Cambrai, la politique avisée de la république de Venise avait assuré la tranquillité des campagnes de la Vénétie : les anciennes seigneuries avaient disparu, les peuples s'étaient libre- ment donnés, l'un après- l'autre, aux Vénitiens, ad bonos Venetos.

Suivant l'exemple du Pétrarque, dont la maisonnette existe encore à Arqua, au sein du doux paysage del Colli Euganei, les humanistes avaient bâti les premières villas de plaisance, aux environs de Vicence, de Vérone, de Padoue.

Il n'y eut bientôt plus de noble citoyen des villes de celle qu'on appelait la Terraferma qui n'eût appris à aimer, sur les traces des poètes chers à la Renaissance, Virgile, Horace, Tibulle, les divina olia ruris. L a peinture vénitienne de la Renaissance n'est-elle pas pleine des reflets d'une vie géorgique qui se faisait de plus en plus délicieuse au fur et à mesure que les donjons et les murailles des vieux châteaux tombaient pour laisser la place aux arcades fleuries des villas qu'on appellait elles-mêmes délices?

Tout en étant convaincus que la vie n'était nulle part plus agréable que dans leur ville de marbre et de pierre, les Vénitiens, combh's de richesses par des siècles de commerce fructueux sur la mer, rêvaient eux aussi aux plaisirs bucoliques chantés par le cardinal Bembo, et leurs demeures princières surgirent bientôt le long- dès voies d'eau du continent, la Brenta, le Sile, aux bords des chemins reliant la capitale aux villes voisines, sur la route du Terraglio, sur les collines de Conegliano, sur les monts Euganei et Berici.

A u x v ie siècle, Anton Francesco Doni, un homme de lettres qui connaissait les Vénétiens très intimement, avait donné une classification des villas de la Vénétie qui comprenait cinq catégories.

L a première était celle qu'il appelait « villa civile, de duc, de grand seigneur » ; venaient après le « domaine de plaisance de gentil- homme », le « domaine de récréation » du marchand, la « maison d'épargne » de l'artisan, la « cabane de l'utilité », simple demeure du paysan. Dans la villa seigneuriale on devait voir une « colonnade splendide » du haut de laquelle le maître aurait pu assister aux jeux dont i l eût bien voulu se donner le spectacle ; sous une autre colonnade on devait pouvoir « bien qu'en plein air, se promener, dîner ou souper ». Quant au jardin, on devait y trouver « une montagnole pleine comme une forêt d'arbres et des fruits », des essences les plus rares, mais « des espèces qui gardent leur feuillage

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en plein hiver ». C'est seulement le « domaine do récréation » qui échappe à une description particulière, car les villas do ce genre là, réservées aux marchands, «tombent dans leurs mains en rico- chet, parce qu'ils sont des hommes riches, qui attendent pour faire leurs achats, comme on dit, le cochon au chêne, et, par consé- quent, ils achètent souvent une villa de roi avec un morceau de simple citoyen. »

En réalité, les villas de la Vénétie, expressions fidèles d'une culture qui puisait aux sources classiques et d'une civilisation aristocratique qui unissait à la grandeur une extrême souplesse d'esprit, suivirent une évolution qui, en partant du château du Moyen âge, en s'enrichissant en route de certains éléments carac- téristiques de l'architecture vénitienne, trouva son épanouissement avec Andréa Palladio, qui en arrêta le modèle presque définitif, destiné à se conserver jusqu'à la fin du x v me siècle. Les premières villas bâties par le grand architecte vicentin reprenaient le schéma traditionnel de la villa-château : un corps de logis central à trois arcades, accompagné par deux ailes avancées dont la forme rap- pelait les anciennes tours féodales. Après le voyage de Palladio à Rome, les arcs cédèrent la place aux colonnes, qui devinrent l'élément décoratif essentiel, sous forme de pronaos : c'est ce qu'on appelle la villa temple, dont les exemples les plus illustres sont la villa Foscari à la Malcontenta et la célèbre Rotonda de Vicence.

Après les années de 1565 à 1570, Palladio créa enfin le prototype connu sous le nom de villa-palais, caractérisé par deux étages à colonnes superposées. Le x v ne siècle se maintint à peu-près fidèle à ces schèmes, tout en donnant une importance de plus en plus grande au salon central, souvent de la hauteur de deux étages, presque toujours décoré de fresques. Le x v me siècle enrichit les jardins d'agréments appris en France et en Angleterre ; à l'aube de l'époque néo-classique, les armées de Bonaparte, en supprimant la liberté millénaire de Venise, arrêtèrent l'évolution architecturale des villas et mirent le mot fin à la civilisation dont ces édifices avaient été l'une des expressions les plus exquises.

Les jours de la décadence étaient arrivés. L'une après l'autre, les villas de la Vénétie s'échappaient des mains des anciens proprié- taires ; plusieurs d'entre elles tombèrent, de main en main, dans l'état le plus pénible, transformées en usines, en magasins, en granges à foin, en estaminets de village, ou bien simplement en carrières à matériaux. Deux guerres achevèrent cette ruine. Celle

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de 1915-1918 dépouilla la plus grande partie des villas du Frioul, et ravagea plus d'une des belles maisons seigneuriales de Ja Marche de Treviso : ce fut ainsi que la villa Pisa, œuvre du Palladio, trans- formée en poudrière, sauta en l'air ; ce fut ainsi que les artilleries firent du superbe château de San Salvatore, berceau de la grande maison féodale des Collalto, un sinistre monceau de ruines, avec tous les trésors d'art qu'il renfermait. L a deuxième guerre mondiale vit, dans toute l'Italie, les édifices les plus nobles héberger les réfugiés de l'invasion et de la guerre civile, les soldats, les partisans, les francs-tireurs. Et, aujourd'hui, bien que l'Italie ait su réparer avec une alacrité admirable les plaies sanglantes de la tragédie, bien que la paix soit revenue dans les campagnes et que les monuments aient été soignés partout avec amour do leurs blessures, le problème de la conservation du grand patrimoine artistique représenté par les villas de la Vénétie reste peut-être l'un des plus graves, sûrement le plus actuel entre ceux qui regardent de près l'inépui- sable richesse artistique qui forme l'orgueil de l'Italie.

Combien sont-elles, les villas monumentales des sept provinces qui forment la Vénétie (huit en comprenant le Frioul, érigé récem- ment en région autonome) ? Il est difficile de donner une évaluation qui ne soit approximative : nous sommes dans l'ordre des centaines, peut-être des milliers. Leur premier catalogue, dressé sous la direc- tion du professeur Giuseppe Mazzotti, un savant et un homme d'action qui s'est consacré avec un dévouement admirable à la cause des beautés artistiques et naturelles de son pays, enregistre presque deux cents villas monumentales dans la seule province de Venise, cent soixante-neuf dans la province de Vicence, quatre- vingt-treize dans Ja province de Padoue, plus de trois cents dans celle de Trévise... C'est entreprendre un voyage dans les domaines de l'art et de la magnificence, que de feuilleter ce catalogue : des grandes villas créées par le génie de Palladio à celles que le pinceau du Veronése ou du Tiepolo recouvrit de fresques admirables, on passe à de petits chefs-d'œuvre anonymes, à des expressions délicieuses d'élégance et de goût qui ne sont pas moins précieuses parce qu'on ne peut pas donner un nom à leurs créateurs. Le superbe château du Cafaio, à Battaglia Terme, avec ses cent chambres pleines de souvenirs historiques ; la grande villa Emo à Fanzolo, bâtie par Palladio et décorée par le Veronése ; la villa des Rezzonico à Bassano, ouvrage de Baldassarre Longhena, le plus grand architecte du Baroque vénitien ; et la délicieuse petite

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villa du comte Alvise da Porto, l'auteur du premier récit de l'his- toire de Roméo et Juliette, source de la grande tragédie de Shakes- peare ; et l'élégante maisonnette du x v me siècle qui fut la demeure de la famille Tiepolo, et dont Giandomenico Tiepolo revêtit les murs du salon de ses fantastiques scènes de Polichinelles et d'Arle- quins... On pourrait poursuivre cette énumération, en citant des noms et des lieux, et des édifices, toujours des édifices, d'une grandeur héroïque ou bien d'une petitesse coquette et ravissante ; mais ce ne serait pas une énumération joyeuse. Car, si plusieurs propriétaires ont gardé avec amour et avec respect les trésors d'art et d'histoire qui leur étaient confiés, d'autres, le plus grand nombre malheureusement, ont été les bourreaux de ces êtres vivants doués d'un charme subtil emprunté au passé, les villas de la Vénétie.

Faut-il les regarder comme coupables ? Pas toujours. Si on a pu répéter souvent le dicton des Romains du x v ne siècle, Quod non jecerunt barbari jecerunt Barberini, si l'on a vu s'accomplir des crimes authentiques, très souvent les vrais coupables sont le manque d'argent, la sévérité obtuse du fisc, l'ignorance, et parfois le manque de moyens des autorités publiques. Il y a des exemples fort tristes de ce qu'on a pu faire, ou mieux de ce qu'on n'a pas su faire pour défendre ce trésor artistique unique au monde.

L a rotonde imposante, digne de la Rome des Césars, de la villa de Badoere a été transformée en vélodrome, et son anneau harmonieux de style rustique est irrémédiablement gâté par une piste en béton armé. Les arcades de la résidence fastueuse du cardinal Farsetti, le neveu de Clément X I I I , tombent en ruines. E t cette décompo- sition s'accélère chaque jour, sans qu'on puisse découvrir un remède pour l'arrêter.

Malheureusement, une des maladies les plus graves de l'Italie contemporaine est son état de saturation artistique ; dans le pays qui se vante en même temps de Florence et de Rome, de Venise et de Naples, le superbe ensemble monumental représenté par les villas de la Vénétie passe presque inaperçu. Dans un pays moins riche en beautés, ce patrimoine, qui suffirait à la gloire d'une nation, aurait été l'objet, ne disons pas d'une propagande, mais au moins d'une attention empressée et générale. Il a fallu des efforts répétés pour attirer l'attention de la presse sur le drame des villas de la Vénétie, sur leur importance artistique, sur le capital qu'elles représentent du point de vue du tourisme, étant donné qu'il n'existe pas en Italie de « tours des villas » du genre, par exemple, de ces

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« tours dos Châteaux do la Loire » qu'on organise en Franco.

Maintenant, que peut-on faire pour empocher qu'en dix ou vingt ou trente ans les villas de la Vénétie ne soient réduites à quelques rares exemples, à quelques vestiges ignorés ? C'est difficile à dire.

Un appel vient d'être adressé à l'UNESCO, des expositions docu- mentaires, organisées dans les principales villes italiennes et des- tinées à «tourner» à l'étranger, sollicitent l'opinion publique, mais le problème ne peut pas être résolu par des interventions particulières.

Existe-t-il, d'ailleurs, une solution possible ? On peut en douter.

Certes, une politique fiscale intelligente pourrait donner aux pro- priétaires actuels la possibilité do conserver leurs biens, et encourager les autres, Italiens ou étrangers, à s'offrir la joie de posséder la demeure d'un doge, dans cette douce campagne où Dante trouva refuge et que Pétrarque chanta. Mais c'est surtout sur l'éducation du goût, sur l'amour de l'art et de la beauté, en somme sur l'élé- vation du sens civique et du niveau de la culture des Italiens qu'il faut compter pour la solution d'un problème que son amplitude empêche de résoudre avec la bonne volonté d'un gouvernement, d'une association internationale, de quelques hommes généreux et animés d'une pure flamme.

A L V I S E ZORZI.

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