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View of Témoigner de l’intémoignable. Hiroshima entre remembrance et vestiges de la mémoire. Sur 'Hiroshima mon amour' et 'Pluie noire'

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

Quelle mémoire mettre en jeu face à l’intémoignable ? La question s’impose avec d’autant plus de force pour les survivants de désastres comme celui d’Hiroshima, té- moins d’une aberration sans précédent, qui ne saurait jamais être véritablement connue ni dite. L’analyse de la situation aporétique du témoin de l’indicible dans Hiroshima mon amour (le livre de Duras et le film de Renais) et Pluie noire (roman de Masuji Ibuse) montre comment la littérature et le cinéma peuvent exhausser ces fondamen- taux de la question du témoignage en mettant en œuvre un « art du taire ». À travers une écriture fragmentaire fondée sur le non-dit, les leurres de sens et les déplacements narratifs, ces poétiques de l’indicible donnent à lire l’événement tout en témoignant de l’impossibilité radicale d’en témoigner.

Abstract

Which memory should we bring into play against what cannot be testified to?

The question is essential to the survivors of disasters such as Hiroshima, the witnesses of an unprecedented absurdity that could never be genuinely known or told. The ana- lysis of the witness of the unspeakable’s aporetic situation in Hiroshima mon amour (Duras’ book and Resnais’ film) and Pluie noire (novel by Masuji Ibuse) demonstrates how literature and cinema may raise the fundamental principles of the question of testimony by implementing an “art of keeping silent.” Through a fragmentary writing based on the unspoken, the lures of meaning and the narrative movements, those poetics of the unspeakable lead us to read the event and simultaneously bear witness to the radical impossibility of testifying to it.

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Témoigner de l’intémoignable :

Hiroshima entre « remembrance » et vestiges de la mémoire (sur Hiroshima mon amour et Pluie noire)

Pour citer cet article :

Olivier Ammour-mAyeur, « Témoigner de l’intémoignable. Hiroshima entre “remem- brance” et vestiges de la mémoire (sur Hiroshima mon amour et Pluie noire) », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 1, « Écritures de la mémoire. Entre témoi- gnage et mensonge », s. dir. David mArtens & Virginie renArd, novembre 2008, pp.

133-144.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences ISSN : 2031 - 2970

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Interférences littéraires, n° 1, novembre 2008

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Écrire, c’est écouter dans les mots ce qui ne peut parler.

Michel de CerteAu1

Survivre : non pas vivre ou, ne vivant pas, se maintenir, sans vie, dans un état de pur supplément, mouvement de suppléance à la vie, mais plutôt arrêter le mourir, arrêt qui ne l’arrête pas, le faisant au contraire durer.

Maurice BlAnChot2

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6 août 1945, 8h15 – 9 août 1945, 11h02 – Hiroshima, Nagasaki. Si l’Europe est une survivante de l’enfer nazi et de la Shoah, c’est bien le monde qui est le survivant des bombes atomiques larguées sur le Japon à la fin du Second conflit mondial.

Maurice Blanchot le pointe de façon lumineuse : survivre, c’est « se maintenir, sans vie », « arrêter le mourir » même, en le faisant « durer ». S’inscrivent dans ce mouvement d’arrêt interminable et aporétique, tous ceux qui peuvent porter le nom de témoin. Qu’il s’agisse des témoins des camps d’extermination, ou de ceux des ravages provoqués par les deux bombes A. À partir de quoi, témoigner et se taire deviennent et l’un et l’autre inévitables, inconciliables, incompossibles, mais reflets l’un de l’autre dans un jeu d’emboîtement infini entre dire l’événement et l’impos- sibilité intrinsèque de le faire. Témoigner, mais de quoi ? Comment témoigner ? À qui et pour qui témoigner ?

Les survivants ne s’y sont pas trompés. Nombreux sont ceux qui n’ont jamais pu livrer ce qu’ils avaient vu, entendu, vécu. Pour ceux qui ont tout tenté afin que leur expérience soit reçue, au moins partiellement, dans les limites de ce qui était racontable, une béance incomblable semble s’être fait jour dès que le témoignage était formulé. Comment, en effet, tout dire ? Comment faire entendre les cris ? La peur ? Comment faire percevoir ce que le vécu quotidien a pu laisser comme tra-

1 Michel de CerteAu, « Marguerite Duras : on dit », dans Écrire dit-elle : Imaginaires de Marguerite Duras, s. dir. Danielle BAjomée et Ralph heyndels, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 263.

2 Maurice BlAnChot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 184.

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ces, comme marques indélébiles sur les esprits et dans les corps, qui ne s’en sont jamais complètement remis ? Et puis, une fois le témoignage assuré, que reste-t-il du témoignage et du témoin ? Comme le formule Jacques Derrida dans l’un de ses derniers textes : « nous aurons à nous demander si le concept de témoignage est compatible avec une valeur de certitude, d’assurance, voire de connaissance comme telle »3. Avant de déplier les conséquences de cette réflexion en ces termes :

Quand le témoignage paraît assuré et devient donc une vérité théorique dé- montrable, le moment d’une information ou d’un constat, une procédure de preuve, voire une pièce à conviction, il risque de perdre sa valeur, son sens ou son statut de témoignage. […] Car cela revient à dire que dès qu’il est assuré, assuré comme preuve théorique, un témoignage n’est plus assuré comme témoi- gnage. Pour être assuré comme témoignage, il ne peut pas, il ne doit pas être absolument assuré, absolument sûr et certain dans l’ordre de la connaissance comme telle.4

Ce qui revient à dire que, à partir du moment où le témoignage devient bien commun, c’est-à-dire lieu de partage d’une histoire qui prend valeur d’« exemple », alors sa nature de témoignage est réduite à néant. Pour que le témoignage soit tel, et le reste, il lui faut conserver une singularité. Il faut qu’il conserve une part d’incom- municable ou d’intraduisible. Il faut au témoignage une part d’intémoignable, voire de secret retenu pour que le témoignage soit ce qu’il est. C’est peut-être, d’une cer- taine façon, ce que les témoins silencieux de la Shoah ou d’Hiroshima ont compris à leur façon, et le pourquoi de leur silence obtus.

C’est pourquoi, peut-être aussi, les témoignages que nous avons reçus par la voix de ceux qui n’ont pas voulu taire l’horreur vécue, semblent toujours ne révéler qu’un pan de vérité, ne dévoiler qu’une ébauche des événements réels. Fondamen- talement lacunaire, la parole met au jour de façon encore plus nette ses manques et lacunes lorsqu’il lui est demandé de dire au plus près, et au plus juste, la douleur, l’horreur et la terreur. Non à des fins voyeuristes, mais afin que cela ne se reproduise pas.

Ce qui devient évident, dès lors, pour le récepteur, ce sont plutôt les manques et les vides, les silences de l’indicible que les pleins des témoignages eux-mêmes.

Ainsi, ce sont ces vides qui, en finalité, constituent la part la plus probante des té- moignages. Ce qui explique sans doute la multiplicité de ces derniers et l’étendue des confrontations dont ils sont l’objet : jamais un témoignage ne paraît se suffire à lui-même, c’est dans le rapprochement de plusieurs d’entre eux que chacun com- mence à prendre son ampleur et sa singularité irréductible. Cependant, l’indicible inquiète, autant que l’incapacité à témoigner ou qu’une surabondance des témoigna- ges ; laquelle tendrait à brouiller le message. L’indicible reste l’élément réfractaire à la langue et pourtant c’est elle qui doit le « faire parler ». L’indicible ne relève pas d’un silere (au sens où il s’agit d’un état de passivité), mais bien d’un tacere (où se fonde l’état actif de celui qui tait quelque chose). Il est ce qui ne peut être révélé, soit parce que les mots manquent, soit parce que les mots s’épuisent à dire ce que le langage est incapable de faire advenir en soi. Et cependant, c’est cet indicible qu’il

3 Jacques derridA, « Poétique et politique du témoignage », dans Cahier de l’Herne « Derrida », n° 83, Paris, L’Herne, 2004, p. 523.

4 Ibid., souligné dans le texte.

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Olivier Ammour-mAyeur

est impératif de mettre à contribution afin qu’à travers lui puisse résonner l’incom- municable en tant que tel et que cet incommunicable devienne un élément moteur de la transmission du message. Paradoxalement, c’est le lieu même de la parole, la littérature, qui permet une telle mise à contribution. En mettant au jour les faits ou, en tout cas, en rappelant qu’elle parle d’événements inscrits dans l’Histoire, la fiction est seule à pouvoir jouer et se jouer de l’indicible afin d’en mobiliser l’énergétique et de soulever, autant que faire se peut, le voile en dessous duquel se dispersent ses sens. Comme le rappelle Marie-Chantal Killeen, « s’il est vrai que l’écriture bute sur de l’innommable, il reste qu’elle seule permettra de le prendre en charge, en disant autrement, par la forme justement, ce qui paraît impossible »5.

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C’est par la forme et ainsi par la force d’un poïein en travail que les blancs et lacunes du discours vont pouvoir prendre forme dans les interstices de la parole et prendre part à la restitution (toujours déjà lacunaire) des pouvoirs de l’horreur6. Ainsi, en va-t-il dans Hiroshima mon amour, le texte de Marguerite Duras et le film d’Alain Resnais7, dont l’ensemble hétérogène confère finalement unité aux discours hybrides qui s’y élaborent ; de même le roman d’Ibuse Masuji, Kuroi ame8, semble exemplaire de ce travail des espaces limites qui se font jour entre témoignage et litté- rature, entre parole et indicible, entre dire le tout et l’incapacité, sinon par la bande, de mettre en œuvre cette volonté.

D’emblée, Hiroshima mon amour (le scénario comme le film) s’ouvre sur l’apo- rie même du témoignage. Les didascalies-commentaires mis à part, le texte de Du- ras s’amorce sur une négation absolue : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien » (p.

22). Toute parole qui enchaînerait à la suite se trouve ainsi irrémédiablement mise sous rature, par cette négation interrompant nette toute affirmation. Cependant, lorsqu’« Elle » (re)prend la parole, c’est pour affirmer : « J’ai tout vu. Tout » (p. 22, souligné dans le texte). Et pourtant, dans les interstices, déjà, une faille s’introduit.

La voix féminine affirme en insistant sur le « tout », mais elle ne reprend pas le com- plément de lieu « à Hiroshima ». D’entrée de jeu, un hiatus se creuse entre les deux discours. Elle a « tout vu », mais que recouvre ce « tout » ? Le récit met ainsi le double bind du principe du témoignage en relief. De même, le jeu de reprise des syntagmes, qui fondent l’échange entre les deux personnages, met le lecteur (spectateur) direc- tement aux prises avec l’impossibilité de « tout » dire en une fois, ou de dire tout, sans perte, ou sans reste. Le récitatif qui se met en scène de la sorte exhibe ainsi le fait que nous n’avons pas affaire à un texte romanesque au sens conventionnel du terme. Il ne s’agit pas d’un récit qui tente de jouer sur l’« effet de réel » ou sur

5 Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible : Jabès, Duras, Blanchot, Paris, P.U.V., « L’Imaginaire du texte », 2004, p. 10, souligné dans le texte.

6 Voir Julia KristevA, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1980.

7 Le film a été tourné en 1958, sur la base du scénario élaboré par Marguerite Duras, et produit en salle en 1959. Le texte de Duras, augmenté d’apostilles et d’addenda a, quant à lui, été publié en 1960. On verra que ces éléments sont importants pour le propos qui nous occupe.

8 Les éditions des textes sont les suivantes : Marguerite durAs, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, « Folio », 1971 ; Ibuse mAsuji, Pluie noire, trad. du japonais par Takeko tAmurA et Colette yugué, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 (édition originale : Tokyo, Shinchosha, 1970). Afin d’alléger les notes de cet article, les numéros de page des deux ouvrages étudiés sont donnés directement entre parenthèses après chaque citation.

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l’aspect naturaliste du dire qu’il performe. Au contraire, l’enchaînement se faisant ici par reprises et détours signale que l’enjeu est ailleurs que dans le témoignage

« direct » de ce qui a été « vu » par la femme.

Lorsque la voix féminine enchaîne : « Ainsi l’hôpital, je l’ai vu. J’en suis sûre.

L’hôpital existe à Hiroshima. Comment aurais-je pu éviter de le voir ? » (p. 23), la réplique joue de nouveau sur deux niveaux de réception possibles, dont l’un des sens reste encore crypté pour le lecteur (spectateur) puisque l’une des clés man- que alors au contexte, qui n’apparaît qu’aux pages 51-52 dans le livre et dans la

« deuxième partie » du film. La femme est actrice et si elle est à Hiroshima, c’est parce qu’elle est en train de jouer le rôle d’une infirmière de la Croix-Rouge dans un film sur les événements de Hiroshima. La référence à l’hôpital des premières pages devient donc ambiguë après coup. A-t-elle vu l’hôpital d’Hiroshima ? Et qu’a-t-elle vu de cet hôpital ? Ne serait-ce pas la reconstitution de celui-ci, pour les besoins du film ? Une mise en abyme s’inscrit en ce point, car qu’a-t-elle pu voir de l’hôpital, de toute façon, si ce n’est sa reconstitution ? Film ou pas, elle n’a pu voir qu’un hôpital reconstruit après la bombe. La reconstitution, après la bombe, d’un hôpital d’avant la bombe, dévasté. Si elle a vu un hôpital, il s’agit donc soit d’un désastre d’hôpital dont il ne reste que quelques vestiges, soit d’une reconsti- tution. La question reste alors en suspens : qu’a-t-elle vu de l’hôpital ? Sinon autre chose que ce qu’elle dit avoir vu ? D’ailleurs, les phrases se répétant tel un disque rayé dans la suite du texte précisent : ce que l’on voit (le musée et l’hôpital non moins), c’est « faute d’autre chose » ; « Les gens se promènent, pensifs, à travers les photographies, les reconstitutions, faute d’autre chose, à travers les photogra- phies, les photographies, les reconstitutions, faute d’autre chose, les explications, faute d’autre chose » (p. 24). Et surtout, là où le discours se coupe, sans que cela remette en cause la bonne foi du personnage qui se veut un témoin indubitable de ce qu’elle a vu, c’est juste avant cette lancinante reprise hoquetant sur elle-même, lorsque la Française, pour preuve de ce qu’elle avance, affirme : « quatre fois au musée… » (p. 24). Si quatre fois elle s’est rendue au musée, afin de voir ce qu’il y a à y voir « faute d’autre chose », la récurrence de l’acte met là encore sous rature, au même titre que la négation inaugurale du dialogue, son témoignage : « quatre fois » annule la singularité de la perception, et ainsi, l’acte même du témoignage.

En effet, pour devenir témoin, ce dont on est témoin ne peut avoir lieu qu’une seule fois, car c’est sur la base de notre témoignage que la singularité de ce dont on témoigne signifie. Même s’il existe plusieurs témoins, l’acte en lui-même ne peut être reproductible à l’envi, faute de quoi les témoins ne témoignent plus de rien, puisque tout un chacun est à même de devenir témoin de ce qui se répète. Récipro- quement, c’est parce que ces témoins sont uniques (dans leur multiplicité même) à avoir vu l’innommable que leur témoignage prend valeur de témoignage.

Le texte continue de jouer sur le principe de la mise en abyme : les gens « se promènent » dans le musée : le verbe réflexif et l’idée de promenade font entrer un élément incongru par rapport à la situation de référence. Surtout, cela met en évi- dence la distance irrémédiable qui sépare ceux qui « se promènent » de la violence crue subie par les victimes de la bombe atomique. De même, le fait que les gens apparaissent « pensifs », à travers le dédale des photos et des restes récupérés de l’explosion, rappelle, qu’au contraire, les témoins de l’explosion ne pouvaient pas être « pensifs ». Ce verbe suggérant la possibilité d’une mise à distance, d’un délai

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dans la réflexion, dont ne peuvent pas avoir bénéficié les survivants errant à tra- vers les décombres ; dans l’ignorance absolue où ils étaient de ce qui venait de se produire. La bombe atomique était encore secrète et nul ne savait sur le territoire japonais quelle était la nature exacte de l’explosion. Par ailleurs, les photographies, les pierres brûlées exposées dans le musée « faute d’autre chose », rappellent de façon massive que, comme à travers les décombres, ce qu’il est possible de voir ce ne sont que restes, fragments et cendres. Des images partielles et parcellaires des dégâts.

La Française a donc vu ce que les survivants sont susceptibles de voir au mu- sée. Mais, le fait même que tous les vestiges de la mémoire du « Pika-don » d’Hiroshi- ma se trouvent « classés » au musée et s’y trouvent figés dans un temps hors-temps, générant une médiation vis-à-vis de l’instant

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de l’explosion, atténue la violence subie par les chairs ; voire l’ensemble est aseptisé en raison du caractère institution- nel du système muséal.

Le Japonais du récit semble donc avoir raison, lorsqu’il affirme que la Fran- çaise n’a rien vu à Hiroshima. Pour avoir vu quelque chose, il aurait fallu être présent à Hiroshima le 6 août 1945 à 08h15. Or, ni lui ni elle ne s’y trouvaient. Cependant, le dialogue laisse émerger une vérité intermédiaire. Il serait en effet absurde d’op- poser, dans cette situation, une vision catégorique des choses et deux points de vue résolument antagonistes : ils ont vu, à leur mesure, certes infime, ce qui restait à voir. Le peu qui survivait d’une ville rasée en quelques secondes.

Les reconstitutions ont été faites le plus sérieusement possible.

Les films ont été faits le plus sérieusement possible.

L’illusion, c’est bien simple, est tellement parfaite que les touristes pleurent.

On peut toujours se moquer mais que peut faire d’autre un touriste que, juste- ment, pleurer ? (p. 25)

Les survivants doivent se contenter des reconstitutions, d’une illusion « par- faite ». Là encore un hiatus apparaît, car c’est sur des « reconstitutions » que les touristes (de 1957) pleurent ; alors que la plupart d’entre eux avaient dû accueillir l’explosion de la bombe atomique, douze ans auparavant, au mieux dans l’indiffé- rence concernant les conséquences que cela impliquait pour les survivants directs, au pire dans l’euphorie ; les forces alliées ayant présenté cette expérience comme la marque ultime de la fin de la guerre. Le texte performe ainsi le paradoxe qui nourrit la relation entre les lecteurs (spectateurs) et l’art de la fiction : les artefacts de l’art émeuvent davantage que les faits eux-mêmes.

Dans la suite du texte, tout l’art de Duras est de mettre en lumière le faux parallèle qui se joue du lecteur depuis le début du dialogue et que les éléments ana- lysés auparavant tendent déjà à mettre en évidence. En effet, l’opposition continue de souligner le paradoxe de répliques qui ne se répondent pas tout à fait, comme si, étant sur la brèche au même titre que l’événement auquel ils font référence, les per- sonnages n’étaient pas à même d’avoir un dialogue opératoire, c’est-à-dire dont les répliques s’ajointeraient pleinement les unes par rapport aux autres. Pratiquement, entre les répliques, travaille une faille, une entaille impossible à suturer. Lorsque la Française affirme : « J’ai toujours pleuré sur le sort de Hiroshima. Toujours » (p. 26),

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le Japonais répond de nouveau en décalage : « Non. / Sur quoi aurais-tu pleuré ? » (Ibidem ; souligné dans le texte).

Si la Française pense pleurer sur le sort de Hiroshima, le faux semblant de réponse du Japonais rappelle, en creux dans le détour de la phrase que, la bombe tombée, il ne restait plus rien sur quoi s’apitoyer. La ville réduite en cendres ne peut plus faire pleurer, car rien ne subsiste.

À partir de ce passage, les propos de la Française entrent en dissonance avec les premiers qu’elle a tenus :

J’ai vu les actualités.

Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales ont resurgi des profondeurs de la terre et des cen- dres.

Des chiens ont été photographiés.

Pour toujours.

Je les ai vues.

J’ai vu les actualités.

Je les ai vues.

Du premier jour.

Du deuxième jour.

Du troisième jour. (p. 27, souligné dans le texte)

Dans ce nouveau déploiement de reprises, la voix féminine déplace la portée du verbe voir. Elle martèle littéralement qu’elle a vu « les actualités ». Une distance se creuse, alors, car ce voir, bien que scandé avec insistance, est sans commune mesure avec celui qui certifiait avoir « tout vu ». L’impossible (r)accord entre les deux por- tées du verbe « voir » mis en balance, met à nu le fait que la Française n’a pas tout vu à Hiroshima, sinon des « clichés » (au sens photographique du terme, mais aussi au sens de topos littéraire). Si ce qu’elle a vu ce sont les clichés de Hiroshima, alors sa vue est brouillée : elle a vu quelque chose de Hiroshima, mais sans équivalence possible avec ce qu’il y aurait à y voir. Dans le même temps, tout ce début de texte résume parfaitement l’aporie inhérente à la situation du témoin : A-t-il vu ce qu’il dit avoir vu ? Lorsque le témoin témoigne, est-il bien le témoin de ce qu’il pense avoir vu ou vécu ? L’ensemble du texte de Duras s’ingénie à dérouter le sens commun des a priori sur la question, en laissant résonner toutes ces questions sans réponse à travers les déplacements générés par les fausses reprises de syntagmes et de vocables qui, sans cesse, disent autre chose que ce que leur première occurrence laissait supposer. Ainsi, peut-être le témoin reste-t-il toujours en deçà de ce qu’il aurait à dire, parce que le langage dont il use est sans adéquation possible avec les enjeux qu’il soulève.

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Beaucoup de critiques ont voulu voir dans ce texte un énième avatar de ces histoires d’amour impossible fréquentes sous la plume durassienne. Cepen- dant, c’est évacuer un peu vite le contexte de cette histoire en particulier et ce qui

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Olivier Ammour-mAyeur

fonde toute la première partie du récit (comme du film, car l’un ne peut aller sans l’autre).

Ce que la plupart des critiques ne semblent pas percevoir, c’est que l’histoire d’amour nous est donnée, au même titre que « les reconstitutions » et « les pho- tographies », c’est-à-dire « faute d’autre chose ». Faute d’un témoignage décisif (et toujours déjà impossible) sur ce qui s’est passé le 6 août 1945. De même, cette histoire d’amour singulière prend une valeur métaphorique de l’indicible de l’ex- périence non moins singulière de la bombe A larguée sur la population. Le film le fait apparaître de façon plus perceptible que le livre : par la monstration, en guise de prologue, de deux corps enchaînés (ou quasiment fondus l’un dans l’autre) et qui, selon les commentaires du cinéaste et de l’écrivain, doivent faire penser soit à des « fragments » de corps en train d’agoniser sous la pluie de cendres résultant de l’explosion atomique, soit à deux corps dans le plaisir de l’amour physique. Ces chairs anonymes, filmées en noir et blanc et dissimulées par le voile de cendres qui les recouvre, font signe en premier lieu vers l’idée de « chairs fondues », comme dit le texte quelques pages plus loin, avant de faire référence à une scène d’amour.

Par ailleurs, l’histoire d’amour impossible, tout au long du film (et du texte), mon- tre la lente décomposition des mémoires, de la Française surtout, mais de celle du Japonais non moins puisqu’il se (con)fond un temps avec l’amant allemand de la Française. Ce délitement rappelle, ainsi, dans le décalage infini des histoi- res mises en scène, les corps en lambeaux après l’irradiation, les corps en perte d’eux-mêmes et dans un éloignement de plus en plus grand d’une reconnaissance possible de ce qu’ils étaient. L’amour décomposé devient la synecdoque des corps décomposés de l’après bombe atomique. Et la distance entre les deux singularités mises en parallèle dans cette narration à deux niveaux est nécessaire pour que l’une devienne le reflet saisissant de l’autre. Et pour qu’à travers la diégèse (histoire au premier degré – donc l’histoire d’amour) reste toujours perceptible la mise en abyme de l’autre (Hiroshima). Comme si la « remembrance » (pour employer un terme anglais permettant de jouer sur « mémoire » et « remembrer ») de la perte (des pertes) de l’après bombe se jouait dans les corps filmés. Ce que le film inscrit dans sa trame de façon saisissante lors de la scène de reconstitution des défilés pour la paix. Dans cette séquence, le couple qui vient de se retrouver est cerné par une foule qui empêche tout déplacement. À ce moment, un plan américain de très exactement une minute les présente se tenant derrière un figurant qui joue le rôle d’un grand brûlé. Le double contraste provoque un sentiment d’ambivalence : d’un côté les personnages semblent déplacés dans la cohue du défilé, de l’autre le caractère figé (cadavérique ?) de l’homme brûlé lui confère l’aura d’un revenant venu troubler le spectateur (les personnages du film, eux, ne semblent pas le voir).

De plus, ce corps brûlé qui fait d’une certaine façon écho à la pratique de la su- rimpression cinématographique, fait signe, non moins, vers les corps « enchaînés » sous la cendre du prologue du film. Quatre temporalités entrent ainsi en interac- tion dans la séquence, exhibant de la sorte leur caractère inconciliable : le temps incertain de la passion qui unit l’homme et la femme ; le temps de l’explosion de la bombe atomique et de ses ravages, par l’intrusion du corps brûlé ; le temps de la reconstitution et de l’artifice cinématographique par l’intrusion du film dans le film ; le temps, enfin, de la construction filmique (par emboîtement des différents

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niveaux évoqués), grâce à laquelle les autres temporalités trouvent à s’ajointer tant bien que mal entre elles.

Ce qui travaille ces échanges d’un registre à l’autre se retrouve au cœur du nom des villes. D’autres commentateurs ont déjà souligné que Hiroshima laissait entendre dans le retournement anagrammatique de son nom l’« amor » entre « He » et « She », ce qui est façon de rejouer, par déplacement analogique, Eros et Thanatos sous les « dix mille degrés » incendiaires de la bombe. En regard, la ville de Nevers n’est ainsi pas seulement, le never du « Never more Hiroshima ! » et de la mémoire inquiète que les événements d’Auschwitz ou de Hiroshima voient leur scénario réjoués ; c’est aussi, à une lettre près, l’envers de ces histoires. Comme on parlerait d’un négatif photographique qui montre, inversée, autrement dit sans révéler véri- tablement, l’image que le tirage argentique permettrait de voir en effet (mais, ici, pas de tirage argentique possible). Les noms des deux villes, dans leurs résonances pro- grammatiques sur la structure du récit se font ainsi face à face en une sorte de jeux de miroirs provoquant, d’un même geste, l’enjeu à double niveau de la narration.

Ainsi que le formule Mireille Calle-Gruber, en effet, on peut considérer que dans ce texte de Duras, comme dans ceux de la série de L’Homme assis dans le couloir :

Du lien il y en a – et du non-lien qui en est aussi – mais point de précédence, ni de cause à effet [entre la scène (et) la phrase], ni de finalité. Bien plutôt, cela est de l’ordre du co-ordonné, de la conjonction, de la conjecture.9

Ce lien est (dé)noué dans ces deux histoires mêlées à plus d’un titre : d’abord les deux histoires d’amour qui se relancent l’une l’autre sont impossibles. Dans l’his- toire de Nevers l’amant appartient à la culture ennemie, dans le cas de Hiroshima, l’amant est exemplaire de la culture des « antipodes » ou quasi, ce qui vaudrait pour incompatibilité. Ce qui implique, dans l’un et l’autre cas, une mise sous rature par la grande Histoire des deux idylles, lesquelles tentaient d’échapper à ses effets inexora- bles. Ensuite, ces histoires appartiennent à une temporalité qui ne passe pas : toute l’intrigue de Nevers se conjugue dans l’alliance du présent et du conditionnel passé, temps de l’événement en cours ou de celui qui reste inaccompli. Lorsque les prota- gonistes parlent de l’amant allemand, par exemple :

Lui : Tu aurais eu froid, dans cette cave à Nevers si on s’était aimés ? Elle : J’aurais eu froid […].

Lui : Quand tu es dans la cave, je suis mort ?

Elle : Tu es mort… et… […] Comment supporter une telle douleur ? Elle : La cave est petite. […]… Très petite. (pp. 86-88)

La Française lutte contre l’oubli du premier amour, tandis que la ville de Hiroshima, dont les séquelles des effets secondaires des radiations ne peuvent cica- triser, se trouve, elle, dans l’incapacité de laisser cette mémoire s’effacer. En effet, comme le souligne Christophe Carlier dans son étude sur l’œuvre, « l’oubli est une

9 Mireille CAlle-gruBer, « La Scène La Phrase ou qu’est-ce qu’un ton en littérature ? », dans Marguerite Duras : La Tentation du poétique, s. dir. Bernard AlAzet, Christiane Blot-lABArrère et Ro- bert hArvey, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 72.

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Olivier Ammour-mAyeur

douleur, au même titre que les souvenirs qui hantent l’inconscient »10. Dans les deux cas, le deuil relève de l’impossible, les corps souffrants sont encore trop marqués pour que cela passe. Et en même temps, il ne faut pas que cela passe. La douleur qui ha- bite les deux personnages, comme les deux villes, réside moins dans la peur d’oublier – qu’il s’agisse de l’histoire intime ou de celle des manuels scolaires –, ou dans les souvenirs qui continuent de les hanter, que dans l’impossibilité où ils se tiennent de choisir entre les deux alternatives. L’oubli et la mémoire s’imposent dans toute situation. Ce sont ces deux positions inconciliables qui décident pour les êtres qu’ils habitent, eux qui se retrouvent alors éjectés de toute part active possible.

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Cet inconciliable maintenu dans la trame lacunaire et non réductible de cette histoire à quatre voix (celles de la Française et du Japonais couplées aux voix des deux villes qui résonnent à travers eux) prend une coloration nouvelle lorsqu’on le confronte aux voix testimoniales du récit Kuroi Ame de Ibuse Masuji.

Si le titre de Ibuse ne fait pas immédiatement référence à Hiroshima ou à la bombe nucléaire, il renvoie en revanche à l’une de ses conséquences directes : la pluie noire de résidus chimiques mêlée de cendres et de suie qui s’est abattue sur la ville dans les minutes qui ont suivi l’explosion. Cette pluie a laissé une marque durable sur tout ce qui en a été touché. Et sur les rescapés, particulièrement, la marque n’a pas été que physique, mais aussi psychologique, car il a fallu plusieurs semaines souvent avant que ces traces ne s’estompent, et les gens touchés ont donc longtemps pensé qu’ils allaient rester tachés leur vie durant. Dans le roman, Ibuse se sert de cet élément à un double niveau : rapporter des faits quant aux effets de la bombe, bien entendu, mais aussi, à un niveau métaphorique, ces traces de pluie noire deviennent emblématiques de la stigmatisation dont ont été l’objet les « hi- bakusha », les rescapés. Ce sera le cas de Yasuko, personnage central du récit. Ainsi, bien que les traces réelles se soient dissipées avec le temps, tout le roman tend à mettre en évidence l’impossibilité pour les survivants à se départir des stigmates, réels ou symboliques, imprimés en eux par la bombe nucléaire.

Ce que le titre du livre (dans son édition originale) met expressément en scène dès la couverture. Liée à l’aspect pictural de ses origines, la calligraphie du kanji Ame (pluie) rappelle les gouttes de pluie tombant sur une cité. L’enjeu visuel est redoublé par l’inscription du kanji Kuroi (noire), qui vient en pre- mière position (au-dessus de Ame, puisque la lecture se fait dans le sens vertical en japonais), et dont la partie supérieure peut faire penser à une version schématique d’un champignon atomique tandis que le bas, constitué de quatre points et d’un hiragana à deux traits, préfigure, par un rapport de contamination visuelle, l’idée de la pluie. Le tout se détachant en lettres noires sur le fond de la couverture est déjà en train de performer son discours : Pluie noire fait pluie noire avant même l’ouverture de l’ouvrage !

Au départ, la narration est construite en focalisation zéro, c’est-à-dire de fa- çon plutôt traditionnelle et nous conte les problèmes que rencontre un couple (Shi-

10 Christophe CArlier, Marguerite Duras, Alain Resnais : Hiroshima mon amour, Paris, P.U.F.,

« Études Littéraires », 1994, p. 62.

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gematsu et Shigeko) pour marier leur nièce et fille adoptive Yasuko. Le récit affirme très rapidement que l’oncle est « déclaré atomisé par le médecin du service de santé ambulant […] Yasuko, elle, n’était pas atteinte. Elle avait été examinée par des médecins compétents » (p. 18). Cependant, les rumeurs du village, plus de cinq ans après les événements, continuent de prétendre que la jeune fille se trou- vait au « Deuxième Lycée de Hiroshima » en tant qu’« élève du Corps auxiliaire » (p. 12) lorsque la bombe a explosé. Ce qui est faux, puisque le texte précise :

En réalité, elle travaillait à ce moment là aux “Textiles du Japon”, usine située à Furuichi, dans la banlieue de Hiroshima, comme commissionnaire-récep- tionniste du directeur Fujita : il n’y avait aucun rapport entre les “Textiles du Japon” et le Deuxième Lycée. (pp. 12-13)

Rumeurs qui empêchent la jeune fille de trouver un mari. Tout le roman se consacre donc au récit de la lutte que mène Shigematsu afin de réhabiliter la vérité sur ce qu’a réellement vécu sa nièce pour, ainsi, la laver de tout soupçon d’appar- tenance au groupe des « hibakusha ». La stratégie adoptée par le personnage est la suivante : donner à lire au nouveau prétendant qui se présente des fragments de son journal intime ainsi que de celui de Yasuko, en ce qui concerne leur vie autour du jour de l’explosion et dans les semaines qui suivent.

La question du témoignage s’en trouve déplacée : il ne s’agit pas d’une re- lation directe des faits, mais d’une re-transcription, d’une réécriture sélective de ceux-ci. De même, il s’agit d’un travail de collage entre deux versions différentes de ce qu’ont vécu les protagonistes, car étant séparés au moment de l’explosion, chacun relate une vision partielle de la situation de Hiroshima. Le déplacement est double, par ailleurs, en ce que ces retranscriptions des journaux intimes ne sont pas destinées au prétendant lui-même, mais à la femme qui sert d’intermédiaire dans l’arrangement du mariage. D’emblée, on peut saisir toute la portée que recèle ces diffractions : aucun témoignage direct n’est possible, car aucun ne se suffit à lui- même, en même temps qu’il ne témoigne à destination de personne, puisque celui à qui il est réellement destiné ne le recevra pas.

Par suite, au fur du texte, c’est toute cette problématique qui se trouve démul- tipliée par l’agrégation continue de témoignages d’autres personnages secondaires différant sans fin la relation des dernières pages du journal de Yasuko. Le lecteur se trouve donc au cœur d’une mise en abyme : le récit diégétique écrit d’un point de vue omniscient tente – opération impossible – de colmater les brèches entre les dif- férents éléments de la mosaïque textuelle produite par la polyphonie des voix nar- ratives mises en scène. La polyphonie ne faisant que croître au fil des pages et des adjonctions successives d’autres fragments de témoignage. De plus, les témoignages successifs des heures et jours qui ont suivi l’explosion multiplient les enchâssements textuels par la pratique d’ajouts prothétiques, entre parenthèses, qualifiés de « pos- térieurs » par la narration. Ces prothèses du discours ajoutent ainsi non seulement à la prolifération textuelle, mais aussi à l’aspect déceptif du texte. Souvent, en effet, ces suppléments ne font que confirmer que les survivants étaient, alors, dans l’in- capacité de comprendre ce qui s’était produit. Et c’est là l’autre élément important de ce récit : l’ensemble ne forme jamais un tout unifié permettant l’assurance des

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Olivier Ammour-mAyeur

protagonistes quant aux événements vécus : toujours les formules restent hypothé- tiques ou mettent au jour l’ignorance de ceux qui survivent :

Personne ne savait comment soigner les blessés. Ceux-ci étaient couchés à même les nattes, et il était impossible de les distinguer les uns des autres, tant ils avaient le visage horriblement brûlé. Il y en avait un dont les cheveux avaient été ar- rachés avec le cuir chevelu, sauf une partie qui avait dû porter un turban ; ses joues pendaient comme les seins d’une vieille femme […]. Voilà à peu près tout ce qui semblait avoir été rapporté à Shigematsu après son arrivée à Kobatake, par l’un des Jeunes Travailleurs […]. (p. 17, je souligne)

Ainsi, même la narration en focalisation zéro finit par jouer sur le registre d’un soupçon généralisé.

L’ensemble du livre se fait ainsi mosaïque de récits les uns aux autres raccor- dés sans, pourtant, parvenir à s’accorder véritablement. Autrement dit, les attaches et les chevilles ouvragères des multiples narrations restent visibles ; les différents points de vue et d’ancrage, s’ils se chevauchent parfois, n’en restent pas moins dis- tendus les uns par rapport aux autres. Les points de vue ne parviennent ni à conver- ger de façon définitive, ni surtout à couvrir la tache aveugle du désastre de l’explo- sion. Le livre ne parvient à aucune cohérence totalisante du discours. Et c’est dans cet écheveau de fils narratifs épars que la trame textuelle tire sa force singulière.

Ainsi que l’écrit Maurice Blanchot :

Rien ne suffit au désastre ; ce qui veut dire que, de même que la destruction dans sa pureté de ruine ne lui convient pas, de même l’idée de totalité ne saurait marquer ses limites : toutes choses atteintes et détruites, les dieux et les hom- mes reconduits à l’absence, le néant à la place de tout, c’est trop et trop peu. Le désastre n’est pas majuscule, il rend peut-être la mort vaine ; il ne se superpose pas, tout en y suppléant, à l’espacement du mourir […].11

Le désastre barre ainsi toute perspective sûre, puisque l’idée de « totalité » ne peut lui être efficacement opposée. Et le récit d’Ibuse est exemplaire de cette pensée.

Par ailleurs, le trompe-l’œil du récit ainsi construit sur un registre polyphoni- que n’apparaît qu’à la toute fin de la narration, au détour des derniers paragraphes qui ferment l’histoire sur une paralipse qui renverse toute la problématique initiale de la diégèse parcourue : Yasuko, plus de cinq ans après l’explosion, a finalement déclaré des symptômes de contamination et y a succombé en quelques semaines.

Dès lors, à reprendre le roman à rebours, ces multiples fragments testimoniaux greffés les uns aux autres prennent une tout autre signification. Ils ne sont plus intégrés à la longue phrase de Shigematsu afin de corroborer les témoignages de la jeune fille et de son oncle, mais entrent plutôt dans le processus prothétique d’une forme de survie de Yasuko, ou du moins de son souvenir dans la mémoire de sa famille. Sans cesse différée, la retranscription attendue par le lecteur des dernières pages du journal de la jeune fille ne peut avoir lieu, sinon à signer l’arrêt de mort effectif de cette dernière, ce à quoi ne peut se résoudre son oncle. Ce n’est donc qu’au prix d’un long processus de détournement du dicible (qui nous parle d’autre

11 Maurice BlAnChot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 9.

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chose, en lieu et place de l’élément noématique du récit), par adjonctions de paroles autres et de discours d’autres, que Shigematsu parvient ultimement à formuler l’in- formulable : il a survécu à sa nièce, principe inversant tous les pronostics établis. Le grand âge survit à la jeunesse, celui qui est diagnostiqué malade survit à celle consi- dérée bien portante. Et c’est l’intolérable de la bombe atomique qui se trouve ainsi exhaussé : l’arme nucléaire entre en conflit avec le concept de raison. La médecine devient impuissante. Il n’est plus possible de se projeter dans l’à venir de l’humanité, puisque l’improbable et l’incertain règnent sur celle-ci.

* **

Il faudrait poursuivre encore les analyses, en creusant davantage les mises en forme des silences, des détours de la langue pour dire ce qu’elle ne peut formuler exactement. Ainsi, il faudrait revenir sur la composition mosaïque du texte de Du- ras, sur le montage composite des images de Nevers et Hiroshima dans le film de Resnais, ou encore sur le travail prothétique des raccordements entre les témoigna- ges et les parenthèses qui incisent le flux des paroles dans Kuroi Ame. Cependant, pour conclure sur cet aperçu, il semble, au détour des trois oeuvres ici analysées, qu’une poétique de l’indicible se construit visiblement sur la pratique d’une écriture en fragments et tout en détours narratifs ; sur des restes de discours ne formant pas une totalité définitive ni unifiée. Plutôt, c’est dans les interstices des non-dits, dans l’entre-deux de phrases qui disent autre chose que ce qu’elles cherchent à formuler qu’un discours sans mots et un art du taire peuvent éclore. Dès lors, ces œuvres engagent les lecteurs (spectateurs) à être davantage attentifs à ce qu’ils cachent sous ces mots (images) qui construisent une poétique de l’informulable, et donc à savoir lire et voir non seulement le plein des phrasés ordonnant une première couche de sens mais aussi le non écrit d’un sens en deçà ou au-delà de ce que les mots savent transmettre, ou de ce que les images permettent de percevoir.

Olivier Ammour-mAyeur

Université Rikkyo - Tokyo

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