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Una donna de Sibilla Aleramo. Ni épouse ni mère mais femme libre. Une autre façon d’être femme à l’aube du XXe siècle

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Preprint submitted on 22 Dec 2020

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Una donna de Sibilla Aleramo. Ni épouse ni mère mais femme libre. Une autre façon d’être femme à l’aube du

XXe siècle

Anne Demorieux

To cite this version:

Anne Demorieux. Una donna de Sibilla Aleramo. Ni épouse ni mère mais femme libre. Une autre

façon d’être femme à l’aube du XXe siècle. 2020. �hal-03086698�

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Una donna de Sibilla Aleramo. Ni épouse ni mère mais femme libre.

Une autre façon d’être femme à l’aube du XX

e

siècle

Anne Demorieux

Sibilla Aleramo, pseudonyme de Rina Faccio (1876-1960), est l’auteure de quatre romans, une nouvelle, six recueils de poésie, une pièce de théâtre, et de différents textes en prose.

Una donna, paru le 3 novembre 1906 chez Sten, un petit éditeur turinois, marque ses débuts littéraires. S’il suscita des réactions contradictoires en Italie, le livre fut rapidement diffusé à l’étranger où il fut favorablement accueilli.

Ce roman autobiographique retrace en trois temps le cheminement de la narratrice vers sa

« libération » du carcan qui lui a été imposé par la société : d’une enfance heureuse à une adolescence brisée aboutissant à un mariage malheureux auquel elle cherche une échappatoire dans la maternité puis dans le suicide ; une renaissance grâce à l’écriture qui l’amène à partager une expérience politique et intellectuelle avec d’autres femmes ; la volonté de retrouver sa dignité en refusant le sacrifice maternel, le choix de la liberté retrouvée au prix du sacrifice de la maternité.

Publié à un moment crucial de l’histoire du féminisme italien puisque la question du droit de vote des femmes entre à nouveau dans le débat public grâce à une pétition de Anna Maria Mozzoni, cette œuvre est considérée comme le premier roman féministe italien. Je me propose de montrer en quoi son « héroïne de papier », ainsi que l’a définie Alison Carton- Vincent, est une femme en rupture avec la société du début du XXème siècle italien.

Biographie de Sibilla Aleramo

Rina Faccio est née le 14 août 1876 à Alexandrie, dans le Piémont, de Ambrogio Faccio et Ernesta Cottino. Elle est l’aînée de quatre enfants. Son père, un ingénieur chimiste, est un homme d’une grande culture, laïc et anticonformiste. Il s’occupe de l’éducation de sa fille qui entretient avec lui un rapport privilégié. Sa mère souffre d’une grave dépression et fait une tentative de suicide ; elle finira ses jours enfermée dans l’hôpital psychiatrique de Macerata où elle mourra en 1917.

D’abord installée à Milan où Rina fait ses études primaires, la famille Faccio déménage à Porto Civitanova dans les Marches en 1888, après qu’Ambrogio s’est vu confié la direction d’une verrerie. Rina, qui poursuit seule son instruction faute d’école supérieure et de précepteur, assiste son père en devenant la comptable de la fabrique. C’est là qu’elle subit un grave traumatisme puisqu’elle est violée à l’âge de 15 ans par un employé, Ulderico Pierangeli, qu’elle épouse un an plus tard, le 21 janvier 1893.

Ce mariage marque le début d’une nouvelle vie sous le signe de la solitude et de l’enfermement : Rina abandonne son travail pour se conformer à la vie des femmes mariées de la petite bourgeoisie provinciale. Le 3 avril 1895 elle met au monde son fils Walter avec qui elle noue un lien fusionnel, dans lequel elle investit son espoir d’une existence meilleure.

Son mariage malheureux la pousse toutefois à faire une tentative de suicide en 1897.

Elle renoue à cette époque avec son amour de la littérature, lisant de nombreux livres,

commence à tenir un journal qu’elle intitule « Riflessioni », et s’ouvre peu à peu au monde en

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s’intéressant aux événements politiques et au développement du mouvement des femmes. En 1898 elle écrit ses premiers articles qu’elle envoie à des journaux d’orientation socialiste et féministe.

L’année suivante, alors que son mari est licencié, Emilia Mariani lui propose de diriger la revue qu’elle vient de fonder à Milan, « Italia femminile ». Rina part donc s’installer dans la métropole lombarde avec son mari et son enfant. Elle publie entre autres des articles sur le rôle social des femmes en Italie et collabore avec des intellectuels progressistes de premier plan, devenant à son tour une figure importante de la scène socio-politique et culturelle italienne. En septembre 1890, elle entame une relation amoureuse avec le poète Felice Damiani (cette liaison durera jusqu’en juin 1902).

Cette nouvelle existence est interrompue en 1900 lorsqu’elle est contrainte de retourner à Porto Civitanova où son mari prend la direction de la verrerie à la place de son père. En février 1902, Rina se résout à quitter son mari et à abandonner son fils dont elle ne peut obtenir la garde et qu’elle ne reverra pas avant 1934. Ce sont ces vingt-cinq premières années de sa vie qu’elle raconte et analyse dans le roman qui nous intéresse.

Après cette rupture, Rina s’installe dans la capitale italienne où elle fait la connaissance de Giovanni Cena, directeur de la « Nuova Antologia » et homme influent dans la vie culturelle romaine, avec qui elle vivra en concubinage jusqu’en 1908. Ces années sont marquées par une intense activité intellectuelle et un engagement social important puisque le couple opère activement dans le dispensaire du quartier populaire de Testaccio et pour l’alphabétisation de la campagne romaine. C’est Cena qui, devenu son mentor, l’encourage à écrire et à publier son premier roman dont la rédaction avait été amorcée en 1901 par des notes rédigées dans son journal intime, et qui est à l’origine de son nom de plume, Sibilla Aleramo.

Je passerai plus rapidement sur le reste de sa vie qui, si elle ne concerne pas directement l’objet de cette communication, la prolonge toutefois dans la mesure où elle complète le portrait d’une femme en rupture avec les conventions sociales et morales de la société patriarcale traditionnelle dessiné dans Una donna.

Son existence est marquée par l’indigence, l’errance et surtout l’amour. Elle connaît en effet des difficultés économiques récurrentes, quitte souvent son appartement de Rome pour séjourner dans d’autres villes italiennes ou à l’étranger (Paris, Londres, Prague, la Russie…) et vit de nombreuses passions amoureuses à l’origine de la « légende noire de la ‘putain intellectuelle’ selon l’expression du critique Emilio Cecchi » (Carton-Vincent, 2009 : 173), dont une relation homosexuelle avec une étudiante en Lettres, Lina Poletti, à l’origine de sa rupture avec Cena. Ses histoires d’amour les plus marquantes ont nourri sa production littéraire et donné lieu à une riche correspondance qui a été publiée.

Après avoir dénoncé la prostitution et défendu le droit de vote des femmes, elle prend ses distances avec le féminisme à partir de 1911. Elle s’intéresse à la politique et fait partie des signataires du Manifeste antifasciste de Benedetto Croce en 1925. En 1945, elle adhère au Parti Communiste pour lequel elle œuvre activement, grâce à des lectures publiques et des articles pour le journal L’Unità. C’est d’ailleurs dans le tombeau des officiels communistes à Rome qu’elle est enterrée après son décès survenu le 13 janvier 1960.

Le statut du texte : volonté de rupture avec le passé

Nous allons voir que les choix formels de celle qui devient Sibilla Aleramo correspondent à la

fois à une volonté de rompre avec son état de femme mariée pour s’affirmer en tant que sujet

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autonome, et à une volonté de rompre avec la tradition littéraire masculine pour proposer un mode d’expression féminin.

Le choix d’un pseudonyme : faire disparaître Rina Faccio

Comme l’a souligné Nathalie Heinich, le choix d’un pseudonyme littéraire permet à la femme auteur d’affirmer son indépendance, de revendiquer le fait d’exister « tout d’abord dans l’exercice de son activité d’écrivain » plutôt que par « l’appartenance à une lignée familiale – paternelle ou conjugale » (Heinich, 1996 : 309). La publication de Una donna marque ainsi la naissance de Sibilla Aleramo, une femme différente de celle que fut Rina Faccio, en rupture avec l’ordre patriarcal établi, puisqu’elle revendique une identité propre à travers le choix d’un nom qui ne lui a été donné ni par son père ni par son mari.

Le choix d’un pseudonyme permet également à la narratrice autodiégétique, qui n’a pas de nom dans le texte, une transfiguration maximale où l’expérience narrée devient histoire exemplaire d’une femme nouvelle. En somme, comme le souligne Paola Manuela Battaglia, en choisissant le pseudonyme Sibilla Aleramo, l’écrivaine entend « disparaître en tant qu’auteure et endosser les habits d’une femme comme une autre » afin d’offrir aux femmes un témoignage leur permettant d’envisager une autre façon d’être, en rupture avec les normes sociales traditionnelles. Dès lors le choix du prénom acquiert tout son sens : la sibylle n’est- elle pas une voyante capable donc de prophétiser l’avènement de la femme moderne, une femme qui s’affranchit de la tutelle masculine pour s’affirmer à la fois dans sa dimension intellectuelle et sexuelle ?

Autobiographie ou roman ?

Bien que le sous-titre « romanzo » précise qu’il s’agit d’une œuvre de fiction et que les faits soient narrés par une narratrice anonyme, ceux-ci se superposent presque parfaitement aux événements de la vie de Rina Faccio, conférant au roman une indéniable dimension autobiographique. Anna Folli rappelle d’ailleurs que le pseudonyme n’était pas un secret et que Giovanni Cena lui-même présentait l’œuvre comme une « autobiographie très sincère » et ce bien qu’il ait été lui-même à l’origine d’une omission que Sibilla Aleramo regrettera par la suite (Folli, 2002 : XII). En effet, sous l’influence de son amant, elle travestit la vérité finale en supprimant toute allusion à sa relation avec Felice Damiani qui avait été à l’origine de son départ du foyer conjugal, évitant ainsi que sa résolution finale ne soit interprétée comme un simple adultère. Alison Carton-Vincent a souligné le fait que

« omettre cette histoire d’amour dans le roman permet à l’auteure de construire l’image d’une femme détachée de toute préoccupation sentimentale et dont l’unique motivation était d’agir en cohérence avec son idéal d’indépendance et de liberté » (Carton-Vincent, 2009 : 174).

Angelica Forti-Lewis a montré que le texte présentait les caractéristiques essentielles du genre autobiographique tel qu’il fut défini par la critique à partir des exemples écrits par des hommes. Ainsi, selon la chercheuse, l’incipit du roman présente tous les éléments fondamentaux du genre : récit à la première personne, passé simple qui établit une distance entre le Je qui raconte et le Je raconté, l’affirmation de la difficulté à faire revivre au moyen de la parole la première période de sa vie : « Mon enfance fut libre et pleine de vitalité. La ressusciter dans mon souvenir, la faire briller à nouveau devant ma conscience, est un effort vain » (Aleramo, 2008 : 1). Angelica Forti-Lewis relève également qu’un tel début suppose la présence d’un narrataire avec qui partager la frustration de cette impossibilité à recréer l’enfance, et donc l’existence d’un pacte autobiographique, même s’il n’est ici qu’implicite.

Elle montre ensuite que, sur le modèle des Confessions de Saint-Augustin, le texte de Sibilla

Aleramo présente une conversion / renaissance qui est à la fois laïque et littéraire grâce à la

lecture d’un livre qui lui offre « un motif de salut » à un moment où,

,

après avoir tenté le

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suicide, elle se trouve plongée dans « une infinie solitude, dans le silence de tout appel humain, ayant abandonné tout espoir et toute foi » (Aleramo, 2008 : 74).

Pour la chercheuse, le roman va toutefois au-delà de la narration d’une confession et de l’affirmation d’une dignité individuelle sur le modèle de Rousseau, dans la mesure où il s’inscrit dans « une perspective bien plus ample de communion affective et sociale avec le lecteur (qui est clairement une lectrice) et toutes les femmes en général » (Forti Lewis, 1994 : 332). L’histoire de ce Moi à la fois personnel et universel se fond avec l’histoire de toutes les femmes dans un élan de fraternité et de solidarité, et le Moi de l’auteure se confond souvent avec un Nous collectif, comme lorsqu’elle se demande : « Pourquoi dans la maternité adorons-nous le sacrifice ? D’où est descendue en nous cette idée inhumaine de l’immolation maternelle ?» (Aleramo, 2008 : 144). Sibilla Aleramo se détache en outre des canons de l’autobiographie masculine par le caractère fragmentaire de son écriture et le point de vue féminin excentré. Nous verrons en effet que la narratrice analyse son propre vécu à la lumière de celui des personnages qui l’entourent, des personnages qui ne sont jamais désignés par leur nom propre mais par la fonction qu’ils occupent dans le roman par rapport à la protagoniste (« mon père », « ma mère », « ma sœur », « mon mari », « mon fils », mais aussi « le docteur », « l’étranger », « l’éditeur », « l’illustre écrivaine », « la dessinatrice norvégienne »,

« la bonne vieille mère », « le prophète »). Ceci participe à l’abstraction qui tend à donner une valeur universelle à l’existence qui nous est narrée, à l’ériger en exemplum. En outre, l’emploi fréquent de l’imparfait concourt, comme le souligne Angelica Forti-Lewis, à dépersonnaliser l’action en la séparant de la traditionnelle progression linéaire, tout comme la tripartition du roman interrompt la succession chronologique scandée par les différents chapitres, permettant à l’écrivaine d’infléchir la dimension biographique pour mettre en évidence le parcours d’une conscience. Ainsi que le souligne le caractère générique du titre, en éludant les limites du genre autobiographique, Sibilla Aleramo fait de ce roman la célébration de la naissance d’une femme nouvelle, celle qu’elle est devenue certes, mais surtout celle qu’elle invite ses consœurs à devenir.

Comme le rappelle Angelica Forti-Lewis, les autobiographies féminines étaient quasi inexistantes en Italie avant le début du XXème siècle, et elle considère que, parce qu’il mêle étroitement texte et identité féminine, Una donna est le « prototype de toutes les autobiographies féminines italiennes » (Forti Lewis, 1994 : 330). Ce choix d’une forme nouvelle correspond à une volonté de prendre ses distances avec les schémas imposés par la tradition littéraire masculine afin d’imposer une écriture et donc une voix proprement féminine. Sibilla Aleramo constatait en effet avec regret que la femme, bien que différente de l’homme (nous respectons les singuliers employés par l’auteure) imite celui-ci dans sa pratique artistique, qu’elle « le copie au lieu de chercher en elle-même sa propre vision de la vie et ses propres lois esthétiques » (Aleramo, 1920 : 82). Un reproche qui est exprimé dans Una donna, lorsque la narratrice s’indigne en recevant des « livres médiocres signés par des femmes » et se demande pourquoi

toutes ces ‘intellectuelles’ ne [comprennent] pas que la femme ne peut justifier son intervention dans le champ déjà trop fourni de la littérature et de l’art, si ce n’est avec des œuvres portant fortement sa propre empreinte. (Aleramo, 2008 : 104)

Il semble qu’elle ait réussi à imposer une nouvelle forme d’écriture au féminin puisque Alison Carton-Vincent a relevé que

ce texte constitue un héritage fondamental pour la littérature féminine du XXe siècle, notamment pour la littérature néo-féministe des années 70 : ces romans dans lesquels l’histoire de l’émancipation des femmes apparaît à travers le récit de parcours individuels utiliseront massivement la narration à la

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première personne comme instrument de diffusion du féminisme, sur le modèle de Una donna. (Carton- Vincent, 2008)

Sibilla Aleramo a composé tout à la fois un roman autobiographique et un manifeste féministe, un Bildungsroman montrant le développement d’une conscience individuelle et un texte affirmant la nécessité d’une prise de conscience collective afin de « réformer la conscience de l’homme, créer celle de la femme » (Aleramo, 2008 : 116), ouvrant ainsi la voie à la pratique de l’auto-conscience.

Nous allons à présent étudier la critique de l’ordre patriarcal présente dans le roman et les revendications féministes de leur auteure.

La critique de l’assujettissement des femmes dans l’ordre patriarcal.

À travers sa propre expérience et celle des femmes qui l’entourent, Sibilla Aleramo prend conscience de l’oppression subie par les femmes dans la société patriarcale qui ne prévoit d’autre destin pour elles que celui d’épouse et de mère et qui les maintient dans une dépendance à la fois sexuelle, économique et juridique vis-à-vis des hommes.

La question du corps des femmes

En Italie, la question du rôle des femmes dans la société avait été soulevée dans les milieux progressistes au cours du Risorgimento, mais après l’Unification italienne, les revendications politiques avaient rapidement été écartées pour ne laisser de place aux femmes que dans la sphère privée comme élément central de la famille en tant qu’épouses et mères, et éventuellement dans la sphère publique, dans des fonctions éducatives ou oblatives.

On assiste dans la deuxième moitié du XIXème siècle à la multiplication des publications destinées aux filles qu’il convient d’éduquer pour les préparer à assumer au mieux leur futur destin d’épouse et de mère. On leur inculque alors les principes de soumission et de subordination, on exalte chez elles des vertus telles que la patience, la modération, la douceur et la docilité. Les travaux de broderie proposés par les différentes revues féminines constituent, au-delà de l’apprentissage des travaux domestiques, un moyen de scander le temps et d’apprendre à en supporter la monotonie répétitive. Mais il s’agit aussi d’un moyen de contraindre les femmes à rester statique et donc d’un premier contrôle social exercé sur leur corps. Or en évoquant les souvenirs de son enfance à Milan, la narratrice de Una donna met en évidence une dualité dans son comportement :

à l’école tout le monde trouvait que j’étais un ange, et en effet j’étais une élève bonne et exemplaire […] ; à peine sortie, dans la rue, on aurait dit que j’aspirais tout l’air autour de moi, je me mettais à sauter, à parler à tort et à travers, et lorsque j’entrais à la maison c’était un tremblement de terre. (Aleramo, 2008 : 5)

Si à l’école, lieu d’éducation aux normes sociales par excellence, elle se contient et a le comportement que l’on attend d’une fillette, son tempérament ressurgit dès qu’elle quitte ce lieu et elle laisse librement son corps s’exprimer. Elle rapporte plus loin que leurs domestiques à Porto Civitanova la critiquent car elle « ne [prend] jamais en main une aiguille, elle ne [s’occupe] pas des tâches ménagères » (Aleramo, 2008 : 12). Le roman s’ouvre sur le souvenir d’une enfance « libre et pleine de vitalité » et cela s’exprime à travers la liberté et la vitalité de son corps, lorsqu’elle fait des courses effrénées le long de la mer ou qu’elle prend plaisir à nager longuement.

En grandissant son corps change et c’est par le regard des hommes qu’elle prend conscience

de sa métamorphose : celui de son père d’abord, qui un jour dit à son sujet qu’elle deviendra

belle ; celui d’un jeune employé de la verrerie avec qui elle travaille ensuite, dans le regard

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duquel apparaît tout à coup une certaine admiration ; et celui insistant des hommes à la plage, l’été de ses quinze ans. Elle souligne ainsi

le basculement qui d’une jeune fille fait une future épouse, arrachée à l’état d’innocence pour se voir transportée dans le monde sexué, monde encore virtuel mais si présent déjà dans le regard masculin, ce regard qui soudain fait de la fille-enfant une jeune femme en puissance, consciente de la puissance de son sexe et de ce que fait à un homme l’action de la regarder, qui éprouve à son tour ce que lui fait ce regard.

(Aleramo, 2008 : 23)

Ces regards stimulent son imagination et elle se demande si elle pourrait tomber amoureuse, il s’agit pour elle avant tout d’un jeu. Elle se décrit alors comme « une personne, une petite personne libre et forte », la poitrine gonflée « d’une joie indistincte », qui ignore encore qu’un événement traumatisant va briser sa vie. En lui révélant que son père a une maîtresse, le jeune employé dont il a été question plus haut la jette dans un profond désarroi qui la rend « douce et soumise » et il profite de son égarement pour prendre possession de son corps par la force.

La narratrice est consciente qu’il s’agit d’une appropriation puisqu’elle se demande alors :

« J’appartenais donc à un homme ? » et que cela la prive de son statut de personne pour la rabaisser au rang d’objet puisqu’elle poursuit ainsi ses interrogations : « Qu’étais-je à présent ? Qu’allais-je devenir ? ». Comme le précise Catherine Ramsey-Portolano, qui a analysé l’expérience du viol dans le roman, si la protagoniste ne comprend pas exactement ce qui lui est arrivé, elle est néanmoins consciente que les conséquences de cette atroce initiation affecteront sa vie entière. Sibilla Aleramo évoque ainsi le déni avec le refus de « se considérer comme une victime », « l’invincible répulsion pour les actes de l’amour », et la dépression qui la pousse à faire une tentative de suicide : « le jour où un être informe avait brutalement interrompu la floraison de mon adolescence, un processus de dissolution avait débuté en moi » (Aleramo, 2008 : 68).

Sa vie de femme mariée devient d’abord synonyme d’enfermement et de monotonie, avec « le défilé des jours et des semaines », une existence à laquelle elle n’a pas d’autre choix que de se résigner. Mais bientôt la résignation laisse la place à une « lassitude morale » puis à un sentiment de « naufrage » qui débouche sur la tentative de suicide précédemment évoquée.

Elle dénonce également la violence verbale et physique qui s’abat sur elle lorsque son mari pense qu’elle l’a trompé. Rongé par la jalousie, ce dernier l’enferme à clé dans sa chambre lorsqu’il sort, elle passe alors le temps en brodant et constate : « Cette réclusion ne m’offensait pas : j’éprouvais une sorte de volupté dans cet anéantissement de tout ferment de rébellion en moi, dans cet esclavage d’orientale » (Aleramo, 2008 : 71). Pour apaiser les tensions et jouir avec son fils d’une certaine tranquillité elle se montre « vaincue, résignée, passive ». Après quelques années passées à Rome où elle se retrouve au centre de la vie culturelle, politique et sociale, la perspective d’un retour dans le sud signifie pour elle se retrouver « les mains liées et la bouche fermée » : à partir de là c’est l’image de l’entrave du corps que la narratrice va employer pour décrire sa condition de femme mariée (« ma chaîne », « un ciel si spacieux, et moi enchaînée, courbée sous un joug impitoyable », « le joug »). Mais c’est grâce à ce corps, habitué autrefois à jouir d’une liberté de mouvement et qui finalement se rebelle contre les rapports sexuels forcés auxquels la contraint son mari, qu’elle trouve la force de briser ses chaînes et de quitter le domicile conjugal :

Ce n’est pas au cours des longues heures où elle déchirait mon âme que j’avais arraché ma chaîne de manière furibonde : la chair avait été plus rebelle, elle avait hurlé, elle s’était débattue ; c’est à elle que je devais ma libération. (Aleramo, 2008 : 157).

À la fin du XIXème siècle, le corps incarne encore pour les femmes « leur aliénation au

service de l'espèce » (Kniebeler, 1991 : 351) et les œuvres qui leur sont destinées exaltent la

sacralité de la figure maternelle. Ce discours est d’ailleurs repris dans un premier temps par

Sibilla Aleramo dans ses premiers articles journalistiques où elle exalte la « sainte et divine

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fonction maternelle » ainsi que le rappelle Ann Caesar (Caesar, 1980 : 80). Si dans le livre la maternité est présentée comme un immense bonheur et que la narratrice développe une relation fusionnelle avec son fils, l’accouchement y est décrit comme une épreuve physique douloureuse, qui lui fait pousser « un hurlement de révolte au nom de [sa] chair lacérée, de [ses] entrailles dévorées, de [sa] conscience en plein naufrage » (Aleramo, 2008 : 47). La relation au nouveau-né est aussi en premier lieu une relation charnelle à travers l’allaitement.

On peut voir dans l’insistance de la narratrice à vouloir allaiter son fils un moyen inconscient de se réapproprier son corps pour construire une relation positive qui se substitue à celle négative vécue avec son mari

1

. La maternité ne parvient pas à combler le vide existentiel car

« chez elle la mère ne [s’intègre] pas à la femme » (Aleramo, 2008 : 51), dès lors l’accomplissement de sa fonction maternelle se fait en sacrifiant l’individu qu’elle aspire à devenir. Dans la dernière partie du livre, le discours de Sibilla Aleramo sur la maternité change alors qu’elle revendique avant tout sa dignité de femme. Depuis des siècles le

« sacrifice », « l’immolation maternelle », « l’holocauste » des mères permet de maintenir les femmes dans un état de « servage », il convient dès lors de rompre cette « monstrueuse chaîne » : la maternité ne doit plus être subie par les femmes, mais être le fruit de la volonté de deux êtres qui s’aiment de transmettre la vie. (Aleramo, 2008 : 144-145).

Comme nous l’avons dit, la protagoniste revendique explicitement le droit de se réapproprier son corps : en effet, après un énième viol conjugal, elle décide de fermer définitivement la porte de sa chambre à son mari et donc de ne plus « être utilisée comme un objet de plaisir » (Aleramo, 2008 : 141). Elle se rebelle ainsi contre le droit que les hommes se sont arrogés de posséder le corps des femmes et qu’ils considèrent comme un droit naturel (Aleramo, 2008 : 140). Mais elle va plus loin en revendiquant un plaisir sexuel partagé, fondé sur une vision harmonieuse du couple, où le plaisir des sens s’allie à la satisfaction de l’esprit. Et elle considère cela comme un droit :

« Parce que, le soir, en attendant que mon mari me rejoigne dans ce lit qui me rappelait tant de misères, et en retardant en pensée le moment de son arrivée, je sentais pénétrer dans mon sang la conviction d’un droit jamais satisfait, et avec elle, une formidable impulsion de conquête, le spasme en atteignant, en connaissant cette joie des sens qui rend noble et belle la matière humaine, cette fusion de deux corps en un soupir de bonheur » (Aleramo, 2008 : 140).

(In)dépendance économique et dépendance juridique

Les chercheurs qui se sont intéressés au développement de la presse et de la littérature féminine en Italie dans la deuxième moitié du XIXème siècle ont montré comment l’accès croissant des femmes à la lecture avait eu pour corollaire la mise en place « d’une nombreuse troupe d’habiles artisanes de la plume » (Arslan : 16), pour reprendre l’expression d’Antonia Arslan, ce qui leur permit de gagner leur indépendance économique et d’entamer un dialogue au féminin avec leurs lectrices.

Ce fut le cas de la protagoniste de Una donna qui pendant deux ans séjourne à Rome où elle est rédactrice d’une revue féminine intitulée Mulier. On notera le titre latin symbolique puisqu’il indique la femme en général, et en particulier la femme mûre par opposition à la jeune fille, et qu’il est l’étymon du mot italien « moglie » qui désigne quant à lui la femme mariée. Or la narratrice se dépouille de son statut exclusif de « moglie » pour redevenir une

« mulier », c’est-à-dire une femme qui existe par elle-même grâce à son activité de journaliste. Il s’agit pour elle d’une période heureuse durant laquelle elle jouit en effet d’une relative indépendance même si elle est consciente que son mari n’hésitera pas à réaffirmer son autorité sur elle à la moindre occasion. C’est aussi l’occasion pour elle de nouer des liens avec

1 L’opération de réappropriation de son corps échoue dans la mesure où sa production de lait s’arrête et qu’elle est contrainte de recourir à des nourrices pour allaiter son fils.

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des femmes indépendantes, qui jouent un rôle sur la scène publique soit grâce à leur activité artistique (c’est le cas de « l’illustre écrivaine » qui dirige la revue et de « la dessinatrice norvégienne »), soit grâce à leur engagement social, comme la « bonne vieille mère des miséreux » qui dans la réalité correspond à Alessandra Ravizza, une ancienne mazzinienne qui s’est investie dans le secteur social et vit en union libre avec un sculpteur. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf a souligné l’importance de conquérir l’indépendance économique, une importance jugée bien supérieure à l’obtention du droit de vote, car elle lui permet de s’affranchir des contingences matérielles et de se consacrer à son travail d’intellectuelle (Woolf, 56-57). C’est sans doute en raison de son travail de journaliste qui peut lui assurer une certaine autonomie financière que la narratrice est capable d’envisager une nouvelle solution pour se libérer, après avoir expérimenté (ou tenter d’expérimenter dans le premier cas), les deux possibilités que « la tradition littéraire Italienne offre aux femmes malheureuses en mariage […] : l’adultère ou la résignation » (Kroha, 172). En effet, l’adultère n’a pu être consommé car elle y a vu la répétition de son viol, et elle ne saurait se résoudre définitivement à la résignation. « Pour trouver un modèle approprié à son récit de ‘libération’, [Sibilla] Aleramo doit donc regarder ailleurs » (Kroha, 172)

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, et c’est le dramaturge norvégien Henrik Ibsen qui lui indique la voie avec sa Maison de poupée (1879) :

« Sur la scène une pauvre poupée de sang et de nerfs se rendait compte de sa propre inconsistance, et se proposait de devenir une créature humaine, en quittant son mari et ses enfants, pour qui sa présence n’était qu’un jeu et une distraction » (Aleramo, 2008 : 118).

Après avoir assisté à la représentation, la narratrice est

« plus que jamais convaincue que c’est à la femme qu’il revient de se revendiquer elle-même, qu’elle seule peut révéler la substance de sa propre psyché, qui se compose certes d’amour et de maternité et de pitié, mais aussi, aussi de dignité humaine » (Aleramo, 2008 : 118).

C’est pourquoi, lorsque son mari est rappelé à Porto Civitanova pour prendre la tête de l’usine à la place de son père, elle tente vainement de le convaincre que la séparation est la meilleure solution pour eux deux. Elle envisage à nouveau de le quitter après qu’elle a hérité d’un oncle paternel la somme de 125 000 lires, acquérant ainsi « l’indépendance matérielle ».

Mais l’indépendance financière n’est rien sans l’indépendance juridique, or à l’aube du XXème siècle en Italie, les femmes mariées dépendent entièrement de l’autorité de leur mari, elles ne peuvent disposer de leurs propres biens et n’ont aucun droit sur leurs enfants

3

. Sibilla Aleramo dénonce « toute la monstruosité » de cette loi qui dit que la femme « [n’existe] pas.

[N’existe] que pour être dépossédée de tous ce qui [lui] appartient, [ses] biens, [son] travail, [son] enfant » (Aleramo, 2008 : 157). Le statut juridique des femmes fait qu’elle ne peut se

« délier » officiellement de son mari qui lui refuse l’autorisation maritale pour toucher son héritage et la nargue car elle ne peut instaurer une procédure de séparation étant donné qu’elle n’a aucun motif légal pour le faire. La terrible conclusion de l’avocat qui finit par abandonner toute négociation avec son mari est que « [elle reste] la propriété de [son] mari, qu’elle devrait [s’estimer] heureuse qu’il ne [la] fasse pas reconduire par la force » ! (Aleramo, 2008 : 163) Elle n’a d’autre solution que de sacrifier son fils sur l’autel de sa liberté. C’est cet abandon maternel qui retiendra l’attention de ses détracteurs, davantage que son attaque envers l’institution du mariage. S’il est vrai que, comme l’écrit Sibilla Aleramo dans son roman, le public italien continue de protester lorsque Nora abandonne mari et enfants à la fin de la pièce

2 Lucienne Kroha interprète le personnage de la « dessinatrice norvégienne » comme une transposition de Nora faite par Sibilla Aleramo en hommage à Ibsen.

3 Cf. Emilia Sarogni, La donna italiana. Il lungo cammino verso i diritti 1861-1994, p. 15-16. Ce n’est qu’en 1919 que sera votée l’abolition de l’autorisation maritale, cf. ibidem p. 41.

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d’Ibsen, alors qu’il ne s’agit que d’une représentation théâtrale, on peut imaginer le scandale suscité par cette même décision chez une femme cette fois-ci bien réelle.

Pour la constitution d’un nouvel ordre symbolique

Le roman Una donna ne se contente pas de dénoncer l’ordre patriarcal qui limite les destins et la liberté des femmes en les subordonnant au désir et à la loi des hommes, et de présenter une héroïne en rupture avec les structures traditionnelles desquelles elle se découvre prisonnière.

Il s’agit également pour l’auteure de proposer une alternative à cet ordre patriarcal, un nouvel ordre où la dignité des femmes pourrait pleinement se manifester, ou leur liberté serait entière.

L’importance du rapport à la mère

Dans son livre sur L’ordre symbolique de la mère, la philosophe Luisa Muraro postule l’importance du « savoir-aimer » la mère qui fait défaut à de nombreuses femmes car la société patriarcale, en escamotant la puissance maternelle, ne leur a pas appris à l’aimer.

D’emblée la narratrice affirme un rapport dissymétrique entre l’amour éprouvé pour sa mère et l’adoration vouée à son père, l’enfance passionnante de celui-ci, et l’enfance miséreuse et malheureuse de celle-là. Elle la compare à une « Cendrillon », et c’est d’ailleurs à « une petite fête de bal » qu’elle rencontre son époux. Le diminutif employé (« festicciuola ») donne déjà l’idée de la petitesse de la vie de sa mère qui, au lieu de rencontrer le prince charmant et de vivre heureuse avec lui, voit ses attentes en matière d’amour vite déçues. On peut voir ici une critique de l’éducation des filles dans la mesure où les textes qu’elles lisent leur donnent une image faussée, idéalisée des rapports amoureux. La narratrice en fait elle-même l’expérience puisqu’elle définit comme étant « chimérique » le concept d’amour qu’elle s’est forgé à travers ses lectures. De même, elle souligne que sa mère ne correspond pas à l’image maternelle véhiculée dans ses livres. Le souvenir qu’elle a d’elle est celui d’une femme dépourvue d’autorité, à l’air souvent humilié et au sourire résigné, qui montrait les signes d’une grande lassitude et d’une immense tristesse. Il s’agit donc d’une femme en rupture avec la figure maternelle idéalisée qui s’est imposée dans la société de l’époque. Cette femme essaye d’ailleurs d’échapper au désenchantement de sa vie conjugale d’abord par une tentative de suicide, puis en sombrant dans la maladie mentale. La narratrice confesse son incapacité à aimer sa mère comme elle l’aurait souhaité et y voit la cause de son incapacité à comprendre ce que celle-ci éprouvait.

Luisa Muraro considère que « le fait de devenir mère est symboliquement important [ … ] parce qu’il redessine la relation d’une femme avec la mère » (Muraro, ). L’expérience de la maternité va effectivement permettre à la narratrice de retisser des liens avec sa mère (de manière indirecte car celle-ci est désormais hospitalisée). Ainsi s’interroge-t-elle au sujet de cette femme incomprise de tous, privée de l’affection de sa famille, dépourvue de passion ou d’amitié qui aurait pu l’aider à affronter la vie : « Aimer et se sacrifier et succomber ! Tel était son destin et peut-être celui de toutes les femmes ? » (Aleramo, 2008 : 41). Elle perçoit que les femmes partagent un sort commun dont le caractère inéluctable est souligné par la polysyndète. Et c’est pour éviter de « succomber » qu’elle renoncera à se sacrifier par amour de son fils.

Mais c’est finalement grâce aux lettres de sa mère, des documents privés dans lesquels celle- ci a su exprimer ses sentiments et son état d’esprit, que la narratrice récupère en quelque sorte

« la puissance maternelle ». Une lettre inachevée et jamais expédiée retient en particulier son

attention : sa mère y exprime sa décision de partir, de quitter un mari qui ne l’aime pas et des

enfants qu’elle est incapable d’aimer correctement à cause de sa souffrance. L’idée du

sacrifice maternel, qui se transmet de mères en filles apparaît dès lors à la narratrice comme

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une « chaîne monstrueuse » qu’il faut absolument avoir le courage de rompre pour interrompre ce destin fatal qui est celui des femmes, faute de quoi celles-ci se font complices de l’oppression générée par le système patriarcal. En imposant sa dignité en tant qu’individu, en refusant d’étouffer la femme qui est en elle, la mère qui osera briser sa chaîne et cette chaîne, permettra à un nouvel ordre symbolique de s’imposer.

Cet épisode pose aussi la nécessité de l’écriture des femmes pour éclairer la vie des autres femmes et les guider dans la prise de conscience de leur individualité.

Communauté féminine : auto-référence et auto-conscience

L’idée d’une communauté féminine apparaît en particulier dans la deuxième partie du roman, lorsque la narratrice installée à Rome avec sa famille a l’occasion de fréquenter des femmes indépendantes, qui ont pris en main leur vie de femme. Et cette communauté de femmes doit être le produit d’une lignée féminine illustrée ici à travers trois générations, de même qu’elle doit prendre comme modèle les femmes exceptionnelles du passé :

Si la fille de la directrice représentait pour moi l’espoir du lendemain, la formation d’une humanité féminine plus consciente et digne, cette femme [= la bonne vieille mère des miséreux] dont le front brillait sous ses cheveux blancs était bien l’image du génie féminin qui s’était manifesté au cours des siècles chez quelques individualités plus forte que n’importe quelle contrainte imposée par la loi ou par les mœurs. (Aleramo, 2008 : 104-105)

Si l’ordre patriarcal a imposé aux femmes une identité correspondant à l’image qu’il s’en faisait ou du moins qui répondait à ses besoins, c’est en s’appuyant les unes sur les autres que les femmes pourront imposer un nouvel ordre qui prenne en compte leur dignité. Or l’écriture féminine apparaît comme un moyen d’indiquer aux autres femmes le chemin à suivre pour prendre conscience d’elles-mêmes et s’affirmer en tant qu’individus libres.

La prise en compte de l’homme, « ce triste frère »

Pour Sibilla Aleramo, la dignité retrouvée des femmes doit également contribuer à l’épanouissement de l’autre moitié de l’humanité, à savoir les hommes. En effet, à travers les portraits du « père » et du « mari », elle montre dans Una donna que les hommes souffrent eux aussi à l’intérieur de l’ordre patriarcal établi.

Le mari de la narratrice est un homme faible qui profite de manière égoïste du système pour assouvir ses pulsions sexuelles et nourrir son ambition dans la mesure où son mariage lui garantit le prestige au sein de la communauté et une ascension sociale. Mais il connaît à son tour la frustration lorsqu’il tombe amoureux de la « dessinatrice norvégienne », sans espoir d’être aimé en retour. La narratrice l’exhorte alors à franchir le pas de la séparation : « Qu’il confesse ! Qu’il reconnaisse que nos vies sont différentes et que notre union est une chaîne pour lui aussi ! » (Aleramo, 2008 : 123)

Quant à son père, c’est un homme anticonformiste, qui dénonce l’institution du mariage et se révolte ouvertement contre l’hypocrisie sociale qu’il dénonce en quittant le domicile conjugal pour aller vivre avec sa maîtresse.

Les femmes qui proposeront à leurs enfants une nouvelle représentation des femmes, différente de celle jusqu’alors imposée par la société patriarcale, contribueront à établir de nouveaux rapports entre les deux sexes. La narratrice écrit au sujet de sa sœur et de son frère à qui elle rend visite à Milan :

Tous deux représentaient pour moi l’homme et la femme d’aujourd’hui au seuil de leur vie, leur tristesse et leur espoir. Alors que l’une doit rompre les liens extérieurs et intérieurs pour conquérir sa propre personnalité, l’autre a besoin d’être vu et regardé dans les yeux par elle, à la manière dont le ferait une âme qui sait et qui veut. (Aleramo, 2008 : 148)

Elle affirme ainsi que « la femme est l’avenir de l’homme »

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Conclusion

Ce livre qui nous raconte la naissance de Sibilla Aleramo, incarnation d’une nouvelle femme, moderne, véritable renaissance de Rina Faccio qui acquiert un nouveau corps, libre, et une nouvelle parole, exclusivement féminine.

Dans les dernières pages du roman, la narratrice motive l’écriture de ce livre par la volonté de faire connaître à son fils celle qu’elle a été véritablement, « l’histoire de son âme ». Elle formule explicitement l’espoir que ce fils, que son père éduquera « au culte de la loi, si utile à qui est puissant » et qui, comme lui, « aimera l’autorité et la tranquillité et le bienêtre », comprendra les raisons de son abandon, et implicitement qu’il s’affranchira de cette loi patriarcale sur le modèle maternel.

J’ignore si cet objectif a été atteint, en revanche je peux dire que Una donna constitue la réalisation de la vision que la narratrice a au moment de sa « conversion » : la vision d’un

livre qu’[elle sentait] nécessaire, d’amour et de douleur, qui fût à la fois déchirant et fécond, inexorable et plein de pitié, qui montrât au monde entier l’âme féminine moderne, pour la première fois, et pour la première fois fît palpiter de remords et de désir l’âme de l’homme, de ce triste frère… (Aleramo, 2008 : 92)

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