• Aucun résultat trouvé

XX siècle Chapitre I Les principales révoltes de marins du

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "XX siècle Chapitre I Les principales révoltes de marins du"

Copied!
64
0
0

Texte intégral

(1)

Les principales révoltes de marins du XX è siècle

Depuis la légendaire révolte de l’équipage du cuirassé Potemkine dans la mer Noire, en 1905, jusqu’ à 1973, les mutineries de marins impressionnent par leur quantité et leur étendue. Elles surviennent plus souvent que dans d’autres branches des forces armées et impliquent des milliers, voire des dizaines de milliers de marins. Elles se distinguent également par leur contenu ; leurs demandes dépassent le terrain reven- dicatif et contiennent, au moins, des ébauches de projets de marines et de sociétés différentes.

Comment expliquer ces mouvements sociaux, récurrents et profonds ?

La Révolution industrielle navale de la fin du XIX

e

siècle transforme fondamentale- ment les marines de guerre. En quelques décennies, les anciens voiliers armés de ca- nons en batterie cèdent la place à des navires à propulsion mixte (voiles plus roues latérales actionnées par vapeur) puis à des embarcations colossales poussées par des hélices submergées.

Les grands cuirassés du début du XX

e

siècle incarnent le développement technologi- que de la navigation, et en particulier les complexes dreadnoughts, concentré des derniers progrès en fait de mécanique, hydraulique, métallurgie, télégraphie et balis- tique. Ces imposants bateaux, pourvus de blindages épais en acier, utilisent le télé- graphe sans fil. Des systèmes électriques modernes les commandent, alimentés par des dynamos qui gouvernent les moteurs à vapeur. Leurs tourelles d’artillerie mobi- les de gros calibre sont actionnées par des mécanismes électro-hydrauliques et char- gées par des ascenseurs électriques.

Le temps des équipages composés d’une main d’œuvre nombreuse et peu qualifiée, apportant surtout la force de leurs muscles, est révolu et l’on assiste à la naissance du marin-technicien.

Les forces armées doivent impérativement assimiler les progrès techniques ; elles les dominent fréquemment et même les promeuvent avant d’autres secteurs de la socié- té. Sur les vaisseaux toutefois, l’assimilation de la technologie est souvent supé- rieure à celle des forces terrestres. Si les armées ont besoin d’un nombre croissant de personnel qualifié, pratiquement tout l’équipage des nouveaux navires de combat requiert des connaissances techniques. Les bateaux sont servis par des légions de spécialistes tels que mécaniciens, électriciens, télégraphistes et artilleurs.

Or les forces navales, généralement conservatrices, admettent très difficilement les réformes civiles et démocratiques inhérentes aux réalités sociales qui résultent des nouvelles technologies

1

. Les hiérarchies navales sont généralement la prolongation des structures de la société qui les génèrent. Ainsi donc, au début du XX

e

siècle, les normes de la marine brésilienne reflètent celles de l’empire esclavagiste, celles de la marine russe reproduisent celles du despotisme féodal ; des marines latino- américaines s’organisent à l’image des régimes oligarchiques.

En réalité, depuis des temps éloignés, les navires de combat sont à charge d’hommes

1

Maestri, 2000, 30.

(2)

liés organiquement aux élites dominantes. Par contre, les hommes chargés de les faire mouvoir, d’exécuter les manœuvres, de les charger, décharger et d’assurer leur entretien, représentent du personnel contraint, tels les esclaves ou les galériens, ou parfois rémunéré, mais toujours recruté dans les milieux modestes. Leurs supérieurs se méfient d’eux et s’assurent de leur soumission en brandissant la menace de châ- timents cruels, stipulés dans des ordonnances sévères, où la peine de mort est fré- quemment incluse. Pour des marins instruits du XX

e

siècle, cette situation ancestrale de deux castes structurellement séparées devient inacceptable. De ce fait, la structure entre en crise.

En résumé, les nouvelles technologies fonctionnent avec des travailleurs qualifiés, qui aspirent à une position sociale plus adaptée à leur condition de techniciens ; mais les hiérarchies résistent au changement et des conflits surgissent.

Au-delà des éléments aléatoires indispensables pour comprendre chacune des révol- tes de marins, on peut déjà affirmer qu’elles découlent d’un choc violent entre le nouveau statut social acquis par les équipages et les relations sociales archaïques qui règnent à bord, avec la circonstance aggravante qu’elles surgissent dans un espace isolé et très réduit, souvent dans la promiscuité.

Un rappel des principales mutineries de marins du XX

e

siècle permettra d’identifier

leurs éléments communs et leurs spécificités, pour ensuite les comparer avec le pro-

jet de révolte chilien de 1973.

(3)

1.1- R USSIE ET B RESIL : LES PREMIERS CONFLITS MODERNES

Ce n’est pas une coïncidence si les deux premières révoltes du siècle surviennent sur des bateaux modernes, récemment construits, mais régis par des hiérarchies particu- lièrement archaïques, où la tension entre modernité technique et anachronisme social devient insupportable. Les mutineries explosent dans la marine russe, dont le régime est proche héritier de la servitude féodale, et, plus tard, dans la marine brésilienne, où se prolonge l’ombre de l’esclavage.

1.1.1- Le Potemkine : la première mutinerie moderne (1905)

L’insurrection des marins de la mer Noire en 1905, immortalisée vingt ans plus tard par le célèbre film Le cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein, annonce les nouvel- les relations sociales qui s’installent sur les navires de guerre. Cette synthèse est es- sentiellement extraite du livre La mutinerie du cuirassé Potemkine de Richard Hough, lequel s’était entretenu avec plusieurs protagonistes.

Le cuirassé Kniaz Potemkin Tavritchesky

*

, lancé à la mer en 1903 et affecté à la flotte de la mer Noire, est un des deux navires les plus puissants de la flotte russe. Il comporte trois cheminées, un blindage en acier, quatre tubes lance-torpilles, 14 piè- ces d’artillerie de 76mm, d’autres de 16 et 152mm, et 4 canons impressionnants de 305 mm organisés en deux tourelles. Toute cette puissance de feu exige un effectif de 670 marins.

Un incident inattendu fait écla- ter la révolte. Le 26 juillet 1905, alors que le cuirassé par- ticipe à un exercice de tir en pleine mer, une petite embarca- tion auxiliaire amène comme chaque nuit, du vin, du café, du sucre et d’autres produits ré- servés aux officiers.

L’équipage n’a droit qu’à quelques morceaux de viande dont l’odeur nauséabonde indi- que la putréfaction. Un marin s’approche et découvre écœuré

d’innombrables larves blanches sur la viande destinée à la troupe. Les marins indi- gnés protestent auprès du commandant Golikov. Celui-ci demande alors un rapport au médecin du navire, le Dr. Smirnov, qui estime les viandes comestibles à condi- tion de les frotter avec du vinaigre. Le commandant donne raison au médecin et or- donne de poursuivre la préparation du bortsch, traditionnelle soupe de viande et de betterave très épicée.

Refusant de déjeuner, les marins réclament du pain et de la graisse au lieu du bort-

*

Nom donné en souvenir du prince Grigori Alexandrovitch Potemkin (1739-1791), un des militaires favoris de l’impératrice Catherine II. Il se distingua durant la guerre contre la Turquie en 1774 et fut nommé gouverneur des provinces conquises entre l’Ukraine et la mer Noire.

Illustration 1 Le cuirassé Potemkine.

www.warships.ru/ships/potemkin/potemkin.htm

(4)

sch douteux. Peu après midi, le commandant apparaît sur le pont escorté de ses offi- ciers et somme l’équipage de former les rangs. Le médecin garantit la qualité de l’aliment, annonce-il, tout en rappelant que l’insubordination peut mériter la pendai- son. Puis il ajoute : ceux qui acceptent la soupe, un pas en avant ! Très peu s’exécutent. Surpris, Golikov avertit, avant de se retirer, qu’il informera ses supé- rieurs et la viande sera réexaminée ; celui qui ne mangera pas de bortsch ne recevra rien d’autre ce jour-là.

Les choses auraient pu en res- ter là car cette protestation al- lait sans doute amener les offi- ciers à mieux contrôler la qua- lité de la viande. Il est possible également que certains offi- ciers d’intendance fussent peu intéressés à enquêter sur l’achat de la viande. Mais cet acte dérisoire de protestation est inacceptable dans la Marine tsariste. En Russie, la condi- tion de « serf » a été abolie par décret en 1861, et effective-

ment en 1881, soit 24 ans auparavant. Toutefois, les relations féodales subsistent en- core dans la Force navale; faire la moindre concession à des marins fils de serfs est inimaginable pour des officiers tsaristes. Ils décident donc de rétablir la soumission absolue de la troupe en brandissant la menace d’un châtiment exemplaire.

Le terrible capitaine de frégate Giliarovsky surgit sur le pont, ordonne une nouvelle formation en poupe et exige de lui amener une bâche. Les plus anciens savent ce que cela signifie. Le capitaine insiste : un pas en avant ceux qui acceptent de manger ! Une cinquantaine de marins s’avancent. Giliarovsky choisit, pratiquement au hasard, 12 marins stupéfaits qui entendent l’ordre de les recouvrir de la toile pendant que la garde prépare les armes. Ceux qui exécutent l’ordre peuvent se retirer –annonce-t-il–

tandis que les autres assisteront obligatoirement à l’exécution. En temps normal, 12 exécutions auraient suffit à écraser la protestation, mais 1905 est une période spé- ciale.

En effet, une vague de fond secoue l’autocratie. Les majorités paysannes survivent difficilement, tandis que les ouvriers urbains, soumis à de très dures journées de 14 à 18 heures, refusent de continuer ainsi. On parle de changements profonds et dans des cercles ouvriers et intellectuels la révolution s’organise. Le Parti ouvrier social- démocrate russe préconise l’industrialisation et la démocratisation de l’empire. Les premières nouvelles de ses deux fractions arrivent à cette époque: les majoritaires, en russe bolcheviques, plus radicaux, et les minoritaires ou mencheviques. Les mobi- lisations commencent au début de l’année, à Petrograd, par la grève de quelque 150.000 travailleurs des usines Ivanovo-Voznesensk. Le point culminant de cette vague de mobilisations sociales sera atteint en octobre et novembre avec l’organisation des soviets

2

(conseils).

L’année antérieure le régime tsariste s’était embarqué dans une guerre contre le Ja-

2

Anweiler, 1958, 39-58

Illustration 2. Scène de la découverte de la viande avariée dans le célè- bre film Le cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein.

(5)

pon : vaine tentative de contenir la crise sociale en gestation et de regagner du pres- tige. Les résultats furent désastreux. Un mois auparavant, la Marine impériale avait perdu cinq mille marins et 23 navires dans la bataille de Tsushima, contre la flotte japonaise. L’humiliante déroute militaire accroît le mécontentement et la crise pénè- tre les rangs de l’Armée. C’est dans ce contexte particulièrement conflictuel que se produit la mutinerie du Potemkine.

La vague de protestations arrive à Odessa, jadis port florissant de l’empire. Au mois d’avril, les arrimeurs partent en grève pour de meilleurs salaires et des journées de neuf heures, suivis bientôt par les travailleurs de la compagnie de navigation du Da- nube. Des organisations socialistes lancent rapidement un appel à une grève générale pour le 27 juillet.

Les marins proches du mouvement socialiste s’organisent à leur tour. Les premières adhésions, qui datent de 1903, sont tout d’abord peu nombreuses, mais lorsque l’amirauté décide de remplacer une partie des ouvriers des chantiers navals par des marins de la flotte, la mesure provoque l’indignation des premiers et le contact entre travailleurs et marins. En 1905, des cellules socialistes existent pratiquement sur tous les navires. La Centrale social-démocrate d’Odessa fixe pour fin juillet l’insurrection de l’escadre de la mer Noire.

Le plan vise à occuper les navires : de nombreux groupes organisés agiront de nuit, surprendront les officiers dans leurs cabines, leur arracheront leurs galons et arrête- ront les plus récalcitrants; au lever du jour, ils lanceront un appel pour demander aux marins d’adhérer au mouvement.

Comme il arrive souvent, l’organisation socialiste est bien implantée sur certains na- vires, mais sur d’autres, les équipages semblent réticents. C’est le cas du Potemkine.

Le marin Afasaney Matyushenko, chargé de la cellule du navire, propose à la direc- tion du mouvement de commencer la mutinerie sur le cuirassé, proposition rejetée car il convient d’agir de manière synchronisée avec le reste de la flotte

3

. Toutefois, lorsque 12 marins sont sur le point d’être fusillés, les événements se précipitent.

Ce 26 juillet 1905, des sentiments contradictoires de colère et de peur agitent les ma- rins rassemblés sur le pont du Potemkine, tandis que les 12 condamnés se débattent sous la toile. Quatre marins, dirigés par Matyushenko, rompent discrètement le rang et s’avancent en parlant, tout d’abord à voix basse. Matyushenko s’adresse au pelo- ton d’exécution et d’une voix ferme leur enjoint de baisser les armes. Les marins les plus décidés entourent le peloton tandis que d’autres cherchent des armes. Fou de colère, le capitaine Giliarovsky ordonne de faire feu.

Pour empêcher l’exécution, un marin armé tire en l’air. Le capitaine se saisit d’un fusil, le vise et l’abat. Matyushenko réussit à s’emparer de l’arme du marin abattu et exige du capitaine la remise du bateau. Giliarovsky tire sur lui sans l’atteindre mais le chef de la rébellion réplique en l’abattant. En quelques secondes, la révolte gagne tout l’équipage. La plupart des 22 officiers, impuissants, se lancent à la mer et na- gent jusqu’au navire auxiliaire.

Le lieutenant Alexeev avise les marins de l’ordre donné par Giliarovsky de faire sauter le navire en cas de révolte, preuve qu’il la sentait venir, et leur révèle la ca- chette du commandant en échange de sa liberté. Il est libéré et ses galons retirés. Le commandant Golikov, surpris, implore leur clémence, mais un marin lui reproche

3

Hough, 1960, 140-142

(6)

d’avoir tenté de détruire le navire et le tue d’un coup de revolver.

Au cours de la mutinerie, un marin et sept officiers perdront la vie. Les corps de ces derniers seront jetés à la mer. Le navire auxiliaire tente de rejoindre Sébastopol, mais des tirs de sommation du Potemkine l’obligent à faire demi-tour. Les 15 autres officiers sont remis au cuirassé, leurs galons sont arrachés et on les enferme dans leurs cabines.

Les marins révoltés forment un comité directeur et baptisent les deux navires

« Flotte russe libre ». Le lieutenant Alexeev assume formellement le commande- ment, sous le contrôle du comité. Le Dr. Smirnov se suicide tandis que son assistant, le Dr Golenko, adhère au mouvement, du moins pour l’instant. L’eau, les aliments et le charbon se faisant rares sur le cuirassé, le comité décide d’aller à Odessa où ils attendront l’insurrection de la flotte.

Le navire entre au port le jour même de la grève générale, vers 22h. Quelques heures auparavant, le gouverneur avait lancé la cavalerie cosaque

*

sur les manifestants. A la tombée de la nuit, ceux-ci perçoivent deux silhouettes entrer au port, et, à l’aube du 28 juillet, ils distinguent clairement leurs drapeaux rouges. La nouvelle galvanise les grévistes qui en quelques heures s’emparent de la ville. Les marins débarquent le corps de Gregori Vakoulintchuk, le marin décédé, accompagné d’une note sur la- quelle on peut lire : « Sauvagement abattu par le commandant du Potemkine pour avoir réclamé une meilleure soupe. Paix à ses cendres. Vengeons-nous de ses op- presseurs ! Vive la liberté ! ».

Les groupes socialistes de la ville réussissent à contacter les marins. L’étudiant Konstantin Feldmann et d’autres montent à bord pour prier les marins armés de sou- tenir les manifestants. Mais la majorité du Comité des marins s’y oppose ; ils ne peuvent intervenir pendant l’attente de la révolte du reste de la flotte. A Odessa, le général Kokhanov lance à nouveau la cavalerie cosaque sur les manifestants. Le massacre survient sur le large quai Richelieu –aujourd’hui quai Potemkine– qui unit les alentours du port à la partie haute : des centaines de personnes sont abattues par les cosaques, dans une scène immortalisée par le film. Une délégation supplie les marins de riposter avec les canons du navire, mais le Comité leur répond qu’aucune cible précise ne leur a été désignée.

En réponse au massacre, les comités dirigeants de la grève décident de transformer les funérailles de Gregori Vakoulintchuk en une vaste manifestation protégée par les marins armés. Une délégation de soldats rebelles arrive même au bateau et prie les marins de prendre la tête du mouvement contre le tsarisme.

Durant la nuit, au cours d’une assemblée effervescente, les marins débattent deux positions. Plusieurs sous-officiers et certains marins proposent de suspendre toute action, sans aller plus loin. Lorsque l’étudiant Feldmann se met à parler, quelqu’un l’interrompt pour exiger le débarquement de tous les civils. Feldmann, grand orateur à une époque où peu de gens lisaient, parvient à capter l’attention. Il parlera durant deux heures de la souffrance des travailleurs, des cruautés du tsarisme et de la révo- lution en marche. « Vous autres, conclut-il, vous êtes les premiers à avoir osé édifier

*

Les cosaques étaient des petits propriétaires agricoles vivant en communautés militarisées et redoutés pour leurs

charges de cavalerie. Connus dès le

XIVe

siècle, leurs ancêtres étaient souvent des paysans ayant échappé à leur

condition d’esclaves. Au début, ils vivaient surtout du pillage. Le régime tsariste décida de les utiliser comme unités

d’élite de l’armée durant toutes les guerres des

XVIIIe

et

XIXe

siècles. Au cours du

XXe

siècle, ils seront utilisés contre

les mouvements nationalistes et révolutionnaires

(7)

un pont entre les forces répressives du Tsar et les ouvriers et paysans qui luttent pour la liberté. Sur ce pont marchons ensemble vers la révolution qui gronde ». Les marins l’écoutent subjugués. Ses paroles donnent une perspective au mouvement : il ne s’agit plus d’une révolte contre la viande pourrie et les abus des officiers. Leur action les place à la tête d’un grand mouvement national qui mettra fin à la cruauté et à l’injustice dans toute la Russie. Feldmann est bien entendu accepté à bord

4

. Une délégation de marins obtient du gouverneur maritime l’autorisation d’enterrer le marin abattu à 17h30. L’enterrement terminé, les manifestants sont à nouveau mi- traillés. Trois marins ne rentreront pas à bord, sans doute ont-ils été tués. Entre- temps, la nouvelle parvient d’une réunion du grand conseil militaire au théâtre d’Odessa qui devient une cible précise pour les insurgés. Les dirigeants du comité, Matyushenko et Feldmann, proposent de le bombarder et de prendre ensuite la tête d’une manifestation pour exiger le départ des troupes cosaques de la ville. Un mem- bre du comité souhaite toutefois que la décision soit confirmée par l’assemblée.

Craignant de provoquer des victimes innocentes, un groupe de marins s’oppose au bombardement, mais la répression du cortège funèbre les fera changer d’avis. Le na- vire prend position à quelque 2 km du théâtre. Le sous-officier chargé de tirer est un des indécis ; il sera plus tard récompensé par les autorités. Il se limite tout d’abord à tirer trois salves, puis, quinze minutes plus tard, tire loin de la cible ; finalement un seul tir atteindra le théâtre.

Tandis que ces événements se déroulent à Odessa, à 290 kilomètres de là, à Sébasto- pol, principale base navale russe dans la mer Noire, le commandement naval orga- nise une expédition contre le Potemkine. Le moral de chaque équipage est méticu- leusement évalué : sur le cuirassé Tatislav, il est bon, sur le Georges le victorieux, il est insuffisant et sur le Catherine II, il est franchement mauvais car les marins ont refusé de chanter Dieu sauve le Tsar ; il sera donc exclu des opérations. Finalement, une flotte composée des cuirassés Georges le victorieux, Tatislav, Les douze apô- tres, Sainte trinité, appuyés par le croiseur léger Kazarsky et quatre torpilleurs, lève l’ancre avec mission de détruire le cuirassé rebelle.

Les radiotélégraphistes du Potemkine détectent la flotte et le Comité décide de l’attendre en haute mer. Lorsqu’elle est en vue, la flotte tsariste rompt le rang et se met en formation de combat. Avec ses canons en position de tir, le Potemkine télé- graphie des proclamations l’invitant à se rendre. Se méfiant de la réaction de ses ma- rins, le commandant de la flotte tsariste choisit d’abandonner la zone sans combattre.

Peu après, le 30 juillet vers midi, cinq cuirassés se joignent à la flotte et l’ordre pé- remptoire du tsar arrive: reddition ou destruction. La flotte se réorganise en deux co- lonnes séparées de quelque 500 mètres.

Brandissant le drapeau rouge, le Potemkine et le bateau auxiliaire prennent la déci- sion audacieuse d’entrer dans le couloir, une tourelle pointée à bâbord et l’autre à tribord, tout en télégraphiant des déclarations et en envoyant des signaux. Comme si quelqu’un en avait donné l’ordre, personne ne tire sur les insurgés et les artilleurs de la Flotte impériale baissent leurs canons. Les marins du Georges le victorieux sont les premiers à répondre aux saluts du Potemkine et accourent vers le bord. Des mil- liers de marins des autres embarcations rompent la discipline, abandonnent les pos-

4

Hough, 1960, 104

(8)

tes de combat et acclament le cuirassé rebelle. A la fin du couloir, le Potemkine vire de 180 degrés, diminue sa vitesse et passe pour la seconde fois entre la flotte de la mer Noire. Cette fois l’acclamation est extraordinaire. Selon Hough « il passa entre les deux colonnes de Krieger comme le yacht du roi d’Angleterre reçu par la Royal Navy ». Finalement, tous aperçoivent le Georges le victorieux s’écarter de la forma- tion pour se joindre à lui

5

.

Apprenant que la désobéissance s’étend aux autres navires, le haut commandement prend une mesure radicale. Tandis que la flotte s’éloigne, l’ordre est donné de dé- charger de leurs obligations quelque 5.000 marins. Avec ces marins en « vacances », la rébellion devient impossible. Cette mesure habile entraîne l’isolement des deux cuirassés révoltés.

Le comité du Potemkine décide d’envoyer une délégation au Georges le victorieux pour animer les indécis et arrêter les opposants, mais les dirigeants sont exténués. Le Dr. Golenko, propose alors de se charger de la mission et part accompagné de 20 marins. Peu après, le Georges le victorieux se met à manœuvrer étrangement pour se diriger vers Sébastopol. Les marins le visent pour l’obliger à faire demi-tour, mais le cuirassé effectue une fausse manœuvre et finit par échouer sur un banc de sable. En fait, au lieu d’insuffler du courage à l’équipage du Georges le victorieux, le Dr Go- lenko l’avait informé, à tort bien entendu, que le Potemkine avait résolu de se ren- dre. Démoralisés par cette nouvelle, les hommes de l’équipage furent distraits dans leur manœuvre et durant la discussion tendue le navire s’échoua. Dès cet instant, le Potemkine et le navire auxiliaire se retrouvaient à nouveau seuls.

Epuisés et sans perspective d’un soulèvement de la flotte, l’assemblée décide de na- viguer jusqu’au port de Constance, en Roumanie. Là, malgré les pressions du gou- vernement russe pour que les marins soient traités comme des pirates, deux officiers roumains les reçoivent avec courtoisie et s’engagent à informer le gouvernement.

Apprenant toutefois que le gouvernement de Bucarest aurait rejeté leur demande d’asile et qu’une flottille russe se dirige vers eux, ils décident de reprendre la mer à destination du port russe de Feodosia, à l’est de la Crimée. En réalité, la flottille n’est rien d’autre que le destroyer Stremitelny manœuvré uniquement par des offi- ciers qui, peu convaincus, se limitent faire semblant de poursuivre le cuirassé. Il s’agissait en fait de sauver les apparences.

A Feodosia la réception est amicale, mais les autorités ont reçu des ordres formels et refusent de leur fournir charbon, eau et vivres. Les marins du Potemkine lancent un ultimatum de 24 heures. Craignant un bombardement, la population s’installe sur les collines proches de la ville. Passé le délai, un groupe de marins, dont Matyushenko et Feldmann, tente de s’emparer d’une chaloupe charbonnière mais, du quai, des soldats font feu ; trois marins sont tués tandis que les autres seront sauvés par le ca- not du Potemkine. Feldmann se jette à l’eau pour secourir un blessé, perd le canot et finit par être arrêté

6

.

Les marins du Potemkine et du torpilleur N267 retournent à Constance le 8 juillet où, avec l’appui des socialistes locaux, ils demandent et obtiennent l’asile du gou- vernement roumain. Sous prétexte d’avoir agi sous la contrainte, le lieutenant Alexeev et quinze sous-officiers refusent l’asile et rentrent en Russie.

La dernière décision du Comité sera de partager équitablement le contenu du coffre

5

Hough, 1960, 159

6

Guttridge, 2002, 139-141

(9)

du navire pour faciliter l’installation en Roumanie. Les photos des marins débar- quant avec des objets dans la main, arrachés parfois des cabines des officiers, leur vaudra d’être longtemps traités de dévaliseurs. Apparemment, certains réfugiés trouveront du travail sur les chantiers navals et d’autres à la campagne.

Les leaders du Georges le victorieux seront fusillés avant leur procès et sept marins peu après ; 19 autres seront condamnés aux travaux forcés en Sibérie. L’étudiant so- cialiste Feldmann parviendra à s’évader de prison et s’installera en Autriche. Le di- rigeant des marins Matyushenko, conjointement à 14 de ses compagnons, acceptera une amnistie en 1907 et rentrera en Russie où il sera surveillé, arrêté et finalement pendu. Les 14 autres seront envoyés en Sibérie. Un autre dirigeant, Dymtchenko, avec 30 ex-marins et leurs familles, sacrifieront leurs économies pour se rendre à Londres. Après avoir franchi mille obstacles, ils y parviendront grâce à l’aide du Parti social-démocrate allemand. Dans cette ville, ils seront pris en charge par les

« Amis britanniques de la liberté russe » qui les inviteront à prendre la parole au cours d’une réunion publique ; des fonds seront récoltés pour leur embarquement à destination de Buenos Aires.

Dans les eaux peu profondes de Constance, les vannes du cuirassé seront ouvertes par un inconnu, pour empêcher sans doute son utilisation par la marine du Tsar. Le navire sera toutefois remis à flot ultérieurement. Rebaptisé tout d’abord du nom de Pantelymon (paysan rustique) et, plus tard, de Boretz za Svobodu (combattant de la liberté), il ne participera à aucune action durant la Première Guerre mondiale. En 1919, dans le cadre d’autres insurrections navales que nous verrons plus loin, il sera à nouveau naufragé face à Sébastopol pour éviter qu’il ne tombe entre les mains des bolcheviques

7

.

L’action des marins du Potemkine laissera des traces ; elle sera très probablement un des éléments stimulateurs de la révolution d’octobre 1917 et de la révolte de la flotte française de la mer Noire en 1919. En tout cas, son effet sera craint. En 1926, le film Le cuirassé Potemkine, d’Eisenstein, sera interdit en Angleterre et en Allemagne

8

.

1.1.2- La mutinerie des marins brésiliens contre le fouet (1910)

La nuit du 22 novembre 1910, dans la baie de Rio, cinq ans après la révolte du cui- rassé Potemkine et 22 ans seulement après l’abolition de l’esclavage au Brésil, les principaux navires de la flotte sont occupés par leurs marins, pour la plupart des noirs et des mulâtres. Ils réclament un salaire juste, des conditions de travail dignes et, surtout, l’abolition des châtiments physiques dont le fouet –la chibata– est le symbole. La description et l’analyse de cette révolte sont reprises des historiens bré- siliens Mario Maestri : Cisnes Negros : Una história da Revolta da Chibata; Alvaro Pereira do Nascimento : A Ressaca da Marujada Recrutamento e disciplina na Ar- mada Imperial et Paulo de Moraes : João Cândido.

A l’aube du XX

e

siècle, l’Argentine, le Brésil et le Chili vivent une époque d’essor des exportations du cacao, du caoutchouc, de la viande, du blé et du salpêtre, bien cotés dans les marchés internationaux. Les trois pays ont toutefois des problèmes frontaliers et consacrent une bonne partie de leurs devises à l’achat d’armements. En 1904, le gouvernement de Río de Janeiro décide de se doter d’une Force navale sans

7

Hough, 1960, 210-215

8

Guttridge, 2002, 177 ; 184

(10)

rivale dans la région et passe une commande colossale de navires de guerre à l’Angleterre : trois sous-marins, six torpilleurs, six contre-torpilleurs, trois croiseurs et deux cuirassés modernes de type dreadnoughts : le Minas Gerais et le Sao Paulo, avec déplacement de 21.200 tonnes et armés de 12 canons de 12 pouces.

Cette commande lance la course aux armements : l’Argentine riposte en com- mandant aux États-Unis plu- sieurs navires, dont les cui- rassés Moreno et Rivadavia, de 27.000 tonnes, armés également de canons de 12 pouces. Le Chili commande en Angleterre deux super dreadnought de 28.000 ton- nes avec 10 canons de 13,5 pouces. Le cuirassé Latorre

sera livré après la Première Guerre mondiale. (Comme nous le verrons plus loin, il sera également occupé par ses marins). Le Chili, pour sa part, préfère échanger le second cuirassé contre d’autres bateaux.

En décembre 1889, deux décennies avant la mutinerie brésilienne, un coup d’État républicain avait mis fin à l’empire et à la monarchie et proclamé la République fé- dérale du Brésil. Le premier jour, la république fut proclamée ; le second, des fonds furent libérés pour installer l’ex-empereur à l’étranger ; et le troisième jour, un dé- cret abolissait les châtiments physiques dans la marine, considérés comme une prati- que typique de l’esclavage. Une telle promptitude s’explique : le coup d’État répu- blicain avait été l’œuvre d’officiers de l’Armée de terre qui craignaient un contre- coup d’État monarchique de ceux de la Marine. Séduire les équipages était une ma- nière de l’éviter

9

. Les marins applaudirent effectivement la satisfaction de cette an- cienne revendication.

Mais cet esprit de modernité durera peu. Cinq mois plus tard, en avril 1890, passé le danger de réaction monarchiste, le décret 328 réintroduit la Chibata dans la marine : les châtiments sévères, est-il dit, « sont une nécessité reconnue et réclamée par tous ceux qui exercent une autorité sur le marin

10

». Cette peine ne s’applique qu’aux marins, jamais aux officiers.

Il y a des résistances. L’histoire présente des antécédents de protestations contre la flagellation. En décembre 1891, l’équipage du croiseur Paraiba refuse d’obéir aux ordres, en raison sans doute des châtiments physiques. Par ailleurs, selon certains indices, l’équipage du navire Primeiro de Março aurait planifié une mutinerie. Deux ans plus tard, en 1893, les marins de la canonnière Marajó contrôleront le bateau du- rant six jours, pour protester contre un officier qui infligeait des coups de fouet sans chemise. La chemise, espèce de chiffon qui recouvre le fouet, est un « droit » obtenu pour atténuer la violence des coups

11

.

9

Pereira do Nascimento, 2001, 116-117

10

Pereira do Nascimento, 2001, 118

11

Pereira do Nascimento, 2001, 125-132

Illustration 3. Le cuirassé Sao Paulo.

www.geocities.com/Pentagon/Base/6284/Sao_Paulo_20.jpg

(11)

Entre 1907 et 1910, des centaines de marins brésiliens, en majorité noirs et métis, partent en Angleterre pour y étudier le maniement des nouveaux cuirassés. Là-bas, en contact avec les travailleurs maritimes les mieux organisés de l’époque, ils dé- couvrent une autre réalité sociale et entendent probablement parler du Potemkine et des revendications de leurs collègues russes. Durant leur instruction, conjointement à l’étude des nouvelles techniques, l’aspiration à un nouveau statut dans la société prend corps. Les marins commencent à s’organiser. Le « commando général » des marins –bien entendu secret– est formé, entre autres, de représentants des cuirassés Sao Paulo, Deodoro, Minas Gerais et du croiseur Bahia. Au début, ils ne se propo- sent pas d’occuper les navires et se limitent à examiner la meilleure façon d’obtenir la suppression de la flagellation et des châtiments physiques.

De retour au Brésil, les marins tentent une action « diplomatique ». João Cândido, un marin noir d’une trentaine d’années, futur leader de la révolte, avait fait sculpter en Angleterre, sur un morceau de charbon, le buste du président Nilo Peçanha. En mai 1910, six mois avant la mutinerie, lorsque le Minas Gerais arrive à Rio il reçoit la visite du gouvernement au grand complet. Les marins offrent la sculpture au chef d’État qui, tout ému, propose une audience à João Cândido au palais Catete, proba- blement l’unique audience accordée à un marin jusqu’à ce jour. Au cours de l’entrevue, Cândido prie le président, au nom de milliers de marins, de mettre fin aux châtiments physiques

12

, mais en vain.

La seconde démarche connue, cette fois plus menaçante, sera la rédaction d’un mes- sage anonyme sur le cuirassé Bahia. En 1910, ce navire fait route vers le Chili avec la flottille qui participera aux cérémonies du centenaire de l’Indépendance. Sans doute en raison d’un pressentiment des officiers, le voyage se transforme en un cau- chemar de mauvais traitements. Entre juillet et octobre, 911 annotations figureront dans le « Livre des contraventions et châtiments » y compris les marins entravés et fouettés. Des mains inconnues déposent une note dans la cabine du commandant :

« Ces quelques lignes pour demander de ne pas maltraiter la garnison de ce navire qui s’efforce de le maintenir propre. Il n’y a ici ni brigand ni voleur. Nous désirons paix et amour. Personne n’est esclave des officiers ni chair à flagellation. Attention [… n’oubliez pas] l’escadre russe de la Baltique ». Signé : « Main noire ». La note aurait été écrite par le marin Francisco Dias, qui avait suivi des études secondaires.

Bien qu’il se soit trompé de mer, son avertissement indique que la mutinerie du loin- tain –et à la fois proche– Potemkine, occupe les esprits des marins brésiliens.

Après l’échec des pétitions et du tragique voyage du Bahia au Chili, le commando se réunit presque quotidiennement dans une maison des quartiers du port pour coor- donner l’occupation de la flotte. Le groupe est formé de Francisco Dias et Ricardo Freitas du Bahia, André Avelino du Deodoro, Gregório do Nascimento du Sao Pau- lo et de João Cândido du Minas Gerais

13

.

La date d’occupation est fixée au 24 ou 25 novembre, quelques jours après la passa- tion des pouvoirs à Hermes da Fonseca. Toutefois, comme en Russie, un événement inattendu va tout précipiter.

Peu avant, le maréchal Hermes da Fonseca, candidat des cadres militaires et des oli- garques des puissants États de Rio Grande do Sul et de Minas Gerais avait assumé la présidence. Comme ancien ministre de la Guerre, Hermes avait promu la réforme du

12

De Moraes, 2000,17

13

De Moraes, 2000, 21

(12)

fonctionnement de l’armée : à présent les casernes étaient propres et les militaires défilaient en ordre.

Son rival avait été Rui Barbosa, intellectuel de prestige et, chose nouvelle, issu de la classe moyenne. Malgré l’absence de différences profondes, puisque tous deux ont des liens avec l’oligarchie exportatrice, Rui Barbosa est plus sensible au développe- ment industriel et propose des réformes pour les promouvoir. Avec une éloquence persuasive, il parle de réformer la justice, de perfectionner le système électoral en introduisant le vote secret, de soutenir l’éducation et –ce qui fut écouté attentive- ment– d’améliorer les conditions de travail dans l’Armée et dans la Marine.

Le 15 novembre, le marin Marcelino Rodrigues de Menezes, surpris en train d’introduire des carafes de cachaça sur le Minas Gerais, est condamné aux entraves.

Durant la nuit, il demande la permission d’uriner et, momentanément libre, blesse légèrement un quartier-maître avec un canif. De telles scènes ne sont pas exception- nelles. La violence exercée contre les marins contribue à créer entre eux un climat sordide de relations violentes.

La plus grave sanction prévue par le règlement est de « 20 à 25 coups de fouet » par jour, mais une « observation » laisse un espace discrétionnaire à l’« arbitrage pru- dent » du commandant

14

, le plaçant ainsi au-dessus des lois et règlements. Marcelino est condamné à 250 coups de fouet, peine identique à celle appliquée quelques dé- cennies auparavant aux esclaves fugitifs. Un tel supplice peut provoquer des éva- nouissements de douleur et même entraîner la mort, comme ce fut déjà le cas. Un cérémonial humiliant est organisé selon un rituel strict : face à l’équipage, un homme frappe, un autre compte les coups, les roulements de tambour font taire les cris de douleur. A la fin, Marcelino, semi-inconscient et littéralement en lambeaux, est transporté à l’infirmerie.

Le supplice de Marcelino électrise les équipages ; l’indignation est telle que les chefs du mouvement, craignant une révolte spontanée, décident d’avancer l’action.

Le signal de la mutinerie –un léger coup de clairon– sonne le 22 novembre à 22h.

Les officiers sont totalement surpris. On sait que le commandant du Minas Gerais, Batista das Neves, arrivé à 22h05, découvrira le début de la mutinerie. Une lutte s’engage alors entre les officiers et les marins soulevés pour conquérir les indécis.

Sur un ton décidé, le commandant explique qu’il existe d’autres façons de revendi- quer; il est disposé à les écouter s’ils agissent comme des hommes dignes de l’uni- forme qu’ils portent… et il ordonne de former les rangs. La mutinerie se décide à cet instant : la formation implique la soumission, la transgression indique le bascule- ment du pouvoir vers la révolte. Ne formez pas les rangs ! crient les marins résolus, qui lancent des morceaux de fer et tout ce qui se trouve à leur portée. Seuls 50 à 60 marins se mettent en rang. Dès cet instant, l’équipage du Minas Gerais reconnaît l’autorité du marin noir João Cândido. Au bout d’une demi-heure, les officiers sont arrêtés et enfermés dans leurs cabines. Le commandant est mortellement blessé d’un coup de barre de fer à la tête suivi d’un coup de feu.

Le principal cuirassé étant pris, les autres bateaux se soumettent. Le Comité des ma- rins du Sao Paulo communique à l’officier de quart qu’ils ne veulent aucun officier à bord. Ceux-ci, stupéfaits, abandonnent le navire. L’un d’entre eux, resté caché à bord, se suicidera le lendemain. Sur le Bahia, un officier tue un marin qui refusait de

14

Règlement publié in Pereira do Nascimento, 2001, 146-154

(13)

se ranger, mais lorsqu’il en blesse un autre, il est abattu de quatre balles. Sur plu- sieurs petits navires, comme sur l’escorteur Benjamin Constant, les marins enjoi- gnent aux officiers de débarquer. Dans certains cas, le Minas Gerais s’approche pour demander l’adhésion. Si personne ne répond, il lance un tir d’avertissement, demande qui est le marin le plus ancien et lui assigne le commandement. Sur un es- corteur, un officier s’habille en marin pour tromper les révoltés du Minas Gerais et garder le commandement, mais il devra débarquer le lendemain. Environ la moitié des 5.000 marins de l’escadre participe à la mutinerie, tandis que les autres se trou- vent à terre ou sur de petits navires côtiers.

Les vaisseaux rebelles gardent le pavillon national en berne en honneur aux marins tués et hissent un petit drapeau rouge rectangulaire. A différentes reprises, les cui- rassés n’hésiteront pas à faire usage de leur artillerie pour obtenir l’adhésion de na- vires mineurs et dissuader l’artillerie côtière, ce qui renforce la décision des révoltés.

Au cours de la mutinerie, 6 officiers et 20 marins perdront la vie.

Le nouveau président Hermes da Fonseca assiste à un opéra de Wagner lorsqu’il en- tend les détonations dans la baie de Guanabara. Réunissant d’urgence ses ministres de la Défense et de la Justice, il leur donne l’ordre immédiat de surveiller ses enne- mis politiques et de renforcer la surveillance côtière. Il exige en outre un rapport des forces navales disponibles. Le ministre se met en contact télégraphique avec les ma- rins du Minas Gerais, et leur affirme « que les réclamations justes et basées sur la loi seront entendues si elles sont présentées

dans la subordination et le respect des pouvoirs constitués ». Les marins envoient une chaloupe avec les corps des morts et une lettre dans laquelle ils exigent le retrait des « officiers incompétents et indignes de servir la Nation » et « la réforme du code immoral et honteux qui les régit ». Peu après, ils précisent dans un télé- gramme leurs revendications: abolition du châtiment du fouet, augmentation des salai- res, diminution de la journée de travail et formation, « pour que la Marine brési- lienne soit une armée de citoyens et non une hacienda d’esclaves ayant reçu pour seul droit de leurs maîtres, celui d’être fouetté ». Les rebelles fixent un délai de douze heures pour répondre.

Le gouvernement choisit la force : il ordonne de miner la sortie de la Baie de Gua- nabara et d’attaquer les navires en rébellion avec 8 torpilleurs et quelques destroyers qu’apparemment lui obéissent, les sommant d’« utiliser le maximum d’énergie contre les navires soulevés et de les couler, peu importe le sacrifice ». Toutefois, en raison du courant de sympathie qui relie les marins sous le contrôle du gouverne- ment avec les révoltés, les ordres d’attaque ne seront guère respectés ou seront mal exécutés. Les cônes explosifs des torpilles seront retrouvés tardivement, et s’ils par- viennent aux destroyers, le calibre ne correspondra pas. Les torpilles ne seront ar-

Illustration 4. João Cândido lit la lettre des matelots au président Hermes da Fonseca.

ww1.folha.uol.com.br/folha/especial/2002/eleicoes/historia- 1910.shtml

(14)

mées qu’après la décision du gouvernement de négocier. Les télégraphistes des tor- pilleurs informent les rebelles d’une attaque possible, ce qui leur vaut la détention.

Alertée, l’escadre insurgée se retire en haute mer où il est impensable de voir les torpilleurs s’approcher des cuirassés. Finalement, après de nombreux ordres et contre-ordres, la contre-attaque n’aura pas lieu et la sortie de la baie ne sera pas mi- née faute de mines en suffisance. Seul un destroyer, piloté presque exclusivement par des officiers, s’approchera du cuirassé Deodoro mais face aux tirs fera demi- tour. Ces échecs amèneront le gouvernement à changer de tactique ; dorénavant il est prêt à négocier.

Le 23 novembre, alors que la Marine tente d’attaquer, le gouvernement, avec l’accord de l’opposition, envoie un émissaire à la flotte insurgée. Le commandant José Carlos de Carvalho est reçu avec les honneurs sur le Sao Paulo où le marin, élu précédemment commandant, lui rappelle les revendications du mouvement. Ensuite, sur le Minas Gerais, João Cândido lui fait parcourir le navire pour qu’il puisse ob- server la discipline parfaite. Il lui explique que la cachaça trouvée a été jetée à la mer ; il l’invite à vérifier le contenu du coffre des valeurs, intact et gardé par quatre marins armés, et lui demande de constater l’état bouleversant de Marcelino après avoir supporté 250 coups de fouet. Le chef rebelle confirme que le délai expire le 23 novembre à 23h. Si aucune réponse n’est donnée, les rebelles bombarderont Río de Janeiro.

Ce comportement prudent laisse supposer que les marins brésiliens ont tenté d’éviter les erreurs de leurs collègues rus- ses. A la différence du Potemkine, les corps des officiers tués ne seront pas jetés à la mer mais placés dans une chapelle ardente et ensuite débarqués. La surveil- lance extrême du coffre des valeurs leur évite l’accusation de vol qui, à un mo- ment donné, fut lancée contre les marins russes. En outre, le mouvement brésilien n’accepte la participation d’aucun offi- cier, ce qui fut fatal à la révolte russe.

Le président propose au Sénat de voter une amnistie. L’émissaire retourne aux navi- res pour solliciter une prolongation du délai, alléguant que le Gouvernement tente d’obtenir le pardon. Au Sénat, Rui Barbosa est un fervent partisan d’une « amnistie pour rentrer dans l’ordre », appuyé par le ministre des Affaires étrangères, soucieux de sauver les navires extrêmement coûteux qui représentent un argument de poids dans les négociations avec les pays voisins. Le sénateur Pinheiro Machado, homme fort du gouvernement, après s’être indigné des conditions de travail dans la Marine, proclame que les gouvernements démocratiques ont le devoir de maintenir le prin- cipe d’autorité. L’amnistie, affirme-t-il, ne peut être accordée que si les révoltés abandonnent les armes.

L’émissaire du gouvernement remonte pour la troisième fois à bord des navires in- surgés et obtient un texte qui permet de sortir de l’écueil : les marins acceptent de déposer les armes tablant sur l’abolition des châtiments physiques, les augmenta- tions de salaires et le vote de l’amnistie. Il s’agit d’un document habile qui donne

Illustration 5. Matelots du croiseur Barroso pendant la révolte.

www.vermelho.org.br/pcdob/80anos/cadaanourl/1910.asp

(15)

satisfaction à tous les sénateurs ; mais, au-delà de la déclaration d’intentions, les ma- rins restent sur les bateaux, bien armés, en attendant le vote de l’amnistie. Elle sera votée ce même jour au Sénat et le lendemain à la Chambre.

L’acceptation de l’amnistie suscite des tensions sur les navires. Certains marins re- fusent de remettre les armes. Ils craignent une trahison des officiers et du gouverne- ment et, pour l’éviter, exigent que le Président et ses ministres viennent signer l’amnistie à bord. Finalement, le 26, la flotte entre au port. Les drapeaux rouges sont retirés et les officiers prennent en charge les navires devant l’équipage en formation parfaite.

La victoire des marins sera de courte durée. Pour de nombreux officiers, l’accep- tation des termes d’un accord obtenu par une masse de marins noirs considérés comme inférieurs est inimaginable. Dans les clubs militaires et dans la presse on ré- clame le châtiment des insurgés et les officiers évitent de servir sur les navires souil- lés par l’occupation. Le Sénat décide de construire un « sarcophage » en l’honneur des officiers –seulement les officiers– tombés durant la rébellion. Plus grave, il vote une loi qui permet de licencier facilement un marin pour « indiscipline », loi d’application immédiate. Dans le livre du Bahia figure une liste de 10 marins qui devraient être expulsés de la Marine, parmi lesquels Francisco Dias, probablement

« Mano Negra », l’auteur de la note durant la navigation au Chili. Les licenciements se multiplient. Inquiets, les marins tentent de se protéger. Une délégation demande audience à Rui Barbosa, qui refuse de la recevoir. Les 2 et 4 décembre, la police ar- rête tout d’abord huit puis 22 marins accusés de conspiration. Face au harcèlement policier, les marins déconcertés se divisent ; certains accusent João Cândido de complicité avec les officiers, tandis que d’autres désertent et s’installent dans le nord du pays.

Une seconde mutinerie survient alors, beaucoup moins connue, probablement l’œuvre de marins désespérés et presque certainement manipulés par la police et le haut commandement de la Marine. L’inexistence d’un procès postérieur et la dispa- rition des archives sont révélatrices…

En décembre, le climat de tension est tel que des rumeurs circulent sur l’occupation des bateaux par des fantassins de la marine. Le 8 de ce mois, le commandant du croiseur léger Rio Grande do Sul (qui n’avait pas participé à la révolte) demande au Ministre l’exclusion de la marine de groupes de conspirateurs. Curieusement, cette pétition ne reçoit aucune réponse, mais le ministre de la Guerre envoie le croiseur soumettre un navire marchand en grève. Lorsqu’il est en vue, ils aperçoivent un ma- rin entravé ostensiblement sur la poupe du navire et gardé par des officiers armés.

Or, peu de jours auparavant, le Sénat avait voté l’abolition des châtiments physi- ques. Les marins ne répondent pas immédiatement à la provocation, mais, au bout d’un moment, ils entendent des tirs sur terre, les lumières s’éteignent et un groupe de marins attaque les officiers. Ceux-ci repoussent l’attaque, qui se traduira finalement par la mort d’un officier et d’un marin. Un autre groupe de marins part en chaloupe avertir le Sao Paulo et le Minas Gerais, mais leurs équipages refusent d’intervenir.

Les deux cuirassés sont pratiquement désarmés puisque le Ministre avait ordonné de retirer la culasse des canons, les transformant ainsi en tubes inoffensifs.

Au même moment, quelque 250 soldats se soulèvent et occupent la caserne du Ba-

taillon naval, un corps d’infanterie marine de 350 hommes établi sur l’île das Co-

(16)

bras ; ils protestent contre le despotisme des officiers de l’armée. Une action isolée, sans doute désespérée, et certainement sans lendemain. Une brève négociation aurait permis de mettre un terme à l’occupation sans violence, mais ce n’était pas l’option du commandement. Dans la matinée du 10 décembre, les batteries de l’armée de terre et de plusieurs navires canonnent intensément le bataillon illuminé par les ré- flecteurs des bateaux d’une flotte anglaise qui avait jeté l’ancre à Rio de Janeiro.

Après plusieurs heures de résistance, le bataillon hisse le drapeau blanc, mais les tirs des canons se prolongeront encore une heure. Il est clair qu’un châtiment exemplaire était recherché.

Une chose surprenante survient sur le Minas Gerais. Lorsque des marins du Rio grande do Sul arrivent en chaloupe pour informer de l’incident, les marins prévien- nent le commandant qu’ils ne sont pas en rébellion et obéissent aux ordres. Néan- moins, les officiers abandonnent immédiatement les cuirassés, alors que l’équipage n’a pas adhéré au mouvement, et laissent la flotte à la charge de João Cândido, cette fois contre sa volonté. Le Minas Gerais télégraphie au gouvernement pour confirmer sa soumission, refoule les délégués du bataillon naval et arrête les soldats déserteurs qui cherchaient à se réfugier. Avec son unique petit canon en état de fonctionne- ment, il tire même sur le bataillon naval. Les marins sentent le piège mais ne peu- vent l’éviter. Ils sont déconcertés, isolés et démoralisés ; certains attaquent Cândido et le blessent d’un coup de feu ; d’autres tentent de se protéger en multipliant les ac- tes de fidélité au gouvernement. Le fait est qu’aucun des navires protagonistes de la première mutinerie ne participera à la seconde.

Le Sénat vote l’état de siège, Rui Barbosa vote contre. Le 11 décembre Joao Cândido est arrêté à son débarquement tandis que les équipages du Sao Paulo, du Minas Gerais et du Bahia abandonnent les navires sans op- poser de résistance. Une répression massive se déchaîne : les registres de la Marine font état de l’expulsion de 1.216 marins durant les quatre premiers mois de 1911. On comp- tera plus tard deux mille licenciements.

Malgré la loi d’amnistie toujours en vigueur, presque tous les marins qui participèrent à la révolte seront exclus sans aucune indemnité.

Pour les éloigner de Rio, le gouvernement financera leurs voyages aller dans leurs États natals respectifs.

Les 18 dirigeants sont enfermés dans la mi- nuscule cellule n°5 de la prison de la Marine sur l’île das Cobras, où la température tor- ride de décembre atteint des niveaux insup-

portables pour le corps humain. Les cris de secours déchirants sont étouffés par de la chaux lancée en l’air pour dessécher les gorges. Durant la nuit les cris diminuent. Le lendemain, 16 cadavres seront retirés de la cellule ainsi que 2 corps agonisants. L’un d’eux est João Cândido, protégé par sa corpulence de géant noir. Parmi les morts se trouvent Scipiao Zanotti, le télégraphiste ayant communiqué à la flotte insurgée l’imminence de l’attaque, et Guilherme Ferreira, le médecin du bataillon naval qui

Illustration 6. Joao Cândido arrêté après la deuxième révolte.

www.cefetsp.br/edu/eso/patricia/revoltachibata.html

(17)

avait refusé d’établir un certificat de mort « naturelle » des soldats. L’officier res- ponsable, Francisco José Marques de Rocha, sera acquitté après avoir affirmé que les morts furent provoquées par « isolement ».

Conjointement à des prisonniers politiques et de droit commun, 250 autres marins ayant eu une participation remarquable seront déportés en Amazonie sur le navire Satélite. Le voyage sera marqué par neuf exécutions et d’innombrables châtiments physiques. Arrivés à destination, les prisonniers seront vendus comme main d’œuvre semi-servile. Dix-huit mois plus tard, un conseil de guerre absoudra les marins pri- sonniers. João Cândido finira par trouver du travail comme timonier sur un petit voi- lier; il refusera par la suite un emploi dans la police et s’installera plus tard comme vendeur de poisson sur le marché de la Place XV de Rio de Janeiro. En 1928, un groupe de marins se présentera aux funérailles de sa seconde femme et lui dira com- bien la Marine se souvient de son histoire : « aujourd’hui, nous ne sommes pas mal- traités, nous avons un salaire régulier et nous mangeons bien. Pour tout ceci nous vous remercions

15

».

Cinq décennies plus tard, alors que Cândido a plus de 80 ans, plusieurs organisations de marins, tolérées dans le Brésil de João Goulart, lui obtiennent une petite pension versée par le Gouvernement. En 1964, quelques jours avant le coup d’État, João Cândido participe, comme nous le verrons, à des réunions de marins qui tentent de s’y opposer. Peut-être est-ce pour cela que 54 ans après la révolte contre la chibata, la haine contre l’« amiral Noir » ne s’est pas éteinte.

La dictature militaire qui renversa le gouvernement de Goulart en 1964 lui retire sa pension. Cette situa- tion durera jusqu’à sa mort en 1969.

En 2003, près d’un siècle après la mutinerie, le sénat brésilien approuve enfin son amnistie post mortem, suivie d’une réhabilitation et d’une reconnaissance historique. En 2002, la municipalité de Porto Alegre institue le 22 novembre, date de la révolte, « Jour de la citoyenneté et de la lutte contre la discrimina- tion ». Les résistances de la Marine vaincues, un buste de Cândido est inauguré dans le parc Marinha do Brasil, au côté d’autres héros navals. Par la suite d’autres villes lui érigeront des monuments.

Malgré son destin pathétique et la vengeance cruelle, la référence à Joao Cândido en 1964 indique que les marins se souviennent avec orgueil de l’insurrection. Les qua- tre jours durant lesquels ils commandèrent une bonne partie de la flotte leur ont non seulement permis de réclamer des droits mais également de démontrer de manière indiscutable leur compétence technique, effaçant ainsi l’image méprisante qui les associait à la force brutale. Sans officiers, la flotte effectua une navigation irrépro- chable, les pièces d’artillerie furent manœuvrées correctement et les communica- tions furent efficaces. Tout fonctionna bien et de manière ordonnée.

Comme il arrive souvent dans l’histoire, ce ne sont pas les acteurs de l’insurrection

15

De Moraes, 2000, 47

Illustration 7. Buste de « l’amiral noir » au parc Marinha do Brasil à Porto Alegre.

www.terravista.pt/IlhadoMel/2537

(18)

qui obtinrent des avantages. Malgré son épilogue tragique, la rébellion marqua le début d’une nouvelle ère dans la Marine. Des injustices furent encore commises, mais de nombreux marins savent qu’avant le 22 novembre 1910, leurs prédécesseurs connaissaient des conditions humiliantes, proches de l’esclavage ; leur révolte a permis de reléguer la chibata aux musées, avec d’autres objets du passé esclavagiste.

A partir de ce jour, ils furent mieux respectés et leurs conditions de vie s’amé- liorèrent. Plus jamais le sordide fouet ne viendrait déchiqueter le corps d’un marin.

La rébellion a permis aux marins d’enterrer leur condition de semi-esclaves pour ac-

céder à celle de citoyens.

(19)

1.2- L ES MUTINERIES DE 1918-1921

Les mutineries de marins survenues à la fin de la Première Guerre mondiale, font partie des mouvements sociaux et des révolutions qui ont bouleversé et modifié ra- dicalement les structures politiques. Elles mettent fin aux empires du XIX

e

siècle et ouvrent la voie à une ère démocratique. Trois idées les animent : mettre fin à la guerre, éviter d’être impliqués dans d’autres –encore moins contre le gouvernement révolutionnaire russe– et améliorer les conditions de vie accablantes. Cette dernière revendication inspirera l’insurrection de Kronstadt.

1.2.1- L’insurrection des marins de Kiel : point de départ de la Révolution allemande (1918)

Durant les dernières semaines de la première guerre mondiale, alors que la défaite allemande est une certitude et que l’empire est sur le point de s’effondrer, le com- mandement naval ordonne à la Flotte impériale de lever l’ancre pour livrer une der- nière bataille « pour l’honneur » contre la flotte anglaise. Tout ceci, sans l’accord du Gouvernement. C’est presque un coup d’État, la goutte qui fait déborder le vase. Le refus des équipages de participer à un duel insensé, qui se solderait par des milliers de morts horribles, provoque l’insurrection des marins la plus importante de l’histoire et marque le début de la Révolution allemande. Cette partie est basée sur le travail magistral de l’historien français Pierre Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923) et l’Histoire de l’Allemagne XIX

e

- XX

e

siècles d’Heinrich Winkler.

La mobilisation militaire d’août 1914 est précédée d’un important débat sur les ob- jectifs et le sens de la guerre. En Allemagne, le Parti social-démocrate, le plus im- portant du pays, rompt avec les fortes traditions antimilitaristes du socialisme et vote les crédits de guerre. Cette prise de position n’est pas unanime, néanmoins, la mino- rité opposée à la mobilisation se soumet à la discipline partisane. Mais contrairement aux prévisions optimistes de l’état-major, la guerre n’est pas de courte durée et sa prolongation menace les acquis sociaux. Tandis que le niveau de vie des ouvriers recule d’un demi-siècle, la censure et la répression policière s’imposent. Selon toute évidence, l’objectif de la guerre n’est pas de mettre fin à l’autocratie tsariste (argu- ment utilisé par les dirigeants sociaux-démocrates pour la justifier) ; le haut com- mandement agit suivant un plan d’annexions et de répression des minorités nationa- les.

En 1916, la minorité social-démocrate opposée à la guerre, formée de 33 députés, rompt la discipline en votant contre le renouvellement de l’état de siège et critique ouvertement la violation des libertés publiques. En réponse, la direction les exclut du Parti. En janvier 1917, la scission est consommée : quelque 170.000 militants restent au Parti social-démocrate partisan de la guerre, tandis que 120.000 autres adhèrent au nouveau Parti social-démocrate indépendant.

L’année 1917 débute par un hiver particulièrement froid et l’annonce terrible de la

perte de 240.000 soldats à Verdun. Sur le front, des millions d’hommes mobilisés

vivent et meurent dans de sordides tranchées, tandis que dans les villes les denrées

se congèlent. L’aggravation des pénuries contraste avec l’opulence insultante des

spéculateurs enrichis grâce au marché noir. Mais le plus grave est qu’on ne perçoit

(20)

pas la fin de la guerre. Aucun dirigeant ne peut offrir que sa prolongation indéfinie, avec ses séquelles de souffrances et de morts. On parle de soldats français qui, par milliers, abandonnent leurs armes et partent bien loin du front.

Les révolutions russes de février et d’octobre 1917 altèrent ce paysage désolant. La fin la guerre serait atteignable de deux manières. D’une part, la chute du Tsar et la virtuelle mise hors de combat d’une des nations ennemies pourraient hâter la victoire militaire lointaine ; d’autre part, la victoire de la Révolution et son appel à tous les pays belligérants de faire la paix « sans annexions ni indemnisations », montrent que la paix est possible à condition de se débarrasser des régimes guerriers. L’exemple de divisions russes qui désobéissent aux commandements décadents tsaristes et for- ment des soviets de soldats, traverse les frontières.

En avril 1917, les sociaux-démocrates indépendants déclenchent des grèves à Ham- bourg, Brême, Nuremberg, Leipzig et, quelques jours plus tard, à Berlin. Là, une as- semblée de quelque 10.000 ouvriers adopte une résolution qui combine des revendi- cations immédiates –augmentation des rations alimentaires et de charbon– avec un véritable programme politique : le gouvernement doit émettre une déclaration en fa- veur de la paix sans annexions, suspendre la censure et mettre fin à l’état de siège. Il doit également abolir la loi sur la mobilisation de la main-d’œuvre, libérer les pri- sonniers politiques et introduire le suffrage universel. Ce programme sera entendu par les marins de la Flotte impériale.

La gestation de mouvement dans la Flotte impériale

En juin 1916, l’état-major mobilise l’escadre pour rompre le blocus maritime et permettre le commerce vital avec les États neutres. Environ 250 navires allemands et anglais s’affrontent dans un combat colossal et meurtrier face à la péninsule danoise de Jutland. Mais rien ne change. La Royal Navy perd six croiseurs, huit destroyers et environ 6.000 marins. Pour sa part, la Flotte impériale perd six croiseurs, cinq des- troyers et 2.500 marins. Malgré le léger avantage allemand, la suprématie anglaise et le blocus continuent. L’Allemagne tente de le rompre en utilisant des sous-marins et dès lors sa flotte demeure immobilisée dans les ports de la Baltique.

Des milliers de marins sont cantonnés dans ces ports. De temps à autre, leur inactivi- té est interrompue par des exercices disciplinaires, souvent perçus comme absurdes.

Nombre d’entre eux sont des ouvriers métallurgistes ayant l’expérience des luttes sociales, qui lisent vraisemblablement des publications opposées à la guerre. Depuis 1915 on note des tentatives d’organisation de comités sur les bateaux. En 1917, prend forme une organisation de marins, en concomitance avec la vague de grèves allemandes et la révolution russe de février. On sait qu’un groupe se réunit près de la chaudière du dépôt de munitions du cuirassé Friedrich-der-Grosse, où les marins Willy Sachsee et Max Reichpietsch, âgés tous deux de 22 ans, lisent Marx, Bebel et le programme d’Erfurt

*

. Les cinq années de services de ce dernier seront marquées

*

Le programme d’Erfurt, rédigé par Karl Kautsky en 1891, confirme l’adhésion des socialistes allemands aux thèses

marxistes. Il proclame que seule une société socialiste où les moyens de production sont propriété sociale sera source

d’un bien-être croissant et d’un perfectionnement harmonieux et universel. Il propose le suffrage universel,

l’autonomie administrative des provinces et l’élection des fonctionnaires ; le service militaire pour tous et la

substitution des armées par des milices ; la liberté d’expression, de réunion et d’association ; l’égalité entre l’homme

et la femme en droit public et privé ; la séparation de l’Eglise et de l’État ; l’école laïque, obligatoire et

l’enseignement gratuit ; la gratuité de la justice et l’élection des juges ; l’abolition de la peine de mort ; la gratuité de

la médecine, l’impôt progressif sur les revenus et la fortune ; l’abolition des impôts indirects ; la journée de travail de

(21)

par de petites sanctions, toutes pardonnées en raison de son comportement exem- plaire au combat

16

.

Ce groupe, basé dans le port de Wilhelmshaven, établit régulièrement des communi- cations avec des marins d’autres navires, entre autres, Albin Köbis et Johann Bec- kers du Prinz-Regent-Luitpold, soucieux de contrecarrer la propagande pangerma- niste des officiers. L’organisation d’un réseau est facilitée par l’instauration, en juin 1917, de commissions chargées des cales à bord, où les équipages sont représentés.

La participation à ces commissions leur permet de structurer une organisation clan- destine et compartimentée sur plusieurs navires. L’effervescence sociale et le désir de terminer la guerre sont tels qu’en quelques semaines Max Reichpietsch estime que l’organisation est en mesure de lancer une action pour la paix sur la majorité des navires. Il sait pourtant qu’une action limitée à la Marine risque de rester isolée.

Résolu à mettre son groupe en rapport avec d’autres forces sociales, le leader marin profite d’une permission en juin pour voyager à Berlin et entrer en contact avec des parlementaires du Parti social-démocrate indépendant. Il est reçu par Luise Ziets dans le local du Parti et par les députés Haase, Vogtherre et Dittmann au Reichtag.

Le dialogue est révélateur de l’incompréhension entre deux mondes différents. Le visiteur inhabituel fait exclamer à Luise Zietz : « Nous devrions avoir honte ; ils sont plus avancés que nous ». Les parlementaires socialistes ne peuvent comprendre ni les aspirations des marins ni les risques qu’ils assument et reçoivent le dirigeant des cercles clandestins de la Marine comme n’importe quel leader social désireux de former des cercles du Parti.

Le député Wilhelm Dittmann s’excuse de ne pouvoir lui remettre gratuitement des brochures reprenant son discours contre l’état de siège, ceci n’ayant pas été prévu par le trésorier. Former des cercles sur les navires, pense-t-il, ne serait guère utile puisque les statuts du Parti dispensent les militaires du paiement de leur cotisation et l’adhésion serait symbolique. La meilleure solution serait de s’intégrer aux cercles qui existent dans les ports, suggère-t-il, en lui remettant aussitôt des formulaires d’adhésion. Finalement, les dirigeants l’informent de la prochaine Conférence socia- liste internationale à Stockholm et reconnaissent qu’un mouvement pour la paix dans la flotte renforcerait les positions des socialistes indépendants et des partisans de la paix. Max Reichpietsch, avide d’action, retient cette suggestion.

De retour au port, Max avertit les marins que les députés sont convaincus du rôle décisif d’une grève générale dans la flotte. L’organisation dirigée par un comité dé- nommé Flottenzentrale regroupe environ 5.000 marins. L’objectif est d’organiser un mouvement, dont la forme ne fut jamais clairement définie, pour donner des argu- ments aux délégués des socialistes indépendants à la conférence de Stockholm. Si rien ne sort de là, les marins décident de proposer aux soldats la consigne : « En avant, rompons les chaînes comme l’ont fait les Russes ».

Conscients de leur force, les marins organisent une grève de la faim sur le Prinz- Regent-Luitpold et des sorties massives sans permission du Pillau. Lorsque ces ac- tions se répètent le 1

er

et le 2 août 1917 sur le Prinz-Regent-Luitpold, le commande- ment est déjà au courant de presque tout, les dirigeants ayant agi sans grande précau- tion. Environ deux cents marins sont arrêtés. Peu après, plusieurs cours martiales en

8 heures, le repos hebdomadaire et la protection des mineurs ; l’assurance ouvrière à charge de l’État et contrôlée par les ouvriers.

16

Guttridge, 2002, 152

Références

Documents relatifs

Alors que le partenariat avec Nivelles touchait à sa fin, la ville d’Obernkirchen, voisine de Rinteln et jumelée avec Sablé-sur-Sarthe, nous proposa un échange avec le lycée

les plus modestes. C’est assez calme ici, les troubles de voisinage sont rares – on est très vigilants –, mais nous aimerions qu’on arrête de mettre ensemble des populations

Cette décision a permis une transition douce dans des conditions variables : si plusieurs représentants rencontrés par la mission ont montré leur grand attachement

La poursuite des luttes est ressentie comme d'autant plus nécessaire que, dans le secteur public, les augmentations contenues dans l'accord national du 22 septembre entre l'UGTT et

Cette publication rap- porte les données de sécurité et d'ef fi cacité à cinq ans de suivi des 269 patients qui recevaient de l'Ibr (420 mg/j) en continu ou 12 cycles de 28 jours de

Pour pallier ce risque, en plus des actions mises en place dans les schémas de sélection pour minimiser la perte de variabilité (Palhière et al., 2006), depuis 2003, avec parfois

La volon- té et la démarche parallèles de scienti- fiques du Québec, menés par Michel Bergeron, allait aboutir au lancement de l’ « aventure médecine/sciences », coordonnée

VoxPublic a été très mobilisée jusqu’en décembre 2021, pour accompagner la communication et la dynamique inter-associative en soutien à leurs trois revendications : l’arrêt