• Aucun résultat trouvé

"Barbara : chanter à voix perdue"

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager ""Barbara : chanter à voix perdue""

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-03199281

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03199281

Submitted on 20 Apr 2021

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

”Barbara : chanter à voix perdue”

Sébastien Bost

To cite this version:

Sébastien Bost. ”Barbara : chanter à voix perdue”. C. Douzou, F. Greiner, R. Horville, O. Kleiman

(dir.). Les arts du spectacle (en hommage à Robert Horville), Editions du Petit Véhicule, p. 239-248,

2020, 978-2371456662. �hal-03199281�

(2)

Barbara : chanter à voix perdue

Sébastien BOST, Université François-Rabelais de Tours

Je ne suis pas une grande dame de la chanson, Je ne suis pas une tulipe noire,

Je ne suis pas un poète,

Je ne suis pas un oiseau de proie, Je ne suis pas mystérieuse,

Je ne suis pas désespérée du matin au soir, Je ne suis pas une mante religieuse, Je ne suis pas dans les tentures noires, Je ne suis pas une intellectuelle, Je ne suis pas une héroïne,

Je suis une femme qui vit, qui respire, qui aime, qui souffre, qui donne, qui reçoit et QUI CHANTE.

Barbara place ce texte dans le programme de son Olympia 1969. Par une longue série d’anaphores, elle récuse tous les clichés dont elle fait l’objet à l’époque et leur oppose une formule étonnante, qui mérite l’attention. La proclamation : « Je suis », immédiatement suivie de la précision « une femme » procède d’une double audace : celle de s’affirmer, et celle de s’affirmer en tant que femme, à une époque où dans le monde de la variété cela ne va pas forcément de soi. Or, si Barbara est parmi les premières femmes avec Anne Sylvestre et Nicole Louvier à occuper dès les années soixante le prestigieux statut d’Auteur-Compositeur- Interprète (ACI), elle ne s’est pourtant jamais reconnue dans le portrait de chanteuse intellectuelle étiquetée « rive gauche » qu’on dressait d’elle, refusant le titre de poète au motif que ses chansons ne soutenaient pas la lecture, ne tenaient que par leur mélodie et n’avaient d’intérêt qu’interprétées sur scène :

Je ne suis pas – alors je déteste, alors je le dis exprès – un auteur-compositeur. Je crois que je suis une interprète, je ne suis pas du tout quelqu’un qui écrit. Et quand on me dit poète, poésie, machin, truc, ça m’énerve, je ne suis pas du tout un poète… On est à une époque où on mélange tout. Je fais des zinzins, comme ça, qui me vont, comme une autre ferait une robe qu’elle coupe sur elle. Bon, bah moi, je sais pas coudre, alors

1

Appartenir à la catégorie des auteurs littéraires est d’après elle contraire à son itinéraire et à son identité artistiques : d’abord interprète, elle n’est passée à l’écriture qu’après dix ans de cabaret et deux disques consacrés l’un à Brassens, l’autre à Brel, et a continué de reprendre jusqu’à la fin de sa carrière les chansons des autres. Elle se revendique donc « femme qui chante » pour montrer qu’elle est avant tout une artiste en performance, en acte, et non une

1

Discorama. Émission produite par Denise Glaser, diffusée en octobre 1967 sur l’ORTF © INA, 1967.

(3)

femme de l’écrit, encore moins de lettres : « Je n’écris pas une chanson, je la chante

2

» se plaît-elle à rappeler lorsqu’on l’interroge sur sa manière de composer. « Je mets des mots sur la musique, parce qu’il le faut. Mais si c’était possible, je ferais simplement : la, la, la

3

... » Des vibrations de voix

Minimisant son statut d’auteur-compositeur au profit de sa vocation d’interprète, Barbara tient logiquement sa voix pour élément principal de son art même si elle en déplore la qualité, à émission – « on dirait un chat qu’est pris dans une porte

4

» – comme à réception :

« […] lorsque je l’entends, j’ai toujours l’impression qu’il s’agit d’une voix de pleureuse, quelque chose qui implore

5

. »

Comme beaucoup d’artistes, elle lui assigne trois fonctions. « […] principal témoin de nos émotions, du premier cri jusqu’au dernier souffle qui demeure un son

6

», la voix exprime d’abord ce que l’être recèle de plus intime en lui, ses ardeurs, ses désirs, ses colères, ses doutes, ses failles, le ressac de ses passions et toutes les vibrations de sa vie intérieure.

Fonction d’incarnation doublée d’une fonction mémorielle – dans le grain de la voix se tisse la trame d’une destinée individuelle – à visée heuristique : la voix révèle la profondeur de l’être puisqu’elle en est issue.

« La voix est un des principaux véhicules de nos émotions » dit encore Barbara

7

. Son rôle n’est donc pas seulement de les traduire mais de les communiquer : cette fonction de transmission est pour la chanteuse sans doute la plus importante parce qu’elle en a elle-même éprouvé la puissance lors d’un concert d’Édith Piaf en 1947

8

. Dans cette optique, la voix est une énergie, un souffle qui anime à la fois le texte de la chanson en lui donnant vie, mais aussi l’artiste qui projette hors de lui son intimité émotionnelle pour toucher physiquement et affectivement le public, et le public lui-même, soudain saisi, secoué par ce qu’il entend et qui résonne en lui, comme en témoigne le chanteur Pierre Lapointe :

2

L’Événément du jeudi, 10 septembre 1987.

3

Les Nouvelles littéraires, 2 mai 1968.

4

Barbara en noir et blanc : « Bobino et la réussite ». Quatrième des neuf émissions produites par Francis Legault pour les Radios Francophones Publiques, diffusée sur France Inter le 22 juillet 2012 © RFP, 2012.

5

Les Inrockuptibles, décembre 1993.

6

Barbara. Il était un piano noir… mémoires interrompus. Paris : Fayard, 1998, p. 50. Autobiographie inachevée, publiée à l’état fragmentaire un an après la disparition de la chanteuse.

7

Élizabeth Fresnel-Elbaz. La Voix. Monaco : Éditions du Rocher, p. 4. Extrait de l’Avant-Propos rédigé par Barbara.

8

« Un jour, je suis allée écouter Édith Piaf. Elle chantait sur les boulevards, au Théâtre de l’ABC. Je me

souviens d’être restée collée à mon siège. Sa voix m’avait fait pleurer et les yeux et le cœur. » Barbara. Op. cit.,

p. 59.

(4)

Je me rappelle avoir écouté un vinyle du début à la fin, j’avais l’impression de retrouver quelque chose qui m’avait été enlevé. C’est étrange comme sensation, j’avais l’impression de me reconnecter à une énergie qui me manquait depuis longtemps. […] J’écoutais par exemple Le Mal de vivre sans arrêt, parce que j’étais tellement touché par sa façon de chanter. Sur le vinyle que j’avais, c’était une version qui était live, où elle frappait sur le piano à un moment donné, sa voix cassée, puis elle venait à trembler de façon hyper… C’était très prenant émotivement. Donc je réécoutais cette chanson-là sans arrêt, je replaçais l’aiguille au début de la chanson, tout le temps, en me disant : je ne sais pas ce qui se passe, mais c’est très très fort, et un jour, si je suis créateur, je veux réussir à aller chercher les gens avec autant d’émotion

9

Force dynamique d’attraction et de projection qui assure le passage du moi à l’autre, puis de l’alter ego à l’universel, la voix relève ainsi du don, du partage, ne vaut que par sa capacité à souder autour d’elle un collectif dont elle se fait l’écho et dont elle constitue le miroir sonore.

Pour créer du lien entre l’artiste et le public, la voix doit user de son expressivité.

« Riche d’une palette de tons infinie qui nous permet de “dire, dialoguer, chanter, charmer, reproduire ou créer d’autres sons”, la voix est magique

10

» écrit Barbara. Cette fonction expressive s’appuie sur des propriétés musicales (le timbre, le rythme) et dramatiques (l’articulation, la diction, l’intonation) qui forgent le « caractère » de la voix, assurent au-delà de l’intensité du discours le charisme de l’artiste en performance, sans doute sa dimension chamanique. Forte de ses dix années d’apprentissage à l’école du cabaret, Barbara a développé peut-être plus que d’autres des capacités d’expression singulières, restées intactes lorsque la voix et le souffle lui ont manqué.

Une déchirure de voix

Dans les années quatre-vingts, sa voix mezzo-soprano claire et cristalline (mais légèrement nasalisée), tirant de ses riches harmoniques une sensualité et un pouvoir de fascination indéniables, semble subir en l’espace de quelques mois une série de modifications majeures – enrouement, raucité, soufflement – qui altèrent de manière irréversible son timbre et son phrasé. « Une tromboscopie a révélé que je souffrais de dysphonie. Même ma voix parlée a été modifiée à cause de cette blessure, de cette fêlure » confie la chanteuse à la presse

11

. La dysphonie est une pathologie due à un défaut d’élasticité de l’une des deux cordes vocales qui, faute de tonicité se détend, ne vibre plus assez et ne peut donc plus frotter contre l’autre pour produire correctement les sons. Dès lors la voix s’éraille, produit des sons rauques et soufflés : elle se déchire.

9

Barbara en noir et blanc : « le legs, l’héritage ». Première des neuf émissions produites par Francis Legault pour les Radios Francophones Publiques, diffusée sur France Inter le 1

er

juillet 2012 © RFP, 2012.

10

Barbara. Op. cit., p. 48.

11

Le Journal du dimanche, 12 janvier 1986.

(5)

Pour expliquer cette « blessure », Barbara avoue dans ses mémoires publiés après sa mort une addiction à des médicaments pris pour soigner bronchites et aphonies passagères :

On est en 1971, je chante pour la première fois dans ce très joli petit Théâtre du Gymnase qui appartient alors à mon ami Tony Raynaud […]. Voilà que je tombe aphone. Un médecin prétend que je vais pouvoir chanter. De fait, je peux chanter, tant le médicament qu’il m’a prescrit se révèle miraculeux. Je me sens parfaitement bien en scène, la voix éclaircie, presque normale.

Par la suite, au moindre enrouement, j’y ai repiqué. Ça m’a bouffé les os, bousillé les muscles, déréglé la tension et fragilisé les poumons. Je suis entrée dans un cercle infernal où, pour calmer mes douleurs ou traiter mes enrouements, je m’accrochais à la cortisone qui, cependant, me rongeait, me détruisait peu à peu

12

De son vivant, elle évoque des problèmes d’asthme – « Je chante entre les crises

13

! » – et une fatigue consécutive à son tour de chant triomphal donné à l’hippodrome de Pantin en octobre- novembre 1981

14

. La fatigue est en effet l’une des causes les plus fréquentes de dysphonie et l’on peut comprendre qu’elle ait gagné une artiste qui, entre 1964 et 1978, se produit jusqu’à trois cents soirs par an… Elle est en outre un thème récurrent de son répertoire

15

et donne son titre à une chanson enregistrée sur son dernier album

16

:

Fatigue C’est la fatigue Qui me vertige Et je tombe Fatigue C’est la fatigue Qui me dérive Vagabonde Mais

Qu’est-ce qui m’arrive […]

Je crie En silence

Mais personne ne vient Mais

Qu’est-ce qui m’arrive Nausée

J’ai la nausée Dans la lourdeur D’un ciel

12

Barbara. Op. cit., p. 192-193. Charley Marouani, son impresario, confirme : « Pendant longtemps elle a pris des médicaments pour pouvoir chanter. Il lui arrivait quelquefois d’avoir un petit problème de voix ; elle prenait ses médicaments à ce moment-là, et ça n’a pas toujours été bien. » Barbara en noir et blanc : « le dernier Châtelet ». Dernière des neuf émissions produites par Francis Legault pour les Radios Francophones Publiques, diffusée sur France Inter le 25 août 2012 © RFP, 2012.

13

Libération, 29 octobre 1996.

14

« Ma voix s’est brisée à Pantin, elle s’est absolument brisée et j’ai cru que je ne rechanterais plus jamais…

C’était terrible, elle était vraiment brisée, les sons ne sortaient plus. Je suis allée voir un professeur, mais c’était terrible, on se sent comme une bête blessée. » Le Matin, 19 avril 1987.

15

Dans Le Soleil noir (« je suis fatiguée »), Le Sommeil (« De fatigue en fatigue emportée je navigue », « La fatigue me porte / Plus loin »), Ma Maison (« Mes grandes fatigues chantent quand je m’endors ») ou Le Couloir (« des fatigues à n’en plus pouvoir »).

16

Album sorti le 6 novembre 1996, sobrement intitulé barbara. Philips, 534 269-2.

(6)

Qui me plombe Je cherche Mon chemin Mais C’est fatigue

Dans ma tête embrumée Je tourne

Dans le vide Mais Où me poser Je sombre en silence […]

Diffuse

Ma pensée confuse Se cogne

Et j’ai mal J’ai peur Dans ma fatigue […]

Exemple parfait de forme-sens, la chanson énumère de manière quasi clinique les effets de la fatigue (« vertige », « nausée », « tête embrumée » « pensée confuse ») sur un « je » barbaresque accablé, perdant ses repères et le contrôle de lui-même. Le découpage du texte en vers libres, brefs et syncopés, sans doute commandé par l’insuffisance respiratoire de l’artiste et la diminution de ses possibilités vocales, renforce la douleur qui se dégage des mots, comme si la fatigue ne lui permettait plus de construire le moindre discours mais seulement d’en juxtaposer des lambeaux. L’interprétation en studio, elle, restitue avec une authenticité désarmante, tant la voix de Barbara paraît affaiblie, le désarroi dans laquelle elle se trouve.

Certains mots (« fatigue » notamment) sont expirés plutôt que prononcés ; lorsqu’ils sont placés en fin de vers (« chemin », « embrumée ») ils donnent l’impression d’un râle par étirement vocalique de leur dernière syllabe ; dans la séquence : « C’est la fatigue / Qui me vertige / Et je tombe » au contraire, où les mots se terminent par l’e caduc, l’avant-dernière syllabe marquée par la dentale « t » est prononcée de manière appuyée alors que la suivante s’éteint dans un souffle prolongé (on entend : « C’est la fati’ / Qui me verti’ / Et je tom’ »). À d’autres endroits, les mots sont entièrement soufflés : dans les expressions « Qu’est-ce qui » ou « En silence », on n’entend plus les voyelles et, s’agissant des consonnes, uniquement leur articulation qui passe dans le souffle. Pour prononcer les mots « vertige », « dérive » et

« vagabonde », la voix change de hauteur à chaque syllabe pour accompagner les vacillements

du « je » en détresse déjà exprimés dans les mots. Poignante et pathétique, la deuxième

occurrence de l’expression « Mais qu’est-ce qui m’arrive » fait quant à elle l’objet d’une

brusque envolée dans les aigus, comme le sursaut du condamné encore capable de refuser son

sort mais conscient de son impuissance à l’éviter.

(7)

L’esthétique de la voix souffrante

Au début des années quatre-vingts, Barbara contracte donc une dysphonie qui détériore sa voix autrefois pure, désormais rauque mais d’une raucité soufflée, assourdie par la colonne d’air qui s’échappe de ses cordes vocales distendues, menacée d’extinction. Or, si elle espace de plus en plus ses spectacles parisiens (cinq ans entre Pantin et le Zénith, trois ans entre le Châtelet et Mogador puis à nouveau le Châtelet) et ménage ses cordes vocales en partageant durant plusieurs mois la scène avec Gérard Depardieu dans la comédie musicale Lily Passion qu’elle a mis cinq ans à écrire, elle choisit néanmoins de continuer de chanter sans chercher à corriger ses défaillances.

Roland Romanelli, son accordéoniste et partenaire de scène durant vingt ans, estime qu’elle aurait dû tout arrêter : signe ostensible d’une évidente déchéance, sa voix abîmée, détimbrée, parfois inaudible faute d’être correctement articulée, ternit selon lui la dernière décennie de sa carrière. Ce jugement sévère traduit sans doute un mouvement d’humeur lorsqu’on sait que Barbara et lui se sont querellés lors de l’écriture de Lily Passion et ont alors cessé toute collaboration. D’autres personnes entourant Barbara, le musicien Sergio Tomassi, l’écrivain Marie Chaix, mais aussi des admirateurs de toujours comme Alexandre Tharaud ou Isabelle Boulay admettent que son timbre rauque et son élocution essoufflée rendent parfois difficile l’intelligibilité des paroles ; mais contrairement à Romanelli, tous saluent la splendeur de ses interprétations à la fin de sa carrière, sa capacité à convertir ses défaillances en esthétique, à s’appuyer sur elles pour porter l’intensité émotionnelle à son paroxysme :

Cette manière par exemple de gérer une phrase musicale, avec ces failles qu’elle avait à la fin de sa vie, ses medium qu’elle n’arrivait pas à attraper. Elle avait des aigus et des graves, mais pas de medium, donc c’était une voix très étrange, que je trouvais sublime

17

.

C’est ce que je trouve le plus beau chez elle : les moments où on perd sa voix, puis on entend un souffle, ou un silence, mais on l’entend quand même. C’est qu’on soit encore capable d’entendre quelque chose dans les failles de sa voix

18

.

À la fin de sa carrière, la voix devient difficile, elle était en apnée très souvent, c’est-à-dire qu’elle cherchait son souffle, […] mais elle était de plus en plus magique en scène. C’était pas comparable : la dimension qu’il y avait au niveau de la sensibilité, la dimension intérieure était beaucoup plus forte. Les gens de l’équipe, on était impressionnés par ce qui se passait, parce que même si des fois elle murmurait une note, qu’on sentait que la note ne sortait pas, y’avait cette intention, ce qu’on appelle la dramaturgie, qui était là, et ça devenait d’une puissance…

C’était la chair de poule à chaque syllabe

19

.

17

Alexandre Tharaud. Barbara en noir et blanc : « le legs, l’héritage ». Op.cit.

18

Isabelle Boulay. Ibid.

19

Sergio Tomassi. Barbara en noir et blanc : « le dernier Châtelet ». Op. cit.

(8)

Pourquoi voudrait-on que la voix n’ait pas vécu sa vie de voix ? Se blessant aux pierres, se griffant aux épines, épuisée de ses stridences ou de ses cris mais renaissant toujours. […] Cette voix éclatante depuis des années où vous l’aimiez tant, cette voix s’est déchirée aux ronces de la vie, mais n’en est que plus attachante. […]

Cette voix, jamais elle n’a été plus bouleversante

20

.

On comprend mieux leur ressenti en écoutant l’album Gauguin – enregistrement public du spectacle donné à Mogador en 1990 – et en particulier l’interprétation du Mal de vivre

21

. Ce qui frappe aussitôt, après le chapelet de notes tintant comme des grelots exécuté avec vélocité en guise d’ouverture instrumentale, c’est la fragilité d’une voix à chaque syllabe ou presque menacée d’extinction, constamment soumise à des tensions respiratoires et sonores que l’accompagnement au piano sobre et dépouillé, réduit à quelques accords, met volontairement en relief. Le mal de vivre est d’abord ici un mal de voix et l’interprétation l’âpre lutte d’une voix fragile pour sa survie.

Sur le plan respiratoire, on perçoit en alternance de courtes phases d’inspiration durant lesquelles Barbara prend son souffle et de longues expirations bruyantes qui diluent les sons dans des soupirs, entraînent l’articulation soufflée des consonnes et favorisent les sons zoomorphes – gémissement ou râle entre couplet et refrain, feulement dans : « On peut le mettre en bandoulière / Ou comme un bijou à la main / […] / Ou juste à la pointe du sein ».

Cette tension respiratoire menace son débit vocal, perturbé par des spasmes et soumis à variation, mais Barbara la surmonte par une diction proche du parlé-chanté et sa capacité à faire du souffle un son, de sa respiration une mélodie. Ses défaillances paraissent alors d’autant plus naturelles qu’elles servent le discours : le phrasé haletant, qui mêle l’enchainement fluide de quelques vers (ceux énumérant villes et pays pour universaliser le mal de vivre) au découpage au contraire très syncopé de nombreux autres, phrasé qui tantôt accélère tantôt ralentit – les deux premiers vers de la chanson (« Ça ne prévient pas ça arrive / Ça vient de loin ») sont prononcés lentement avec étirement appuyé des sons [i] et [ə] dans

« arrive » alors que les deux suivants (« Ça s’est traîné de rive en rive / La gueule en coin ») le sont au contraire avec rapidité – , les aléas de l’élocution, les spasmes, soudain tout fait sens. La voix souffrante peut dès lors être perçue comme objet esthétique.

La tension respiratoire est liée à une tension sonore : parce qu’elle a perdu son registre médium, Barbara doit aller puiser de l’air loin dans ses poumons pour espérer ensuite, en forçant sur ses cordes vocales, passer directement des graves aux aigus ou des aigus aux

20

Marie Chaix. Barbara. Paris : Calmann-Lévy, 1986, p. 12.

21

Album Philips, 834 041-1. La performance vocale de Barbara y est restituée avec fidélité malgré les

arrangements propres à la conception d’un CD. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer l’enregistrement à

la captation filmée que la photographe Ariane Ruet a réalisée du concert avec l’autorisation de Barbara

(propriété de l’association Barbara Perlimpinpin, elle n’a fait l’objet d’aucune diffusion commerciale).

(9)

graves. Comme le mal de vivre, la voix vient donc de loin, sourd des profondeurs du corps ; écorchant tout sur son passage – larynx, palais, langue, bouche – elle se traîne de rive en rive pour se frayer un passage jusqu’aux lèvres et avouer avec sa raucité râpeuse et rouillée : « On fait tous le même chemin / Qu’il est long quand on doit le faire / Avec son mal au creux des reins » ; capable d’aller loin, elle monte haut dans l’aigu jusqu’au point culminant « d’une nuit qui n’en finit plus » où elle se pose avant de se perdre. Du grondement rocailleux échappé des cavernes aux stridences brisées filtrant des loges d’opéra, la voix funambule ne tient qu’à un fil, celui tendu au-dessus du gouffre de la gorge ; toujours en équilibre instable elle cherche où se poser, se bat, se brise, résiste, s’étrangle, renaît, s’épuise, se dissout dans un chuchotement avant de se régénérer dans le cri de victoire final qui proclame la joie de vivre, longuement modulé sur des « Ah » éraillés, hybris de la voix qui refuse son agonie, ne la met en scène que pour déjouer son caractère tragique.

Cette dramaturgie vocale s’apprécie en situation. Barbara la déploie à Mogador où elle a fait ses débuts quarante ans plus tôt en tant que mannequin-choriste, engagée non pour chanter comme elle l’espérait mais pour exhiber ses jambes d’adolescente, et où elle choisit symboliquement de revenir pour signifier le chemin parcouru d’une femme passée par toutes les difficultés mais ayant réussi à atteindre son but. La chanson elle-même, l’une des plus attendues de chacun de ses récitals depuis sa création en 1965, pour cela placée en dernière partie, délivre un message fort : le mal de vivre est certes considéré comme une épreuve dont certains ne reviennent pas mais une épreuve qualifiante, pour cette raison même précieuse (« un bijou à la main », « une fleur à la boutonnière » dit le texte) qui donne toute sa valeur par contraste à la joie de vivre qui le suit et, « sans prévenir », finit toujours par le terrasser ; il est par ailleurs un bien commun – « On fait tous le même chemin » – c’est-à-dire un bien, un acquis de l’expérience, salutaire dès lors qu’on le dépasse, ce à quoi s’emploie la performance de l’artiste en scène où l’effet miroir joue à plein.

Le Mal de vivre ouvre en effet des perspectives propres à nous redonner confiance, que plusieurs chansons composées par Barbara dans les années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire après Mogador, confirment :

N’oublions jamais Qu’au bout de la nuit Doucement

L’aube revient quand même Même pâle

Le jour se lève encore (Le Jour se lève encore) Va ce monde je te le donne

Va jamais n’abandonne

(10)

C’est vrai qu’il n’est pas à l’image Des rêves d’un enfant de ton âge […]

Mais je voudrais tant que tu l’aimes Je voudrais tant

Tu en es le vivant poème […]

La vie est un poème

Que tu vas écrire toi-même (Vivant Poème)

Partant de ce constat, la plupart de ses chansons, graves sans être sombres, édifient un système de valeurs sur lequel s’appuyer pour « […] faire de nos vies, même dans ce qu’elles ont de pire, un chagrin heureux

22

», système qui tient en un postulat : on peut se sortir de tout, et une loi : plutôt que de corriger nos imperfections, il faut les accepter comme constitutives de notre identité et tirer parti de leurs potentialités :

Il faut aller avec, il ne faut pas aller contre les choses. Quand par exemple on entre en scène on se sent très laid, ça peut arriver des soirs, enfin bien que la scène rende beau mais… Eh bien il faut pas aller contre sa laideur, il faut aller avec cette laideur ; il faut pas lutter contre soi, mais être avec soi. Parce que si on s’accepte pas dans cet instant-là, on va pas passer. Tant pis si on a, je ne sais quoi, je dirais même peut-être accentuer cette chose, plutôt que d’essayer de la masquer

23

.

Son propre parcours sert d’exemple puisqu’elle n’a eu de cesse de jouer de ses défaillances personnelles pour en faire des atouts dans le domaine musical et artistique. J’ai un physique étrange qui dérange ? « En robe de lumière j’serai à mon affaire » (Gueule de nuit). « Je ne sais pas dire je t’aime » ? « Au piano je vais le dire / Amoureuse du bout des doigts » (Je ne sais pas dire). Je n’ai pas le talent d’écrire ? Je radoterai, indifférente à toute doxa littéraire ! Je perds ma voix ? J’adopterai un autre phrasé, qui renouvellera mon style interprétatif.

Les moments les plus difficiles de sa vie font l’objet d’un même traitement optimiste.

La solitude ? « C’est tant pis tant mieux / […] / Tout là-haut dans la lumière / […] / J’manque de rien j’ai tout j’veux rien » (Femme Piano). L’enfance passée à fuir sur les routes pendant la guerre ? « Nous vivions comme hors-la-loi / Et j’aimais cela quand j’y pense » (Mon Enfance). Le rendez-vous manqué avec mon père « à l’heure de sa dernière heure » ? Chaque fois que je chante Nantes le contact est renoué. L’inceste ? « C’est quoi, ces larmes ? Qu’importe, on continue » écrit-elle dans ses mémoires

24

.

Jamais Barbara ne gémit sur son sort ni sur le nôtre. Au contraire elle nous désinhibe : il faut oser être soi, assumer sa différence (« Qu’elle était belle ta différence » dit un vers de

22

Propos d’Alex Beaupain recueillis par Didier Varrod. In : Barbara : À demain, je chante. Paris : Textuel, 2007, p. 150.

23

Opus Barbara. Émission produite par François Deletraz, diffusée sur France Culture le 30 octobre 1993 © INA, 1993.

24

Barbara. Op. cit., p. 32.

(11)

John Parker Lee), revendiquer sa liberté d’esprit et son droit au bonheur ; mais il faut accepter aussi la souffrance comme élément permettant d’atteindre la profondeur en soi avant de l’utiliser pour rebondir, s’ouvrir au monde, aux autres et à tous les possibles.

En prouvant par son chant et dans l’acte même de son chant comment elle peut dépasser son mal de voix et atteindre la joie de vivre, Barbara offre au public une leçon magistrale. Au risque de l’indisposer, elle choisit de chanter sans chercher à corriger ses faiblesses au nom d’une « loi » qu’elle a édictée – faire de ses défauts une chance – et qu’elle s’emploie à suivre « vaille que vivre » dans un souci de vérité. « N’avoir que sa vérité / Posséder toutes les richesses » rappellent deux vers de Perlimpinpin, l’une de ses chansons les plus marquantes, qui ont valeur d’art éthico-poétique. Le public ne s’y est pas trompé : c’est au moment où, frisant avec l’inaudible, elle semble perdre sa faculté de chanter que Barbara remplit des salles de plus en plus grandes et obtient l’adhésion de spectateurs toujours plus jeunes et plus nombreux, émus par le pouvoir d’expression de sa voix souffrante, authentique dans sa fragilité même, majestueuse dans son agonie, auréolée de la grâce du dénuement.

Discographie

BARBARA. Comme un soleil noir : intégrale 1955-1996. Mercury/Universal, 2017. Réalisée sous la direction de Bruno Haye à l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition de Barbara, cette intégrale (22 CD) reconstitue la chronologie de tous ses enregistrements en studio (tous formats et toutes maisons de disques confondus), y compris l’enregistrement inédit de l’album studio Lily Passion. Autre inédit : l’enregistrement du concert donné au Théâtre des Capucines le 5 novembre 1963, date de la création de Nantes. Figurent aussi dans cette intégrale le Musicorama donné à l’Olympia en 1968, le spectacle donné à Pantin en 1981, l’enregistrement des Lettres à un jeune poète de Rilke réalisé en 1991 pour les éditions Claudine-Ducaté et de nombreuses archives sonores.

Bibliographie

BARBARA. Il était un piano noir… mémoires interrompus. Paris : Fayard, 1998.

BARBARA. À Cœur qui bat, à cœur battant. L’intégrale des chansons. Paris : L’Archipel, 2017 (édition établie sous la direction de Joël July).

CASTARÈDE, Marie-France. La Voix et ses sortilèges. Paris : Les Belles Lettres, 2004.

(12)

CHAIX, Marie. Barbara. Paris : Calmann-Lévy, 1986.

DAVRICHEWY, Kéthévane. Barbara notre plus belle histoire d’amour. Paris : Tallandier, 2017.

FRESNEL-ELBAZ, Élizabeth. La Voix. Monaco : Éditions du Rocher, 1997. (Avant-Propos de Barbara, qui a travaillé avec l’auteure à la rééducation de sa voix).

LEHOUX, Valérie. Barbara : portrait en clair-obscur. Paris : Fayard/Chorus, 2007.

LOISY, Stéphane, VIGNOL, Baptiste. Barbara : si mi la ré… Paris : Gründ, 2017.

MILLOT, Didier. Barbara : J’ai traversé la scène. Paris : Mille et Une Nuits, 2004.

VARROD, Didier. Barbara : À demain, je chante. Paris : Textuel, 2007.

Émissions radiophoniques

Barbara en noir et blanc. Série de neuf émissions produites par Francis Legault pour les Radios Francophones Publiques, qui présente de nombreux témoignages d’artistes et de proches de Barbara ainsi que des interviews de la chanteuse puisées dans les archives de Radio France, Radio Télévision Suisse (RTS), Radio Télévision Belge Francophone (RTBF) et Radio Canada, en première diffusion sur France Inter du 1

er

juillet au 25 août 2012 © RFP, 2012.

Opus Barbara. Émission produite par François Deletraz, diffusée sur France Culture le 30

octobre 1993 © INA, 1993.

Références

Documents relatifs

Dans ce type de système constructif toutes les charges sont reprises par les portiques .Les murs extérieurs sont soit non porteurs soit autoporteurs... Pour des

Inventé durant les années 1850, considéré comme le plus ancien dispositif permettant d’enregistrer la voix humaine, le phonautographe avait la particularité d’avoir été

Le problème central pour Beckett, si problème il y a, se résume donc bien dans le langage et ses apories et ce que l’humain est bien contraint d’en faire. L’idée de voix le

Les objectifs… Déchiffrer la partition, les notes et le rythme – Chanter la chanson en canon à quatre voix et dans plusieurs langues – Programmer la mélodie sur

4 Présenter de façon approfondie les modèles formels et fonctionnels qu’en proposent les linguistiques nous entraînerait trop loin pour ce propos introductif ;

En nous appuyant sur des travaux précurseurs, à la croisée entre la phonétique et la formation des enseignants, nous proposons une sensibilisation aux fonctions pédagogiques de sa

“Rive gauche / Rive droite” at Crèvecœur, Paris — 5 rue de Beaune , 2022 Courtesy of the artist and Crèvecœur, Paris.. Photo:

Vu le grand nombre de spéculations pour parvenir à faire d’une phrase active une phrase passive, nous avons décidé, dans le cadre de notre réflexion sur les