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Le langage est un lieu de lutte : la performativité du langage ordinaire dans la construction du genre et les luttes féministes

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02132698

Submitted on 17 May 2019

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Le langage est un lieu de lutte : la performativité du

langage ordinaire dans la construction du genre et les

luttes féministes

Mona Gérardin-Laverge

To cite this version:

Mona Gérardin-Laverge. Le langage est un lieu de lutte : la performativité du langage ordinaire dans la construction du genre et les luttes féministes. Philosophie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2018. Français. �NNT : 2018PA01H223�. �tel-02132698�

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UFR de Philosophie

École doctorale de Philosophie (ED 280)

Institut des Sciences Juridiques et Philosophiques de la Sorbonne (UMR 8103)

Le langage est un lieu de lutte

La performativité du langage ordinaire

dans la construction du genre et les luttes féministes

Thèse pour l’obtention du grade de Docteure de l’Université Paris 1

Présentée et soutenue publiquement le 14 décembre 2018 par

Mona Gérardin-Laverge

M

EMBRES DU

J

URY

Sandra LAUGIER,Directrice

Professeure de Philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Bruno AMBROISE

Chargé de recherche au CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103)

Nancy BAUER

Professor of Philosophy, Tufts University

Judith BUTLER

Professor of Comparative Literature and Critical Theory, University of California, Berkeley

Luca GRECO

Professeur de Sociolinguistique, Université de Lorraine (Metz) Paola MARRATI

Professor of Philosophy, Johns Hopkins University

Judith REVEL

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(4)

RÉSUMÉ

Le langage est un lieu de lutte

1

La performativité du langage ordinaire dans la construction du genre et les

luttes féministes

Comment penser la construction et la déconstruction du genre dans le langage ? Je montre que la philosophie du langage ordinaire — et notamment la théorie austinienne des actes de parole — peut soutenir une approche constructiviste et éclairer le rôle du langage dans la construction sociale du genre. La naturalisation du genre repose à la fois sur une représentation du langage — comme simple reflet du réel et comme « capacité » inégalement partagée — et sur des pratiques linguistiques ordinaires et scientifiques. Penser cela implique de dépasser la stricte dichotomie de l’idéologique et du matériel, pour analyser ensemble la construction et la représentation du genre dans des pratiques discursives et non-discursives. La théorie butlerienne de la « performativité du genre » permet de penser à la fois la construction du genre et sa contingence, sa possible déconstruction. Mais quel est notre pouvoir transformateur ? Si montrer qu’un phénomène n’est pas naturel ne suffit pas à le détruire, analyser sa force ne nous réduit-il pas à l’impuissance ? Pour répondre à ces questions, j’étudie des pratiques discursives de lutte. Je montre le pouvoir transformateur de pratiques de subversions et d’actes de parole insurrectionnels, qui font usage de la performativité du langage pour transformer les conditions sociales encadrant l’efficacité des discours. Je montre que ces pratiques déconstruisent le genre et produisent des collectifs de lutte, pour insister sur ce qu’une approche radicalement constructiviste du genre ouvre comme possibles pour le féminisme et l’action collective.

Mots-clés : Actes de parole ; Constructivisme ; Féminisme ; Genre ; Intersectionnalité ; Performativité ; Philosophie du langage ordinaire.

1 Je reprends cette expression à bell hooks, « Language is also a place of struggle ». (hooks bell, Yearning:

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SUMMARY

Language is a place of struggle

2

Performativity of ordinary language in the construction of gender and

feminist struggles

How is gender constructed and deconstructed in ordinary practices of language? First of all, I demonstrate that ordinary language philosophy – and more specifically the austinian theory of speech acts – can lay the ground for a constructivist approach and help to understand the role of language in the social construction of gender. I show that gender is naturalized both by our representation of language itself – as a mere reflect of reality and as an unequally shared “capacity” – and by ordinary and scientific practices of language. Understanding this idea involves going beyond the dichotomy of ideological and material, in order to analyze construction and representation of gender together in both discursive and non-discursive practices. Butler’s theory of gender performativity makes it possible to understand both construction and deconstruction, or the contingency of gender. But does not highlighting the strength of this construction lead to deny our power and agency? To answer this question, I study feminist discursive practices. I highlight transformative power of subversions and insurrectional speech acts. I analyze discursive practices of denaturalization that challenge both social and discursive orders, and practices that use language performativity to change the social conditions that give power to speech acts. These practices deconstruct gender and produce political and collective subjects: a radical constructivist approach to gender thus opens rich perspectives for feminism and collective activism.

Keywords: Constructivism; Feminism; Gender; Intersectionnality; Ordinary Language Philosophy; Performativity; Speech acts.

2 This sentence is inspired by bell hooks, « Language is also a place of struggle. » (hooks bell, Yearning:

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REMERCIEMENTS

Je m’apprête à mettre un point final à cette thèse et sur le seuil, comme avant de dire au revoir, je me retourne pour embrasser le souvenir des six années passées à ce travail — ce travail qui m’a faite tout autant que je l’ai fait. Cette période a été un parcours de pensée et un parcours de vie. Ma thèse m’a permis de faire des rencontres, intellectuelles, militantes et amicales. Elle m’a donné la chance de travailler avec d’autres, de mettre ma pensée à l’épreuve de leur intelligence, de construire une perspective critique et des formes de résistance, de comprendre ce qui nous opprime et de mieux voir ce qu’on peut, tout ce qu’on peut. Ma reconnaissance est immense pour toutes celles et tous ceux qui ont permis, aidé, accompagné ce cheminement.

Je remercie Sandra Laugier, qui a accueilli mon sujet de recherche avec enthousiasme et qui m’a soutenue, aidée et permis de progresser pendant toute la durée de cette thèse. La lecture que je propose d’Austin est tributaire de la voie qu’elle a ouverte à une compréhension féconde et originale de la philosophie du langage ordinaire. Son soutien à une approche féministe, politique et engagée en philosophie dans un contexte universitaire souvent hostile, sa bienveillance et ses encouragements, ont été décisifs.

Je remercie Nancy Bauer, Luca Greco et Paola Marrati d’avoir accepté de lire mon travail et de le discuter. Je remercie Judith Butler, dont les travaux ont inspiré et nourri ma recherche, ainsi que Judith Revel, pour ses conseils, son soutien et sa bienveillance. Je remercie Bruno Ambroise, dont la lecture d’Austin a beaucoup compté pour mon travail, pour la pertinence de ses relectures et pour sa gentillesse.

Merci à l’équipe de philosophie féministe et décoloniale de l’Université Paris 1, et notamment Marie Garrau, Mickaëlle Provost, Marta Dell’Aquila, Eraldo Santos, Sophie Guérard de Latour et Manon Garcia : vos travaux, vos conseils, votre engagement et nos échanges m’ont donné beaucoup de courage et de joie ces dernières années.

Merci à mes camarades et amies de la revue GLAD !, Julie Abbou, Maria Candea, Charlotte Thevenet, Noémie Marignier, Alice Coutant, Lucy Michel, Stavroula Katsiki, Aron Arnold, Magali Guaresi et Émilie Née : vos travaux sur le genre, votre approche du langage et le projet collectif que j’ai la chance de partager avec vous ont largement inspiré et marqué mon travail. Merci pour nos discussions, nos enthousiasmes et nos rires.

Merci à l’équipe du séminaire « L’archive du genre, le genre des archives » et aux membres de l’association Archives du Féminisme, qui m’ont aidée à penser la suite

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concrète que je souhaite donner à ce travail en réalisant une collecte d’archives orales féministes.

Merci à Jocelyn Benoist, Daniele Lorenzini et Layla Raïd, avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger pendant mon doctorat.

Merci à Lucia Hernandez, Noura Djelaiel, Yumiko Ohyama et Ramine Kamrane pour leur travail de soutien à la recherche, leur patience et leur prévenance, qui m’ont permis d’organiser plusieurs événements scientifiques qui me tenaient à cœur.

Ce travail est profondément enraciné dans mon expérience politique et féministe. Si je signe ce travail seule, les questions que je débats et les enjeux que je formule sont largement tributaires de réflexions, de luttes et d’inventions collectives. La découverte du féminisme a été décisive dans ma vie, et je dois à cette rencontre l’envie et le courage de faire ce travail, de chercher à élucider le pouvoir du langage. Je suis infiniment reconnaissante à mes ami·es du premier collectif féministe et à tou·tes celleux avec qui j’ai lutté — sans vous que serais-je aujourd’hui ? Je remercie tout particulièrement Carix, Flo, Perrine, Gary : vous m’avez fait tant changer et tant comprendre, nous avons tant parlé, tant ri ! Votre amitié est une des plus précieuses choses qui me soient au monde.

Enfin, ce travail a poussé sur une terre riche et heureuse — celle des liens profonds, intimes et merveilleux qui m’attachent à mes très proches. Loraine, je te dois ce que je suis, et même si tu ne voulais pas de remerciements, je te couvre de reconnaissance pour tout ce que tu as fait pour moi, aileron déterminé dans la tempête et fou rire qui dissout les angoisses.

Mes parents, vous êtes partout dans ce travail — dans la conviction que le langage compte, dans le plaisir pris aux mots et dans la certitude absolue qu’il y a une alternative au monde tel qu’il est. ANTI TINA. Merci pour votre amour et votre confiance qui m’ont enracinée dans la vie.

Hugo, ces six années sont pleines de joies avec toi, de découvertes et d’aventures. Tu m’as soutenue, encouragée, ramassée à la petite cuillère quand il le fallait, emmenée en balade pour me changer les idées, tu as écouté mes révélations existentielles et mes élucubrations métaphysiques, tu m’as aidée à penser, à travailler et à écrire.

Margaux, David, Logan, Renaud, je suis si heureuse de la vie que nous fabriquons ensemble ! Merci pour la joie, la bonté et les rires dont vous peuplez ma vie. Merci de m’avoir portée sur les derniers mètres, je n’aurais pas fini le marathon sans vous.

Marie, Daphné, mes super copines de fin de thèse, merci pour votre bienveillante présence et vos avis si précieux. Merci d’avoir serré si fort mes coudes.

Romain, Camille, Éric, Laëtitia, Coline, Babeth : merci pour votre soutien et de m’avoir fait l’immense amitié de relire mon travail. Vous m’avez donné le courage de le terminer.

(8)

SOMMAIRE

Résumé ... 3 Summary ... 4 Remerciements ... 5 Sommaire ... 7 Introduction ... 8 Partie I dénaturalisation ... 49 Introduction ... 50

Chapitre 1 Langage et critique sociale ... 56

Chapitre 2 Le discours de la nature ... 126

Chapitre 3 Naturalisation du logos et domination politique ... 206

Chapitre 4 Comment penser la naturalisation ? De l’idéologie aux pratiques ordinaires... 266

Conclusion ... 306

Partie II la performativité du genre ... 334

Introduction ... 335

Chapitre 1 La « performativité du genre » : un concept pour la lutte ... 337

Chapitre 2 Construction performative du genre ... 377

Chapitre 3 Matérialité des corps et force des structures sociales ... 416

Chapitre 4 Pratiques discursives et interactions dans la performativité du genre .. 442

Chapitre 5 Des actes de parole encorporés ... 466

Conclusion ... 500

Partie III pratiques discursives de lutte ... 507

Introduction ... 508

Chapitre 1 Pouvoir transformateur d’actes de parole subversifs et insurrectionnels ... 513

Chapitre 2 Pratiques discursives de dénaturalisation ... 560

Chapitre 3 Prendre la parole ... 579

Chapitre 4 C’est en slogant qu’on devient féministe ... 623

Conclusion ... 668

Conclusion ... 670

Bibliographie ... 683

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(10)

« Dans un combat à mort, prendre pour seule arme la parole est un choix d’une hardiesse rare3. »

Fatema Mernissi

Le roi Schariar est un souverain cruel. Il épouse chaque soir une nouvelle femme qu’il fait exécuter au matin par son vizir. La fille du vizir, Schéhérazade, est une jeune femme intelligente et cultivée, douée d’une mémoire prodigieuse et très savante dans tous les domaines. Elle veut mettre fin à ces crimes et demande à son père de l’offrir en mariage au roi sanguinaire. Son père refuse, elle insiste et parvient finalement à le convaincre. Elle obtient d’emmener sa sœur, Dinarzade, avec elle dans la chambre nuptiale. Selon la stratégie qu’elles ont résolue, une heure avant le lever du jour, Dinarzade supplie Schéhérazade de lui raconter une histoire, comme elle sait si bien le faire. Schéhérazade commence un conte, et s’arrête en plein milieu de l’intrigue parce que le jour se lève. Le roi, curieux de connaître la fin de l’histoire, l’autorise à vivre une journée de plus. La nuit suivante elle reprend son histoire, qui n’est toujours pas terminée au petit matin. Elle peut vivre un jour encore. Et ainsi pendant mille et une nuits, Schéhérazade déploie et enchâsse des récits, poursuit son histoire et prolonge sa vie. Après mille et une nuits, le roi renonce à la mettre à mort. Le temps gagné, l’intelligence de Schéhérazade et la puissance de ses récits l’ont changé.

3 MERNISSI Fatema, Le harem et l’Occident, traduit de l’anglais par Marie-France Girod, Paris, Albin

(11)

Dans Le harem et l’Occident, Fatema Mernissi propose une interprétation de l’histoire de Schéhérazade que je trouve belle et importante. Dans le cadre de ce livre, dans lequel Mernissi analyse et déconstruit la représentation coloniale et orientaliste du harem, elle explique ce que représente Schéhérazade pour elle et dans sa culture. Elle insiste sur l’intelligence, la mémoire et la culture de Schéhérazade, qui lui permettent d’inventer toutes ces histoires. Elle insiste également sur son courage, son sang-froid, sa confiance en elle-même et dans le pouvoir de la parole et du récit. « Elle est sûre d’être une personne admirable, dotée d’une intelligence étonnante. Si elle se pensait stupide, le roi lui trancherait la tête. Elle a une très haute opinion de la capacité de l’être humain à transformer son destin. La magie est en nous, voilà le message de Schéhérazade. Nous arrivons au monde bien équipés pour nous défendre : notre cerveau est une arme invincible4 ».

Schéhérazade est courageuse : elle risque sa vie pour arrêter un chef d’État tyrannique. Pour se battre, elle fait un choix surprenant et risqué, puisqu’elle choisit la seule parole. Ce choix nécessite un sang-froid exceptionnel, puisqu’il ne faut pas s’effondrer, puisqu’il ne faut pas être réduite au silence par la menace, puisqu’il faut parvenir à bien raconter malgré la peur et la mort imminente. Avoir fait ce choix manifeste une immense confiance en soi-même : en sa capacité à affronter la peur, à construire un discours et à comprendre autrui avec assez de finesse pour savoir comment lui parler. Cela manifeste aussi une confiance infinie dans la parole, son pouvoir de captiver, de toucher, de faire changer l’autre et de lui dire les choses qui comptent. Cela manifeste enfin une confiance absolue en la possibilité de changer le cours des choses, de briser la répétition qui paraissait inévitable, et de mettre fin à l’oppression. Ces trois sortes de confiance vont ensemble : comme le dit Mernissi, la confiance en soi est « l’essence de l’art de communiquer5 » et, doublée de la confiance en la puissance du langage, elle donne

à Schéhérazade la certitude que nous pouvons intervenir sur ce qui nous paraissait être un « destin », et lutter contre les tyrans, prendre la parole et ne plus la laisser, briser à la fois le silence et l’oppression. Schéhérazade ne prend pas la parole d’elle-même : c’est Dinarzade, sa sœur, qui ouvre et crée la scène où Schéhérazade pourra commencer à raconter, et le roi commencer à écouter.

4 Ibid., p. 68. 5 Ibid.

(12)

« 

ANTI TINA6

 »

Mon travail part d’un enthousiasme, et d’une question : un enthousiasme devant la créativité linguistique et discursive des luttes politiques, devant les slogans, les jeux de mots, les redéfinitions, les néologismes, les performances ironiques, et la richesse des analyses produites par les activistes concernant le sens et les usages des mots par les individu·es7, les groupes et les institutions qui ont le pouvoir. Et une question : pourquoi

les mots sont-ils « importants » ? Qu’attend-on de ces pratiques à la fois créatrices et critiques dans le langage ? Pourquoi se bat-on pour prendre la parole, faire entendre notre voix, faire valoir nos significations, contester le discours des autres ? Pourquoi se bat-on même sur la langue, sur les mots, les expressions, les manières de dire ? Quels sont le sens et la portée politique et transformatrice d’une lutte avec et sur la langue ?

Bien sûr, l’importance qu’on donne à cette lutte tient au fait que le langage, partagé, peut constituer un outil pour imposer un certain point de vue, certaines significations. Les groupes sociaux dominants monopolisent le discours légitime sur le monde et imposent leur récit du monde en le faisant passer pour un récit consensuel, universel, le seul récit possible. « TINA » : « There Is No Alternative », dit Margaret Thatcher. Nous sommes soumis·es au tir continu de discours médiatiques et politiques

6 Je reprends cette anagramme au titre de l’œuvre de Thierry Laverge, ANTI TINA, Gravure et estampe

(2012).

7 Comme je le montre dans cette thèse, je considère que le langage a un rôle important dans la construction

du genre et l’oppression sociale et politique. Je reprends et pratique des formes d’exploration linguistiques et graphiques féministes, qui cherchent à visibiliser les rapports de pouvoir constitutifs de la langue et à déconstruire les prétendues naturalité et nécessité du binarisme de genre. Quand cela est possible, je privilégie des mots épicènes — comme « personne » — qui me permettent de contourner le genre. Pour ne pas employer le masculin générique (règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin »), j’utilise des formes de langage « inclusif » : lorsque la différence entre le masculin et le féminin réside dans la présence ou l’absence d’un « e » final, j’utilise le point médian pour parler des êtres vivant·es animé·es. Pour les inanimés, je privilégie l’accord de proximité — qui consiste à accorder l’adjectif ou le participe avec le genre du nom le plus proche (« le soleil et la lune sont belles »). J’emploie également des formes hétérogènes et exploratoires pour mettre en évidence le rôle du langage dans la bicatégorisation de genre, comme « illes » ou « ielles », « locuteurices », « heureuxses » qui ne visent pas à « représenter les femmes dans la langue », mais au contraire à contester les catégories de « femmes » et d’« hommes ». Je présente ces pratiques, ainsi que le sens que je leur accorde, dans le chapitre 2 de la troisième partie. Dans le chapitre 2 de la première partie, je rappelle l’histoire de la langue française, et comment elle a été « masculinisée » pour des raisons politiques. Pour des arguments et propositions concrètes de langage inclusif, voir aussi la page internet de l’historienne de la langue Eliane Viennot : http://www.elianeviennot.fr/Langue-prec.html.

(13)

affirmant qu’il n’y a pas d’alternative (au libéralisme, au capitalisme, au binarisme de genre, à l’hétérosexualité, etc.) et qu’un seul discours peut être tenu sur le monde. Nos ennemi·es connaissent et utilisent le pouvoir du langage. Dans ce cadre, prendre la parole et lutter sur les mots, c’est ouvrir le conflit : déconstruire à la fois les discours dominants, le langage qu’ils utilisent et leurs prétentions à faire consensus. C’est déployer une analyse critique, une autodéfense individuelle et collective ; c’est prendre conscience de la contingence de l’ordre social et de notre pouvoir transformateur ; c’est montrer tout ce qui résiste déjà et inventer de nouveaux possibles.

Pourtant, l’intérêt d’une lutte avec et sur la langue pose question : n’est-elle pas secondaire ou symbolique ? Ne faut-il pas lutter prioritairement sur des questions matérielles, et contre l’oppression, l’exploitation, les violences ? D’un côté, on considère que « les mots sont importants » : c’est un fait connu qu’on débat sur les mots et qu’il y a un enjeu politique important à se battre contre certains mots, à dire que certains mots sont justes et que d’autres ne le sont pas. D’un autre côté, il semble que ce ne sont pas les mots qui comptent, mais les conditions et le contexte dans lesquels ils apparaissent, déterminant qui a le pouvoir de se faire entendre, qui a le monopole de la parole publique, qui peut faire effet avec son discours, qui a le pouvoir d’imposer ses catégories. Ce sont les rapports de force qui comptent, les mots sont le reflet des inégalités sociales plus qu’ils ne les produisent. Il existe ainsi une tension, dans les luttes politiques comme dans les théories critiques, entre l’importance accordée à la langue et aux pratiques discursives dans les luttes, et la tentation de placer les questions de langue au second plan du combat politique. Le rôle producteur du langage est à la fois un topos et un point obscur des discours et des pratiques militantes. Nous savons que les mots ont un pouvoir mais nous ne savons pas comment fonctionne ce pouvoir.

Cette question se pose de façon particulièrement aiguë dans les luttes féministes. D’abord, la prise de parole constitue un enjeu important pour de nombreux mouvements féministes, qui lui ont accordé une place centrale pour lutter contre l’oppression et contre les violences. Considérant que la réduction au silence ne consiste pas simplement à faire taire, mais à parler à la place, à invisibiliser et à exclure du politique, les féministes de la « première vague » ont revendiqué le droit de participer aux processus de délibération et de décision concernant la vie commune, de faire politiquement entendre et compter leur voix. Une des pratiques les plus emblématiques du féminisme de la « deuxième vague » consiste en la création de « groupes de parole », qui thématisent le lien entre prise de

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parole, politisation et lutte politique. L’inégale répartition de la parole et des rôles dans les interactions a été largement étudiée et dénoncée par les féministes, qui ont pu montrer comment, dans les interactions ordinaires aussi bien que dans le domaine politique, l’espace privé ou l’espace public, la parole est inégalement répartie8. Depuis les marges

du féminisme blanc hégémonique, de nombreuxses féministes ont dénoncé les prétentions universalisantes et le caractère invisibilisant d’un féminisme concevant les femmes comme un groupe homogène, indépendamment des rapports de classe, de race, d’âge et de sexualités. Ielles ont lutté pour faire entendre les voix minorisées au sein du féminisme, donc pour défendre la polyphonie contre la recherche d’une parole unitaire et commune. Récemment, les tentatives pour usurper, détourner et délégitimer la dénonciation massive de l’omniprésence des violences hétérosexistes et sexuelles, pour faire taire la parole en disant qu’elle avait été « libérée », ont illustré le fait que la lutte pour la parole ne serait peut-être pas aussi importante pour nous si l’on ne nous l’enlevait pas en permanence, si l’on ne nous reprochait pas toujours de dire, de trop dire, de mal dire.

Ensuite, il existe des luttes féministes portant sur la langue et le discours : sur l’existence de certains mots, de certaines catégories 9  ; sur certaines règles

8 Corinne Monnet, par exemple, a analysé des interactions entre des hommes et des femmes dans le milieu

académique et montré que les femmes, y compris lorsqu’elles occupent une position hiérarchique supérieure, sont plus régulièrement interrompues par leurs interlocuteurs masculins, qui mettent en place une série de pratiques (interruption, chevauchement, absence de signes d’assentiment qui viendraient soutenir et encourager la parole de l’autre) : MONNET Corinne, « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation » [En ligne] consulté le 5 septembre 2018. URL : https://infokiosques.net/imprimersans2.php?id_article=239. Il existe également de nombreuses analyses critiques féministes sur la place des femmes dans les interactions dans d’autres cadres que l'école, les assemblées publiques, les collectifs politiques, le monde du travail (avec des phénomènes comme le « mansplanning », le « mansterrupting » et le « bropropriating », qui renvoient respectivement aux phénomènes suivants : un homme vous explique ce que vous venez de dire sans s’apercevoir que vous venez de le dire parce qu’il ne vous a pas écoutée ; un homme vous coupe la parole ; dans une conversation collective, un homme s’approprie l’idée que vous venez de présenter, et tout le monde s’accorde à lui attribuer). Cela a des conséquences, là encore, non seulement sur les personnes qui sont réduites au silence mais sur les thèmes abordés, les questions et les points de vue qui deviennent « publics » et qui sont mis en commun tandis que d'autres sont invisibilisés.

9 Par exemple pour faire disparaître le « Mademoiselle » de la langue française, et généraliser le

« Madame », sans faire de différence entre les femmes mariées et celles qui ne le sont pas — puisqu’on ne fait pas cette différence pour les hommes, toujours appelés « Monsieur ».

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grammaticales10 ; sur le sens11 et la connotation12 des mots ; sur la violence verbale13 ; sur

la manière dont certains phénomènes sont mis en discours14 ; sur la possibilité de faire

effet avec son discours15. Ces luttes mettent en lumière que le genre a ceci de particulier

qu’il a une existence à la fois sociale et linguistique : c’est un rapport social structurel et un « fait de langue », qui existe de diverses manières dans la langue. Le genre a une existence catégorielle, grammaticale, sémantique. Il travaille et structure les discours et les interactions. La question se pose, dans ces différents cas, de l’interaction entre le genre linguistique et le genre social, les rapports sociaux de sexe, l’imposition du binarisme de genre et l’hétéronormativité : faut-il dire que le genre linguistique reflète, structure, légitime, naturalise, le genre social ? Quels sont les rapports entre le langage et le social ?

Si les féministes ont investi les questions de langue et considéré le langage comme un outil de lutte, c’est qu’ielles ne considèrent pas le langage comme un outil de communication neutre ou comme un simple instrument référentiel, mais comme un lieu de pouvoir et de lutte, un champ de bataille à investir, un espace d’expression, de création, d’ouverture de possibles, de mise en relation. Un espace agonistique, permettant de visibiliser le conflit existant et de marquer l’opposition contre les prétentions totalisantes et hégémoniques au consensus ; un espace d’invention de nouveaux mots, de nouvelles manières de dire et de nouveaux cadres pour se parler ; une arme qui accompagne et soutient la lutte. Ces pratiques féministes et discursives protéiformes se fondent sur l’idée que le langage nous fait des choses et nous permet de faire des choses : apparemment, il

10 Dans de nombreuses langues, mais de manière particulièrement aiguë dans les langues où le genre

grammatical est marqué et très structurant comme la langue française, il existe des luttes féministes différentes : dé-masculiniser la langue, neutraliser le genre, queeriser la langue. Voir III, 2 dans cette thèse.

11 Par exemple, comment est défini juridiquement le viol ? Comprend-il les viols perpétrés dans le cadre

conjugal, intime, familial ou non ? Peut-on faire reconnaître qu’on a été violée par son mari ?

12 La linguiste Marina Yaguello, par exemple, a dénoncé le sexisme de la langue française dans laquelle la

forme féminine de nombreux mots est moins prestigieuse et/ou plus sexualisée que la forme masculine. YAGUELLO Marina, Les Mots et les femmes : essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine,

Paris, Payot, « Prismes », 1987 et YAGUELLO Marina, Le sexe des mots, Paris, Seuil, « Collection Points », 1995.

13 La question des insultes, par exemple, est un enjeu important ayant fait l’objet de critiques et de luttes

diversifiées, qui ont mis en évidence le caractère sexiste et/ou homophobe d’insultes courantes, même si l’intention de la personne qui injurie n’est pas d’abord sexiste ou homophobe (« nique ta mère », « va te faire enculer », « enculé »). Pour contrer leur force blessante, certains groupes et individu·es se réapproprient ce type d’insultes (« salopes », « slut walks », « queer », « pédé », « gouine », etc.). D’autres personnes et collectifs proposent de les remplacer par des insultes non discriminantes. Sur la question des insultes, voir II, 5.

14 Par exemple, la manière dont on met en discours l’agentivité, pour attribuer une action à un sujet :

lorsqu’on dit qu’une personne « s’est fait violer », on efface l’agresseur, le violeur, et la personne qui a été violée est présentée comme l’auteure du viol qu’elle a subi. Sur cette question, voir I, 2 et III, 2.

15 Par exemple contre le stéréotype sexiste selon lequel « une femme dit non mais pense oui », qui fait que

quand une femme refuse une interaction, notamment sexuelle, son refus n’est pas pris au sérieux et son consentement n’est pas recherché. Sur cette question, voir III, 3.

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ne fait aucun doute que le langage est une forme d’action, qu’il a un certain pouvoir, qu’il est un outil privilégié pour les activistes et les agitateurices.

Dans les luttes féministes, ce qu’on entend par « langage » varie et peut recouvrir des réalités hétérogènes et différents niveaux d’analyse16. Ces luttes ont différentes

manières de concevoir le rôle social et politique du langage, donc de penser l’interaction du langage et du monde. Il y a différentes formes de lutte féministe dans le langage qui ne sont pas cohérentes ni unifiables, qui ne développent pas le même type de critique et de pratique, et qui ne conçoivent d’ailleurs de la même manière ni l’oppression ni le féminisme. Mais toutes accordent au langage un rôle important dans la construction du monde social, des sujet·tes qui y vivent, et d’une représentation du monde commune à ces sujet·tes. Toutes considèrent que le langage peut être un outil d’oppression et un lieu de lutte. Toutes estiment qu’il y a un enjeu politique important à lutter dans et sur la langue, et que cela a du sens. Ces pratiques, dans leur hétérogénéité, manifestent une confiance dans le pouvoir du langage et dans la possibilité de faire effet avec son discours, d’opérer des changements de sens, de produire des prises de conscience, de s’adresser aux autres pour les faire changer, de créer des relations de solidarité. Le langage est pensé comme un des outils de l’oppression et de la résistance. Il est conçu comme un produit des rapports sociaux et un opérateur de changement, de transformation. Il est perçu comme interagissant avec le réel, et comme le lieu d’une certaine puissance d’agir sur le monde. Il est pensé comme une activité, qui (nous) fait des choses et avec lequel on peut riposter.

C’est précisément cela que je cherche à comprendre : dans quelle mesure le langage est-il un lieu de lutte ? Que nous permet-il d’attaquer et que peut-on réellement, dans et avec le langage ? Est-ce qu’accorder une telle attention au langage ne fait pas perdre à ces luttes leur puissance critique, leur concrétude et leur matérialité ?

Ainsi, je m’interroge sur le rôle du langage dans la production et le maintien de l’oppression de genre, ainsi que sur les usages politiques et féministes qu’on peut en faire pour lutter sur un plan à la fois social et vécu, individuel et collectif.

Cette question s’ancre dans le contexte des luttes et des théorisations féministes de ces dernières décennies, et des remises en question, des reformulations, des expérimentations qui ont traversé ces luttes. Elle repose sur plusieurs grandes lignes

16 Le niveau de la langue (mots, grammaire, vocabulaire) ; le niveau de la parole, des usages de la langue,

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problématiques sur lesquelles mon travail vise à intervenir, et qu’il tente d’éclairer, de démêler, d’expliciter.

1. Problématique

1.1. Le genre

La première ligne problématique, c’est la question du genre.

Par « genre », j’entends un certain système de signification, de catégorisation, de hiérarchisation et de mise en relation (d’un·e individu·e à un·e autre, d’un·e individu·e à une classe/un groupe, d’un groupe à un groupe).

L’idéologie dominante sur le genre le pense comme la distinction binaire entre deux groupes définis par « nature », par l’existence présociale de deux sexes complémentaires dans la sexualité et la reproduction, se traduisant par des différences sur les plans biologique, morphologique et psychologique. Ces groupes sont hiérarchisés (le groupe « femme » est inférieur au groupe « homme ») et les personnes qui ne correspondent pas à ce système binaire, que ce soit sur le plan du genre et/ou de la sexualité, sont considérées comme déviantes et anormales. Selon cette idéologie, les individu·es ont un genre, conséquence ou traduction sociale de leur sexe naturel. Un genre est assigné à la naissance sur la base du sexe. Dans cette perspective, le sexe biologique est à la fois l’origine, la matière et la cause du genre. Le sexe commande au genre, dans la mesure où le genre ne peut pas faire sans le sexe, il est un système de catégorisation sociale qui ne peut opérer en dehors du sexe et sans référence à lui. Cette idéologie considère le sexe comme un élément présocial mais qu’on peut néanmoins connaître, décrire et constater : il est « visible » dans le corps, il se manifeste à sa naissance et au cours de son développement, il apparaît dans les comportements, les « instincts ». Il est un attribut des corps individuels et notamment de leurs organes génitaux qui peuvent être ou bien « mâles » ou bien « femelles », qui se répartissent ainsi naturellement en deux grands groupes complémentaires dans la reproduction de l’espèce. Dans cette perspective, le binarisme de genre se fonde sur l’existence présociale d’un binarisme sexuel. La nature conçue comme un donné déterminant le social fait du système social du

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genre (du binarisme de genre et de l’hétérosexualité) un fait indépassable : there is no alternative.

Pour lutter contre l’oppression et les violences de genre, il faut faire une critique de cette idéologie dominante. Selon Teresa de Lauretis, les théories et les luttes féministes ont longtemps pris le genre comme un « synonyme de différence sexuelle », et ont ainsi conçu le féminisme comme la lutte politique des femmes, par les femmes, pour les femmes. Si cette perspective leur a permis d’élaborer un discours critique sur l’oppression, elle est aujourd’hui devenue « limitative » : c’est « un obstacle pour la pensée féministe », qui la piège « dans le cadre conceptuel d’une opposition universelle entre les sexes » et « tend à contenir le potentiel épistémologique radical de la pensée féministe “dans la maison du maître17” ». Elle ne permet pas d’analyser la

« co-formation18 » du genre et d’autres rapports sociaux comme la race, la classe ou l’âge. Elle

uniformise les vécus et réifie les catégories sociales. Il faut donc aujourd’hui développer une approche critique du genre, qui ne le réfère plus du tout à un prétendu binarisme sexuel naturel.

Ainsi, une perspective critique et constructiviste sur l’idéologie dominante du genre met en évidence que le genre n’est pas fondé sur la nature ou sur un sexe présocial mais qu’il est socialement fabriqué : assigné à la naissance, on attend ensuite qu’il se manifeste dans le corps, les attitudes, les comportements et les interactions. Comme l’a montré Judith Butler, c’est précisément cette attente qui le produit : le genre n’est pas une

17 Formule qu’elle reprend à Audre Lorde : LORDE Audre, Sister outsider: Essais et propos d’Audre Lorde,

traduit de l’américain par Magali C. Calise, Grazia Gonik, Marième Hélie-Lucas et Hélène, Genève, Mamélis et Québec, Trois, 2003, « On ne démolira pas la maison du maître avec les outils du maître », p. 119. DE LAURETIS Teresa, Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, traduit par Sam Bourcier, Paris, La Dispute, 2007, p. 37-40.

18 Je reprends ce concept à Paola Bacchetta, parce qu’il me paraît particulièrement pertinent pour

développer une approche non-additive et intersectionnelle des rapports de pouvoir. « Je propose [...] la notion de coformations pour penser les rapports de pouvoir, les sujets, les conditions et les conduites. En effet, dans la théorisation féministe dominante, le genre a souvent été conceptualisé comme un axe, un vecteur ou un système unique, ou en termes de classes de sexe binaires. Or, aux États-Unis, les féministes “of color” ont utilement critiqué cette réduction, cette singularisation qui efface le racisme, les sexualités et la classe sociale, tout autant que les généalogies, les sédimentations et les pratiques actuelles de génocide, de colonialisme et d’esclavage. À leur suite, les analyses féministes critiques considèrent le pouvoir comme étant organisé suivant des vecteurs séparés, selon des systèmes qui se “croisent” (intersecting) (Crenshaw, 1989), qui convergent autour de “points d’articulation” (Hall, 2002), qui se combinent dans “des articulations” multiformes (McClintock, 1995), qui sont “consubstantiels” (Kergoat, 2004), qui forment “des points nodaux” (Smith, 1994), ou encore qui constituent des “assemblages de pouvoir” (Grewal, 2005 ; Puar, 2007). » (BACCHETTA Paola, « Réflexions sur les alliances féministes transnationales » in Le sexe de la mondialisation, FALQUET Jules,HIRATA Helena,KERGOAT Danièle,LABARI Brahim,LE FEUVRE Nicky,

SOW Fatou, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 259— 274.) Voir aussi : BACCHETTA Paola, « Co-Formations : des spatialités de résistance décoloniales chez les lesbiennes “of color” en France », in Genre,

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essence stable mais une répétition d’actes et d’interactions au sein desquelles les personnes construisent et font exister le genre19. Le genre n’est pas une propriété des

individu·es ou des corps mais une activité, un faire, une production à la fois individuelle, sociale et collective. La conformité à l’idéologie dominante du binarisme de genre et d’hétérosexualité obligatoire détermine la reconnaissance, donc l’existence sociale des sujet·tes et leur possibilité de vivre des vies vivables20. L’idéologie dominante sur le

genre, qui est patriarcale, hétérosexiste et oppressive, n’est pas nécessairement unifiée ni cohérente : elle peut donner lieu à des injonctions contradictoires et à des normes impossibles à réaliser, et elle est traversée par d’autres constructions sociales et d’autres systèmes de catégorisation/hiérarchisation des personnes et des groupes (comme la race ou la classe). Il y a une multitude de rapports à cette idéologie dominante. Il y a d’autres représentations, d’autres interprétations et d’autres pratiques du genre. Il est important d’analyser par quels ressorts l’idéologie dominante s’impose et s’incarne dans les corps, les sujet·tes et les rapports sociaux, mais aussi de comprendre de quelles manières elle peut être habitée, contestée ou reconfigurée dans des pratiques.

Le premier enjeu de ce travail, c’est donc de dégager un concept critique, intersectionnel et féministe du genre, qui permette d’analyser le caractère structurel du genre comme système d’oppression, sans invisibiliser la diversité des réalités et des vécus du genre, ainsi que les résistances, les subversions et les révoltes existantes. Un concept qui prenne acte des critiques adressées au féminisme hégémonique, à son universalisme et à son essentialisme, et qui renouvelle la manière dont on peut lutter ensemble, faire des liens entre différentes expériences de l’oppression, créer des solidarités et des discours communs. Un concept qui parte de l’hétérogénéité du genre et qui constitue donc un outil de lutte non seulement contre l’oppression de genre, les violences de genre, l’hétérosexisme, mais aussi contre le racisme, l’oppression de classe, la domination adulte, car renoncer à une approche additive des rapports de pouvoir et penser le genre « en intersection » signifie que notre concept de genre doit être critique aussi bien du colonialisme et du capitalisme que du patriarcat. Un concept qui ne s’adosse pas, même implicitement, à l’idée d’une « différence sexuelle », donc qui ne soit pas pensé comme

19 BUTLER Judith, Trouble dans le genre, traduit de l’américain par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte,

2005. Pour une présentation de cette théorie, voir II, 2.

20 BUTLER Judith, Défaire le genre, traduit de l’américain par Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2012.

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la version sociale du sexe biologique, mais comme un rapport de pouvoir, un processus de construction, de catégorisation et de normalisation. Un concept qui soit fondamentalement critique, non naturaliste et non essentialiste, tout en constituant un outil d’analyse et de lutte contre l’oppression, contre ce qu’elle a produit comme réalité sociale et comme vécu intime, individuel et collectif. Un concept qui soit un outil théorique puissant, qui nous donne des stratégies de lutte et qui ouvre de nouveaux possibles.

« Healing wounds, believing in your own strenght, believing in the courage to do things together21. »

La deuxième ligne problématique, c’est la question du pouvoir de la langue. Ces deux lignes s’entrecroisent, et parfois se fondent, puisque le genre a une existence non seulement sociale et politique, mais aussi linguistique. C’est depuis le genre que j’aborde le langage, depuis son existence discursive et la manière dont il structure la langue, travaille la prise de parole et se fabrique dans le discours. Il ne s’agit pas de traiter du langage en tant que tel, mais de son lien au social, au politique, au corps, à l’exploitation et à la naturalisation des rapports sociaux. Si je m’interroge sur le langage, c’est dans une perspective critique et de lutte : pour analyser l’oppression, critiquer sa légitimation, mettre au jour notre pouvoir transformateur, ouvrir des pistes de lutte collective.

1.2. Le langage

Pour procéder à une analyse du rôle politique du langage, il faut se donner une définition opératoire du langage sans pour autant masquer l’hétérogénéité des pratiques linguistiques avec un concept de ce que serait le langage par essence.

Le langage a pu jouer différents rôles théoriques et être défini de différentes manières. Étymologiquement, le terme français « langage » vient du latin « lingua », qui est à la fois un « organe situé dans la bouche » et un « système d’expression commun à un groupe ». Il a ainsi un double ancrage dans la voix et le corps individuels, et dans la

21 « Guérir les blessures, croire en notre propre force, croire en notre courage de faire des choses ensemble. »

Petra Kelly, citée par Émilie Hache in HACHE Émilie (dir.), Reclaim : recueil de textes écoféministes,

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société, le groupe. En ce sens, il est la « [f]aculté propre à l’espèce humaine d’exprimer et de communiquer sa pensée par des mots ; emploi que l’homme fait des sons et des articulations de la voix pour user de cette faculté22. » Mais il peut être aussi conçu comme

un synonyme de « langue », comme un concept plus général que la langue, ou comme un terme plus spécifique que la langue (registre de langue, usage spécifique de la langue23).

Les usages du mot « langage », tels qu’ils sont recensés dans plusieurs dictionnaires, peuvent varier, et le rapport du langage à la langue n’est pas toujours conçu de la même manière.

La linguistique se forge en définissant le langage comme « la capacité humaine universelle qui commande l’aptitude à la symbolisation et à l’abstraction, qui doit être apprise sous la forme d’une langue, propre à une communauté, afin de se manifester en actes de parole24 ». Le langage comme capacité humaine s’actualise dans l’activité de

parole individuelle permise par l’apprentissage et l’usage d’une langue particulière à une communauté. Certain·es linguistes définissent ainsi leur recherche comme « l’exploration des mécanismes du langage à travers les différentes langues parlées par les hommes25 ».

Pour Ferdinand de Saussure, le langage est composé de signes qui sont des entités à deux faces : signifiante (la réalité physique du signe) et signifiée (l’idée, le concept). La relation entre ces deux faces est arbitraire parce qu’elle est définie par convention. Les signes ont des référents dans le monde extra-linguistique, qui peuvent être réels ou imaginaires, abstraits ou concrets26. Les langues sont des systèmes structurés à trois

niveaux (son, agencement grammatical, sens), dont les unités se définissent relationnellement, par rapport à l’ensemble du système27. La langue constitue le support

22Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, [en ligne] consulté le 5 septembre 2018. URL :

https://academie.atilf.fr/consulter/langage?page=1.

23 C’est ce que montre la définition qu’en propose le Littré, par exemple : le langage peut être synonyme

de langue (la « langue propre à une nation ») ; concept général (au sens figuré, il s’emploie pour « tout ce qui sert à exprimer des sensations et des idées », y compris les gestes. Il peut aussi se dire « des cris, du chant, etc. dont les animaux se servent pour se faire entendre ») ; concept plus restreint (comme manière de parler du point de vue des intonations ; du point de vue des mots, de la diction, de la manière de s’exprimer (« langage figuré », « langage obscur »...) ; du point de vue du sens et des intentions (« Peux-tu bien me connaître et tenir ce langage ? [Corneille, Nicom. I, 2] ») : Littré [en ligne] consulté le 5 septembre 2018. URL : http://www.littre.org/definition/langage.

24 YAGUELLO Marina, Alice au pays du langage : pour comprendre la linguistique, Paris, Seuil, 1981,

p. 12.

25 Ibid. 26 Ibid., p. 93. 27 Ibid., p. 40.

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de la pensée28. Notre rapport au monde est médiatisé par notre langue, par les découpages

et les catégorisations qu’elle opère29. Les mots que nous employons nous paraissent donc

correspondre au monde tel qu’il est30.

Le langage a pour fonction évidente d’être un outil de communication des pensées. Mais il a d’autres fonctions, et n’est pas réductible à la seule transmission d’informations31. Selon l’élément de l’énoncé sur lequel on se centre (locuteurice,

interlocuteurice, message, etc.), on peut identifier différentes fonctions du langage (Roman Jakobson32). Cependant, pour Marina Yaguello, le point de référence premier de

l’analyse linguistique reste le/la locuteurice : « Le sujet parlant est au centre du langage [...] Le langage ne saurait être étudié en dehors de toute référence au locuteur, à ce qu’il est, à ce qu’il vit33 ». De plus, tout·e locuteurice « fait de la linguistique », au sens où ille

a une activité métalinguistique, même inconsciente, une forme de réflexivité sur sa langue et ses usages34. On étudie donc le langage en tant que locuteurice, en ayant une

expérience, une connaissance du langage : on parle du langage avec le langage et depuis le langage.

Nous avons dit que, pour Saussure, le signe est arbitraire, au sens où il est conventionnel et repose sur un accord collectif. Pour Émile Benveniste, le lien entre la

28 « Abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse informe et indistincte

[...] Sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées de façon claire et distincte. » (Saussure, cité in ibid., p. 92.

29 BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, tome I, Paris, Gallimard, « Tel », 1996, chapitre

I, « Tendances récentes en linguistique générale », p. 6 : « [L]es “catégories mentales” et les “lois de la pensée” ne font dans une large mesure que refléter l’organisation et la distribution des catégories linguistiques. Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. Les variétés de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise. »

30 Ibid., chapitre IV, « Nature du signe linguistique », p. 52 : « Pour le sujet parlant, il y a entre la langue et

la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ; mieux, il est cette réalité (nomen

omen, tabous de parole, pouvoir magique du verbe, etc.). À vrai dire le point de vue du sujet et celui du

linguiste sont si différents à cet égard que l’affirmation du linguiste quant à l’arbitraire des désignations ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant. »

31 C’est ce que défend notamment Noam Chomsky. « Il est faux de penser que le langage humain se

caractérise par la volonté ou le fait d’apporter de l’information. » (Chomsky in YAGUELLO Marina, Alice au pays du langage, op. cit., p. 19).

32 Les « fonctions » du langage sont définies ainsi : (1) si l’on se centre sur le locuteur, on comprendra le

langage comme ayant une fonction expressive ou émotive ; (2) si l’on se concentre sur le message, on apercevra la fonction poétique du langage (jeu, plaisir du texte) ; (3) si l’on se centre sur l’interlocuteur, on peut observer sa fonction d’incitation (il interpelle, donne un ordre, etc.) ; (4) du point de vue du référent, le langage a une fonction référentielle (il donne des informations sur le référent dans le monde réel) ; (5) du point de vue du code employé, on peut dégager sa fonction métalinguistique, d’analyse du code ; (6) du point de vue du canal employé (la voix, l’écriture, le geste...), on voit sa fonction phatique (fonction sociale de mise en contact, de communication) (Ibid.)

33 Ibid., p. 12.

34 Ce qui rend capable, par exemple, de faire et de comprendre des jeux de langue « car jouer suppose que

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face signifiante et la face signifiée du signe est nécessaire puisqu’il est constitutif du signe, mais ce qui est arbitraire et non-nécessaire, c’est le lien entre la langue et le monde35. Le corollaire de cet arbitraire du signe, c’est qu’il suppose un accord entre les

locuteurices d’une même langue : c’est parce que la langue est sociale et collective qu’elle peut exister comme langue et être employée par les locuteurices. Il y a donc une tension entre deux caractéristiques de la langue : elle repose sur l’activité du/de la locuteurice pour être actualisée, ce qui permet la créativité individuelle dans la langue et l’évolution de la langue ; mais elle suppose aussi un accord conventionnel et collectif. Cela implique de ne pas comprendre cet accord ou cette convention de manière figée, fermée à la variation individuelle ; réciproquement, il ne faut pas penser la variation individuelle comme création parfaitement originale, totalement indépendante des conventions linguistiques partagées.

Ainsi, toutes les langues comportent des redondances, des ambiguïtés, des irrégularités ; elles sont en évolution permanente ; elles permettent aux locuteurices de produire un nombre infini d’énoncés à partir d’un nombre théoriquement fini de signes36 ;

elles autorisent l’invention, la créativité, les déplacements de sens37.

Par conséquent, le langage s’actualise dans des langues qui elles-mêmes existent et évoluent par l’activité linguistique des locuteurices (dans la parole ou dans l’écoute et l’interprétation). C’est au niveau de cette activité que se situe mon étude : je cherche à analyser un ensemble hétérogène de phénomènes et de pratiques, qui interagissent avec les individu·es et la société, pour comprendre le rôle qu’il peut jouer dans la production et le maintien de l’oppression ainsi que les usages subversifs et de lutte qu’on peut en avoir. Je travaille donc sur le langage comme pratique sociale ancrée dans un contexte historique, social, géographique et politique, et sans chercher à traiter de l’essence du langage ou de la langue considérées indépendamment de la parole38. Dans cette

35 BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, tome I, op. cit., chapitre IV, « Nature du signe

linguistique », p. 49-55.

36 Comme l’a mis en évidence Chomsky, la compétence linguistique est précisément la capacité à générer

un nombre infini d’énoncés à partir d’un nombre fini d’unités et à comprendre spontanément un nombre infini de phrases qu’on n’avait pourtant jamais entendues auparavant. Les langues ne sont pas des répertoires figés, elles évoluent en fonction de l’activité des locuteurices, qui est à la fois « compétence linguistique », régie par la règle de récursivité qui fait qu’on peut générer et comprendre un nombre infini d’énoncés nouveaux, et « performance linguistique », qui est de l’ordre de la déviation individuelle, de la création lexicale, de la fantaisie verbale (YAGUELLO Marina, Alice au pays du langage, op. cit., p. 132-133.

37 Ibid., p. 40.

38 La démarche consistant à se centrer, au contraire, sur une analyse purement formelle de la langue, me

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perspective, je retiens les éléments de définition suivants : le langage est une pratique sociale, un moyen de communication et d’expression propre à une « communauté » et qui évolue avec elle ; le langage est en interaction avec le monde et avec la pensée : il se réfère à des réalités extralinguistiques, qu’elles soient concrètes ou abstraites, réelles ou fictives, présentes ou absentes ; il forme notre perception et notre appréhension du monde, il structure notre pensée ; la langue est à la fois structurée et sensible aux variations d’usage des locuteurices ; savoir parler c’est savoir produire et comprendre des énoncés, y compris nouveaux.

2. Hypothèses

Si je travaille la question du langage pour produire un concept féministe de genre, c’est parce que je fais deux hypothèses, une théorique et l’autre pratique.

2.1. Hypothèse théorique

Mon hypothèse théorique s’appuie sur un texte dans lequel Eve Kosofsky-Sedgwick présente les traits caractéristiques du geste « critique39 ». Elle considère que ce

il me paraît difficile d’étudier le langage ou la langue en soi, indépendamment de la parole et du discours. N’est-il pas contradictoire de définir la langue comme sociale et de vouloir cependant centrer l’analyse sur sa structure formelle et grammaticale, indépendamment d’une attention à ses usages ? La langue sur laquelle on travaille est une abstraction par rapport à ses actualisations historiques et contextuelles, et l’on décrit un modèle davantage que la langue sociale qu’on s’était donnée pour objet. Et si dans ce modèle on inclut l’idée selon laquelle la langue est le fruit de conventions, mais qu’on n’analyse pas la manière dont ces conventions sont construites, actualisées, négociées et modifiées en pratique, alors on a énoncé une définition générale de la langue sans avoir véritablement accès à son fonctionnement. Il me paraît ainsi difficile de rendre compte de la structure de la langue si on l’abstrait de son contexte social et historique puisque, comme on l’a vu, la structure de la langue dépend des pratiques concrètes des locuteurices et évolue en fonction de ces pratiques. Par ailleurs, on peut adresser des critiques plus « externes », politiques et sociologiques, à ce type de démarche. Pour une critique sociologique, voir notamment BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard 1982 et BOURDIEU Pierre,

Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points », 2001. Pour une critique philosophique, voir par

exemple LECERCLE Jean-Jacques, Une philosophie marxiste du langage. Paris, Presses Universitaires de

France, « Actuel Marx Confrontations », 2004. L’approche formaliste a aussi été largement critiquée par le vaste champ d’études anglo-saxonnes de la « Discourse Analysis ». Dans la suite de mon travail, je précise certaines de ces critiques et ma propre approche.

39 KOSOFSKY SEDGWICK Eve, Touching feeling: affect, pedagogy, performativity, Durham, Duke

University Press, 2003 : « The distance of any such account from a biological basis is assumed to correlate near precisely with its potential for doing justice to difference (individual, historical and cross-cultural), to contingency, to performative force and to the possibility of change » (p. 93) et « That language itself can be productive of reality is a primary ground of an antiessentialist inquiry. » (p. 5)

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geste se fonde sur une analyse du pouvoir producteur du langage. Il y a un lien théorique et pratique entre réfléchir à la performativité du langage, faire un travail de dénaturalisation, faire droit aux différences et à l’hétérogénéité, montrer la contingence pour ouvrir la possibilité d’une transformation sociale. Kosofsky-Sedgwick souligne l’usage que des pensées critiques ont pu faire de la notion de « performativité » du langage. Jacques Derrida et Judith Butler, notamment, « ont utilisé Austin au service d’un projet épistémologique non-essentialiste40 » (la déconstruction ; la performativité du

genre).

Mais en quoi la mise au jour par Austin du caractère performatif de certains énoncés a-t-elle pu jouer un rôle pour combattre l’essentialisme et l’oppression, et constituer un outil de référence pour la déconstruction critique et queer du genre ? Dans quelle mesure cette notion peut-elle permettre d’élaborer un concept critique et féministe du genre, qui ne le considère ni comme un donné naturel, ni comme une réalité homogène, mais comme un processus de construction sociale passant par l’interaction, souvent violente, des normes et des corps, et produisant des injonctions contradictoires et des réalités hétérogènes41 ? L’idée que le langage est « performatif » nous renseigne-t-elle sur

la question du « comment » soulevée plus haut (en nous montrant que le langage fait et ce qu’il fait, comment il fait) ?

Pour Kosofsky-Sedgwick, la mise au jour de la performativité du langage a pu jouer ce rôle parce qu’elle met en évidence le caractère producteur d’énoncés et de catégories qui prétendent décrire le réel42. Elle offre donc une formulation théorique à

une idée qu’on trouve chez de nombreuxses auteures féministes (et critiques en général) ainsi que dans des discours militants et des luttes : les catégories de notre langage et de

40 Ibid., p. 5.

41 Insister sur l’hétérogénéité du genre est fondamental si l’on prend acte de sa co-formation avec d’autres

rapports de pouvoir. Mais c’est aussi une stratégie féministe et queer importante. Comme le souligne Julie Abbou, on peut dégager deux grandes stratégies féministes qui s’opposent à la bicatégorisation hiérarchique du masculin et du féminin, et à la naturalisation de l’idéologie binaire de genre. La première, constructiviste, consiste à attaquer la naturalisation de cette idéologie en soulignant ses conséquences matérielles. La seconde stratégie consiste à attaquer la prétention de cette idéologie à être le seul discours possible sur le genre. Dans cette perspective, on peut « dénier [la] puissance performative » de ce discours « en affirmant plus de deux catégories », et « [v]isibiliser divers processus de catégorisations plutôt que les catégories qui en résultent, pour relativiser la portée de cette catégorisation dominante [...] et ouvrir le champ des possibles. Il s’agit d’une lecture multiple qui repose sur une compréhension hétérogène et discursive de la réalité. » Ces deux stratégies peuvent avoir un projet subversif (leur objectif est « l’infixité, l’instabilité permanente ») ou révolutionnaire (« arriver à un jeu de catégories satisfaisant »). ABBOU Julie, « La fin de

l’ironie. Nature, sexe, féminisme et renouveau essentialiste dans les discours transhumanistes », in

Pratiques et langages du genre et du sexe : déconstruire l’idéologie sexiste du binarisme, TOMC Sandra,

BAILLY Sophie et RANCHON Grâce, Louvain-la-Neuve, Paris, L’Harmattan, « Proximités - sciences du langage », 2016, p. 145-180 : p. 146.

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nombreux énoncés paraissent refléter le réel, se contenter de le mettre en mots, alors qu’ils ont le pouvoir de le produire et de faire exister ce qu’ils nomment, parce qu’ils fabriquent des catégories de perception et de pensée, des pratiques sociales institutionnelles et informelles, des réalités matérielles.

De plus, Austin met en évidence le fait que, pour faire des choses avec nos discours, il faut disposer d’un certain pouvoir, d’une certaine autorité, et respecter certaines conventions. Il permet donc de penser à la fois le rôle producteur d’énoncés apparemment descriptifs, mais aussi les différentiels de pouvoir et d’autorité qui conditionnent la force que peuvent avoir nos discours. La « performativité » semble donc nommer et théoriser des thèmes récurrents (même si les manières de le penser et de le formuler sont loin d’être identiques) des discours politiques critiques et féministes.

C’est cette hypothèse théorique que je cherche à vérifier : dans quelle mesure mettre au jour le pouvoir du discours, et notamment sa « performativité », est-il un geste de critique sociale et politique, qui contribue à élucider la construction sociale de ce qui est, qui permet donc de comprendre sa force, mais aussi sa contingence, notre pouvoir transformateur et la possibilité du changement ?

2.2. Hypothèse pratique

La seconde hypothèse, pratique, pose que le langage, parce qu’il est un milieu de vie et une pratique quotidienne, à l’intersection de l’intime et du commun, de l’individuel et du collectif, est un espace politique « à notre portée », au sens où il nous est accessible et où nos coups vers lui, par lui, peuvent porter. Il peut faire l’objet d’un activisme quotidien, mêler la lutte sociale à la transformation de soi, être un lieu de pratiques contestataires et d’« interventions préfiguratives43 », ces actions directes sur la langue qui,

par de nouvelles manières de parler, donnent à entendre de nouvelles manières de s’organiser et de vivre. Parler du pouvoir du langage, c’est donc se donner la possibilité

43 Ce terme renvoie à une stratégie anarchiste consistant à montrer dans nos pratiques, ici et maintenant, la

société à laquelle on aspire. En ce sens, on la « préfigure ». Ce terme est défini in BOYD Andrew et

MITCHELL DaveOswald (dir.), Joyeux Bordel, Tactiques, Principes et Théories pour faire la Révolution, traduit de l’américain par Cyrille Rivallan, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2015, p. 58-61. Je reprends l’idée que les interventions féministes dans la langue sont des interventions de ce type à Mariel Acosta, qui parle de « politiques de préfiguration » dans son article sur les brochures anarchistes en langue espagnole. ACOSTA Mariel et CUBA Ernesto, « L’agitation du quotidien », traduit de l’espagnol par Sara Martinez in

GLAD! N° 4, 2018 [En ligne] consulté le 5 septembre 2018. URL : https://www.revue-glad.org/1074. Pour

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d’analyser ce qu’il fait pour le discuter, le critiquer, s’en défendre, et c’est aussi comprendre comment faire usage de ce pouvoir pour lutter, changer les choses, inventer de nouvelles manières de faire et de dire.

Je ne travaille donc pas sur la performativité dans une perspective purement théorique mais pratique et politique : je cherche à déconstruire la force de ce qui est, en en montrant la construction et la contingence, et je cherche à comprendre comment on peut utiliser le pouvoir performatif de certains énoncés pour agir dans le monde et lutter contre l’oppression. Je propose donc un déplacement et une réappropriation du concept de performativité dans une perspective critique et féministe, qui ne cherche pas seulement à décrire le pouvoir du langage, mais à en faire usage et à modifier les conditions sociales qui peuvent limiter la possibilité que nous avons de faire des choses avec nos mots. Mais dans quelle mesure la théorie austinienne peut-elle être ainsi réappropriée ?

3. La performativité

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament44. »

René Char

3.1. Une philosophie du langage ordinaire

L’interprétation de la philosophie d’Austin dont je pars s’appuie sur la lecture qu’en ont donné Sandra Laugier, qui a inscrit Austin dans une interprétation renouvelée de la philosophie du langage ordinaire, et Bruno Ambroise qui a développé dans ses travaux une interprétation contextualiste et conventionnaliste d’Austin.

Comme y insistent Laugier et Ambroise, la philosophie d’Austin est marquée par la méthode qu’il a choisi de suivre : s’inscrivant dans la philosophie du langage ordinaire, il décide d’être attentif non pas au langage formalisé ou au langage comme concept, mais

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