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Tout apprenti écrivain devrait lire Le Printemps de «ÉCRIRE GAIEMENT DES CHOSES POIGNANTES» Max Bergez

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Academic year: 2022

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« ÉCRIRE GAIEMENT DES CHOSES POIGNANTES »

Max Bergez

T

out apprenti écrivain devrait lire Le Printemps de la vie, de Jean Dutourd (1) : on y voit un jeune homme plaquer du jour au lendemain ses études (il est licencié ès lettres) pour se mettre à écrire des romans. « Te sens-tu la vocation ? lui demande son père. Si tu te sens la vocation, je ne dis plus rien. Une vocation, c’est sacré. » Le jeune homme ne sait pas bien ce qu’est une vocation (jamais rien de tel ne l’a visité), mais il est sûr d’une chose : il n’a nulle envie d’être avocat, chef d’entreprise, ambassadeur, boursico- teur, etc. « Est-ce que cela peut s’appeler

vocation ? s’interroge-t-il perplexe. Cela me paraît bien négatif. » N’empêche qu’il nourrit un rêve (ce qui est une manière de vocation) : pénétrer le Tout-

Paris mondain et artistique et réussir sa vie selon ses critères à lui (qui ne sont évidemment pas ceux de tout le monde). Réalisera-t-il cet ambitieux programme ?

Essayiste et critique, Max Bergez a réédité un recueil de contes philosophiques de Jean Dutourd, Les Dupes (Le Dilettante, 2018).

› maxbergez@yahoo.fr

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Précisons que Le Printemps de la vie se passe dans les années trente du XXe siècle et que ce jeune homme (qui se nomme Jacques de Boissy) pos- sède un atout non négligeable en la personne de son père, riche homme d’affaires si soucieux du bonheur de son fils qu’il décide de lui verser des mensualités pour l’aider dans ses projets de conquête ; si l’argent ne permet pas tout, il n’en reste pas moins un auxiliaire précieux.

On peut se demander si Jean Pousselet, ami d’enfance de Jacques (et licencié ès lettres comme lui), eût mieux réussi s’il avait été riche.

Fils unique, orphelin de père, flanqué depuis toujours d’une mère pos- sessive et lourdingue, Jean n’est pas moins intelligent ni travailleur que Jacques (et le serait même plutôt davantage) : d’où vient donc que c’est Jacques qui réussira dans la littérature, et pas Jean (lequel jouira néanmoins – grâce aux relations du père de Jacques – d’une place avantageuse dans l’un des plus importants quotidiens de Paris) ? À quoi tiennent le caractère et la philosophie d’un être, sa réussite et son bonheur de vivre ? Le milieu social et l’argent détermineraient-ils tout ?

Le prêchi-prêcha moralisateur n’est pas le genre de Dutourd – qui se garde bien d’asséner des réponses toutes faites. Ses personnages n’ont d’ailleurs pas grand-chose des pantins rudimentaires qu’affectionnent les donneurs de (mauvaises) leçons : ce sont des êtres de chair et de sang, doués de passions, tantôt bons, tantôt médiocres, qui se trans- forment au fil du récit, acquièrent de l’épaisseur, et que Dutourd nous montre avec le sourire tranquille et philosophe du dieu créateur qui aime ses créatures et s’efforce de les comprendre – quand bien même elles se comporteraient comme des ordures. La scène où Jacques, la pipe au bec, impassible ou bonhomme, écoute un Jean plein d’aigreur secrète analyser – pour le réduire en miettes – le roman que Jacques vient d’écrire figure sans doute parmi les plus drôles et les plus fortes de toute l’œuvre de Dutourd : les critiques littéraires y puiseront de quoi nourrir (et renouveler) leurs diatribes, et les aspirants-écrivains quelque réconfort face à l’incompréhension de leurs proches (ou aux refus d’éditeurs pusillanimes et dépourvus de perspicacité).

Si l’on a bien peu d’amis véritables et fidèles au cours d’une vie, gageons que Jacques pourra toujours compter parmi les siens cet

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jean dutourd, grognard et hussard

intrépide officier d’active rencontré au service militaire, le capitaine Lacassagne. Par une après-midi froide et grise de décembre 1935, cet homme taciturne et mystérieux emmène Jacques et Jean contem- pler aux Invalides un objet mythique de la Grande Guerre : l’un des fameux « taxis de la Marne » réquisitionnés en septembre 1914 par le général Gallieni pour transporter d’urgence des hommes sur le front et contrer l’avancée des troupes allemandes. Cette relique ouvre aux deux jeunes gens des abîmes : la guerre est soudain là, terrible, devant leurs yeux ; le péril mortel qu’avait couru la France deux décennies plus tôt s’impose instantanément à eux. « Jamais ils n’avaient songé à la patrie comme quelque chose qui pût un jour manquer, écrit Dutourd ; la France faisait partie d’eux, aussi incontes- tablement que leurs bras ou leurs jambes ; ils n’y pensaient pas. Et voilà que c’était le contraire : la France avait failli mourir vingt ans plus tôt. Une petite course en voiture l’avait sauvée in extremis. Qui sait si elle ne mourrait pas l’année prochaine, faute d’un taxi pour amener du secours ? »

En 1935, le péril immédiat pour la France se situait de l’autre côté du Rhin ; il est à présent d’une tout autre nature. Demeurent tou- tefois les mêmes questions : qu’adviendra-t-il de la France ? Et de la langue française ? À quoi bon vivre, lorsqu’on est français (et écrivain de langue française), dans un monde où l’une et l’autre s’effaceraient ? – Ce n’est pas sans mélancolie qu’on songe à cette réplique oraculaire d’un général de Gaulle retiré des affaires (c’était en 1956, deux ans avant son retour au pouvoir) au jeune Jean Dutourd (qui publiait alors un pamphlet justement intitulé Les Taxis de la Marne (2)) : « La France, Dutourd, vous verrez, dans trois cents ans (3) ! » Qui croirait assez en la France, aujourd’hui, pour reprendre à son compte cette parole pleine de foi – et l’illustrer ? Les Français eux-mêmes croient-ils encore en elle, à son avenir, c’est-à-dire à sa singularité ? D’où viendra le salut (s’il vient un jour) ?

Peut-être conviendrait-il de méditer ces propos du capitaine Lacas- sagne : « Un apprenti menuisier ne doute pas de son rabot ; il ne doute pas du bois de chêne ou de sapin dont il se sert ; il ne doute pas de la menuiserie. La menuiserie est son avenir, sa vie, son pain. De même

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pour des jeunes gens comme vous, ou pour moi qui suis un peu moins jeune, la France est une nécessité, un métier, un outil, oui un outil, n’ayons pas peur des mots, faute duquel nous ne pouvons rien faire.

Ceux qui ne comprennent pas cela, ceux qui ne sentent pas cela sont les véritables déracinés de notre temps. » Et n’est-ce pas pointer là le drame de la France actuelle, d’être moins un pays de citoyens libres et nourris d’une certaine idée (humaine et généreuse) de la France qu’un immense agglomérat de consommateurs et d’ilotes à la merci de fana- tiques, de financiers et de marchands ?

Où l’on constate donc que Le Printemps de la vie, paru en 1972 (et très opportunément réimprimé par les éditions Flammarion pour le centième anniversaire de la naissance de Jean Dutourd), nous donne infiniment plus à réfléchir que maints débatteurs professionnels qui s’étourdissent de palabres inutiles (encore qu’elles leur permettent de gagner leur vie) sur les plateaux télévisés des chaînes d’information en continu. Mais soulignons que Dutourd aborde le sujet en passant, sans pontifier, avec légèreté, illustrant bien cette ambition qu’il s’était donnée (cet art poétique qui irrigue toute son œuvre) d’« écrire gaie- ment des choses poignantes ».

Car Le Printemps de la vie se révèle d’abord un délicieux roman sur la jeunesse et la naissance d’une vocation d’écrivain, une souriante éducation sentimentale pétrie de grandes espérances et d’illusions per- dues. Ajoutons qu’il offre deux ou trois scènes de repas réjouissantes (Dutourd excelle à raconter les repas) et qu’on y croise une ribambelle de personnages attachants tels que les parents de Jacques, la mère de Jean, l’épouse de celui-ci, ainsi qu’Anne-Marie Delanglade, cette jeune femme laide mais sans complexes qui brûle d’amour pour Jacques et dont la famille jadis huppée compte sur leur hypothétique mariage pour sortir de la mouise. On aperçoit aussi, au détour de quelques pages, un certain lieutenant-colonel de haute taille, conférencier à l’École de guerre, et promis à un grand destin.

Le roman s’achève sur les accords de Munich et le retour triomphal de Daladier, en septembre 1938 : Jacques vient de publier son premier livre, son père est mort ruiné, son amitié avec Jean n’est plus qu’un

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jean dutourd, grognard et hussard

souvenir, et la paix ne semble pas aussi sûre que veulent le croire les foules acclamant le président du Conseil, mais l’appétit de vivre du jeune homme est si fort que l’avenir ne lui fait pas peur. Dois-je préci- ser qu’il vient de se marier ? Devinera-t-on avec qui ?

Cet appétit de vivre est communicatif. On sort tout ragaillardi du Printemps de la vie, mûr pour le bonheur et prêt comme Jacques à faire face à toutes les tragédies.

1. Jean Dutourd, Le Printemps de la vie, Flammarion, 2021. Le même éditeur republie concomitamment un autre excellent roman de Dutourd, Pluche ou l’amour de l’art, l’histoire d’un artiste-peintre qui, ayant perdu l’inspiration, troque ses pinceaux contre une plume et raconte son quotidien dans le Paris savou- reux des années soixante.

2. Qui n’a pas pris une ride et dont on attend avec impatience la republication par les éditions Gallimard.

3. Cf. Jean Dutourd, Conversation avec le Général, Flammarion, 1990, cinquante pages qui comptent parmi ce qui a été écrit de plus juste et saisissant sur le général de Gaulle.

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