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Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l'Ancien Régime au XXe siècle

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Submitted on 16 Feb 2016

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Thierry Hamon

To cite this version:

Thierry Hamon. Le statut juridique des routoirs en Bretagne, de l’Ancien Régime au XXe siècle : l’exemple du Trégor. Du lin à la toile : la proto-industrie textile en Bretagne, Presses Universitaires de Rennes, pp.65-91, 2008. �halshs-00859155�

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LE STATUT JURIDIQUE DES ROUTOIRS EN BRETAGNE De l’Ancien Régime au XIXème siècle

(Exemple du Trégor)

Quiconque s’intéresse à l’histoire du lin – et, dans une certaine mesure, du chanvre – voit ses pas nécessairement le conduire, un jour ou l’autre, à la découverte des traces matérielles laissées dans la nature par le rouissage, phase importante de cette activité culturale, préalable nécessaire à la production de fils et aux opérations de tissage. Pratiqué dès l’origine de l’exploitation linière, attesté en Picardie et en Normandie au XVème siècle1, ses modalités techniques varient selon les lieux et les époques, balançant entre le rouissage par immersion dans l’eau et le rouissage sur prairie, sous l’action conjuguée de la rosée, de la pluie et du soleil.

La première de ces techniques – le rouissage aquatique – a donné lieu à la construction et à l’aménagement de grands bassins ou fosses, appelés rouissoirs, routoirs, ruitoires2, voire même roteurs3, et en breton : stankou lin, gwajou lin, poullou lin, stankou-ogerez, waz ogerezh4 ou encore waï’gerez5. Bien qu’encore fortement présents dans la mémoire collective du monde rural, leur l’histoire précise reste grandement méconnue car ils ont été jusqu’à présent très peu étudiés sur le plan scientifique.

Une heureuse prise de conscience de leur intérêt patrimonial s’est néanmoins opérée ces dernières années, se traduisant par de nombreuses opérations de sauvegarde et de mise en valeur. Un des exemples les plus aboutis en la matière est indubitablement le dégagement, puis la réhabilitation des routoirs de la baie de Guénoret, entre Pouldouran et Troguéry, sur le ruisseau dit « de la Fontaine Coco6 », par ailleurs cadre, en 1776, d’un conflit attesté par un procès devant la juridiction épiscopale des Régaires de Tréguier7.

Ces rouissoirs étaient particulièrement nombreux dans le Trégor puisqu’une statistique réalisée par l’administration préfectorale en 1857 en compte trois mille six cent cinq pour le seul arrondissement de Lannion, quatre cent soixante-quinze pour celui de Guingamp et quatre cent

1 L’Ancienne Coutume d’Amiens, officiellement rédigée en 1507, évoque la pratique ancestrale consistant à « rouyr lins et chanvres ès rivières ou marêts publics ». En 1532, le Parlement de Normandie connaît d’une affaire dans laquelle deux particuliers prétendent être en possession de routoirs depuis quarante ans. Charles Bourdot de Richebourg, Nouveau Coutumier général, Brunet, Paris, 1724, Tome 1, p. 135. Josias Berault, La Coustume réformée du pays et duché de Normandie, anciens ressorts et enclaves d’icelui, Raphaël du Petit Val, Rouen, 1612, p. 222.

2 Fournel utilise ce terme, aujourd’hui tombé en désuétude, pour désigner les « creux ou les mares remplis d’eaux dormantes, aménagés pour faire rouir le chanvre ». M. Fournel, Les lois rurales de la France, rangées dans leur ordre naturel, Nève, Paris, 1820, Tome 2, p. 322.

3 Cette dénomination n’a pas cours en Bretagne, mais est en usage en Normandie, comme en atteste l’article 209 de la Coutume générale de cette province, officiellement rédigée en 1582. A la fin de l’Ancien Régime, Hoüard définit les roteurs comme des

« fosses où l’on met les lins et chanvres, pour que le bois qui en soutient les filaments pourrisse ». David Hoüard, Dictionnaire analytique, historique, étymologique, critique et interprétatif de la Coutume de Normandie, Le Boucher jeune, Rouen, 1783, Tome 4, p. 159.

4 Jules Gros, Le Trésor du Breton parlé : Dictionnaire Breton-Français des expressions figurées, Emgleo Breiz – Brud Nevez, Brest, 1989, 2ème partie, p. 387. Jules Gros, Dictionnaire Français-Breton des expressions figurées, Emgleo Breiz – Brud Nevez, Brest, 1993, Tome 2, p. 1083.

Francis Favereau, Geriadur ar Brezhoneg a-vremañ, Skol Vreizh, Morlaix, 1992, p. 699, 1266.

5 Prononciation attestée à Buguélès, commune de Penvénan.

6 L’initiative en revient, au début des années quatre-vingt-dix, à M. Fañch Gestin, actuellement maire de Pouldouran, animateur de l’association Skol ar c’hleuziou, activement soutenu par les élèves du Lycée agricole de Penn ar c’hoad / Chef-du-Bois, en Pommerit- Jaudy. Ces derniers ont accompli un travail remarquable sous la conduite de leurs enseignants, aux premiers rangs desquels MM.

Loïc Bodeur, Christian Le Roux, Laurent Le Faucheur, et Mme Françoise Guillou. Saig Jestin, Skol ar c’hleuziou / A l’école des talus, 1994, p. 30.

7 Arch. dept. Côtes-d’Armor, B 3564.

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quatre-vingt dix-sept pour celui de Saint-Brieuc8. Jollivet, deux ans plus tard, en indique soixante pour la commune de Penvénan, vingt-six pour Coatreven, vingt-trois pour Camlez et quatre pour Tréguier, au territoire pourtant fortement urbanisé9. Ces chiffres – pour élevés et spectaculaires qu’ils soient – sont probablement assez fiables, car ils sont confortés par l’impression globale que l’on retire de l’étude rapide des états de sections des plans cadastraux dit Napoléoniens10, qui révèlent effectivement, pour chaque commune trégorroise, un grand nombre de routoirs. Bien évidemment, l’immense majorité d’entre eux, laissés à l’abandon, ont aujourd’hui disparu, qu’ils aient été volontairement comblés – voire reconvertis en décharges sauvages – ou plus simplement reconquis par la nature.

Comment, à l’époque, s’opérait le rouissage ? Le juriste et historien François-Marie Habasque, Président du Tribunal de 1ère Instance de Saint-Brieuc, nous apprend, en 1836, que les tiges de lin étaient mises à rouir « pendant quinze jours dans les eaux stagnantes des routoirs, cette eau étant renouvelée de temps en temps au moyen d’un réservoir supérieur11 ». Ceci explique pourquoi il existe généralement plusieurs bassins à se suivre, alimentés par la dérivation d’un ruisseau.

Ce type de disposition est également attesté, en 1846, par le recueil des Usages et règlements locaux du département des Côtes-du-Nord, dû à Francois-Germain Habasque, fils du précédent, lui-même avocat à Saint-Brieuc. Constatant que « le rouissage s’effectue indistinctement dans les rivières et dans des routoirs établis sur des ruisseaux dont l’eau va se réunir aux rivières », il conclut que, « dans les parties du département où l’on cultive le lin, il n’y a peut-être pas de ruisseau qui, de temps immémorial, ne serve chaque année au rouissage12 ».

L’organisation des routoirs en bassins successifs est aussi indirectement confirmée par les archives judiciaires, lorsque la jalousie, attisée par l’importance économique de l’opération, échauffe par trop les esprits : c’est ainsi, par exemple, que le 7 août 1776, une violente dispute éclate à propos des routoirs de Guénoret, Yves Le Gac (tenancier de l’exploitation du même nom), reprochant à Charles Le Meur (ouvrier de François Le Gac, agriculteur au manoir de La Ville-Basse13), d’avoir

« débondé le douët de la Ville Basse, lequel servoit de réservoir pour le rouage du douët inférieur du lieu de Guénolet [lui] appartenant, au risque de perdre et détruire entièrement [son] lin couché dans ce dernier douët, même celui de différents particuliers pareillement couché dans le même douët, et dont pour cette raison [il] étoit responsable ». Averti de la manœuvre, Yves Le Gac gagne prestement le manoir de Kerandraou où il trouve le valet occupé à battre sur l’aire14. Interrogé sur les raisons de son attitude, ce dernier se contente de

8 Sur ces 4577 routoirs, répartis sur 102 communes, seuls un quart sont en bon état, la moitié nécessitant de pressantes réparations, et le reste devant être reconstruit. Jean-Yves ANDRIEUX, Daniel GIRAUDON, Teilleurs de Lin du Trégor (1850-1950), Skol Vreizh, Morlaix, 1990, n° 18, p. 21. Elie Gautier, Tisserands de Bretagne, Morlaix, 1988, cité par : Jean Martin, Toiles de Bretagne : La manufacture de Quintin, Uzel et Loudéac (1670-1830), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998, p. 99.

9 B. Jollivet, Les Côtes-du-Nord : Histoire et géographie de toutes les villes et communes du département, 1859 (réimpression : Res Universis, Paris, 1990), Tome 4, p. 214, 241, 243, 258.

10 Ces plans sont, en réalité, rarement antérieurs à 1830.

11 L’auteur poursuit : « On prépare ensuite le lin à la broie mécanique, puis on l’adoucit sur une planche aiguë ; enfin, on le passe aux peignes de fer et de laiton, pour en extraire la partie gommeuse ». François-Marie Habasque, Notions Historiques, Géographiques, statistiques sur le Département des Côtes-du-Nord : Coup d’œil sur l’ensemble du Département des Côtes-du-Nord, Jollivet, Guingamp, 1836 (réimpression : Laffitte Reprints, Marseille, 1980), Tome 3, p. 76.

12 Antoine Aulanier, François-Germain Habasque, Usages et Règlements locaux du département des Côtes-du-Nord, Prud’homme, Saint- Brieuc, 1877 (4ème édition), p. 38-43.

13 Manoir de Kerandraou.

14 En réalité, les deux hommes n’en sont pas à leur premier différend, Le Gac accusant Le Meur d’avoir déjà tenté de le voler en subtilisant un « resteau de lin » mis à rouir, et en le proposant ensuite à un certain Yves Le Brun. Ce n’est qu’avec « de la peine [qu’il put] reprendre au jeune homme ce lin qu’il voulait vendre à son profit, par un espèce de larcin domestique ». Arch. dept. Côtes- d’Armor, B 3564. Force est d’admettre que les bottes de lin, laissées à la seule « sauvegarde de l’honnêteté publique » en des routoirs situés en des lieux écartés, sont bien de nature à susciter la tentation ! Les archives judiciaires conservent d’assez nombreuses

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« répondre insolemment que s’il avoit fait couler l’eau, c’est qu’il le vouloit, sans [donner] d’autre raison ». Cela en est trop pour Yves Le Gac qui, de colère, donne un coup de pied à son adversaire, « le prenant ensuite par les cheveux, le jetant à terre et lui portant un second coup… suivi de coups de poings ». Renversé sur une pierre qui le blesse aux lèvres, Le Meur est de nouveau bourré de coups de pied par son assaillant qui l’aurait probablement assommé au moyen d’une « pioche à deux têtes [dite] passe-partout », sans l’interposition d’un autre domestique de la Ville-Basse. L’affaire n’en reste pas là, la victime portant plainte trois jours plus tard, produisant à l’appui un certificat signé de deux chirurgiens jurés l’ayant soigné. Le 30 octobre suivant, le sénéchal des Régaires et Comté de Tréguier, Guillaume-Marie Duval, sans tenir compte des circonstances à l’origine même de la bagarre, condamne « Le Gac… en la somme de cinquante livres pour dommages et intérêts envers ledit Le Meur, et aux dépens de l’instance liquidés… à la somme de cent soixante-dix-sept livres…, non compris les épices conclusions et retraits de la [sentence] ; et faisant droit sur les conclusions du procureur fiscal…, en six livres d’amende au profit de la seigneurie, lui faisant défenses de tomber en pareille faute sous plus grande peine15 ».

Le recours aux routoirs n’était toutefois pas général, puisque cette technique était parfois concurrencée par le rouissage en eaux vives, comme le laisse entendre Habasque. Celle-ci était tout particulièrement en usage dans la Rance, dans le Trieux en amont de Guingamp16, ainsi que « dans le triangle que forment le Leff, le Trieux et la route de Guingamp à Châtelaudren ». Dans cette aire géographique, le lin, « lié par poignées, était mis… dans l’eau courante, où il était couché et recouvert de pierres ; il y restait trois, quatre, cinq jours, temps au bout duquel il était retiré pour être mis à sécher ». Habasque père précise d’ailleurs que l’on « préfère ce lin infiniment à celui qu’on fait rouir dans une eau stagnante : la filasse en est plus belle, plus pesante, plus blanche ». Ce mode de rouissage en rivière n’était d’ailleurs pas sans danger, puisqu’en 1896, Hippolyte Riou, avocat, maire de Guingamp, député et conseiller général, rappelait que « souvent le lin se trouve perdu, emporté qu’il est par une crue subite… Souvent même, il y a eu des cultivateurs noyés en l’immergeant ou en le retirant17 ».

1. Les routoirs sous l’Ancien Régime

A. Un statut empreint de Droit féodal.

La création des plus anciens routoirs semble remonter aux débuts même de la culture du lin en Bretagne, c’est-à-dire au Moyen Age, où existait « une petite draperie et une industrie de la toile, alimentée par le lin et le chanvre des courtils18 ». Mais c’est surtout aux XVème et XVIème siècles que, dépassant le cadre domestique, la culture linière prend véritablement son essor, tout particulièrement dans le Trégor où

« les lins et les chanvres » ne tardent pas à être considérés comme « plus beaux et en plus grande quantité que partout ailleurs, formant une branche considérable du commerce du diocèse », ainsi que le constate, encore deux cents plus tard, le Président Christophe Paul de Robien, dans son Histoire ancienne et naturelle de la Province de Bretagne, rédigée vers 175519.

procédures l’attestant, telle l’enquête d’office diligentée en 1698 par la juridiction de Lamballe à l’encontre de Marguerite Bonjour et François Mahé, son fils, accusés d’avoir volé du chanvre mis à rouir par Noël Morfouace dans la fontaine du Prest, en Maroué.

Arch. dept. Côtes-d’Armor, B 590.

15 La paroisse de Troguéry étant située dans le ressort du fief de l’évêque de Tréguier, les procès relèvent de la juridiction seigneuriale épiscopale, désignée en Bretagne sous le nom général de Régaires. Arch. dept. Côtes-d’Armor, liasse B 3564.

16 Hervé Le Goff, Les riches heures de Guingamp, des origines à nos jours, Editions de La Plomée, Guingamp, 2004, p. 599.

17 Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1896, session d’août, 2ème partie, p. 165.

18 Jean-Pierre Leguay, Hervé Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne Ducale : 1213 – 1532, Ouest-France Université, Rennes, 1982, p.

235.

19 Christophe Paul de Robien, Description historique et topographique de l'ancienne Armorique, Editions Joseph Floch, Mayenne, 1974.

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Nul doute donc que, dès cette époque, des routoirs aient existé, le mot même étant attesté dans la langue française20 en 1549, où il succède au terme latin de rothorium, signifiant déjà « le lieu où l’on met rouir le chanvre21 ». En 1690, Antoine Furetière, dans son Dictionnaire Universel, définit le verbe rouir de façon technique, en expliquant que « l’on met le chanvre, le lin à rouir dans des eaux mortes, pour en détacher plus facilement la filasse, quand il est à demi pourri ».

Pour tenter de fixer plus précisément les dates de construction des rouissoirs dans le Trégor, il est nécessaire de recourir aux archives notariales ainsi qu’à celles des justices seigneuriales.

Les routoirs, en effet, ne font généralement pas partie du domaine public, mais sont au contraire considérés comme des propriétés privées, susceptibles à ce titre d’achat, de vente et de transmission successorale. Comme, en Bretagne, toute terre fait nécessairement partie d’une seigneurie, il en résulte également que les bassins à rouir le lin doivent faire l’objet de reconnaissances féodales à chaque changement de propriétaire, ce qui donne lieu à la rédaction d’aveux. Il est donc possible, en théorie, de reconstituer un historique précis de chaque routoir ancien, remontant éventuellement jusqu’au XVIème siècle22.

C’est le cas, par exemple, du « douet à rouir soubz eaux fluctuantes, de la fontaine de Kermagen, en Pleubian », vendu le 13 décembre 1736 à « Honorables gens Charles Adam et Anne Trémel, sa femme ».

Encore aisément identifiable sur le cadastre levé en 182923, il est aujourd’hui comblé, contrairement à la fontaine qui subsiste. L’acte de prise de possession des nouveaux acquéreurs permet de comprendre comment a été crée ce routoir, à l’image probable de beaucoup d’autres : il s’agit en fait d’une construction initialement réalisée par le seigneur du lieu, le Chevalier Joseph Michel de Kerroignant, Seigneur de Trezel24, sur un terrain vague assez vaste et humide, constitué par l’élargissement du chemin aux abords de la fontaine.

Comme titulaire du fief, il peut en effet être considéré comme ayant la propriété des « terrains vagues et déclos qui joignent ses domaines25 » ; il a également – comme tout seigneur féodal – la garde des chemins de desserte locale établis sur ses terres, même s’il a l’obligation de les laisser au libre usage du public26. Enfin, comme « les fontaines appartiennent au propriétaire du terrain où elles se trouvent, et que la même règle a lieu pour les ruisseaux, suivant le terrain qu’ils parcourent27 », il en résulte juridiquement qu’un seigneur peut librement aménager, dans les limites de son fief, un routoir sur un terrain vague, alimenté par l’eau d’une fontaine publique placée en bordure de chemin.

Une fois les travaux réalisés, au bout d’un temps plus ou moins long – impossible à préciser –, le routoir de Kermagen a été une première fois « afféagé » à des particuliers qui en ont reçu la concession

20 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1998, Tome 3, p. 3317.

21 Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis (1678), cité par Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, Leers, Rotterdam, 1690 (réimpression : SNL - Le Robert, Paris, 1978), Tome 3.

22 En pratique, ces enquêtes s’avèrent toutefois des plus ardues, s’apparentant à la recherche d’une aiguille dans une meule de foin, où, pour être plus précis, d’un routoir dans la jungle des archives !

23 Routoir comprenant deux bassins. Plan cadastral de Pleubian, feuille C1, N° 322 et N° 324.

24 Famille noble d’ancienne extraction, justifiant de huit générations aristocratiques lors de la réformation de 1668, et dont un membre est admis aux honneurs de la Cour en 1788. Paraît aux réformations et montres de 1463 et 1535 pour la paroisse de Pleubian. Pol Potier de Courcy, Nobiliaire et Armorial de Bretagne, Editions régionales de l’Ouest, Mayenne, 1993 (7ème édition), Tome 2, p. 125.

25 Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François suivant les maximes de Bretagne, Vatar, Rennes, 1767, Tome 2, p. 366.

Jacques Le Bras, Un vestige de la propriété collective en France : les terres vaines et vagues de Bretagne, Imprimeries Réunies, Rennes, 1934, p.

32-51.

26 Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 2, p. 394.

27 Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 2, p. 399.

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primitive, par acte du 22 avril 1728. Il peut, dès lors, être valablement considéré comme leur propriété privée, sous réserve toutefois de la propriété éminente retenue par le seigneur, symbolisée par le versement annuel d’une « rente féagère », fixée ici à vingt sous, payable à « chaque Saint-Michel de septembre ». Cela signifie que les acquéreurs du bien n’ont en réalité que la propriété roturière utile du

« douet à rouir », considéré juridiquement comme une censive.

Encore faut-il préciser que, selon l’article 269 de la Coutume de Bretagne, cette propriété n’est elle-même définitivement acquise qu’après l’accomplissement des formalités d’appropriement, ce qui suppose que l’acquéreur en « prenne possession publique, par un acte rapporté par deux notaires28 ». Le procès- verbal du 24 juillet 1737 relatif à Pleubian nous permet de savoir comment les choses se passent concrètement, en matière de routoirs :

« Ledit Procureur dénommé aux contrats d’afféagement, usant des pouvoirs luy octroyés… a mis et induit lesdits acquéreurs… en la vraye possession réelle, actuelle et corporelle dudit Douet à Rouir, pour avoir fait entrer et sortir l’eau, porté et reporté les cailloux d’un boust à l’autre, bullé et desembullé, et fait tous autres actes dénotant bonne et valable possession prendre, sans oppositions ny contradictions de personne, quoy que de ce interpellé, suivant l’Ordonnance ; de tout quoy il a été, en l’endroit, délivré acte de possession paisible auxdits acquéreurs, adessains29 de le maintenir à jamais ».

Les actes de vente et de prise de possession ne sont pas les seules opérations juridiques entourant la mutation de propriété d’un routoir entre particuliers. Il convient également d’en informer le seigneur de fief et de lui verser un droit de « lods et ventes », représentant sa part dans la transaction et le prix de son accord tacite, généralement fixé au « denier huit » par la coutume, c’est-à- dire au huitième du montant de la vente30.

Voici, à titre d’exemple, un Aveu féodal du 4 décembre 1719, relatif à un douet à rouir situé à la limite des communes de Langoat et de Quemperven, au lieudit du Cran, dépendant de la seigneurie du Chef-du-Pont, aux abords du ruisseau du Steren, en une zone où le cadastre de 1836 atteste encore de l’existence de nombreux routoirs31. Il est rendu par Charles Bourdon32 et son épouse, Marguerite Kerambellec, tous deux « Honorables ménagers », au seigneur du lieu, Messire Antoine de Crozat, par ailleurs Commandeur et grand Trésorier des Ordres du Roi, Baron de Thiers, de La Faulche et du Châtel, Marquis de Moy33. Passé devant deux notaires de La Roche-Derrien, l’acte récognitif commence par décrire minutieusement le bien34 :

28 Augustin-Marie Poullain Du Parc, Principes de Droit François… op. cit., Tome 4, p. 309, 318.

29 N. B. : « à dessein ».

30 La règle connaît toutefois des exceptions, puisque les lods et ventes sont portés « au denier six » dans le comté nantais, ainsi que dans une partie du diocèse de Saint-Malo. Augustin-Marie Poullain du Parc, Coûtumes générales du Païs et Duché de Bretagne ; et usemens locaux de la mesme province, avec les procez-verbaux des deux reformations, les notes de Pierre Hevin, les arrests recueillis par le mesme auteur sur les articles de la coûtume. L'aitiologie de Bertrand d'Argentré ; la traduction abrégée de son commentaire sur l'ancienne coûtume de Bretagne par H. E.

Poullain de Belair ; et les notes de Charles du Moulin sur la même coûtume. Edition Rev., corr. & augm. de la conférence des trois coûtumes de la province, des autres coutumes du roiaume, & les ordonnances des rois depuis le commencement de la monarchie françoise, avec des notes, Vatar, Rennes, 1745, Tome 1, p. 177.

31 Quatre groupes de routoirs sont identifiables en ce secteur, figurant respectivement sous les numéros cadastraux : D 475, 497 et 498 (entre les fermes de Darval et de Kergus, non loin de Kersaliou) ; D 589 et 591 (aux environs de Kermouster) ; D 598 et 599 (entre Kermouster et le ruisseau du Steren) ; le routoir situé « dans l’issue du Cran » faisant l’objet de l’aveux féodal de 1719 pourrait bien être situé à main gauche du chemin allant du Cran au Govellic, vis-à-vis de la parcelle D 640 ; il ne porte pas de numéro cadastral, ce qui tendrait à faire planer un doute quant à son véritable statut juridique, incertitudes déjà évoquées lors d’un procès en 1752.

32 Le cadastre de 1836 donne encore le nom de « Bourdon » au lieudit aujourd’hui dénommé « Modicum », à moins de cinq cents mètres du Cran.

33 L’importante seigneurie du Chef-du-Pont tire son nom du faubourg de La Roche-Derrien où se trouve son siège ; elle s’étend sur les paroisses de Langoat, Minihy-Tréguier, Coatascorn, Prat, Trézélan et Guénézan. Le fief est acquis en 1714 par Antoine de Crozat, qui l’achète à Henry Charles de Cambout, Duc de Coislin et Evêque de Metz, dernier descendant de Jean du Halgoët,

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« Scavoir est : un petit douet à rouir lin et chanvre, avec ses appartenances et dépendances, situé… dans une issue nommée Traou an Cran, six pas au-dessous du douet de Laurens Rannou35, proche de son Convenant audit Langoat, ledit douet contenant vingt-deux pieds de long et vingt-et-quatre pieds de large36, esloigné des deux bouts du fossé de Liors bian Laurens Rannou d’environ six pieds, et au milieu de quatre pieds, chargé de cheffrentes à ladite seigneurie de Cheff-du-Pont, par chacun an au diffiniment de janvier à la recette dudit Cheff –du-Pont, de la somme de cinq sols monnoye, o amende de quinze sols monnoye en cas de défaut ».

Puis, l’aveu énumère les obligations féodales qui découlent de cette possession :

« A cause duquel douet ledit Bourdon reconnoit estre homme et vassal à ladite seigneurie de Cheff-du-Pont, sujet à y devoir foy, hommage37, chambellenage38, lods, ventes et autres droits et debvoirs seigneuriaux le cas échéant, fors et excepté droit de rachat39 duquel il est exempt…étant au Minihy Ploue-Landreger40 ; promettant ledit Bourdon que ceste écrit contient vérité à sa connoissance, et ne venir contre par foy et serment, sur l’hypothèque spéciale du douet dont est cas ».

Un autre exemple d’aveu féodal, au contenu très voisin, concerne le routoir de Pen Crec’h, en Penvénan, récemment réhabilité41. Conservé au rang des minutes de Mtre Corlouer, Notaire à Tréguier, l’acte, en date du 14 septembre 1782, est fourni par Pierre Le Caër et Catherine Guézou, sa femme, lesquels se reconnaissent, à raison du « douet à rouir roturier » qu’ils possèdent, vassaux de « Messire Jacques Anges, Marquis de Marbeuf, Seigneur propriétaire des terres, fiefs et seigneuries de Kerouzy, Lesguiel et Le Ralévy, demeurant en son Hôtel, à Paris ». Le routoir est très précisément situé, « dans le chemin et au village de Pen an Crec’h, frèrie de Trégonval, sous et au proche fief de la juridiction de Ralévy, donnant du levant sur le chemin menant de Taou an Vilin à Pen an Crec’h, du couchant sur le chemin menant de Placen Ker an Judeau à Placen an Leur Min , et du Nord sur l’eau fluctuante des deux fontaines de Pen an Crec’h et Traou an Vilin42 ».

Conseiller au Parlement de Bretagne, en la famille duquel la seigneurie était demeurée depuis 1623. Yannick Botrel, Les justices seigneuriales de l’évêché de Tréguier, Editions de La Plomée, Guingamp, 2002, p. 69-70.

34 Arch. dept. Côtes-d’Armor, 1 E 1608.

35 Soit environ 2 m.

36 Soit environ 7,04 m sur 7,68 ; cela représente une surface de 54 m².

37 Il s’agit du serment de fidélité que le vassal, même roturier, doit prêter au seigneur du fief dans les quatre mois suivant l’entrée en possession du nouveau bien. Claude Joseph de Ferrière, Dictionnaire de Droit et de pratique, contenant l’explication des termes de Droit, d’Ordonnances, de Coutumes et de pratique, Damonneville, Paris, 1762, Tome 1, p. 651. René de La Bigotière de Perchambault, Institution au Droit françois par rapport à la Coutume de Bretagne, avec une dissertation sur le devoir des juges, Garnier, Rennes, 1693, p. 160.

38 « Il s’agissait primitivement du droit qu’avaient les valets de chambre pour leur peine de faire entrer les vassaux et de préparer la chambre pour les recevoir ». René de La Bigotière de Perchambault, Institution au Droit françois… op. cit., p. 161. Ce droit de chambellage est fixé à cinq sols monnaie par l’article 347 de la Coutume de Bretagne réformée en 1580, et est exigé, par extension, lors de la mutation de biens possédés par des roturiers à titre de censive.

39 Le rachat est le droit accordé au seigneur par l’article 67 de la Coutume de Bretagne (1580), de jouir pendant une année des revenus fonciers de ses vassaux décédés. Initialement limité aux terres nobles, il est rapidement étendu aux terres roturières, voire même parfois à celles tenues à domaine congéable. L’origine de ce droit vient « qu’anciennement les fiefs étaient réunis de plein droit à la table des seigneurs dominants par le décès des vassaux, dont les héritiers collatéraux ne pouvaient rentrer dans ces fiefs qu’en rachetant des seigneurs, à qui ils payaient un droit ». Augustin-Marie Poullain du Parc, Coûtumes générales de Bretagne… op. cit., Tome 1, p. 271-311. Claude Joseph de Ferrière, Dictionnaire de Droit et de pratique… op. cit., Tome 2, p. 458.

40 Il faut probablement comprendre ici que le routoir est situé non pas dans le minihi de Tréguier stricto sensu, mais plutôt dans les Régaires de l’Evêque (qui s’étendent effectivement sur la paroisse de Langoat). Bien que les minihis aient été définitivement supprimés en tant qu’asiles judiciaires en 1539, les franchises fiscales dont bénéficiait le « Minihy du Bienheureux Saint Tugdual » perdurent jusqu’au XVIIIème siècle, au premier rang desquelles l’exemption du droit de rachat. C’est ainsi, par exemple, que les religieuses hospitalières de Tréguier précisent, dans un aveu de 1734 relatif à certaines de leurs terres, qu’elles « sont tenues à foy, hommage… et tous autres devoirs seigneuriaux, fors excepté le devoir de rachat dont les héritages sont exempts, étant situés sous le Minihy de Tréguier en la paroisse de Langoat ». Nicole Chouteau, « Les minihis autour de Tréguier », Trégor Mémoire Vivante, Revue de la Fédération Trégor Patrimoines, Lannion 1994, N° 6, p. 45. Pierre de La Haye, Histoire de Tréguier, ville épiscopale, Le Livre d’Histoire, Paris, 2006, p. 30.

41 Ce routoir, composé de trois bassins successifs, est clairement identifiable sur le cadastre levé en 1835, apparaissant sous les numéros A 1364, A 1365 et A 1367. Il a été réhabilité en avril 2007 par les soins de l’association Kerlann.

42 Arch. dept. Côtes-d’Armor, 3 E 32 / 325.

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L’aveu ne se limite toutefois pas à un acte notarié, car il convient encore qu’il soit solennellement présenté au seigneur au cours d’une audience judiciaire, lequel conserve la possibilité d’en contester le contenu pendant trente ans. Concernant le routoir du Cran, la procédure se déroule le samedi 9 décembre 1719 en « l’auditoire de la Juridiction et Châtellenie du Cheff-du-Pont, devant Monsieur le Sénéchal et seul juge d’icelle, présent le substitut du Sieur Procureur d’office ». Il est « acte décerné de ce que Buillac, Procureur de Charles Bourdon, remontrant, a présentement fourny au Garlès, substitut du Sieur Procureur d’office de cette Cour, un aucun sur papier et sous sceau, en date du quatrième de ce mois, contrôlé à La Roche-Derrien le neuviesme dudit mois par Chauvel, que ledit Le Garlès, audit nom, a accepté, avec deux sols six deniers pour droit de relation, sauf à l’impunir, et autres droits seigneuriaux43 ».

L’affaire n’en reste pas là, car les héritiers du possesseur du début du XVIIIème siècle semblent quelque peu oublier les obligations féodales pesant sur leur modeste routoir, ce dont finit par s’émouvoir Louis Antoine de Crozat44, fils puîné et successeur du baron du Chef-du-Pont, qui intente une action en justice par l’intermédiaire du procureur fiscal de sa juridiction, le 1er juillet 1750.

Une difficulté nouvelle surgit alors, tenant à l’existence de deux routoirs voisins et aux incertitudes quant à l’identité de leurs propriétaires respectifs. Pierre Praden, le premier à être assigné, proteste de

« folle intimation », n’étant que simple possesseur du routoir, et met en cause Charles Rannou, son véritable propriétaire ; ce dernier réussit à prouver qu’il « n’a aucun douet dans ladite issue du Cran, autre que celui qui dépend de son convenant, et dont il a [déjà] fourni déclaration au seigneur remontrant ». Praden ayant finalement été renvoyé hors d’instance, le baron de Crozat se tourne vers le fils de Charles Bourdon et lui dépêche un sergent, le 20 novembre 1750 ; préférant une solution amiable aux incertitudes d’un procès sur le fond, les héritiers Bourdon, après avoir longtemps tergiversé, finissent par se résoudre à fournir librement l’aveu réclamé. Le contentieux se clôt par une sentence définitive, le 23 juin 1752,

« renvoyant le défendeur hors d’assignation et le condamnant aux dépens du Seigneur du Cheff-du-Pont, taxés sommairement à la vue du mémoire et des pièces au soutien, à la somme de dix-sept livres dix-sept sols six deniers ».

La propriété des routoirs occupe donc une place importante dans la vie rurale de l’Ancien Régime, qui justifie le recours à des notaires, des greffiers, des procureurs, synonymes d’actes juridiques coûteux. Pourtant, ce mode de préparation du lin n’est pas sans inconvénients, comme l’observe déjà en 1550 le célèbre mathématicien et humaniste Jérôme Cardan qui, dans son ouvrage De subtilitate, constate que « les roteurs font mourir le poisson, car les pêcheurs tiennent que le poisson aime les chanures et lins et y court, mais que de cela il s’ennuie et qu’il meurt45 ». Voila bien, en plein XVIème siècle, des remarques étonnamment modernes et environnementales… voire même écologistes avant la lettre !

B. Une progressive condamnation du rouissage par eau, au plan théorique.

2. Les routoirs au XIXème siècle.

A. Des routoirs en sursis, au regard du Droit post-révolutionnaire.

La reprise en mains du pays par Napoléon – dans tous les domaines, y compris celui de l’économie – fait resurgir la question du rouissage, en la plaçant cette fois dans un contexte économique devenu national : elle est en effet clairement évoquée par le décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux « manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode » et qui,

43 Arch. dept. Côtes-d’Armor, 1 E 1608.

44 Louis Antoine de Crozat, maréchal général des Camps et armées du Roi, époux de Louise Augustine de Laval –Montmorency, est un grand seigneur bien éloigné du Trégor, qui demeure en un hôtel particulier, place Louis le Grand à Paris.

45 Rapporté par Josias Berault, La Coustume de Normandie… op. cit., p. 222.

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pour cette raison, « doivent être éloignés des habitations particulières ». Ce texte, expressément applicable aux

« établissements et ateliers… de rouissage du chanvre46 », ne prévoit rien moins que la nécessité, à l’avenir, d’un décret du Ministre de l’Intérieur, après consultation du Conseil d’Etat et enquête préfectorale.

Cette lourde procédure est confirmée par Louis XVIII, au tout début de la Restauration monarchique, par l’Ordonnance royale du 14 janvier 1815 qui précise que cela concerne plus particulièrement « le rouissage du chanvre en grand, par son séjour dans l’eau47 ».

Cinq ans plus tard, Fournel, commentateur du Code Civil et auteur des Lois rurales de la France, se fait l’écho de la nouvelle législation et de sa mise en œuvre très progressive48 :

« Il est défendu aux voisins d’une rivière d’y porter leurs chanvres pour les rouir au fil de l’eau, sous peine d’amende et de confiscation. Ce rouissage n’est pas même accordé aux habitants d’une commune qui a le droit de pêche dans une rivière.

« Pour parer cet inconvénient, il est d’usage de ménager des creux ou des mares remplis d’eau dormante, et qu’on appelle en quelques endroits ruitoirs. Mais le même inconvénient se reproduit encore, parce que le chanvre rend les eaux insalubres pour les bestiaux, et infecte l’air quand on le retire pour le laver.

« Les maires doivent donc veiller à ce que l’opération de rouissage se fasse à une grande distance des habitations ».

Les Côtes-du-Nord ne sauraient éternellement échapper à la nouvelle réglementation, même si le statu quo antérieur semble encore perdurer une douzaine d’années, jusqu’au 31 décembre 1827, date où le Préfet d’alors – le Comte de Fadate de Saint-George – rappelle à tous les maires la stricte interdiction du rouissage en rivière. Voici le texte de la circulaire qu’il leur adresse49 :

« Messieurs… j’ai remarqué en parcourant le département, que les rivières et ruisseaux étaient encombrés de chanvres ou de lins, jusqu’à la porte des habitations, et il n’est pas à ma connaissance qu’aucune permission ait été demandée à l’Administration pour établir des fosses de rouissage.

L’opération du rouissage est dangereuse par l’odeur pénétrante qu’elle répand ; elle l’est encore davantage lorsqu’elle est pratiquée dans les rivières ou ruisseaux dont les eaux servent à abreuver les bestiaux ; elle est, en outre, mortelle au poisson.

Les anciens règlements défendaient aux voisins d’une rivière d’y porter leur chanvre ou leur lin pour les rouir au fil de l’eau, sous peine d’amende et de confiscation. Le rouissage n’était pas même permis aux habitants d’une commune qui avaient le droit de pêche dans une rivière.

L’Ordonnance royale du 14 janvier 1815 a donc confirmé ces anciens règlements.

J’ai dû vous en rappeler les dispositions, en vous invitant à ne pas permettre qu’à l’avenir, on fasse rouir du lin ou du chanvre au fil de l’eau. En faisant publier cette défense, vous inviterez les personnes qui voudraient établir des rouitoir (sic), de faire leur déclaration de suite à l’administration locale, afin qu’il puisse être procédé conformément aux dispositions de l’ordonnance précitée, pour l’autorisation à accorder.

En cas d’infraction à cette disposition, vous dresserez procès-verbal contre les délinquants, et vous me ferez parvenir cet acte pour y être statué en Conseil de Préfecture50 ».

Cette instruction préfectorale sonne normalement le glas du rouissage direct en rivière. Mais qu’en est-il de l’usage des routoirs, sachant que, dans le Trégor, ils ne constituent que très rarement une fosse complètement étanche et sans communication aucune avec un ruisseau ? La doctrine

46 Bulletin des Lois de l’Empire Français, 4ème série, Tome XIII, n° 323, p. 397-402.

47 Bulletin des Lois, 5ème série, Tome III, n° 76, p. 53-59.

48 M. Fournel, Les lois rurales de la France… op. cit., Tome 2, p. 322.

49 Recueil des Actes Administratifs du département des Côtes-du-Nord, année 1827, p. 185. Le Préfet d’Ille-et-Vilaine publie un arrêté de même nature le 8 juillet 1825, reprenant les dispositions d’un arrêté plus ancien, promulgué le 5 Thermidor An XIII. C.-J.- B. Quernest, Usages et règlements locaux ayant force de loi dans le Département d'Ille-et-Vilaine, constatés et recueillis sous la surveillance et avec le concours de l’Administration par des Commissions Spéciales, Verdier, Rennes, 1859 (2ème édition), p. 60.

50 Ancêtre du Tribunal Administratif.

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administrative locale et la jurisprudence des tribunaux du département demeurent longtemps hésitantes, d’autant plus que certains cultivateurs de lins et chanvres, politiquement influents, réussissent à faire repousser par la Chambre des Pairs, en 1829, un amendement législatif visant à prohiber « le rouissage… de toute plante textile dans les fleuves, rivières, canaux, et dans tous les ruisseaux y affluant, sous peine d’une amende de 25 à 100 francs ».

En 1846, Antoine Aulanier et François-Germain Habasque, auteurs du premier recueil des Usages et Règlements locaux ayant une valeur quasi officielle, n’hésitent pas à prendre clairement parti, en considérant « qu’interdire le rouissage dans les ruisseaux serait détruire la culture des lins et des chanvres, si importante dans le Département, tant par l’étendue des terres qui y sont affectées, que par les nombreuses industries qu’elle met en jeu. Cela seul suffirait pour trancher la question. Un intérêt aussi grand, aussi général que celui qui se rattache à la culture des lins doit l’emporter sur l’intérêt particulier des riverains… La pratique constante des cultivateurs est d’un grand poids dans cette question ».

D’un point de vue plus juridique, ces auteurs rappellent que « les arrêts de règlement de 1735 et 1757 ne prohibant le rouissage que dans les rivières et étangs et ne disant rien des simples ruisseaux… semblent le permettre implicitement partout ailleurs ». Ils écartent ainsi les principes généraux du Droit qui, au contraire, tendraient plutôt à interdire le rouissage dans toutes les eaux courantes sans distinction, car « la loi, en attribuant la jouissance des eaux à tous les riverains, en interdit implicitement l’altération aux riverains supérieurs ».

Les auteurs briochins s’efforcent d’ailleurs de minimiser la « gène » que ces derniers subiraient du fait du rouissage, en rappelant qu’elle n’est « que momentanée, et que, pendant qu’elle existe, ils peuvent encore employer utilement les eaux à différents usages ».

En définitive, les considérations économiques prennent bel et bien le pas, dans la première moitié du XIXème siècle, sur les arguments de nature sanitaire ou « écologique » qui dominaient au siècle précédent. Durant la Monarchie de Juillet et pendant tout le Second Empire, l’usage traditionnel des routoirs se perpétue donc. Le Congrès breton, réuni à Saint-Brieuc en 1847, s’il s’inquiète de la dégradation de la qualité des lins observée depuis plusieurs années, peut fièrement rappeler qu’un des principaux atouts du Trégor et du Goëlo réside dans ses « routoirs ingénieusement construits et entretenus, [où] coulent les meilleures eaux pour le rouissage51 ». La controverse, pourtant, va grandissante, au nom de l’hygiène publique. Pour tenter de calmer les esprits, un certain Théodore Mareau – probablement médecin – n’hésite pas à publier en 1851 une surprenante enquête démontrant que « le lin n’est pas du tout vénéneux, non plus que toutes les matières organiques qui séjournent dans l’eau ». Ayant soumis « des malades au régime de l’eau de lin, de l’eau de rouissage pendant huit jours, ceux-ci n’en auraient pas été incommodés52 ». On peut légitimement en douter !

B. L’interdiction définitive du rouissage par eau : l’arrêté préfectoral du 17 juin 1896.

La préfecture ne semblant pas vraiment convaincue de son innocuité, renouvelle ses charges contre le rouissage par eau sous la Troisième République, cherchant toutefois désormais moins à réprimer qu’à convaincre. Elle soutient ainsi financièrement le Comité Linier du Littoral – crée dès 186153 – qui distribue chaque année un prix de mille francs destiné à « propager les meilleures méthodes de rouissage et de teillage54 ». Fait nouveau dans les années 1890, les élus du département, à une courte

51 Guy de Sallier Dupin, « De la graine de lin à la toile : Histoire de la décadence d’une industrie et d’une culture au XIXème siècle », Mémoires de la Société d’Emulation des Côtes-d’Armor, Tome 127, 1999, p. 248.

52 Rapporté par Mr Limon, conseiller général de l’arrondissement de Quintin, dans la séance du Conseil général du 27 août 1896.

Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1896, session d’août, 2ème partie, p. 165.

53 Guy de Sallier Dupin, « De la graine de lin à la toile… » op. cit., p. 269.

54 Recueil des Actes Administratifs du Département des Côtes-du-Nord, 1878, p. 393 ; 1879, p. 162.

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majorité, semblent également devenir hostiles aux méthodes traditionnelles, au point de conduire le Conseil Général à adopter, le 22 août 1895, le vœu « que le rouissage du lin et du chanvre soit définitivement interdit dans les rivières des Côtes-du-Nord55 ». Ce souhait fait suite à celui formulé deux ans auparavant, en 1893, par le Conseil municipal de Guingamp, désireux « qu’il n’y ait plus de rouissage de lin dans la rivière, puisque les lins dits flamands sont reconnus aussi bons, sinon meilleurs que les lins rouis ». La pollution du Trieux qui en résulte cause par contre un préjudice considérable à la faune aquatique, au point d’envisager, dès décembre 1889, l’éventualité d’une réintroduction de « saumons, truites et ombres chevaliers », menacés autrement de complète disparition56.

Ainsi préparé par un certain consensus politique au plan local, le Préfet des Côtes-du-Nord, Charles Lutaud, peut promulguer, le 17 juin 1896, l’arrêté mettant définitivement un terme légal au rouissage par eau, s’appuyant sur « les sommités médicales qui s’occupent d’hygiène, et sont unanimes à reconnaître que l’usage des eaux dans lesquelles on a fait rouir du lin ou du chanvre entraîne des maladies souvent mortelles ».

Voici le texte de cet arrêté :

« Considérant que l’usage de rouir le lin et le chanvre dans les ruisseaux et rivières du département présente de graves dangers pour la santé et la salubrité publique,

Arrêtons :

Art. 1er : Il est formellement interdit d’opérer le rouissage du lin et du chanvre dans les rivières du département, ainsi que dans les ruisseaux et affluents qui alimentent lesdites rivières.

Art. 2 : Le présent arrêté sera publié et affiché dans toute l’étendue du département ; des exemplaires en seront adressés à Mr l’Ingénieur en Chef, à Mr le Commandant de Gendarmerie, à MM. les Sous-Préfets et Maires chargés, chacun en ce qui le concerne, de surveiller et d’assurer l’exécution du présent ».

D’un point de vue plus ponctuel, il apparaît que cet arrêté a été en grande partie adopté non pour le Trégor, mais en considération de la situation du pays de Dinan, où le rouissage se pratiquait encore fréquemment dans la Rance. Or, la ville n’ayant à l’époque aucun service d’adduction d’eau potable et s’approvisionnant directement dans la rivière, il était « particulièrement indispensable », à raison de

« l’extrême sécheresse » abaissant le niveau d’étiage au plus bas, de mettre le fleuve « à l’abri de toute contamination », afin de protéger tout spécialement la santé des soldats des deux régiments casernés dans la cité.

Quoi qu’il en soit, l’interdiction du rouissage par eau est accueillie avec beaucoup d’empressement par certains maires, tel le Vicomte du Roscoat, conseiller général de Bourbriac, qui prend l’initiative de faire afficher immédiatement « des placards où il indique que [l’ancien] procédé est interdit, et que ceux qui s’y livreraient encore s’exposeraient à être poursuivis57 ». D’autres, au contraire, tentent un combat d’arrière- garde : c’est particulièrement le cas de la majorité des conseillers généraux des arrondissements de Saint-Brieuc et de Guingamp, ainsi que celui des maires de Châtelaudren – Mr Ruault – et surtout de Pommerit-le-Vicomte, lequel s’appuie sur une imposante pétition populaire. Arguant du fait que

« dans une année de sécheresse exceptionnelle… l’interdiction absolue du rouissage du lin et du chanvre pouvait avoir des conséquences fâcheuses pour les cultivateurs », ils s’efforcent d’obtenir le maintien du statu quo, « c’est-à- dire la liberté de faire comme par le passé, jusqu’à ce que les cultivateurs soient complètement éclairés par MM. les Professeurs d’agriculture sur les nouveaux procédés de rouissage ». Le Conseil général, faisant machine arrière, se range finalement à cette suggestion par la bouche de Mr Boscher-Delangle, conseiller général de Loudéac, représentant la commission des travaux publics et de l’agriculture. Deux ans plus tard

55 Rappelé dans les visas de l’arrêté préfectoral du 17 juin 1896. Antoine Aulanier, François-Germain Habasque, Usages et Règlements locaux du département des Côtes-du-Nord., Saint-Brieuc, 1905 (6ème édition), p. 35.

56 Hervé Le Goff, Les riches heures de Guingamp… op. cit., p. 599.

57 Intervention au Conseil général, dans la séance du 27 août 1896. Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1896, session d’août, 2ème partie, p. 163.

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cependant, cette même commission change une nouvelle fois d’avis sur la question, en refusant d’entériner le vœu du Maire de Plérin demandant « au nom d’un grand nombre de ses administrés et d’habitants de plusieurs autres communes traversées par le Gouët, qu’il soit permis de rouir du lin dans cette rivière ».

Dans une longue lettre adressée au Conseil général, l’élu plérinais « expose que l’interdiction du rouissage est plus préjudiciable aux cultivateurs qu’elle n’est nuisible aux poissons : de tout temps – écrit-il – on a fait rouir dans le Gouët, qui n’en est pas moins poissonneux ; quant aux maladies contagieuses qu’il pourrait causer, on n’en a jamais constaté aucune sur les bords de cette rivière58 ». Au nom du Conseil, Mr Ollitrault-Dureste, élu du canton d’Uzel, lui oppose une fin de non recevoir, le 20 avril 1898. Il est donc clair que « l’esprit du Conseil général s’est notablement modifié… sur la question du rouissage du lin », comme s’en réjouit publiquement le Préfet, le 17 août de cette même année 1898, poursuivant : « les adversaires de l’interdiction sont de moins en moins nombreux, et se réduisent en ce moment à leur plus simple expression59 ».

L’attitude à la fois ferme et réaliste du représentant de l’Etat a donc finalement porté ses fruits.

Afin de ne pas brusquer inutilement les choses, il a tout au plus consenti, à titre transitoire, à

« appliquer son arrêté avec modération » – et même avec un « gant de velours » pour reprendre ses propres termes. Aucun procès-verbal n’est ainsi dressé en 1896, dans la mesure où « il s’agit d’une interdiction toute nouvelle, et où, les opérations de rouissage étant déjà commencées, il est impossible de lui donner un effet rétroactif ». L’année suivante, il confesse encore ne « s’être pas montré bien féroce60 », tout en affirmant qu’il faudra bien, « un jour, arriver à l’application très stricte des règlements… afin de préserver les rivières de toute contamination par le rouissage ». Dans le même temps, il adresse aux maires une circulaire « attirant leur attention sur l’utilité d’interdire également le rouissage dans les lavoirs publics de leurs communes respectives », en prenant si nécessaire un arrêté municipal.

En réalité, à partir de l’arrêté préfectoral du 17 juin 1896, ce sont bel et bien tous les modes de rouissage par eaux qui, cette fois, se trouvent condamnés, tant en routoirs qu’en rivière.

L’interprétation donnée par les juristes locaux est sans équivoque et recueille même l’assentiment de François-Germain Habasque qui, bien qu’ayant poursuivi sa carrière hors de Bretagne61, n’en continue pas moins à s’intéresser aux usages ruraux des Côtes-du-Nord. Revenant sur son point de vue de 1846, il considère, à la fin de sa vie, en 1905, qu’ « il ne convient plus de faire une distinction entre les ruisseaux qui alimentent les rivières et ceux qui, après un parcours d’une certaine étendue, se perdraient dans les terres, si toutefois ces dernières n’appartiennent pas exclusivement à un propriétaire unique. Du moment, en effet, qu’un ruisseau dépend de plusieurs héritages, il ne doit pas être pollué par les uns au détriment des autres ». Et de conclure : « En attendant que l’industrie ait découvert d’autres procédés, les cultivateurs [peuvent continuer] à déposer les lins et les chanvres dans des fosses pleines d’eau que l’on nomme routoirs… [mais] ils doivent en user de façon que l’eau, corrompue par le rouissage, ne s’écoule ni dans les rivières, ni dans les ruisseaux qui ne leur appartiennent pas exclusivement, et ne puisse pas communiquer avec les puits, les fontaines et les abreuvoirs ». Un cadre aussi strict condamne donc l’immense majorité des routoirs trégorrois, situés en dérivation d’un ruisseau qui poursuit ensuite naturellement son cours. Comme le souligne l’auteur des usages locaux, « ces précautions, si elles ne sont pas toutes commandées par le texte même de l’arrêté de juin 1896, sont inspirées par son esprit, et doivent être observées, sous peine de lui faire perdre une partie de son utilité62 ».

La technique du rouissage par eau donne lieu à un dernier débat – assez animé – au Conseil général des Côtes-du-Nord, lors de la séance matinale du 27 août 1896, en présence du Préfet qui

58 Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1898, session d’avril, 2ème partie, p. 91.

59 Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1898, session d’août, 2ème partie, p. 27.

60 Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1898, session d’août, 2ème partie, p. 28.

61 Devenu magistrat, il finit sa carrière comme Conseiller Doyen à la Cour d’Appel de Bordeaux.

62 Antoine Aulanier, François-Germain Habasque, Usages et Règlements locaux…, op. cit., Saint-Brieuc, 1905 (6ème édition), p. 37.

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vient défendre sa décision, soulignant qu’il s’agit « d’une question d’hygiène générale extrêmement grave ». Il emporte finalement la conviction des conseillers, par un vibrant discours faisant valoir que « les procédés de rouissage en usage dans ce département sont en contradiction avec les progrès de la science. Chacun sait maintenant – ou, si les cultivateurs ne le savent pas, il faudra qu’ils l’apprennent – […] que le procédé qui consiste simplement à étendre le lin ou le chanvre sur les prairies est considéré comme le meilleur. C’est un procédé qui est à la porté de tous les cultivateurs ou du moins, de la majorité d’entre eux. Je crois que nous nous heurtons tout simplement à la routine ; que le mieux serait d’éclairer les cultivateurs de ce département. Ils ne sont pas rebelles au progrès agricole, bien au contraire ; et dès lors, il suffira de leur indiquer les avantages des nouveaux procédés pour qu’ils y aient recours63 ».

Il est toutefois à noter que tous les préfets de Bretagne ne partagent pas la fermeté de celui des Côtes-du-Nord dans son opposition catégorique à l’usage des routoirs. Celui de Vannes, par exemple, conserve encore en 1902 une attitude plus conciliante : s’il interdit absolument de « déposer le chanvre et le lin… dans le lit même des cours d’eau du département », il consent à ce que le rouissage puisse continuer à

« être pratiqué dans des chambres routoirs creusées à six mètres au moins de distance des bords du lit des cours d’eau du lieu, et disposées de telle sorte qu’on puisse dériver une partie des eaux pour les alimenter ». Celles-ci, à leur sortie, ne doivent pas être « déversées directement dans le lit du cours d’eau », mais doivent subir préalablement une « filtration à travers un massif de sable ou de terre sableuse de six mètres au moins de largeur64 ».

Conclusion : L’abandon des routoirs au XXème siècle.

Le vœu formulé par le Préfet de Saint-Brieuc en 1896 semble avoir été assez rapidement entendu, puisque quarante ans plus tard, en 1939, la Chambre d’Agriculture des Côtes-du-Nord atteste que « le rouissage ne se fait plus en immergeant les plantes textiles dans l’eau, mais en les exposant dans les prairies, après l’enlèvement des foins ». L’abandon des routoirs semble ainsi consommé, ce qui s’explique probablement par les nombreuses conférences faites, au tournant des XIXème et XXème siècles, par le professeur d’Agriculture salarié par le Conseil général pour « éclairer les populations sur les meilleures méthodes de rouissage », lequel multiplie les interventions auprès des agriculteurs de l’arrondissement de Dinan, du canton de Châtelaudren et des régions voisines.

A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, le nouveau recueil codifiant les usages locaux prend cependant soin de rappeler que, non seulement l’arrêté préfectoral de 1896, mais même l’arrêt du Parlement de Bretagne de 1782, « conservent toujours leur pleine vigueur, car la culture du lin… est encore assez importante, surtout dans l’arrondissement de Lannion, pour que leurs prescriptions soient strictement observées65 ». En avril 1957, la dernière édition de cet ouvrage ne consacre plus que quelques lignes à la question, indiquant simplement que « le rouissage… se pratique uniquement dans le département en exposant les plantes textiles sur le terrain, prés ou champs66 ».

63 Recueil des procès-verbaux des séances du Conseil général des Côtes-du-Nord, 1896, session d’août, 2ème partie, p. 164.

64 Arrêté préfectoral du 3 juillet 1902, édictant également une interdiction « générale et absolue » du rouissage « dans un rayon de cent mètres des maisons d’habitation ». Yves GUYONVARCH, Usages locaux en vigueur dans le département du Morbihan, Imprimerie A. Cathrine, Lorient, 1903, p. 26. En Ille-et-Vilaine, les usages locaux, confirmés en septembre 1933 par la Chambre départementale d’Agriculture et par le Conseil Général, permettent encore de « déposer les lins et les chanvres… dans des mares ou douves », à la condition expresse toutefois « qu’il n’y ait point de communication avec les fontaines, les abreuvoirs ni les eaux courantes ». Usages Locaux ayant force de Loi dans le département d’Ille-et-Vilaine, Librairie générale J. Plihon, Rennes, 1934, p. 47.

65 Codification des usages locaux du Département des Côtes-du-Nord… op. cit., p. 40.

66 Codification des usages locaux du Département des Côtes-du-Nord, effectuée par la Chambre d’Agriculture des Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, 1957, p. 40.

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Aujourd’hui, la culture du lin ayant – hélas ! – pratiquement disparu, ne confère plus qu’un intérêt historique à cette réglementation du rouissage, et à son évolution. Page glorieuse de l’Histoire économique du Trégor, la culture linière a toutefois laissé des traces profondes, non seulement dans les mémoires – et parfois dans les cœurs – mais également dans les paysages. Et les modestes routoirs, désormais promus, quant ils ont survécu à leur abandon – au rang de « petit patrimoine rural », connaissent un regain d’intérêt dont on ne peut que se réjouir, et qui fait honneur au travail persévérant des hommes de jadis pour modeler la nature aux besoins d’une économie restant à taille raisonnable.

Thierry Hamon

Maître de Conférences en Histoire du Droit à l’Université de Rennes I.

Directeur de l’Antenne de la Faculté de Droit de Rennes délocalisée à Saint-Brieuc.

*

* * Annexes

Arrêt de règlement du Parlement de Bretagne du 6 août 1735, défendant à toutes personnes de mettre des lins et chanvres à rouir dans les rivières et étangs.

(Potier de la Germondaye, Introduction au Gouvernement des Paroisses suivant la Jurisprudence du Parlement de Bretagne, Rennes, 1777, p. 472-473).

« Le Procureur général du Roi, entré à la Cour, a remontré que les Ordonnances qui concernent les Eaux et Forêts ont eu dans tous les temps une attention particulière à prévenir tout ce qui peut nuire à la navigation et à la pêche dans les rivières. L’article 42 du titre 27 de l’Ordonnance de 1669 contient une disposition générale, qui a une application sans bornes à toutes immondices et matières nuisibles à la navigation et à la pêche ; cependant, il n’est que trop ordinaire de voir, dans toutes les rivières, des lins et des chanvres que les riverains y mettent à rouir, et qui, en corrompant l’eau, détruisent le poisson. L’esprit et l’objet de la Loi, sans qu’il soit besoin de rapporter plusieurs décisions sur cette matière, suffisent pour émouvoir le Ministère public contre un si grand inconvénient.

« A ces causes, ledit Procureur général a requis qu’il soit pourvu sur ses conclusions, qu’il a laissées par écrit, et sur ce délibéré.

« La Cour, faisant droit sur les remontrances et conclusions du Procureur général du Roi, a ordonné que l’article 42 du titre 27 de l’Ordonnance de 1669 sera bien et duement exécuté.

« En conséquence, fait défenses à toutes personnes de jeter des immondices et mettre des lins et chanvres à rouir dans les rivières et étangs, à peine de confiscation desdits lins et chanvres, et de cinquante livres d’amende, même de plus grande peine en cas de récidive. Enjoint à tous Juges royaux et Hauts-Justiciers, et aux substituts du Procureur général du Roi et Procureurs fiscaux, de tenir la main à l’exécution du présent Arrêt, chacun dans son ressort ;

« Et afin que personne n’en ignore, ordonne qu’icelui sera lu, publié et enregistré dans tous les Sièges royaux, Présidiaux, Maîtrises des Eaux et Forêts et Juridictions en Haute-Justice, même publié à l’issue des Grandes Messes de toutes les paroisses de la Province et affiché par tout où besoin sera.

« Fait en Parlement, à Rennes, le 6 août 1735 ».

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