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View of « Scène de parole » dans les « (re)configurations » du mythe d’Orphée par Yannis Ritsos et par Sándor Weöres

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Résumé

Cette étude s’inscrit dans la méthode de la « comparaison différentielle » qui s’intéresse aux modalités génériques, intertextuelles, traductoriales et énonciatives ca�

ractéristiques de chaque texte. Le concept de « scène de parole », élaboré par Ute Heidmann dans la continuité des travaux de Dominique Maingueneau sur la « scène d’énonciation », se révèle utile pour comparer le texte de Sándor Weöres, Orpheus com�

posé en 1955, avec le poème de Yannis Ritsos, Στον Ορφέα (A Orphée), écrit en 1969, à Karlovassi, sur l’île de Samos. Cet outil théorique permet de relever les spécificités de ces deux œuvres « poétiques ». Sándor Weöres, en développant dans une quadrilogie le livre XI des Métamorphoses d’Ovide, crée un nouveau dispositif scénographique, tandis que Yannis Ritsos, compose sa brève dédicace à Orphée dans un contexte où la voix du poète est vouée au silence.

Abstract

This study relies on the method of “differential comparison” which focuses on the generic, intertextual, translation-related, and spoken aspects specific to each text.

The concept of “scene of speech” developed by Ute Heidmann follows Dominique Maingueneau’s work on the “scene of enunciation.” Used in a comparison, this theore�“scene of enunciation.” Used in a comparison, this theore�scene of enunciation.” Used in a comparison, this theore�” Used in a comparison, this theore� Used in a comparison, this theore�

tical tool helps define what is specifically poetic in Sándor Weöres’ Orpheus composed in 1955 and in Yannis Ritsos’ ΣτονΟρφέα written in 1969 at Karlovassi, on the island of Samos. Sándor Weöres creates a new setting by developing Ovid’s Metamorphoses XI in four different parts, while Yannis Ritsos composes his short dedication to Orpheus in terms of the poet’s voice being devoted to silence.

Myriam O

lah

« Scène de parole » dans les « (re)configurations » du mythe d’Orphée par Yannis Ritsos et par Sándor Weöres

Pour citer cet article :

Myriam Olah, « “Scène de parole” dans les “(re)configurations” du mythe d’Orphée par Yannis Ritsos et par Sándor Weöres », dans Interférences littéraires/Literaire inter�

(2)

Geneviève FaBry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès GuiderdOni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan herman (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen masschelein (KU Leuven) Christophe meurée (FNRS – UCL) Reine meylaerts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Vanden BOsche (KU Leuven) Marc Van VaecK (KU Leuven)

Olivier ammOur-mayeur (Université Sorbonne Nouvelle �–

Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo Berensmeyer (Universität Giessen)

Lars Bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith BincKes (Worcester College – Oxford)

Philiep BOssier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino)

Àlvaro ceBallOs VirO (Université de Liège) Christian cheleBOurG (Université de Lorraine) Edoardo cOstadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola creiGhtOn (Queen’s University Belfast) William M. decKer (Oklahoma State University) Ben de Bruyn (Maastricht University) Dirk delaBastita (Université de Namur) Michel delVille (Université de Liège)

César dOminGuez (Universidad de Santiago de Compostella

& King’s College)

Gillis dOrleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute heidmann (Université de Lausanne)

Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universität München) Michael KOlhauer (Université de Savoie)

Isabelle KrzywKOwsKi (Université Stendhal�Grenoble III) Mathilde laBBé (Université Paris Sorbonne)

Sofiane laGhOuati (Musée Royal de Mariemont) François lecercle (Université Paris Sorbonne) Ilse lOGie (Universiteit Gent)

Marc mauFOrt (Université Libre de Bruxelles) Isabelle meuret (Université Libre de Bruxelles) Christina mOrin (University of Limerick) Miguel nOrBartuBarri (Universiteit Antwerpen) Andréa OBerhuBer (Université de Montréal)

Jan OOsterhOlt (Carl von Ossietzky Universität Oldenburg) Maïté snauwaert (University of Alberta – Edmonton) Pieter Verstraeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

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Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren Blijde�Inkomststraat 21 – Bus 3331

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COmitésCientifique – WetensChappelijkCOmité

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par Yannis Ritsos et Sándor Weores

L’auteur grec moderne Yannis Ritsos (1909�1990)et le poète hongrois Sándor Weöres (1913-1989) ont tous les deux « (re)confi guré » des mythes sous �orme ver-ont tous les deux « (re)configuré » des mythes sous �orme ver�

sifiée. De plus, ils ont mis en place une stratégie particulière afin de contourner la censure exercée par la dictature des colonels en Grèce et le régime communiste en Hongrie. Cette altérité des voix inscrite dans des contextes différents dans leur façon d’étouffer la création poétique nécessite pour être étudiée la mise en œuvre d’une mé�

thode. Le choix de la « comparaison différentielle » élaborée par Ute Heidmann au sein du domaine comparatiste s’avère utile pour l’étude de ces deux cas. La méthode de la « comparaison différentielle » permet justement d’accentuer les différences pour mettre en lumière les modalités d’écriture spécifiques. Elle insiste sur les particularités discursives de chaque texte en fonction de son contexte de production. La « comparai�

son différentielle » n’est pas thématique, mais étudie la mise en discours opérée dans les œuvres sous différentes formes énonciatives :

Je propose d’abandonner cette comparaison universalisante pour adopter un type de comparaison que j’appelle différentielle. La comparaison différentielle exige la reconnaissance et l’examen de la différence fondamentale et irréduc�

tible des énoncés singuliers à comparer, en relation avec tout ce qu’ils peuvent avoir en commun, notamment sur le plan thématique. Elle exige aussi la recon�

naissance du fait qu’il faut construire les comparables avant de procéder à la com�

paraison proprement dite.1

Par une mise en avant de la traduction en tant que support à l’analyse, la

« comparaison différentielle » procède de façon « abductive », par des aller�retours constants entre textes et contextes. Il s’agira ici de partir des textes originaux hon�

grois et grecs pour mieux cerner leur contexte de production.

Le recours au concept de « (re)configuration » suggère de facto de considérer la (r)écriture des mythes grecs et latins en fonction de leurs singularités. Ute Heidmann précise l’usage des parenthèses dans la graphie du mot : « Le graphisme de (r)écriture et de (re)configuration veut traduire l’association étroite entre écriture et ré-écriture, entre configuration et reconfiguration des mythes et la dynamique qui caractérise cette pratique. »2 Parmi diverses approches possibles, l’analyse de discours se distingue par

1. Ute heidmann, « (Ré)écritures anciennes et modernes des mythes : la comparaison pour méthode. L’exemple d’Orphée », dans Poétiques comparées des mythes. De l’Antiquité à la Modernité, Lausanne, Payot, 2003, p. 50.

2. Id., « Comparaison « différentielle » et scène(s) de parole. Le double recours à Eurydice dans l’œuvre poétique de Sylviane Dupuis », dans Mythes (re)configurés. Création, Dialogues, Analyses, s.

dir. Ute heidmann, Maria Vamvouri ruFFy & Nadège cOutaz, Lausanne, Université de Lausanne,

« CLE », 2013, p. 69.

(4)

l’applicabilité de ses concepts à l’étude des textes littéraires. Il s’agira ici d’illustrer la no�

tion de « scène de parole » issue des travaux de Dominique Maingueneau, en la situant dans la méthode de la « comparaison différentielle » proposée par Ute Heidmann.

1.

Στὸνρφέα(À Orphée) et

O

rpheusÀla lumièredelaCOmparai

-

sOndifférentielle

Le choix d’une optique « différentielle » lors de la comparaison des textes en grec de Yannis Ritsos et en hongrois de Sándor Weöres permet de relever les spé�ándor Weöres permet de relever les spé�ndor Weöres permet de relever les spé�

cificités discursives employées par chacun des poètes lors de leurs (r)écritures res�

pectives d’épisodes spécifiques du mythe d’Orphée. Yannis Ritsos a écrit de courts poèmes dont Στὸν Ὀρφέα (À Orphée) issu du recueil Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Έπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, ainsi que de longs « monologues théâtraux »3 tels que ceux de la Quatrième dimension (Τέταρτη διάσταση) englobant à la fois le style narratif, la mise en scène théâtrale et les vers libres. L’auteur hongrois Sándor Weöres a composé des comptines pour enfants, une variété d’exercices rythmiques et de longs poèmes à ca�

ractère philosophique. Il a également conçu des pièces de théâtre et écrit pour des pièces de marionnettes. La grande diversité de ces compositions en dialogue les unes avec les autres, montre l’impossibilité de regrouper les œuvres de ces deux auteurs, grec et hongrois, au sein d’un macro�genre « poétique ». Une telle catégorisation, trop générale, ne tiendrait pas compte de la complexité de leurs textes. C’est pourquoi, le terme de « généricité » se révèle adéquat pour aborder leurs écrits. Ute Heidmann définit ainsi, avec Jean-Michel Adam, ce concept dans Le Texte littéraire. Pour une approche interdisciplinaire4:« […] dès qu’il y a texte – c’est�à�dire reconnaissance du fait qu’une suite d’énoncés forme un tout de communication –, il y a effet de généricité – c’est�

à�dire inscription de cette suite d’énoncés dans une classe de discours».Le terme de

« généricité » qu’il faut comprendre comme une « dynamique » selon Ute Heidmann, prend en considération les diverses formes que peuvent revêtir des créations littéraires produites à une époque précise, dans un cadre culturel déterminé. Dans le cas des

« mythes » en tant que « vieilles histoires » ou ἀρχαῖα, le concept de « généricité » permet notamment de comparer les écrits antiques aux compositions du xxe siècle, mais aussi de mettre en dialogue différentes (r)écritures modernes de ces textes anciens. Ainsi, les poèmes Στὸν Ὀρφέα (A Orphée) de Yannis Ritsos et Orpheus de Sándor Weöres, composés sous deux régimes d’oppression du xxe siècle, se prêtent à une analyse de ce type. Ute Heidmann met en relation « (re)configuration » et « généricité » à l’aide de la notion de « reconfiguration générique » qui « permet de comprendre l’inscription d’énoncés dans des systèmes de genres existants comme une tentative d’infléchir les conventions génériques en vigueur et de créer de nouvelles conventions génériques, mieux adaptées aux contextes socioculturels et discursifs qui diffèrent d’une époque et d’une sphère culturelle et linguistique à l’autre. »5

3. La traductrice et commentatrice du poète grec, Chrysa Prokopaki (Yannis Ritsos. Avec un choix de textes, une bibliographie, des illustrations, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1973) souligne la singularité structurale de ces longs poèmes en les rapprochant de la forme théâtrale sans que les textes ne soient mis en scène.

4. Jean�Michel adam & Ute heidmann, Le Texte littéraire. Pour une approche interdisciplinaire, Lou�

vain�la Neuve, Bruylant, « Au coeur des textes », 2009, p.11.

5. Ute heidmann & Jean�Michel adam, Textualité et intertextualité des contes. Perrault, Apulée, La Fontaine, Lhéritier…, Paris, Classiques Garnier, « Lire le xViie siècle », 2010, pp. 34�35.

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Yannis Ritsos qui revendique très tôt la forme « démotique » du grec dans ses compositions s’est progressivement détaché de la métrique pour adopter les vers libres6. Son poème Στὸν Ὀρφέα (A Orphée) porte la date de composition du 27 juin 1969 et le lieu d’écriture, Karlovassi, à Samos. Il a d’abord été publié en 1971, dans le recueil bilingue français et grec, Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα par Gallimard, puis une année plus tard en Grèce par Kedros7. Il figure également dans l’édition 2009 des traductions du recueil sous le titre modifié Pierres Répétitions Grilles par Pascal Neveu qui considère que le terme «Grilles» correspond mieux au contexte expérimenté par le poète lors de la composition de ces textes.

Cette retraduction française permet d’avoir un aperçu parachevé du co�texte. Le court poème Στὸν Ὀρφέα (À Orphée) clôt la deuxième partie Ἐπαναλήψεις (Répétitions) comprenant d’autres textes à « caractère mythologique »8, ainsi qu’un poème intitulé Μεταμορφώσεις (Métamorphoses). Ces différentes éditions placent Στὸν Ὀρφέα (À Orphée) à la fin de cette deuxième partie. Il est important de noter qu’initialement les premiers feuillets manuscrits d’Ἐπαναλήψεις (Répétitions) écrits entre 1963 et 1965, conservés aux archives Bénaki à Athènes, ne comportaient aucun poème à « caractère mythologique ».

En ce qui concerne le corpus hongrois, Orpheus est un long poème de Sándor Weöres, portant la date de composition de 1955 et publié en 1956 au sein du recueil intitulé A hallgatás tornya ( La Tour du silence ), accompagné du sous�titre : Harminc év verseiből (Parmi les poèmes des 30 (dernières) années). Cette édition de 1956 est illustrée de pictogrammes dessinés par Sándor Weöres, imprimés en rouge carminé. La couverture présente les initiales du poète de la même couleur, ce qui est un renvoi au nom

« Weöres », homophone de « vörös » qui signifie en hongrois « rouge (carminé) ». Dans le recueil A hallgatás tornya ( La Tour du silence ), la quadrilogie dédiée à Orphée est succes�

sivement divisée : A játszó Orpheus (Orphée jouant), A megölt Orpheus (Orphée tué), Orpheus, Eurydiké, Hermés (Orphée, Eurydice, Hermès), Lebegés a határtalanban (Flottement dans l’infini).

Cotextuellement, ce poème de quarante�quatre strophes de longueur variable, se situe à la suite de Medeia (Médée) écrit en 19549 et précède Minotauros composé en 1956.

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Les travaux de Dominique Maingueneau sur la « scène d’énonciation » ont posé les prémisses du concept de « scène de parole ». En e��et, figurent des « indications explicites dans les textes mêmes, qui revendiquent souvent la caution de scènes de parole préexistantes »10. Il est possible de montrer la fonctionnalité d’un tel concept

6. Dimitris Mangafourakis fait une revue des différentes « sources » ayant eu un impact sur l’évolution de l’écriture de Ritsos (Δημήτρης, ΜΑΓΚΑΦΟΥΡΑΚΗΣ Γιάννης Ρίτσος. Αναζιτώντας τις πηγές της έμπνευσής του, Αθήνα, Ταξιδευτής, 2011, pp. 20-24). Concernant son lien avec le style de Karyotakis , voir également l’analyse de Christina Dounia (Χριστίνα ΝTOYNIA, « Καρυωτάκης – Ρίτσος: Έλξη και απώθηση », dans Δημήτρης KOKOPHΣ Εισαγωγή στην ποίηση του Ρίτσου. Επιλογή κριτικών κειμένων, Ηράκλειο, Πανεπιστήμιακες Εκδόσεις Κρήτης, 2009, pp. 283�292).

7. Γιάννης Ριτσοσ, Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, Athènes, Κέδρος, 1972.

8. Dont Héraklès et nous, La toison d’or, Le désespoir de Pénélope, Apollon sur le médaillon d’Antigonos, Actéon, Artémis, Hermès I et II, etc…

9. Il est suivi de deux autres poèmes composés en 1955, Vándordal que je traduirais par « Chant nomade » et Fughetta.

10. Dominique mainGueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « U Lettres », 2004, p. 195.

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appliqué au champ comparatiste. Le début d’Orpheus écrit par Sándor Weöres, étayé de ma traduction de travail, se présente comme un exemple pertinent en vue d’une illustration du concept de « scène de parole ».

Ime a vándor, porlepte énekes, akinek garast hajítsz, az idegen, a másféle, akit rettegve keresztre vonsz, önnön benső, igazi arcod, akit nem ismersz, nélküle tested akollá sötétül, eszméleted ura.11

Voici le chantre ambulant, couvert de poussière, à qui tu jettes un sou, l’étranger, l’autre, celui que tu crucifies de peur,

ton vrai visage intérieur, celui que tu ne connais pas,

sans lui ton corps s’assombrit en bergerie, maître de ta conscience.12

Sándor Weöres met en scène Orphée à la fois chantre et poète, de façon atempo�

relle. Il ouvre la quadrilogie par le déictique Ime qui signifie « Voici » en �rançais, en créant par une hypotypose un effet scénographique. Il introduit le chantre Orphée par une représentation frappante qui interpelle le lecteur. Il décline les qualités du poète de façon emphatique : il serait possible de traduire : « Voici le nomade / couvert de poussière chantre » et au second vers : « l’étranger », « l’autre » ou « le différent ». Dominique Maingueneau insiste sur le rôle discursif des déictiques:

À côté des personnes, il existe d’autres embrayeurs, les déictiques, dont la fonction est d’inscrire les énoncés�occurrences dans l’espace et le temps par rapport au point de repère que constitue l’énonciateur. En aucun cas, par conséquent, il ne faut dissocier personnes et déictiques. Même si la personne y joue un rôle dominant, la triade… (JE � TU) – ICI – MAINTE�

NANT est indissociable, clé de voûte de toute l’activité discursive.13

Cette correspondance entre personnes et déictiques n’est pas exclusive à la langue française. La langue hongroise y a également recours. Dans le texte de Sándor Weöres, le déictique Ime que j’ai traduit par « Voici » � étymologiquement

« vois�ici », donc un adverbe déictique précédé de l’impératif � est à mettre en relation avec la deuxième personne du singulier qui a ici la fonction d’une adresse au lecteur. La troisième personne du singulier participe à l’effet de mise en scène. Ce point est important pour l’ensemble du poème car, dans les vers suivants, Orphée

« prendra la parole ». L’ « ethos » du personnage Orphée dominera la majeure partie du poème. Jérôme Meizoz qui se réfère à Dominique Maingueneau pour distinguer

« posture » et « ethos », rappelle que « l’ethos s’origine sur le versant discursif » 14. Cet

« ethos » est annoncé dès la « scène de parole » qui ouvre la quadrilogie Orpheus. De plus, le déictique Ime (« Voici ») a un rôle complémentaire. Il s’agit d’un indice qui permet de repérer un intertexte essentiel pour le poème de Sándor Weöres.

11. Sándor Sándor weöres, A hallgatás tornya, Budapest, Szépirodalmi könyvkiadó, 1956, p. 382.

12. Traduction de travail.

13. Dominique MainGueneau, L’Énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, « Les Fon�

damentaux � Lettres », 1999, p. 33.

14. Jérôme meizOz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », dans Argumentation et Analyse du Discours, n° 3, « Ethos discursif et image d’auteur », s. dir. Michèle BOKO-

Bza Kahan & Ruth amOssy, 2009. [En ligne], URL : http://aad.revues.org/667

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Dominique Maingueneau souligne dans Le Discours littéraire que « les œuvres peuvent en effet fonder leur scénographie sur des scènes d’énonciation déjà validées, qu’il s’agisse d’autres genres littéraires, d’autres œuvres » 15. Dans le début d’Orpheus, Sándor Weöres qui a par ailleurs écrit un recueil intitulé Átváltozások (Métamorphoses) mobilise un extrait du vers 7 figurant dans le livre XI des Métamorphoses d’Ovide:

“En,” ait “en hic est nostri contemptor !”. Cette exclamation a été traduite par Olivier Sers en français : « Voilà, c’est lui, celui qui nous méprise ! ». Elle correspond au cri de la Ménade rapporté au début du onzième livre des Métamorphoses :

Carmine dum tali siluas animosque ferarum Threicius uates et saxa sequentia ducit, Ecce nurus Ciconum, tectae lymphata ferinis Pectora uelleribus, tumuli de uertice cernunt Orphea percussis sociantem carmina neruis.

E quibus una, leues iactato crine per auras :

« En, » ait « en hic est nostri contemptor ! » […]

Tandis que par ces chants le poète de Thrace Attirait les forêts, les rochers et les fauves, Délirantes, les seins couverts de peaux de bêtes, Les brus de Ciconie virent du haut d’un tertre Orphée frappant la lyre accompagnant ses chants.

L’une crie, secouant ses cheveux dans la brise : Voilà, c’est lui, celui qui nous méprise ![…]16

Le déictique, traduit, permet de créer un lien intertextuel entre les différentes (r)écritures de cet épisode incontournable du mythe d’Orphée. La définition de l’énonciation apportée par Claude Calame et sa compréhension du hic et nunc fournit un éclairage supplémentaire pour la comparaison des deux passages cités, celui de Sándor Weöres et celui d’Ovide:

Dans la perspective adoptée par Benveniste à ce propos, le temps du calendrier réduit à un temps compté non seulement n’intègre pas dans sa linéarité les récurrences cycliques dont est aussi faite la scansion calendaire, mais il s’opposerait au « temps linguistique », lié quant à lui à l’exercice de la parole. Il y aurait donc contraste entre temps calendaire et temps linguistique dans la mesure où, à l’évidence, le point axial de ce dernier, issu de la mise en discours, coïncide non pas avec un point d’origine, mais avec le moment même de son énonciation : un « maintenant » qui se définit en concomitance avec un « ici », dans une nouvelle imbrication des paramètres temporels et spatiaux. Ces indices discursifs renvoyant au temps et à l’espace de la communication se combinent avec les formes pronominales du je et du tu pour constituer ce que le même Benveniste appelle dans une étude presque contemporaine « l’appareil formel de l’énonciation »17. De ce hic et

15. Dominique mainGueneau, Le Discours littéraire…, op. cit., p. 195.

16. OVide, vers 1 à 7, livre XI, Les métamorphoses, traduit par Olivier Sers, Paris, Les Belles Lettres, 2011, pp. 496�497.

17. note n° 21 dans le texte de Claude Calame se référant à �mile Bnote n° 21 dans le texte de Claude Calame se référant à �mile BenVéniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1974, pp. 71�88.

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nunc linguistique et énonciatif la position varie avec le lieu, le moment et les acteurs de la mise en discours elle�même.18

Le hic et nunc décliné par Ovide dans ce passage est « (re)configuré », c’est�à�dire (r)écrit selon des modalités discursives propres à Sándor Weöres. Alors que les Ménades représentées par Ovide ne sont plus explicitement les responsables de la mort d’Orphée, Sándor Weöres exploite leur sentiment d’humiliation. À l’aide d’un indice discursif, il inscrit la scène dans une forme démonstrative. Il utilise l’exclamation « En, en hic est nostri contemptor ! » et reproduit l’effet de mise en scène par le déictique hongrois Ime, une marque démonstrative que j’ai traduite par « Voici ».

Ce prélude s’adresse, sur un ton presque accusatoire, à la deuxième personne du singulier. Il interpelle le lecteur par trois verbes emprunts de gravité: garast hajítsz , rettegve keresztre vonsz, nem ismersz, accompagnés du pronom aki décliné en hongrois.

Ces verbes correspondent, dans ma traduction, à la fin des vers : « à qui tu jettes un/ton sou », « celui que tu crucifies de peur/en tremblant », « celui que tu ne connais pas » en position antithétique avec la troisième personne désignée comme

« chantre ». Dès les quatre premiers vers du poème, Sándor Weöres marque un paradoxe : « celui que tu ne connais pas » étant pourtant « maître de ta conscience ».

Par cet oxymore, il crée une mise en scène déconcertante en opposant la deuxième et la troisième personne du singulier. De plus, il insère une adresse au lecteur, pris à partie par le choix de la deuxième personne qui dénigre l’ « autre ». Corrélativement, il montre que le poète est rejeté en tant qu’ « étranger », « l’autre » (idegen, a másféle).

En termes de « scénographie », ce procédé correspond à une tentative de

« légitimation » par le poète qui s’adresse à la fois au lectorat hongrois et à l’organe de la censure. Dominique Maingueneau insiste sur le lien étroit entre énonciation et « légitimation » :

�nonciation par essence menacée, l’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la légitimation des conditions de son propre dire. La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient le discours et ce qu’engendre ce discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer comme il convient. 19

Sándor Weöres est exclu de la vie littéraire entre 1948 et 1956 car ses œuvres considérées comme trop abstraites ne correspondent pas à l’approche matérialiste de la poésie alors en vigueur en Hongrie. Jugé par le régime en cours comme antiréaliste et individualiste, Sándor Weöres est écarté en raison de son faible engagement politique. Ce sont ses jeux rythmiques classés par les éditeurs parmi la littérature destinée aux enfants qui lui permettent de garder l’intérêt des lecteurs.

Pendant cette période le poète se tourne vers la traduction. Ce choix de production sous la « contrainte »20 a été adopté par plusieurs auteurs d’Europe de l’Est au cours du xxe siècle.Le recueil A hallgatás tornya ( La Tour du silence ) n’est édité qu’en 1956, année de l’insurrection de Budapest. Cette « révolution », appelée 1956-os forrada-

18. Calame CCalame Calame, Pratiques poétiques de la mémoire, représentations de l’espace-temps en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, « Collection historique », 2006, p. 33.

19. Dominique MainGueneau, Le Discours littéraire…, op. cit., p. 193.

20. L’ouvrage de Ioana Popa (Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989) Paris, CNRS, « Culture et société », 2010), traite en profondeur de ce phénomène récurrent en Europe de l’Est.

(9)

lom, a débuté par des manifestations de masse21. Les écrivains hongrois et le cercle Pet�fi composé d’intellectuels avaient, dès auparavant, critiqué le régime du diri-�fi composé d’intellectuels avaient, dès auparavant, critiqué le régime du diri-composé d’intellectuels avaient, dès auparavant, critiqué le régime du diri�

geant autoritaire Mátyás Rákosi dont le départ avait permis la brève gouvernance d’Imre Nagy favorable au changement. Mais suite à la dénonciation du pacte de Varsovie, l’armée soviétique envahit, à l’aide de chars, la Hongrie le 4 novembre.

Alors que plus de 2 500 personnes sont tuées, 200 000 fuient en tant que réfugiés.

Les arrestations durent plusieurs mois sous le pouvoir de János Kádár. �crivant à la charnière de ces événements, le poète s’approprie l’exclamation de la femme meurtrière pour s’identifier à Orphée d’une part et d’autre part pour se définir en tant qu’étranger, nomade, vagabond, mendiant. Il détourne le cri de la femme cico�

nienne figurant dans les Métamorphoses afin d’ insister sur l’importance du chantre qui devient l’expression de la nature humaine authentique dans un contexte où le mensonge et la délation sont encouragés par le régime. Le concept de « scène de parole » dans cette comparaison s’avère être d’une fonctionnalité importante, d’autant plus que Sándor Weöres utilise le discours direct de l’intertexte latin et ac�

centue ainsi l’impact de l’énonciation. Après 1956, le poète n’intègre pas la catégorie d’écrivains « soutenus » (támogatott) par la politique culturelle de György Aczél, il est en revanche classé parmi les auteurs « tolérés » (tűrtek)22.

3.

Στὸνρφέα (À Orphée) de

y

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r

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:

identifiCatiOn de la

«

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»

Le poète grec Yannis Ritsos « (re)configure » plusieurs épisodes du mythe d’Orphée racontés en latin par Ovide. Par le recours à la langue grecque moder�

ne, porteuse d’une longue histoire textuelle et sémantique, il situe sa (r)écriture dans une continuité de créations successives autour des mythes. Le texte grec Στὸν Ὀρφέα (À Orphée) alterne des vers de longueur variable : un vers long est suivi d’un vers court, mis en évidence par une légère rime croisée de la voyelle « i », puis de la consonne « s », quatre fois. Puis, apparaissent quatre vers longs sous forme de para�

graphe, se terminant par deux vers courts. La quatrième strophe est composée de deux interrogations variables par leur longueur. Les deux vers finaux reprennent les deux vers initiaux. Cette disposition des strophes illustre le lien entre versification stricte caractéristique des premiers poèmes de Ritsos et essai prosaïque. De plus, elle inscrit le poème dans l’actualité. Sous le titre français À Orphée , le poème clôt la deuxième partie du recueil bilingue, intitulée Répétitions (Ἐπαναλήψεις). Il débute par l’ indication temporelle Τὸ καλοκαίρι ἐφέτος traduit par Chrysa Prokopaki et Antoine Vitez « Dans l’été de cette année », puis en 2009 par Pascal Neveu : « En été cette année ». Une traduction mot à mot équivaudrait tout simplement à « L’été cette année ». Le premier vers ne comporte pas de virgules, Pascal Neveu en a rajouté, notamment après « cette année » pour marquer le complément de temps.

Ces variantes révélées par les traductions confirment l’a�firmation selon laquelle la

« synonymie est impossible »23. Silvana Borutti et Ute Heidmann, auteures de ce

21. Miklós ós s mOlnár, Histoire de la Hongrie, Paris, Perrin, 2004, p. 454.

22. �gota �gota steinert, « Szép távolságoddal itt vagy. Károlyi Amy és Weöres Sándor alkotói kapcso�

lata », dans Életünk, n° 4, 2013, p. 49.

23. Silvana BOrutti & Ute heidmann, La Babele in cui viviamo. Traduzioni, Riscritture, Culture, Torino, Bollati Boringhieri, 2012, pp. 163�165.

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constat, proposent d’exploiter la valeur « heuristique » de ces différences traducto�

riales pour l’analyse des textes.

Les quatorze premiers vers du texte Στὸν Ὀρφέα (À Orphée) dans le recueil traduit par Chrysa Prokopaki, Antoine Vitez et Gérard Pierrat, constituent une

« concision » des vers 1 à 84 du onzième livre des Métamorphoses d’Ovide:

Τὸ καλοκαίρι ἐφέτος κάτω ἀπ᾽ τὸν ἀστερισμὸ τῆς Λύρας μένουμε συλλογισμένοι.

Ποιό τ᾽ ὄφελος ποὺ μάγεψες μὲ τὸ τραγούδι σου τὸν Ἅδη καὶ τὴν Περσεφόνη

καὶ σοῦ ἐπιστρέψανε τὴν Εὐρυδίκη ; Ὁ ἴδιος ἐσύ, στὴ δύναμή σου δυσπιστώντας,

στράφηκες νὰ βεβαιωθεῖς, κ᾽ ἐχάθη πάλι στὸ βασίλειο τῶν ἴσκιων κάτω ἀπ᾽τὶς λεῦκες.

Τότε ἀπ᾽ τὸ ἀκατόρθωτο σκυμμένος, κήρυξες στὴ λύρα τὴ μοναξιὰ σὰν τὴν ὕστατη ἀλήθεια. Αὐτὸ δὲ σοῦ τὸ συχωρέσαν

οὔτε οἱ θεοὶ οὔτε οἱ ἄνθρωποι. Μαινάδες σοῦ κομμάτιασαν τὸ σῶμα στὶς ὄχθες τοῦ Ἕβρου. Mόνο ἡ λύρα σου κ᾽ ἡ κεφαλή σου φτάσανε

στὴ Λέσβο

παρασυρμένα ἀπ᾽ τὸ ρεῦμα.

Dans l’été de cette année sous la constellation de la Lyre nous demeurons pensifs.

A quoi bon avoir charmé de ton chant, Adès et Perséphone, et ils t’ont rendu Eurydice. Toi-même, te défiant de ta �orce, tu t’es retourné pour te rassurer, et de nouveau elle fut perdue dans le royaume des ombres

sous les peupliers.

Alors, courbé par l’impossible, tu as clamé à la Lyre

la solitude comme vérité ultime. Cela, ni les hommes ni les dieux ne te l’ont pardonné. Les Ménades ont mis ton corps en pièces sur la rive de l’Hèbre. Ta lyre et ta tête seulement sont arrivées à Lesbos,

entraînées par le courant.24

L’étude des différentes modalités génériques, traductoriales et intertextuelles gagne à être complétée par une comparaison sur le plan énonciatif. L’approche discursive contribue à développer cet axe d’analyse et permet de mettre en lumière certains éléments en les contextualisant. Claude Calame montre que « les indices discursifs renvoyant au temps et à l’espace de la communication se combinent avec les formes pronominales du je et du tu. »25. Bien qu’en grec moderne les pronoms personnels

24. Yannis ristOs, Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, édition bi�édition bi�

lingue, traduit du grec par Chrysa prOKOpaKi, Antoine Vitez, Gérard pierrat, Paris, Gallimard, 1971, pp. 109�110.

25. Calame Calame calame, Pratiques poétiques de la mémoire…, op. cit., p. 33.

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ne soient pas explicités, dans le texte de Yannis Ritsos, la deuxième personne du singulier est mise en emphase : Ὁ ἴδιος ἐσύ, traduit par « Toi�même ». Les verbes à la deuxième personne dans le corps du poème correspondent à des adresses faites à Orphée. Si l’on considère l’optique proposée par Claude Calame, la (r)écriture par Yannis Ritsos apporte des variations de « lieu », de « moment » et des « acteurs de la mise en discours ». La deuxième personne du singulier alterne avec la première personne du pluriel qui ouvre et clôt le poème par la répétition de :

Τὸ καλοκαίρι ἐφέτος [...] μένουμε συλλογισμένοι.

Dans l’été de cette année […] nous demeurons pensifs .

La mise en scène est initiée et reprise à la fin sous �orme de chiasme : « Dans l’été de cette année, sous la constellation de la lyre », puis « Sous cette constellation, dans l’été de cette année ». Ces vers qui « encadrent » le corps du texte présentant Orphée à l’aide de la deuxième personne du singulier, insèrent de façon nuancée l’expres�

sion « sous la constellation de la lyre ». La « constellation de la lyre » est un élément important des différentes (r)écritures du mythe d’Orphée que Yannis Ritsos semble connaître. Par l’actualisation de la vieille histoire orphique, il apporte une empreinte très personnelle à une succession millénaire de textes. En utilisant la première per�

sonne du pluriel, Ritsos associe l’énonciateur et l’auteur : se désigne�t�il lui�même avec ses compagnons? Il s’agirait alors de Ritsos, en tant que poète dialoguant avec un autre poète, Orphée, mais aussi de Ritsos en tant qu’écrivain engagé, il serait donc poète en compagnie des amis qui ont partagé son sort. La première personne du pluriel marque allégoriquement l’idée de groupe, de compagnons26. On retrouve cette forme énonciative dans d’autres poèmes du recueil.

En plus de la « concision » des vers 1 à 84 du onzième livre des Métamor- phoses, Ritsos opère un détournement puisque la cause du châtiment n’est plus la jalousie des Ménades qui se sentaient délaissées par le chantre. Les brus de Ciconie deviennent de simples exécutrices. La cause de la décapitation, c’est d’avoir « clamé à la lyre ». Ritsos utilise en grec le verbe κηρύσσω / κηρύττω qui signifie « déclarer »,

« proclamer » voir « prêcher » dans l’expression κήρυξες στὴ λύρα, traduit par « tu as clamé à la lyre ». Dans la (r)écriture ou, plutôt, dans la « (re)configuration » par Ritsos, Orphée est puni pour avoir chanté, dit la vérité, dans la solitude.

Il est essentiel de s’interroger sur les limites du concept : est�il possible d’uti�

liser un terme comme la « scène de parole » lorsqu’un poète est réduit au silence ? Elli Philokyprou27, dans son étude sur la notion de silence dans l’œuvre de Ritsos, lie ce poème dédié à Orphée à la position des écrivains au temps de la dictature en Grèce et le situe un an après le Printemps de Prague. Elle souligne la valeur rhé�

torique de la question insérée dans ces quelques vers par Ritsos qui s’interroge sur

26. La première personne du pluriel apparaît de façon récurrente dans le même recueil. Elle fait allusion aux Argonautes dans le poème portant le titre Τό χρυσόμαλλο δέρας (La toison d’or). Voir mon analyse « La toison d’or (Τό χρυσόμαλλο δέρας) de Yannis Ritsos, une (r)écriture grecque moderne », Les objets de la mythologie grecque (2), Gaia, n° 17, 2014, pp. 249�270.

27. ��Ελλη ΦΙΛΟΚΥΠΡΟΥ, Η αμείλικτη ευεργεσία· όψεις της σιωπής στην ποίηση του Γιάννη Ρίτσου, Αthènes, Βιβλιόραμα, 2004, pp. 112�114.

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une parole poétique adressée à Orphée, dans le silence. Le début du dixième vers

« la solitude comme vérité ultime » mène justement à son paroxysme cette inter�

rogation. L’expression grecque τὴ μοναξιὰ σὰν τὴν ὕστατη ἀλήθεια, peut renvoyer à l’intertexte d’Ovide, notamment au début du vers 20 du dizième livre: Vera loqui sinitis qu’Olivier Sers a traduit par « De parler vrai »28. Ritsos détournerait alors ce vers puisque, pour lui, de façon expérimentale, la vérité se résume à l’exclusion et au silence.

Si à première vue le texte ne permet pas de déceler une « scène de parole », le péritexte par contre, participe fortement à l’élaboration de la mise en scène. Ute Heidmann qui précise le concept de « scène de parole » en le distinguant de la scé�

nographie et en soulignant la fonctionnalité de ce nouvel outil d’analyse, insiste sur la nécessité de considérer attentivement le péritexte :

Ces modalités énonciatives du dire sont souvent signalées dans les péritextes (préfaces, frontispices, épîtres, postface, illustrations, etc.) et récits cadres, qui demandent à être analysés et comparés en premier lieu à cause de leurs fonc�

tions stratégiques importantes. C’est à ces endroits que se trouvent les indices de la scénographie et des scènes de parole significatives. L’analyse comparative et différentielle des paratextes et des scénographies s’avère particulièrement intéressante, elle permet en effet de découvrir des stratégies discursives et des effets de sens restés inaperçus dans les approches qui s’attachent à analyser ce qui est dit sans prise en considération de sa « mise en scène ». 29

En mettant en relation l’indication temporelle inscrite dans l’actualité de

« cette année » au premier et dernier vers avec la date du 27 juin 1969 et le lieu : Kar�

lovassi, île de Samos30, notés en bas du poème, il est possible d’identifier une « scène de parole ». Le déictique relatif à l’indice temporel « cette année » (ἐφέτος) renvoie au contexte d’écriture : Le 21 avril 196731, deux colonels Yorgos Papadopoulos et Nikolaos Makarezos, mènent un coup d’état en Grèce, en abolissant la constitution.

Suite à cet évènement, Yannis Ritsos est arrêté à Athènes. Conduit à l’hippodrome de Phaliro, avec dix mille autres otages de la junte, il est interné sur l’île hostile et rocheuse de Yaros, un lieu de déportation, réouvert au moment de la Junte des Colonels32. Yannis Ritsos entreprend la compostion de courts poèmes qui formeront ensuite le recueil Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλί� Ἐπαναλήψεις Κιγκλί�

δωμα de façon clandestine, lors de sa détention. En août 1968, après un séjour dans un centre anticancéreux à Athènes, il est envoyé à Léros. Puis, surveillé, le poète est assigné à résidence au domicile de son épouse, sur l’île de Samos, en octobre. Yannis Ritsos qui subit une forte censure jusqu’en 1972, y emporte ses poèmes dissimulés dans le double fond de sa valise. Il expédie secrètement les manuscrits de ces courts textes à Paris, en 1969.

28. OVide, vers 20, livre X, Les Métamorphoses, traduit par Olivier sers, Paris, Les Belles, Lettres, 2011, pp. 450�451.

29. Ute heidmann, « La comparaison différentielle comme approche littéraire », dans Nou- veaux regards sur le texte littéraire, s. dir. Vincent jOuVe, Reims, Presses universitaires de Reims, 2013, p. 215.

30. Ces indications figurent dans toutes les éditions citées.

31. Voir Pascal neVeu, L’Amertume et la pierre. Poètes au camp de Makronissos 1947-1951, Paris, Ypsilon, 2013, pp. 266�268.

32. Voir Ibid, p. 269. Yaros est une petite île des cyclades qui « a servi de lieu de déportation de 1947 à 1952. Puis encore de 1958 à 1963, par un décret royal qui réactivait le décret 1137 de 1942, pour quelques déportés. Il réouvrit à nouveau le 28 avril 1967, premier jour de la Junte des Colonels, pour les déportés politiques. »

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Aragon avec lequel il entretient une correspondance continue donne sa propre interprétation du titre « Pierres Répétitions Barreaux » dans la préface du recueil bilingue :

Il y aurait à s’arrêter au triple titre : « Pierres, Répétitions, Barreaux » par quoi nous pouvons nous faire une idée de deux années de création dans des conditions singulières, comme on ouvre une porte après l’autre sur le secret des chambres d’une même maison. « Pierres… » hantise des statues mortes, dalles, colonnes brisées. Je l’entends ainsi, ce silence où l’herbe pousse et sèche, d’hommes pourtant plutôt que de ruines. […]

« Répétitions »…le temps a passé, on ne saisit plus la douleur, ici non plus on n’entend pas le cœur battre…ah. Alors vient la troisième étape, et il faut bien montrer les « Barreaux » pour que demain, plus tard, on reconnaisse aux barreaux la prison. 33

À l’époque de la traduction inédite en français, Aragon34, Prokopaki, Vitez et Gérard Pierrat ne connaissent pas les conditions concrètes de détention des prisonniers politiques. Lorsque Pascal Neveu retraduit et complète l’ensemble du recueil, il a déjà accès aux archives retraçant la réalité des exilés à Makronissos, Yaros et Léros.

Comme remarqué antérieurement, il propose le titre de « Grilles » car, selon lui, cela correspond mieux à la réalité de la détention connue par le poète. Ce cas illustre le

« travail de différenciation » présenté par Ute Heidmann en tant qu’analyse de la tra�

duction comme mise en œuvre d’un dialogue. Dominique Grandmont, traducteur de Yannis Ritsos insiste également sur le rôle « heuristique » de la différence:

C’est cette di��érence qu’il s’agit d’identifier, non pour la réduire - mais pour la dire. La page que je lis, celle que je traduis, existe en tant qu’obstacle ou écart

� ou lacune dans ma propre langue à laquelle, en la traduisant, je l’intègre.35

Silvana Borutti souligne la valeur cognitive de la traduction, la traduction en tant qu’expérience de connaissance, en lien avec l’ouverture à l’autre : « la traduction met au jour “l’inévitable dynamique de l’alternance” dedans/dehors et de l’ouverture à l’autre qui est le propre de la connaissance »36. Dominique Grandmont y fait écho:

Traduire est cet art de s’affronter — non pas tant à la lettre, et à la démulti�

plication à l’infini des interprétations — mais au vide qui nous oblige à fixer le signe, à clore à notre tour un texte — de nous visité par la réalité — pour lui permettre de s’ouvrir. 37

Dans un entretien publié dans la revue Desmos, il pose la problématique complexe de la légitimité dans l’œuvre du poète grec :

Certains jugeaient irrecevable le prosaïsme voulu, mais aussi la régularité de métronome, ou la minutie toute byzantine de l’écriture même du poète. Le grand désordre éditorial vient de cette nécessité pour l’auteur déporté de s’édi�

33. Yannis ristOs, Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, op. cit., p. 4�5.

34. Voir aussi Αικατερίνη MakpynikoΛa (éd.), Ο Αραγκόν για το Ρίτσο, Αθήνα, Κέδρος, 1983.

35. Dominique GrandmOnt, Le Voyage de Traduire, Creil, Bernard Dumerchez, 1997, p. 85.

36. Silvana BOrutti, Théorie et interprétation. Pour une épistémologie des sciences humaines, Lausanne, Payot, 2001, p. 71.

37. Dominique GrandmOnt, op. cit., p. 79.

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ter lui�même par la calligraphie, avant d’enterrer ses poèmes dans des boîtes de biscuits. Ce n’est pas de l’autopublication, mais le réflexe vital de se rapprocher des caractères d’imprimerie, tout en appuyant son bloc de papier sur le genou, assis sur un rocher. Ritsos écrit comme il respire. Il fallait faire bref, et doubler la censure. L’intériorité laconique fait le reste. Ce que les milieux littéraires ont du mal à lui pardonner, c’est que sa légitimité ne vient pas d’eux. Elle ne vient pas non plus de ses choix politiques. Sa croyance ou la convergence qu’il entend souligner, ne s’appuie pas sur un relativisme qui ne dit pas son nom, sous prétexte d’équivalence entre les opinions. Qui dit milieu dit centre, et désigne donc un pouvoir, mais la liberté ne se décrète pas. 38

4. d

es

«

sCènes deparOle

»

surgiesdel

intertextualité

Le recueil bilingue, grec et français, des Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα, est d’abord publié par Gallimard, en 1971, alors que Yannis Ritsos, assigné à résidence à Samos, au moment de la dictature des colonels en Grèce, subit la censure. Isolé, le poète grec ne peut s’adresser aux lecteurs. Il s’adresse à Orphée, qui est devenu son seul interlocuteur. Il n’est pas sûr que ses poèmes seront lus. Sándor Weöres, exclu, ignore encore en 1955, si son poème Orpheus sera publié.

Si Sándor Weöres et Yannis Ritsos choisissent de mettre en scène Orphée, c’est en raison d’une longue tradition, commentée, entre autres, par Charles Segal39, qui lie Orphée à la figure du poète. Ils (r)écrivent tous les deux le texte d’Ovide exilé lui- même à Tomis au premier siècle après Jésus�Christ, par l’empereur Auguste et « (re) configurant » les livres X et XI des Métamorphoses. Ils créent une « scène de parole » différente dans leurs textes car les modalités discursives y divergent, mais aussi parce qu’ils font appel à d’autres intertextes. En plus du texte d’Ovide, le poème de Weöres se situe dans la continuité des poèmes Orpheus, Eurydice, Hermes (Orphée, Eurydice, Hermès) (1907�1908), puis Die Sonette an Orpheus (Sonnets à Orphée) (1922) composés par Rainer Maria Rilke. Le poète hongrois s’imprègne non seulement du lyrisme propre à ces textes mais reprend aussi l’idée de la métamorphose du monde par l’art. L’élévation en tant que moyen d’évasion est au cœur du poème de Weöres, exprimé dans la dernière partie qui ne comporte plus le nom d’Orphée : Lebegés a határtalanban (Flottement dans l’infini). Lors de la publication en 1944 du recueil Medúza composé par Sándor Weöres, l’écrivain Béla Hamvas reconnaît le talent du jeune poète, après avoir critiqué ses œuvres précédentes. L’auteur de Karnevál (Carnaval) devient à ce moment précis le « maître » de Weöres. Dans son article, Béla Hamvas, rattaché au cercle du « Sziget » se réfère à Stéphane Mallarmé40, pour revendiquer une poésie « pré-homérique », en l’associant à la figure d’Orphée. Béla Hamvas encourage le jeune poète Sándor Weöres à suivre la voie d’une poésie qu’il appelle

« orphique » dans la continuité d’auteurs tels que Mallarmé et Rilke. Weöres répond à cette proposition en composant Orpheus.

38. Dominique GrandmOnt, « Yannis Ritsos ou la hiérarchie du cœur », dans Desmos, n° 33, 2010, p. 28.

39. Charles Charles seGal, Orpheus. The Myth of the Poet, Baltimore, London, The Johns Hopkins Uni�

versity, 1989.

40. Stéphane MStéphane Mallarmé, Correspondances 1862-1867, éd. Bertrand marchal, Paris, Gallimard, 1959, p. 586 : « L’explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence… »

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Enfin, il est possible de situer le court texte de Yannis Ritsos par rapport aux lamelles orphiques. Claude Calame41 analyse la diversité énoncitative du Papyrus de Derveni mis au jour en 1962 en Macédoine, et des lamelles d’or trouvées en 1985 à Pelinna, qui s’avèrent être des « sortes de passeports vers l’au�delà ». Tout autre est l’enjeu de Στὸν Ὀρφέα (À Orphée), placé a posteriori à la fin de Pierres Répétitions Barreaux. Πέτρες Ἐπαναλήψεις Κιγκλίδωμα. La mise en discours qui balise la forme poétique de l’ensemble du recueil évoque tout particulièrement la mémoire. Les courts poèmes dont il est composé, sont inscrits sur de simples feuillets calligraphiés.

S’ils n’ont ni fonction funéraire, ni rituelle, ils se démarquent néanmoins d’autres poèmes mythologiques par leur concision. Comme beaucoup de textes composés par Yannis Ritsos, ils circulent entre les amis et compagnons d’infortune à l’aide de moyens mnémotechniques. Ils acquièrent un rôle mémoriel et témoignent de façon dissimulée de la triste réalité de l’oppression.

Dans le cadre d’une « comparaison différentielle », il faut comprendre le fonc�

tionnement du « mythe » en tant qu’intertextualité de textes anciens et montrer ses di��érentes (re)configurations par rapport à sa réception dans un cadre culturel spécifique.Les écrits de Yannis Ritsos prennent forme dans la continuité d’un vaste héritage antique. Le recours, même sous forme moderne, à une langue historique�

ment riche donne une large portée à ses textes. Ses lecteurs baignés dans les « vieux récits » comprennent sans ambiguïté le détournement que Yannis Ritsos opère sur les « mythes ». Le cas des poèmes de Sándor Weöres diffère, malgré le partage d’un héritage européen commun. Le poète hongrois cherche à valoriser l’originalité de la langue tout en ayant à l’esprit des siècles d’expression écrite latine qui ont marqué les lettres hongroises. Par le recours au concept de « scène de parole » en tant qu’axe de comparaison, il est possible de dégager des indices révélateurs des contextes politico�historiques dans lesquels les deux auteurs ont composé leur (r)écriture d’un même mythe.

Myriam Olah

Myriam.Olah@unil.ch Université de Lausanne

41. Claude Claude calame, « Funerary gold lamellae and Orphic papyrus commentaries. Same use, different purpose », dans The « Orphic » gold tablets and Greek religion. Further along the path, s. dir.

Radcliffe G. edmOnds, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, pp. 203�204. Il s’agit de la traduction par Sarah Melker de l’article de Claude calame, « Invocations et commentaires « or�

phiques » : Transpositions funéraires de discours religieux » dans Annales littéraires de l’Université de Besançon, n° 578, « Discours religieux dans l’antiquité », s. dir. Marie Madeleine mactOux & Evelyne Geny, 1995, pp. 11�30. Voir aussi Giovanni Pugliese carratelli, Les lamelles d’or orphiques: instructions pour le voyage d’outre-tombe des initiés grecs, Paris Les Belles Lettres, 2003, p. 61.

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