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Constitution et droits sociaux. Rapport suisse

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Constitution et droits sociaux. Rapport suisse

HOTTELIER, Michel

HOTTELIER, Michel. Constitution et droits sociaux. Rapport suisse. Annuaire international de justice constitutionnelle , 2016, vol. 31-2015, p. 425-445

DOI : 10.3406/aijc.2016.2359

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:86833

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constitutionnelle

Suisse

M. Michel Hottelier

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Hottelier Michel. Suisse. In: Annuaire international de justice constitutionnelle, 31-2015, 2016. Constitution et droits sociaux - Constitution et sécurité extérieure. pp. 425-445

;

doi : https://doi.org/10.3406/aijc.2016.2359

https://www.persee.fr/doc/aijc_0995-3817_2016_num_31_2015_2359

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Annuaire international de justice constitutionnelle, XXXI-2015 CONSTITUTION ET DROITS SOCIAUX

SUISSE

par Michel HOTTELIER

*

INTRODUCTION

1. Depuis un bon demi-siècle, les droits fondamentaux occupent une place majeure dans la structuration et le développement du droit constitutionnel suisse, au niveau aussi bien fédéral que cantonal. Sur le plan de l’enseignement et de la recherche académiques, naguère intégrés aux enseignements généraux de droit constitutionnel, aux côtés d’autres chapitres classiques comme le droit de la nationalité, la démocratie, les actes normatifs, le fédéralisme ou la juridiction constitutionnelle, ils ont acquis une envergure propre et une autonomie spectaculaires. Des cours spécifiques leur sont consacrés et la force d’attraction qu’ils exercent sur le terrain de la recherche fondamentale n’est plus à démontrer. On peut dire qu’aucun chapitre du droit constitutionnel suisse n’a autant évolué et essaimé en quelques décennies. Le développement, en parallèle, de la protection internationale des droits de l’homme a abondamment contribué à alimenter et à dynamiser ce phénomène.

2. L’évolution subie par la Constitution fédérale en témoigne avec éloquence.

Alors que la Constitution du 29 mai 1874 n’égrenait que quelques droits constitutionnels – ainsi qu’on les appelait alors –, celle du 18 avril 1999 est dotée d’un catalogue voué à la protection des droits fondamentaux, finement rédigé et rigoureusement ordonné. De nombreuses constitutions cantonales qui, depuis quelque cinq décennies, ont passé par la voie de la révision totale ont suivi une trajectoire identique1.

3. Un processus de densification et de spécialisation s’est, de même, produit à l’intérieur du domaine des droits fondamentaux. Sur les thèmes classiques, typiques de l’approche positiviste traditionnelle portant sur l’évolution historique, la présentation des sources et l’étude de leur contenu respectif sont venues se greffer

* Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Genève.

1 Sur le sujet, voir les explications et les références mentionnées dans le rapport suisse présenté à l’occasion de la XXIXe Table ronde internationale de justice constitutionnelle comparée, AIJC XXIX-2013, p. 435-464.

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une véritable théorie, à la fois générale et spéciale, propre à ces garanties2. L’étude des droits sociaux s’inscrit dans cette perspective.

4. En Suisse comme ailleurs, les travaux universitaires consacrés à l’étude des droits sociaux se sont multipliés ces dernières années3. Loin de se concentrer – sans l’ignorer pour autant – sur la question spécifique de l’applicabilité et de la justiciabilité des droits sociaux, ces travaux sont en train de conduire à l’émergence d’une nouvelle conception du rôle, du contenu et des effets des droits fondamentaux dans leur ensemble. C’est, du coup, tout le droit constitutionnel qui a été sinon réinventé, du moins revu et revisité à l’aune de ces garanties. Les rubriques que la grille de lecture de la XXXIe Table ronde internationale de justice constitutionnelle comparée consacre aux droits sociaux, garanties constitutionnelles à part entière, offrent ainsi l’heureuse opportunité de permettre de présenter quelques-unes des particularités propres à la théorie suisse contemporaine des droits fondamentaux.

I.- LES FONDEMENTS CONSTITUTIONNELS DES DROITS SOCIAUX A.- La consécration des droits sociaux par la Constitution

5. La Constitution fédérale actuellement en vigueur en Suisse est entrée en vigueur le 1er janvier 20004, à la suite d’un processus de révision totale qui a lui- même été entamé au cours des années 1960. Au nombre des motifs qui ont conduit à l’élaboration de la nouvelle Loi fondamentale comptait non seulement la nécessité d’adapter le langage constitutionnel, mais aussi celle de faire coïncider la Constitution formelle avec l’évolution du droit constitutionnel matériel. On s’imagine en effet que, depuis le dernier quart du XIXe siècle, période d’adoption de la Constitution précédente, le droit constitutionnel, sa technique et son langage ont profondément évolué5.

6. Tel est en particulier le cas en ce qui concerne les droits fondamentaux6. Alors que la Constitution fédérale de 1874 n’en mentionnait que quelques-uns – au reste de façon peu systématique7 –, celle de 1999 compte un catalogue très complet.

Les quatre grandes familles de droits fondamentaux, telles que les catégorise la

2 Voir, à titre d’illustration, les ouvrages fondateurs des professeurs Peter SALADIN, Grundrechte im Wandel, 3e éd., Berne, 1982 et Jörg Paul MÜLLER, Eléments pour une théorie suisse des droits fondamentaux, Berne, 1983.

3 S’agissant de la doctrine moderne, le phénomène a débuté avec deux rapports présentés lors du congrès de la Société suisse des juristes de 1973. Voir Etienne GRISEL, « Les droits sociaux », Revue de droit suisse 1973 II, p. 1-153 ; Jörg Paul MÜLLER, « Soziale Grundrechte in der Verfassung ? », Revue de droit suisse 1973 II, p. 687-964. Ces deux rapports sont riches de très nombreuses références au sujet de l’évolution historique, doctrinale et normative qui caractérise les droits sociaux. Voir également, dans cette même perspective, Luzius WILDHABER, « Soziale Grundrechte », Gedenkschrift für Max IMBODEN, Bâle, 1972, p. 371-391. Pour ce qui concerne la doctrine récente, voir en particulier Maya HERTIG RANDALL, Gregor T. CHATTON, « Les droits sociaux fondamentaux dans l’ordre juridique suisse », in Lukas HECKENDORN URSCHELER (éd.), Rapports suisses présentés au XIXe Congrès international de droit comparé, Zurich, 2014, p. 289-347 ; Gregor T.

CHATTON, Vers la pleine reconnaissance des droits économiques, sociaux et culturels, Zurich, 2013 ; Aspects de la justiciabilité des droits sociaux de l’homme. Cinq variations autour d’un thème méconnu, Berne, 2012.

Voir également Astrid EPINEY, Bernhard WALDMANN, « Soziale Grundrechte und soziale Zielsetzungen », in Detlef MERTEN, Hans-Jürgen PAPIER (éd.), Handbuch der Grundrechte.

Grundrechte in der Schweiz und in Liechtenstein, Heidelberg, 2007, p. 611-637.

4 Ci-après: Cst. ; Recueil systématique du droit fédéral suisse (ci-après : RS) 101. Le RS peut être consulté sur le site www.admin.ch.

5 Voir AIJC XXIX-2013, p. 435 ss ; Michel HOTTELIER, « La Constitution fédérale suisse et les droits sociaux », Cahiers genevois et romands de sécurité sociale, n° 27-2001, p. 11.

6 HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 297.

7 HOTTELIER (note 5), p. 10.

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doctrine contemporaine, y sont représentées : les libertés, les garanties de l’État de droit, les droits politiques et les droits sociaux8. Ces familles traduisent, chacune à sa manière, les caractéristiques principales de l’État suisse moderne : un État fondé sur le droit, un État démocratique, à la fois libéral et social.

7. Les droits fondamentaux ne sont pas classés et déclinés par la Constitution fédérale en fonction de leur appartenance familiale9. Les droits sociaux y sont énoncés en alternance ou en complément avec les libertés et les garanties de l’État de droit.

Le droit constitutionnel à l’assistance juridique gratuite, naguère réputé découler du principe d’égalité de traitement, est par exemple intégré aux garanties générales de procédure (art. 29 al. 3 Cst.), juste après le droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) et le droit de toute personne d’être traité de manière équitable dans les procédures administratives et judiciaires (art. 29 al. 1 Cst.). Dans le même sens, le droit de grève est consacré comme l’un des aspects de la liberté syndicale (art. 28 al. 3 Cst.), laquelle prend place juste après la garantie de la propriété et la liberté économique (art. 26 et 27 Cst.).

8. La catégorisation des droits sociaux n’est du reste pas dépourvue d’une certaine ambiguïté. D’une part, comme l’ont récemment relevé deux éminents auteurs, la notion de droits sociaux n’est pas fermement ancrée dans l’ordre juridique suisse et elle ne procède pas d’une définition fondée sur un large consensus10. D’autre part, les droits fondamentaux dans leur ensemble n’ont-ils pas, précisément, vocation à trouver application au sein de sociétés régies par le droit constitutionnel ? Dans cette mesure tous sont, certes à des degrés divers, porteurs d’une dimension éminemment sociale, qui associe l’individu, la société civile et l’État.

9. La dignité humaine, proclamée à l’article 7 Cst., n’est-elle pas, par exemple, destinée à assurer le respect des facultés et de satisfaire les besoins vitaux les plus élémentaires de tout individu ? Généralement classifié parmi les garanties de l’État de droit, le principe d’égalité de traitement et son corollaire, la lutte contre la discrimination (art. 8 Cst.), se présentent comme les éléments fondateurs – pour ne pas dire détonateurs – de toute forme de justice sociale. Les libertés elles-mêmes ne peuvent être reconnues, aménagées, mises en œuvre et limitées que dans l’espace étendu de la vie sociale11. La liberté économique (art. 27 Cst.) comprend pour sa part le droit de choisir librement sa profession, soit un droit qui affiche une dimension économique et sociale par nature. Dès lors, situés et appréhendés au sein d’un contexte aussi général, les droits sociaux ne se laissent pas aisément définir12.

10. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme témoigne à sa manière de cette ambiguïté et de cette ambivalence. Les juges de Strasbourg ont en effet souligné que si la Convention européenne des droits de l’homme énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques, nombre de ces garanties sont appelées à déployer des prolongements d’ordre économique ou social. Aussi, la Cour n’estime pas devoir écarter une interprétation déterminée de la Convention pour le simple motif qu’à l’adopter, on risquerait d’empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux. En réalité, selon la belle formule des juges alsaciens, « nulle cloison étanche

8 Andreas AUER, Giorgio MALINVERNI, Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. II, Les droits fondamentaux, 3e éd., Berne, 2013, p. 5 ss.

9 AIJC XXIX-2013, p. 440 et les références citées.

10 HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 291, note 7. Voir déjà le compte rendu des propos tenus par le professeur Etienne GRISEL lors du Congrès de la Société suisse des juristes de l’année 1973, Revue de droit suisse 1973 II, p. 1074.

11 Sur la dimension sociale propre aux libertés, voir AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 70.

12 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 11. Voir déjà GRISEL (note 3), p. 86 ss. ; MÜLLER (note 3), p. 825 ss.

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ne sépare la sphère des droits économiques et sociaux du domaine de la Convention »13.

11. En dépit de son apparente simplicité, l’expression « droits sociaux » n’est donc pas dépourvue d’une certaine complexité : en quoi les droits dits sociaux se distinguent-ils des autres droits et, plus largement, des autres normes consacrées par la Constitution ? Le vocable « sociaux » qui les accompagne renvoie-t-il à des revendications dirigées contre l’État, opposables aux seuls pouvoirs publics ou s’appliquent-ils, plus largement, aux rapports privés de nature individuelle ou collective ? Partant, quelle est la force normative réelle qui revient à ces garanties dans un contexte déterminé ?

12. Les qualifiants juridiques qui permettent de cerner et, censément, de classer les diverses familles de droits fondamentaux et leurs effets présentent inévitablement une certaine forme de relativité. Ils n’en restent pas moins indispensables, sur le terrain de la dogmatique tout au moins, en tant qu’ils permettent de mettre l’accent sur certains éléments parmi les plus caractéristiques et représentatifs de ces droits. En droit constitutionnel suisse, les droits sociaux se présentent dans cette perspective comme des garanties qui se singularisent par une dynamique et une finalité qui tendent sinon à éliminer, du moins à compenser ou à corriger les inégalités sociales.

13. Sous l’angle de leur champ d’application personnel, les droits sociaux ont prioritairement pour destinataires les individus les plus démunis, les plus fragiles et les plus vulnérables de la société. Les pauvres, les have not, toutes les personnes victimes de difficultés, durables ou passagères, qui affectent leur capacité à s’intégrer et à fonctionner sur le terrain relationnel, en particulier sur le plan économique ou social. Leur champ d’application matériel les conditionne à protéger, souvent il est vrai via l’octroi de prestations étatiques, les besoins sociaux les plus élémentaires comme l’alimentation, le logis ou les soins médicaux de base. L’intervention de l’État en vue de procurer, directement sur la base de la Constitution, une aide aux individus, en vue en particulier de protéger les moins favorisés, représente un élément constitutif fondateur des droits sociaux14.

14. Le caractère social imparti aux droits sociaux réside principalement dans la composition sociologique de leurs bénéficiaires, d’une part, et dans la fonction égalisatrice et compensatrice qu’ils ont vocation à poursuivre, d’autre part. À travers leur reconnaissance, leur inscription dans la Constitution et leur mise en œuvre, l’État cherche à suppléer aux carences les plus criantes présentes au sein de la société civile et ainsi à instaurer un minimum de solidarité15.

15. Les droits sociaux ne sont pas légion dans la Constitution fédérale suisse.

D’une part, seuls sont réputés faire partie de cette famille le droit à des conditions minimales d’existence (art. 12 Cst.), le droit à un enseignement de base (art. 19 Cst.), l’assistance juridique gratuite (art. 29 al. 3 Cst.), la liberté syndicale et le droit de grève (art. 28 Cst.). On pourrait aisément ajouter à cette liste la protection des enfants et des jeunes au sens de l’article 11 Cst., même si la portée exacte de la disposition est parfois sujette à caution16.

13 ACEDH Sidabras et Dziautas. c. Lituanie du 27 juillet 2004, par. 47. La formule, fondatrice de la conception contemporaine des droits de l’homme, a été posée par la Cour dans l’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, par. 26.

14 Voir Alexandre BERENSTEIN, « Droits sociaux », Dictionnaire suisse de politique sociale, 2e éd., Lausanne, 2002, p. 111.

15 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 12 s.

16 Voir HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 306 et 329 et les références citées, qui relèvent que la protection spéciale due aux enfants et aux jeunes n’a été placée dans la Constitution fédérale qu’à titre ancillaire ou interprétatif, en vue de renforcer d’autres dispositions de nature constitutionnelle ou législative.

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16. La Constitution fédérale comprend, d’autre part, une norme originale, l’article 41. Distincte du chapitre des droits fondamentaux, mais placée dans le même titre que ces derniers, la disposition énumère toute une série de buts à caractère social que la Confédération et les cantons s’engagent à réaliser en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à l’image de la faculté pour toute personne de bénéficier de la sécurité sociale, des soins de santé, du travail dans des conditions équitables ou du logement17.

17. La portée des buts sociaux au sens de l’article 41 Cst. n’est aucunement comparable à celle qui caractérise les droits fondamentaux. Comme leur appellation l’indique, ces buts se limitent à énoncer des objectifs généraux que la Constitution assigne aux pouvoirs publics dans certains domaines ou à l’égard d’une partie déterminée de la population. Il s’agit, en d’autres termes, de purs objectifs de politique sociale que le constituant a choisi d’ériger en normes fondamentales de l’ordre institutionnel18. Les dispositions de ce genre sont, ainsi, dotées d’une nature finalitaire à l’adresse des pouvoirs publics, lesquels sont tenus de les prendre en compte dans l’exercice de leurs fonctions19.

18. Les buts sociaux se distinguent ainsi des droits fondamentaux par leur absence de justiciabilité. Alors que l’une des caractéristiques majeures des droits fondamentaux consiste, en droit constitutionnel contemporain, à avoir pour titulaires les particuliers et à présenter un caractère directement applicable (self executing)20, l’accomplissement des buts sociaux requiert quant à lui l’intervention préalable des acteurs étatiques, à savoir le législateur au cours du processus politique, en vue d’être concrétisés avant de pouvoir être mis en œuvre21.

19. Comme l’a récemment souligné le Tribunal fédéral, les buts sociaux impartissent à l’État un mandat, sous la forme d’objectifs à atteindre, sans procurer toutefois aucune forme de droit subjectif à des prestations de l’État. De nature programmatique, ils sont dépourvus de caractère self executing et ne sauraient être invoqués au même titre que les droits fondamentaux22. C’est au législateur, fédéral ou cantonal, qu’il incombe prioritairement de les réaliser.

20. L’article 41 alinéas 3 et 4 Cst. précise en effet que la Confédération et les cantons s’engagent en faveur des buts sociaux dans le cadre de leurs compétences constitutionnelles et des moyens disponibles, étant par ailleurs souligné qu’aucun droit subjectif à des prestations de l’État ne saurait être déduit directement de ces buts. L’applicabilité directe permet ainsi de marquer le départ entre les droits fondamentaux et d’autres règles de nature constitutionnelle dotées d’une dimension plutôt programmatique. Les buts sociaux appellent par conséquent une action de l’État dans l’exercice des compétences qui découlent de la Constitution. La

17 HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 298 ; EPINEY, WALDMANN (note 3), p. 630 ; HOTTELIER (note 5), p. 13.

18 Message du Conseil fédéral du 20 novembre 1996 relatif à une nouvelle Constitution fédérale, Feuille fédérale de la Confédération suisse (ci-après : FF) 1997 I 202. Le texte de la Feuille fédérale peut être consulté en ligne sur le site www.admin.ch/gov/fr/accueil/droit-federal/feuille-federale.html.

19 FF 1997 I 203.

20 HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 327 ; AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 6 et 683. Sur le sujet, voir par exemple l’arrêt du Tribunal fédéral du 2 juin 2010 dans l’affaire Association Oxyromandie, Diethelm et Starobinski, Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ci- après : ATF) 136 I 241 : la disposition de la Constitution genevoise sur la protection contre la fumée passive constitue une norme générale de protection de la santé qui tend à préserver le public dans son ensemble des effets de la fumée passive, sans consacrer un droit fondamental directement invocable. Les arrêts du Tribunal fédéral peuvent être consultés en ligne sur le site www.bger.ch.

21 Jean-François AUBERT, Pascal MAHON, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zurich, 2003, p. 62.

22 ATF 141 I 1 A.A. et B.A., du 4 février 2015.

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distinction entre droits sociaux de l’individu et devoirs sociaux de l’État est ici particulièrement nette.

21. Le processus de reconnaissance des droits sociaux s’effectue en Suisse par le biais de révisions formelles de la Constitution fédérale. Celles-ci sont susceptibles d’intervenir de deux manières : soit par le biais de révisions partielles, soir par le biais de révisions totales. La révision totale de la Constitution fédérale n’est, on s’en doute, guère fréquente puisqu’elle ne s’est produite qu’à deux reprises, en 1874 et en 1999, si l’on excepte l’adoption de la première Constitution, le 12 septembre 1848.

La révision totale finalisée en 1999 a permis d’inscrire dans la nouvelle Loi fondamentale divers droits fondamentaux qui, jusqu’alors, découlaient de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Tel a été le cas en ce qui concerne l’article 12 Cst.

relatif au droit à des conditions minimales d’existence, l’article 28 alinéa 3 Cst.

concernant le droit de grève ou encore l’article 29 alinéa 3 Cst. relatif à l’assistance juridique gratuite.

22. Les révisions partielles permettent parfois d’inscrire des droits fondamentaux dans la Constitution fédérale à l’occasion d’initiatives populaires présentées par 100 000 citoyens (art. 139 Cst.). C’est ce qui s’est par exemple produit au sujet du principe d’égalité des droits entre hommes et femmes (art. 8 al. 3 Cst.), adopté le 14 juin 1981 à la faveur d’un contreprojet opposé à une initiative populaire. Le contreprojet de l’Assemblée fédérale ayant en l’occurrence été jugé satisfaisant par les auteurs de l’initiative populaire, celle-ci fut retirée et le contreprojet consécutivement adopté par le peuple et les cantons. L’article 8 alinéa 3 Cst. prévoit en particulier que les femmes et les hommes ont le droit de percevoir un salaire égal pour un travail de valeur égale.

23. En sens inverse, l’inscription d’un droit à la formation, proposé à l’initiative du Conseil fédéral, a été refusée à une courte majorité des voix des cantons lors d’une votation populaire qui s’est tenue le 4 mars 1973. La reconnaissance du droit au logement, proposée par voie d’initiative populaire, fut également rejetée le 27 septembre 197023. Plus récemment, une initiative populaire visant à inscrire dans la Constitution fédérale le principe d’un salaire minimum a été rejetée par le peuple et les cantons lors de la votation du 18 mai 2014.

24. Des droits sociaux peuvent aussi être reconnus par le Tribunal fédéral au titre de droits fondamentaux non écrits résultant sinon de la lettre, du moins de l’esprit de la Constitution fédérale. Tel fut le cas en ce qui concerne l’assistance juridique gratuite, qui fut rattachée au principe général d’égalité de traitement par un arrêt de la Cour suprême rendu en 193124 ou le droit à des conditions minimales d’existence, consacré par le Tribunal fédéral à la faveur d’un arrêt de principe prononcé le 27 octobre 199525.

25. Le processus de reconnaissance par voie prétorienne n’est toutefois pas dépourvu de limites. Dans un arrêt prononcé le 25 mai 1977, le Tribunal fédéral a ainsi été amené à refuser la reconnaissance d’un droit à la formation, après que ce droit ait été refusé lors de la votation populaire du 4 mars 1973, comme indiqué précédemment26. La Haute Cour a également refusé de déduire ce droit de garanties

23 Voir GRISEL (note 3), p. 72 et 122.

24 ATF 57 I 377 Höcker.

25 ATF 121 I 367 V.

26 ATF 103 Ia 369, 377 Wäffler : « In der Volksabstimmung vom 4. März 1973 ist die konstitutionelle Verankerung eines solchen Rechtes trotz knappem Volksmehr von den Ständen abgelehnt worden (…). Es kann schon deswegen keine Rede davon sein, ein solches Grundrecht in den Katalog der ungeschriebenen Verfassungsrechte auf dem (Um)weg der höchstrichterlichen Rechtsprechung aufzunehmen (…). ».

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telles que la liberté personnelle27 ou la liberté économique28 au motif que la reconnaissance d’un droit de ce genre n’entre pas dans la compétence des juges. La présence d’instruments de démocratie directe et le principe de la séparation des pouvoirs font ici clairement obstacle à l’extension des droits fondamentaux par voie jurisprudentielle.

26. La structure fédérale exerce une influence profonde sur l’aménagement du système suisse des droits fondamentaux. Si les droits fondamentaux consacrés par la Constitution fédérale s’appliquent de iure au système juridique des cantons et des communes comme l’indique l’article 35 alinéa 1 Cst., de nombreuses constitutions cantonales affichent également un catalogue de droits fondamentaux, souvent richement fourni, qui peut offrir un degré de protection supérieur. Il n’est ainsi pas rare de trouver au niveau cantonal des droits fondamentaux inconnus sur le plan fédéral. Par rapport aux garanties de rang fédéral, les droits fondamentaux de niveau cantonal ne déploient une envergure propre que dans la mesure où la protection qu’ils assurent est réputée dépasser celle qui découle du droit fédéral29.

27. S’agissant des droits sociaux de rang constitutionnel cantonal, on peut mentionner le droit au logement, le droit aux soins essentiels, le droit à la formation ou encore la protection des droits des enfants, des jeunes, celle des personnes handicapées ou âgées30. Alors qu’il a été refusé sur le pan fédéral, le principe du droit à un salaire minimum a par contre été inscrit dans deux constitutions cantonales31. Le Tribunal fédéral a confirmé la validité de cette garantie au regard de la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons32.

28. Les droits fondamentaux contenus dans les constitutions des cantons sont, en dernier recours, soumis à la juridiction du Tribunal fédéral (art. 189 al. 1 let. d Cst.). Il s’agit d’un cas assez rare dans un État fédéral, qui voit les magistrats de la Cour suprême disposer de la compétence de vérifier la correcte application de cette partie du droit cantonal. Ainsi, si les cantons sont tenus de respecter les droits fondamentaux tels qu’ils résultent du droit constitutionnel fédéral et des instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels la Suisse est partie, le Tribunal fédéral est également compétent pour veiller au respect des droits fondamentaux prévus par les constitutions cantonales.

29. La liste des droits sociaux contenus dans la Constitution fédérale n’est pas accompagnée d’une clause relative à des devoirs incombant à l’individu. La Constitution fédérale contient certes, au nombre de ses dispositions générales, une clause qui précise de manière générale que toute personne est responsable d’elle- même et contribue selon ses forces à l’accomplissement des tâches de l’État et de la société (art. 6 Cst.).

30. La portée normative de la disposition paraît cependant extrêmement réduite et l’on ne recense, à notre connaissance, aucun arrêt dans lequel le Tribunal fédéral l’aurait mise en œuvre dans la perspective de fonder des devoirs de l’individu en matière de droits fondamentaux33. La clause de l’article 36 alinéa 2 Cst., selon laquelle le respect des droits d’autrui peut légitimer des restrictions aux droits

27 ATF 121 I 22 Anouk Hasler ; 117 Ia 27 S. und Kons. ; 114 Ia 216 X. ; 102 Ia 321 X. ; 100 Ia 189 Feuz.

28 ATF 125 I 173 H. und Mitbeteiligte.

29 Sur le sujet, voir AIJC XXIX-2013, p. 443 et 451 et les références citées.

30 Michel HOTTELIER, « Les droits sociaux dans les constitutions des cantons suisses récemment révisées », Cahiers genevois et romands de sécurité sociale n° 45-2010, p. 105 ss et les références citées.

31 HOTTELIER (note 30), p. 111.

32 Arrêt du Tribunal fédéral 1C_357/2009, du 8 avril 2010, SolidaritésS et consorts c. Grand Conseil de la République et canton de Genève, partiellement reproduit dans la Revue de droit administratif et de droit fiscal 2010 I, p. 252.

33 Sur le sujet, voir AUBERT, MAHON (note 21), p. 54.

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fondamentaux est en revanche de nature à fonder très directement des obligations à l’égard des titulaires de ces garanties.

B.- L’organisation des droits sociaux dans la Constitution

31. Comme indiqué précédemment, les droits sociaux qu’énonce la Constitution fédérale sont catégorisés soit par la définition des besoins auxquels ils doivent répondre, soit par la qualité de leurs destinataires. C’est au travers de leurs composants, de leurs éléments constitutifs et de leurs conditions d’application que certaines caractéristiques ou certaines exigences relatives au statut personnel de leurs titulaires sont perceptibles.

32. Sous l’angle de son champ d’application matériel, l’article 12 Cst.

garantit par exemple le droit d’être aidé, d’être assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Ratione personae, ce droit ne concerne que les personnes en situation de détresse qui ne sont pas en mesure de subvenir à leur entretien. L’exigence traduit une émanation du principe de la subsidiarité. Celle-ci signifie que la personne qui se trouve à même de pourvoir à la couverture de ses besoins essentiels par ses propres moyens n’est pas fondée à solliciter le bénéfice de l’article 12 Cst.

33. Dans le même sens, la garantie de l’assistance juridique gratuite qu’énonce l’article 29 alinéa 3 Cst. limite son empire aux personnes sans ressources suffisantes et dont la cause ne paraît pas dépourvue de chances succès. Dès lors qu’un justiciable se trouve en mesure d’assurer lui-même la couverture des frais liés à la cause qu’il envisage d’introduire, la disposition ne saurait trouver matière à s’appliquer34.

34. L’exigence de la nationalité suisse n’est pas requise pour bénéficier des droits sociaux qu’énonce la Constitution fédérale. La question a été évoquée naguère dans le cas du droit à des conditions minimales d’existence au sens de l’article 12 Cst. Le Tribunal fédéral a souligné à cette occasion que la satisfaction des besoins élémentaires auxquels la disposition est censée pourvoir concerne tant les nationaux que les étrangers. Les juges fédéraux ont précisé que le droit à des conditions minimales d’existence est pourvu d’un champ d’application étendu, même si les personnes susceptibles de l’invoquer ne représentent qu’une fraction minoritaire de la population. Une fraction peut-être minoritaire, mais particulièrement fragile et vulnérable, à l’image des personnes sans domicile fixe ou des chômeurs en fin de droits35.

35. Sous l’angle de son champ d’application personnel, l’article 12 Cst.

bénéficie ainsi à toute personne physique, indépendamment de son lien de nationalité, de son statut ou de son titre de séjour36. Toute personne qui séjourne en Suisse, fût-ce de manière illégale, est ainsi légitimée à se prévaloir de cette garantie, alors même que d’autres prestations relevant de l’aide sociale au sens de la loi ordinaire ne lui sont, par hypothèse, pas ou plus octroyées37. Dans le même sens, les raisons à l’origine de l’état d’indigence dans laquelle la personne concernée se trouve s’avèrent irrelevantes pour déterminer l’application de l’article 12 Cst. C’est pourquoi, suivant en cela une tendance plus généralement perceptible dans le

34 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 711.

35 ATF 121 I 367 V. ; 122 II 193 B.

36 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 686 et 688 ; Jörg Paul MÜLLER, Markus SCHEFER, Grundrechte in der Schweiz, 4e éd., Berne, 2008, p. 766.

37 ATF 135 I 119 S.

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domaine des droits fondamentaux, on parle d’un droit de l’homme plutôt que d’un droit du citoyen38.

36. Une question intéressante a concerné, dans ce contexte, le statut des requérants d’asile dont la demande a fait l’objet d’une demande de non entrée en matière et qui, par hypothèse, manquent à leur devoir de collaborer lors de l’exécution de leur renvoi. Les autorités responsables de l’aide d’urgence sont-elles fondées, au vu de ce genre de comportement, à leur refuser toute assistance ?

37. À l’issue d’un examen approfondi de cette problématique, les juges fédéraux ont, dans un arrêt de principe prononcé le 18 mars 200539, précisé que le refus d’une personne qui se trouve dans le besoin de coopérer avec les autorités en vue de son expulsion du territoire helvétique ne saurait constituer un motif habilitant l’autorité à décliner l’octroi de l’aide d’urgence40. Dans un autre arrêt, daté du 24 mai 199641, le Tribunal fédéral avait déjà considéré comme disproportionné un retrait complet des prestations d’assistance motivé par le comportement répréhensible d’un requérant d’asile.

38. Les droits sociaux ne sont généralement pas dotés d’une dimension collective, mais affichent une portée éminemment individuelle. Ils peuvent donc être invoqués par des individus isolés, sans nécessairement requérir des actions collectives sur le terrain administratif ou judiciaire. Fait exception la garantie du droit de grève et de mise à pied collective (lock-out), dont l’invocation et la mise en œuvre supposent, par définition, une pluralité d’acteurs. Il serait à cet égard erroné d’assimiler les droits sociaux à des garanties collectives par nature, ce d’autant que la famille des libertés ne s’adresse pas toujours à des individus isolés mais peut elle aussi viser des groupes de personnes, à l’image de la liberté d’association ou de la liberté de réunion42.

39. La Constitution fédérale ne réserve pas un régime particulier aux droits sociaux. Intégrées au catalogue des droits fondamentaux, ces garanties sont toutes dotées d’applicabilité directe. Elles peuvent, en vertu de cette qualité, être invoquées devant les instances compétentes au titre de garanties relevant du droit fédéral ou des droits constitutionnels des cantons au sens de l’article 189 alinéa 1 lettres a et d Cst.

Pour faire partie des droits fondamentaux, les droits sociaux n’épuisent pas pour autant le contenu social de la Constitution.

40. Aux côtés et en complément aux droits sociaux existe un droit social – au sens objectif de l’expression –, dont la Constitution aménage le régime. Outre les buts sociaux qu’énonce l’article 41 Cst., le titre le plus long de la Constitution, consacré à la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons, contient ainsi un chapitre consacré précisément aux fondements du droit social (art.

108 à 120 Cst.)43.

41. Une dizaine de dispositions attribuent, en ce sens, des compétences habilitant les autorités fédérales à légiférer dans toute une série de domaines relevant de la sécurité sociale. La Confédération est ainsi compétente pour adopter des législations dans le domaine du droit du travail, de la prévoyance vieillesse, survivants et invalidité, en faveur de l’aide aux personnes âgées et aux personnes

38 HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 310.

39 ATF 131 I 166 X.

40 Dans le même sens, voir l’arrêt S., ATF 135 I 119.

41 ATF 122 II 192 B.

42 GRISEL (note 3), p. 93.

43 Voir Thomas GÄCHTER, « Grundstrukturen des schweizerischen Rechts der Sozialen Sicherheit », Revue de droit suisse, 2014 II, p. 5-111 ; Pierre-Yves GREBER, Bettina KAHIL-WOLFF,

« Introduction au droit suisse de la sécurité sociale », 3e éd., Cahier genevois et romands de sécurité sociale n° 37-2006 ; voir également les travaux historiques de Hans Peter TSCHUDI, Sozialstaat.

Arbeits- und Sozialversicherungsrecht. Schriften aus den Jahren 1983 bis 1995, Zurich, 1996.

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handicapées, en matière d’assurance maladie, d’accès aux soins médicaux de base, d’accident et de chômage44.

42. Les compétences qu’exerce la Confédération en matière de droit social relèvent soit exclusivement du droit fédéral, soit appellent une complémentarité avec les dispositions que les autorités cantonales ont, en parallèle, le pouvoir d’adopter.

C.- Les liens entre les droits sociaux et d’autres principes constitutionnels

43. À l’inverse de la Grundgesetz allemande (art. 20 al. 1 et 28 al. 1), la Constitution fédérale ne contient pas de disposition proclamant le caractère social ou providentiel de l’État à la manière d’un but ou d’un programme général. Tout au plus mentionne-t-elle au titre de ses buts généraux qu’elle favorise la cohésion interne et qu’elle veille à garantir une égalité des chances aussi grande que possible (art. 2 al. 2 et 3)45. Le caractère social de l’État suisse résulte en réalité de la combinaison des diverses dispositions normatives consacrées aux droits sociaux, aux buts sociaux et aux clauses attributives de compétence dont bénéficie la Confédération.

44. Le catalogue des droits fondamentaux s’ouvre par la proclamation du respect et de la protection de la dignité humaine (art. 7 Cst.). La disposition déploie une envergure générale et possède une double nature. Elle fonde et légitime, en premier lieu, tous les droits fondamentaux qui lui font suite et sert de fil d’Ariane dans leur compréhension, leur interprétation et leur mise en œuvre. Elle peut aussi être comprise, en second lieu, comme un droit autonome, à la manière d’une forme de dernier rempart, doté d’une fonction supplétive, susceptible d’assurer une protection minimale là où, par hypothèse, aucun autre droit fondamental ne pourrait être invoqué46. Le droit à une sépulture décente, expressément consacré par la Constitution fédérale du 29 mai 1874 (art. 53 al. 2)47, est par exemple réputé faire partie intégrante de la garantie de la dignité humaine48.

45. Avant même d’être consacrée à l’article 7 Cst., la garantie de la dignité humaine a été évoquée par le Tribunal fédéral comme l’un des éléments fondateurs du droit à des conditions minimales d’existence, sous l’influence notamment de la doctrine, qui a joué un rôle majeur tout au long de ce processus. Dans l’arrêt de principe qu’elle a rendu le 27 octobre 1995, la Haute Cour a justifié la reconnaissance de cette garantie par voie prétorienne en invoquant la nécessité de couvrir la satisfaction des besoins individuels essentiels, en particulier la nourriture, l’habillement et le logis dans la perspective d’éviter un état de mendicité ouvertement décrit comme indigne de la condition humaine49. Le rattachement du nouveau droit à la Constitution fédérale a par conséquent été envisagé en lien particulier avec le respect de la dignité humaine50.

46. Comme indiqué précédemment, il n’existe pas de séparation ni de classification formelle entre les diverses familles de droits fondamentaux que connaît la Constitution fédérale. Outre les droits sociaux aisément identifiables comme le droit à des conditions minimales d’existence ou le droit à un enseignement de base

44 HOTTELIER (note 30), p. 96.

45 AUBERT, MAHON (note 21), p. 24.

46 AIJC XXIX-2013, p. 439 et les références citées.

47 GRISEL (note 3), p. 119.

48 FF 1997 I 143.

49 ATF 121 I 367 V.

50 Sur le sujet, voir Michel HOTTELIER, « La garantie de la dignité humaine : un droit fondamental à part entière », Revue belge de droit constitutionnel, 2014, p. 365 ss.

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gratuit, des droits à finalité sociale découlent naturellement d’autres garanties. Le principe d’égalité de traitement, traditionnellement considéré comme une garantie de l’État de droit, intègre des formes de protection dont les liens avec la famille des droits sociaux sont aussi évidents qu’indiscutables51.

47. Il n’existe pas non plus de cloisonnement entre les droits sociaux et les autres dispositions de la Constitution consacrées au domaine social. Ces divers modes d’organisation et d’intervention des pouvoirs publics doivent au contraire être appréhendés globalement, dans une perspective de complémentarité, qui les pousse à déployer, chacun à sa manière, leur meilleur effet utile.

48. Aux tâches de l’État revient ainsi la nécessité pour les autorités de mettre en place, sur un plan général, des politiques publiques concernant le traitement – toujours complexe – des questions sociales. Aux buts sociaux incombe le devoir de rappeler que la défense des plus faibles doit être prise en compte dans l’exercice, plus vaste, des multiples compétences dont l’État contemporain est nanti. Aux droits sociaux revient la responsabilité de régler, au cas par cas, les problèmes particuliers auxquels certaines personnes peuvent se trouver confrontées en raison de la précarité de leur statut. Ensemble, ces modes d’action de l’État déterminent et façonnent autant de politiques publiques qu’il est convenu de regrouper sous l’appellation de

« constitution sociale »52.

II.- L’APPLICABILITÉ JURIDICTIONNELLE DES DROITS SOCIAUX A.- Les cas d’applicabilité juridictionnelle

49. Le contrôle du respect des droits sociaux figurant dans la Constitution fédérale et dans celles des cantons est tributaire de la juridiction constitutionnelle.

Ce contrôle peut intervenir de deux manières. À l’égard des lois cantonales, un contrôle abstrait est possible devant le Tribunal fédéral dans un délai de trente jours suivant l’adoption de celles-ci ou, lorsqu’elle existe, à l’issue de la procédure de contrôle abstrait que les cantons sont libres d’introduire à leur niveau53.

50. Le contrôle n’a jamais lieu d’office, mais il porte sur le respect aussi bien de la Constitution fédérale que de celle du canton en cause. Il doit émaner de personnes physiques ou morales démontrant que leurs droits fondamentaux sont, au moins virtuellement, concernés par les normes en cause. Un éventuel constat d’inconstitutionnalité prononcé sur contrôle abstrait de constitutionnalité déploie un effet cassatoire et a pour conséquence l’annulation des normes législatives cantonales.

51. Le contrôle peut également intervenir ultérieurement, de manière concrète, à la faveur de toute décision d’application de la législation cantonale, jusque devant le Tribunal fédéral. Le recours doit émaner de personnes physiques ou morales qui sont au bénéfice d’un intérêt personnel et concret, toute action populaire étant exclue54.

51 AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 8), p. 473 ss.

52 Luzius MADER, « Die Sozial- und Umweltverfassung », Pratique juridique actuelle, 1999, p. 698 et les références citées ; sur le sujet, voir déjà MÜLLER (note 3), p. 758 ss.

53 Sur le sujet, voir l’étude de Arun BOLKENSTEYN, Le contrôle des normes, spécialement par les cours constitutionnelles cantonales, Berne 2014. Pour un exemple de contrôle abstrait de constitutionnalité exercé par une cour constitutionnelle cantonale, voir l’arrêt prononcé le 30 juillet 2015 par la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice de Genève dans la cause Union des cadres de l’administration cantonale genevoise et consorts c. Grand Conseil de la République et canton de Genève (ACST/13/2015) : validation d’une loi révisant l’échelle des traitements des cadres supérieurs de l’administration cantonale genevoise. Les arrêts de la Chambre constitutionnelle genevoise peuvent être consultés en ligne sur le site http://justice.geneve.ch/tdb/Decis/CST/cst.tdb.

54 Sur le sujet, voir AIJC XXI-2005, p. 718.

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52. À l’égard des normes de rang fédéral, le contrôle abstrait devant le Tribunal fédéral n’est pas possible (art. 189 al. 4 Cst.). Seul un contrôle concret portant sur les décisions d’application de la législation fédérale est envisageable. En outre, les juges sont toujours contraints d’appliquer les lois votées par l’Assemblée fédérale, conformément à la règle de l’article 190 Cst. 55. S’ils peuvent certes, depuis une évolution de la jurisprudence survenue au début des années 199056, signaler que les lois qu’ils ont vocation à appliquer recèlent des inconstitutionnalités, ils sont liés juridiquement par les choix qu’a opérés l’Assemblée fédérale, elle seule étant légitimée à modifier son œuvre normative.

53. Les décisions d’inconstitutionnalité, qu’elles portent sur des droits sociaux ou sur d’autres familles de droits fondamentaux, sont des décisions de justice dotées de l’autorité et de la force de chose jugée. Elles présentent un caractère obligatoire et s’imposent à l’ensemble des personnes et des autorités qu’elles concernent.

54. Lorsqu’une constitution cantonale fait l’objet d’une révision – totale ou partielle –, l’Assemblée fédérale exerce d’office un contrôle visant à vérifier que les normes adoptées respectent le droit fédéral (art. 51 al. 2 et 172 al. 2 Cst.). Les cas de refus de la garantie fédérale aux constitutions des cantons sont extrêmement rares.

Nous ne connaissons pas d’exemple d’un hypothétique refus de garantie portant sur des droits sociaux cantonaux au motif d’une contrariété avec le droit supérieur. À titre d’exemple, l’Assemblée fédérale a, par arrêté du 20 mars 2014, validé l’ensemble des droits fondamentaux contenus dans la Constitution genevoise entièrement révisée, acceptée en votation populaire le 14 octobre 2012, qui contient un certain nombre de garanties de ce genre57. De même, l’Assemblée fédérale a octroyé le 11 mars 2013 sa garantie à la disposition de la Constitution neuchâteloise introduisant le principe d’un salaire minimum sur le plan cantonal58.

55. Les droits sociaux contenus dans la Constitution fédérale et dans celles des cantons sont des droits fondamentaux à part entière. Aussi ces garanties sont- elles réputées être directement applicables (self executing) et susceptibles d’être mises en œuvre directement devant l’administration et les tribunaux, aux conditions prévues par les lois de procédure.

56. L’article 35 alinéa 3 Cst. prévoit que les autorités veillent à ce que les droits fondamentaux, dans la mesure où ils s’y prêtent, soient aussi réalisés dans les relations qui lient les particuliers entre eux. La disposition, qui consacre la théorie de l’effet horizontal des droits fondamentaux (« Drittwirkung »), permet une certaine forme de mise en œuvre de ces garanties dans les rapports privés. Celle-ci peut, d’un point de vue théorique, revêtir deux formes distinctes59.

57. La première est indirecte, en tant qu’elle conduit à la prise en compte des droits fondamentaux au cours du processus d’interprétation des lois ordinaires. Il s’agit ici de la théorie bien connue de l’interprétation des lois conforme à la Constitution. Cette théorie pousse le juge à prendre en compte, pour s’en inspirer,

55 Sur le sujet, voir par exemple l’arrêt Achermann, du 15 janvier 1979, ATF 105 V 1 : le Tribunal fédéral n’est pas doté de la compétence d’examiner si la différence d’âge entre femmes (62 ans) et hommes (65 ans) applicable à la fin de l’obligation de cotiser et le début du droit à la rente de l’assurance vieillesse prévue par la législation fédérale est compatible avec le principe constitutionnel d’égalité de traitement.

56 ATF 117 Ib 367 Eidgenössische Steuerverwaltung. Sur le sujet, voir Andreas AUER, Giorgio MALINVERNI, Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. I, L’État, 3e éd., Berne, 2013, p.

656.

57 FF 2014 2907.

58 FF 2013 2334 ; 2012 7877.

59 Voir AIJC XIX-2013, p. 450 et les références citées.

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les droits fondamentaux dans le cadre du contrôle de la légalité60. La théorie est largement admise par la jurisprudence et appliquée, en particulier, lors de la mise en œuvre des lois civiles et pénales61.

58. Dans le domaine des droits sociaux, le Tribunal fédéral a par exemple jugé que la résiliation d’un contrat de travail avec effet immédiat en raison de la participation du travailleur à une grève doit s’analyser en tenant compte de la garantie du droit de grève protégé par la Constitution fédérale62. La Haute Cour a posé à cette occasion le principe selon lequel une grève est licite si elle reçoit l’appui d’une organisation apte à négocier un tarif salarial, si elle poursuit des buts susceptibles d’être réglementés par une convention collective, si elle ne viole pas une obligation de maintenir la paix du travail et si elle respecte le principe de la proportionnalité.

59. En cas de réalisation de ces conditions, la participation à une grève licite ne contrevient pas au contrat de travail. Dès lors, les obligations principales découlant de ce contrat sont simplement suspendues pendant la durée de la grève.

Partant, si l’employeur résilie le contrat de travail et que la grève en constitue le motif déterminant, la résiliation présente un caractère abusif. De même, le Tribunal fédéral a retenu que la liberté syndicale déploie un effet horizontal indirect sur les relations de travail dans le secteur privé. Par conséquent, le juge appelé à examiner la licéité d’un moyen de combat en droit collectif du travail est tenu de prendre en compte cette garantie63.

60. La seconde forme de la théorie de l’effet horizontal conduit à une application directe, intégrale des droits fondamentaux dans les rapports privés. Ici, la loi ne fait pas simplement écran entre la Constitution et la situation en cause. C’est la Constitution qui s’applique.

61. Cette théorie n’est guère admise en Suisse. Un arrêt récent a permis au Tribunal fédéral de se prononcer de manière détaillée à son sujet. L’affaire concernait le refus de l’exploitant d’une salle de cinéma à Genève de vendre un ticket d’entrée à une personne paraplégique. La salle de projection, située en sous-sol du bâtiment abritant le cinéma, n’était accessible que par des escaliers et n’était pas équipée pour accueillir les personnes en fauteuil roulant. Celles-ci ne pouvaient ainsi ni accéder à la salle, ni en sortir sans l’aide de tiers. Pour des raisons de sécurité, l’accès de la salle fut refusé à l’intéressé. En outre, le film que ce dernier désirait visionner n’était projeté dans aucune autre salle genevoise. Une association de défense des intérêts des personnes en situation de handicap entreprit une action civile en vue de faire constater que l’intéressé était victime d’une discrimination64. Déboutée par les instances judiciaires du canton de Genève, l’association saisit le Tribunal fédéral. Par un arrêt de principe du 10 octobre 2012, la Haute Cour a débouté l’association et confirmé le verdict des autorités genevoises65.

62. Après avoir confirmé que le refus d’accès au cinéma respectait les exigences de la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées, le Tribunal fédéral a précisé que, si l’on admet que les droits fondamentaux n’intègrent pas uniquement une fonction de défense contre les atteintes dues à l’État, mais qu’ils fondent également un devoir étatique de

60 ATF 95 I 330 Jeckelmann.

61 Sur le sujet, voir HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 313 ; AUER, MALINVERNI, HOTTELIER (note 56), p. 655 et les références citées.

62 ATF 125 III 277 K. ; 111 II 245 X. AG.

63 ATF 132 III 122 X.

64 Ce type d’action est prévu par la loi fédérale du 13 décembre 2002 sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (RS 151.3).

65 ATF 138 I 475 Integration Handicap. Sur cet arrêt, voir AIJC XXVIII-2012, p. 941.

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protection contre les atteintes provoquées par des tiers, il n’en demeure pas moins que les droits fondamentaux de ces derniers doivent, eux aussi, être protégés. Une pesée des différents intérêts en présence s’avère alors nécessaire.

63. La Haute Cour a indiqué qu’il incombe en priorité à la législation spécifique de fixer la nature des actes admissibles et de délimiter les droits des particuliers impliqués. La question de l’étendue du devoir de protection des droits fondamentaux se confond par conséquent avec celle de l’application correcte de la législation spécifique, celle-ci ayant été adoptée précisément dans le but de fixer l’effet horizontal de l’interdiction constitutionnelle de discrimination. Dès lors que la loi fédérale avait été respectée en l’espèce – le refus d’accès à la salle de cinéma reposant sur des motifs de sécurité et non sur la volonté de stigmatiser, de dénigrer ou de porter une connotation négative sur la personne concernée –, aucune discrimination ne pouvait être retenue.

64. Un seul droit fondamental de la Constitution fédérale est doté d’une portée qui lui permet de déployer ses effets directement dans les rapports de droit privé. Il s’agit, comme indiqué précédemment, du droit pour les femmes et les hommes de bénéficier d’un salaire égal pour un travail de valeur égale au sens de l’article 8 alinéa 3, troisième phrase Cst., introduit dans la Constitution fédérale en 198166. Il faut toutefois relever que, pour poser un principe apparemment clair, la disposition n’est pas aisée d’application, au point que l’Assemblée fédérale a dû adopter en 1995 une loi sur l’égalité entre femmes et hommes dans les relations de travail67.

65. Il n’existe pas en Suisse, à proprement parler, de recours permettant de contester devant le juge une omission législative inconstitutionnelle. Les droits sociaux se définissant par leur applicabilité directe, ils n’ont à ce titre en principe pas besoin d’être concrétisés par voie législative. La question porte donc davantage sur la mise en œuvre des buts et des compétences dont disposent les autorités fédérales et cantonales en matière de droit social. À cet égard, le législateur qui ne légifère pas ou qui tarde à le faire ne saurait, en principe, essuyer de reproche de la part du juge constitutionnel.

66. S’agissant des actes normatifs fédéraux, l’Assemblée fédérale décide souverainement de l’opportunité de légiférer comme du contenu qu’elle entend donner aux lois qu’elle adopte, sans intervention possible du Tribunal fédéral. En vertu de l’article 190 Cst., le Tribunal fédéral et les autres autorités sont en effet contraints d’appliquer les lois fédérales, sans possibilité d’intervention directe au cours du processus législatif. La Confédération dispose, par exemple, depuis 1945 de la compétence d’édicter une législation en matière d’assurance maternité (art. 116 al.

2 Cst.). Il a néanmoins fallu attendre près d’une soixantaine d’années avant de voir, en 2004, l’adoption d’une législation concrétisant ce mandat constitutionnel68.

67. Les actes normatifs cantonaux obéissent à un statut différent puisqu’ils sont soumis, sur recours, au contrôle du Tribunal fédéral. On ne connaît guère, cela étant, de cas par lequel la Haute Cour aurait eu à intervenir pour constater que l’inaction du législateur cantonal heurterait la Constitution fédérale. Le recours pour déni de justice formel, soit le refus de statuer au sens de l’article 29 alinéa 1 Cst., est

66 ATF 133 III 167 Caisse de famille X. ; 126 II 217 B.

67 Loi fédérale du 24 mars 1995 sur l’égalité entre femmes et hommes, RS 151.1. Sur le sujet, voir l’intéressant ouvrage de Jean-Philippe DUNAND, Karine LEMPEN et Pascal MAHON (éd.), L’égalité entre femmes et hommes dans les relations de travail. 1996-2016 : 20 ans d’application de la LEg, Zurich, 2016 ; sur les critères mis en œuvre par le Tribunal fédéral en matière d’égalité salariale, voir AIJC XX-2004, p. 815 ; AIJC XXI-2005, p. 727.

68 Pierre-Yves GREBER, « Brève histoire de la sécurité sociale en Suisse à travers quelques événements », Cahiers genevois et romands de sécurité sociale, n° 41-2008, p. 82.

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réputé ne porter en effet que sur le processus de mise en œuvre des lois, et non sur leur procédure d’élaboration et d’adoption69.

68. À la faveur d’une affaire jugée le 21 novembre 2011, le Tribunal fédéral a toutefois eu l’occasion de préciser que la recevabilité d’un éventuel recours dirigé contre l’inaction du législateur cantonal obéit à des conditions strictes. Il faut que le mandat en cause soit suffisamment clair et précis non seulement quant à l’existence d’un devoir d’agir, mais également quant au contenu d’une telle obligation70.

69. Les juges fédéraux ont en l’occurrence précisé qu’un canton qui prend la décision de ne pas renouveler la commission pour l’égalité entre hommes et femmes qu’il avait instituée est obligé de prévoir parallèlement une solution de remplacement, dans laquelle il règle par qui, comment et avec quels moyens la tâche d’égalité doit être mise en œuvre à l’avenir. Si le cas est certes intéressant, on relèvera cependant qu’il concernait les suites liées à l’abrogation d’un acte, et non un refus de statuer à proprement parler71.

70. En sens inverse, il arrive en revanche que le juge constitutionnel gèle la décision d’inconstitutionnalité qu’il prononce à propos d’un acte cantonal en vue d’inviter le législateur à modifier son œuvre, dans le souci d’éviter qu’un vide législatif ne survienne entre-temps. L’arrêt se borne à constater, en pareille hypothèse, la présence d’une inconstitutionnalité. Il renonce toutefois à sanctionner celle-ci formellement, tout en invitant son auteur à la corriger par la voie de ce que l’on appelle une décision incitative (« Appellentscheid »). Ce type de décision, prétorien par nature, comporte un appel plus ou moins précis et directif à l’égard de l’auteur de l’acte afin que celui-ci élabore une réglementation conforme à la Constitution. Dans l’intervalle, la législation inconstitutionnelle reste en vigueur72. Une affaire intéressante permet d’illustrer ce cas de figure original.

71. La loi genevoise sur les allocations familiales a subi, le 21 septembre 2001, une modification substantielle. Celle-ci introduisait notamment un taux de cotisation identique pour toutes les personnes tenues de contribuer et créait un fonds cantonal de compensation des allocations familiales. Un recours fut introduit par un syndicat d’employeurs devant le Tribunal fédéral, qui conclut à l’annulation de la loi cantonale pour violation du principe d’égalité de traitement et des exigences constitutionnelles attachées au principe de la légalité.

72. À la faveur d’un arrêt prononcé le 4 juillet 200373, la Haute Cour a admis le recours et constaté que la loi attaquée contrevenait effectivement au principe de la légalité. En l’espèce, le Grand Conseil genevois avait délégué au Conseil d’État la compétence de fixer lui-même le taux de contribution au système d’allocations familiales, sans prévoir aucune limite à cet égard. Les juges fédéraux ont également constaté une violation du principe d’égalité de traitement, la loi restreignant le cercle des cotisants potentiels, alors même qu’elle élargissait celui des bénéficiaires des allocations familiales. Or, faire supporter la charge intégrale du financement du système genevois d’allocations familiales à un cercle déterminé de contribuables heurtait le principe de la généralité de l’impôt et, par conséquent, le principe constitutionnel d’égalité au sens de l’article 8 alinéa 1 Cst.

69 ATF 130 I 174 X. und Y.

70 ATF 137 I 305 Alternative - die Grünen Kanton Zug und Mitb.

71 Sur le sujet, voir les intéressants développements de HERTIG RANDALL, CHATTON (note 3), p. 324 et 334.

72 Voir AIJC XXI-2005, p. 720.

73 Arrêt du Tribunal fédéral 2P.329/2001 Fédération des Syndicats patronaux de Genève et consorts c. Grand Conseil de la République et canton de Genève, publié et commenté dans la Pratique juridique actuelle 2004, p. 97 ; voir également AIJC XXI-2003, p. 849.

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