• Aucun résultat trouvé

La cohabitation du littéraire, de l'artistique et du politique dans la revue québécoise «Situations» (1959-1962)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La cohabitation du littéraire, de l'artistique et du politique dans la revue québécoise «Situations» (1959-1962)"

Copied!
111
0
0

Texte intégral

(1)

La cohabitation du littéraire, de l’artistique et du

politique dans la revue québécoise Situations

(1959-1962)

Mémoire

Geneviève Boivin

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

iii

Résumé

Le vaste corpus des revues québécoises a déjà fait l’objet de nombreuses études, mais la revue Situations, publiée de 1959 à 1962 aux Éditions d’Orphée, n’a encore jamais trouvé chercheur. Pourtant, nombre d’auteurs notoires ont pris parole en ses pages (Jacques Ferron, Gaston Miron, Claude Gauvreau, Michèle Lalonde, Yves Préfontaine, Patrick Straram ou encore Pierre Vadeboncœur, qui y publia la première version de l’essai « La ligne du risque »). L’objectif de notre mémoire est de démontrer que la revue Situations s’inscrit dans la filiation du Refus global et cherche ainsi à créer en ses pages un espace dialogique où cohabitent les discours littéraire, artistique et politique. Cette tridiscursivité fait sa particularité et lui permet de s’inscrire dans le réseau des revues en tant que carrefour transitoire entre Liberté et Parti pris.

(4)
(5)

v

Table des matières

RÉSUMÉ ... III

TABLE DES MATIÈRES ... V

REMERCIEMENTS ... IX

INTRODUCTION... 1

Un croisement entre culture et politique ... 1

Un terrain de recherche fertile ... 4

Organisation du mémoire ... 5

CHAPITRE PREMIER :UNE REVUE BIEN ANCRÉE DANS SON ÉPOQUE ... 9

Le contexte sociopolitique des années 1950-1960 ... 9

L’omnipotence de l’alliance État-Église au Québec ... 10

L’émergence d’une critique antiduplessiste ... 11

La fin de deux règnes ... 19

Du nouveau sur la scène fédérale : Le Nouveau Parti ... 21

L’idée d’engagement au cœur du projet de Situations ... 27

L’influence de Sartre ... 29

La particularité de Situations ... 31

L’influence de Refus global ... 33

Le projet d’ensemble de la revue ... 34

CHAPITRE DEUXIÈME :L’HYBRIDITÉ PLURIELLE DE SITUATIONS ... 37

L’hybridité formelle et discursive ... 37

Le croisement entre création et réflexion... 37

La mise en place des différents discours ... 40

« La ligne du risque » : la conjonction de trois discours ... 48

L’hybridité textuelle ... 50

La littérarité des textes d’idées ... 50

L’engagement des textes de création ... 54

CHAPITRE TROISIÈME :LA PLACE DE SITUATIONS DANS LE RÉSEAU DES REVUES ... 59

Le réseau des revues entre 1959 et 1962 au Québec ... 60

Liberté : une action avant tout littéraire... 63

Parti pris : une action principalement politique ... 66

L’originalité de Situations dans le réseau ... 70

Un lieu de passage ... 70

Un point de rencontre intergénérationnel ... 71

Une relance du discours critique issu de Refus global ... 74

(6)

vi

Une orientation graduelle vers l’engagement ... 78

Des sources idéologiques marquantes ... 79

Un appel à la mémoire et à l’engagement... 81

Vers d’autres pistes de recherche ... 82

BIBLIOGRAPHIE ... 85

Corpus primaire... 85

Corpus secondaire ... 85

Études sur le corpus ... 85

Articles et ouvrages sur les revues ... 85

Autres ressources et ouvrages de référence ... 87

ANNEXES ... 91

Annexe A : Notices biographiques des principaux collaborateurs... 91

Sam Abramovitch (1920 – 2010) ... 91 Mariane Favreau (1934-1999) ... 91 Jacques Ferron (1921 – 1985)... 91 Guy Fournier (1931 - …) ... 92 Claude Gauvreau (1925 – 1971) ... 92 Robert Millet ... 92 Guido Molinari (1933 – 2004) ... 92 Fernande Saint-Martin (1927-…) ... 93 Patrick Straram (1934 – 1988) ... 93 Pierre Vadeboncœur (1920 – 2010) ... 93

Annexe B : Lettre du Bureau de censure de l’Université de Montréal ... 95

Annexe C : Analyse quantitative des différentes catégories de textes présentes dans Situations entre 1959 et 1962 ... 96

Tableau 1a : Résultats présentés par année ... 96

Tableau 1b : Résultats présentés par numéros ... 96

Annexe D : Analyse quantitative des différentes types de discours présents dans les textes d’idées de Situations entre 1959 et 1962 ... 97

Tableau 2a : Résultats présentés par année ... 97

Tableau 2b : Résultats présentés par numéros ... 97

Annexe E : Réseaux des auteurs-pivots entre 1959 et 1962 ... 98

Carte a : Réseau des revues artistiques ... 98

Carte b : Réseau des revues d’idées ... 99

Annexe F : Réseaux de Situations entre 1959 et 1962 ... 100

(7)

vii

En souvenir de deux années riches en rencontres, en travail et en littérature.

(8)
(9)

ix

Remerciements

En écrivant ces lignes, ces toutes dernières, celles qui constituent l’aboutissement de ces deux années de travail, je ne peux m’empêcher de repenser à tout le chemin parcouru depuis mon arrivée à l’Université Laval. S’il n’est pas facile de changer de domaine et de se lancer tête première dans une telle aventure, il n’est pas non plus facile de faire confiance. Pourtant, on m’a fait confiance et c’est avec une immense reconnaissance que je salue aujourd’hui le travail de François Dumont, mon directeur depuis le premier jour.

Elle a fait bien du chemin l’étudiante qui vous a nonchalamment contacté il y a deux ans pour solliciter votre direction. Cette étudiante qui ignorait ce qu’était la contre-culture et qui a sans doute fait une drôle de première impression vous remercie aujourd’hui chaleureusement de votre patience, de votre temps et de votre compréhension. Vous avez su vous adapter à toutes les étapes de mon parcours et sachez que vos commentaires et vos réflexions m’ont permis de grandir sur le plan intellectuel et sur le plan personnel. Pour ça et pour tout le reste, je vous dis et vous redis merci.

Merci aussi à Marie-Andrée Beaudet d’avoir accepté de codiriger la dernière moitié de mon mémoire. C’est un énorme privilège pour moi d’avoir pu travailler avec une femme aussi sensible, pertinente et inspirante que vous. Votre présence a sans conteste enrichi mon travail et a rendu mon expérience encore plus mémorable. Monsieur Dumont, Madame Beaudet, je n’aurais pu souhaiter meilleure équipe que vous deux.

Je tiens également à remercier chaleureusement Jean-Pierre Couture, qui m’a beaucoup inspirée et qui s’est montré si généreux; sachez que ce mémoire ne serait pas le même sans votre contribution.

Merci aussi à Richard Saint-Gelais, au CRILCQ et à Annie Cantin, de même qu’à ceux que j’ai contactés à tout hasard sans trop espérer de retour. Vos réponses sont toujours venues et sans le savoir, vous m’avez permis d’avancer chaque fois d’un pas de plus. À messieurs Jean-François Caron, Gilles Daigneault, Roland Deschenaux, Pierre Hébert, Laurier Lacroix, Michel Lacroix et Jean-Marc La Frenière; merci.

Finalement, merci à ma famille et à ma belle-famille pour l’intérêt que vous avez manifesté envers mon projet. Un merci encore plus particulier à toi, Nico, sans qui je n’aurais sans doute jamais même écrit une ligne.

(10)
(11)

1

Introduction

Un croisement entre culture et politique

À la fin des années 1950, la scène revuiste canadienne-française est en pleine redéfinition. La Nouvelle Relève (1941-1948) et Gants du ciel (1943-1946) ont disparu depuis plus de dix ans, Amérique française (1941-1964) a cessé de paraître régulièrement depuis près de cinq ans et les revues des années cinquante ne semblent plus convenir au nouveau discours qui s’organise. Vers la fin de la décennie apparaissent donc plusieurs périodiques qui réinvestissent la scène plutôt désolée que se partagent l’Action nationale (1933-…), Relations (1941-…), Cité libre (1950-2000) et Les écrits du Canada français (1954-…). Parmi les multiples nouvelles venues, Liberté (1959-…) sera la seule à perdurer; les autres disparaissent après tout au plus quelques années (Les Cahiers de la

Nouvelle-France [1957-1960], Tradition et progrès (1957-1962], Laurentie [1957-1963], Le Québec libre [1959], Nation nouvelle [1959]). Bien que Situations se classe parmi ces

revues éphémères, le discours multiple qu’elle tient sur l’art, la littérature et le politique en fait un lieu de publication singulier.

Publiée aux éditions d’Orphée de 1959 à 1962, Situations compte un total de seize numéros répartis inégalement entre quatre volumes. Pendant sa première année d’existence, la revue paraît mensuellement et est dirigée par une équipe stable composée majoritairement d’écrivains, d’artistes et de journalistes. Du premier au dixième numéro, cette équipe est constituée de Jacques Archambault, Jean Depocas, Jacques Ferron, Guy Fournier, Michèle Lalonde, Guido Molinari, Yves Préfontaine et Fernande Saint-Martin. Maurice Beaulieu participe au premier numéro et Michel Chartrand se joint à l’équipe en mai 1959. À partir de 1960, et ce, jusqu’à la dernière année, le comité de rédaction se déstabilise et se réduit considérablement. La revue passe officiellement de mensuelle à bimensuelle, mais dans les faits, un seul numéro paraît en 1960, trois en 1961 et deux en 1962. Aucun des membres de l’équipe initiale ne poursuit l’aventure, si ce n’est Chartrand et Ferron qui reviennent le temps d’un seul numéro. André Goulet, fondateur et animateur des Éditions d’Orphée, prend alors la relève et fait appel, pour l’aider, à Robert Millet et Louis Martin en 1961, puis à Patrick Straram et Pierre Vadeboncœur en 1962.

Malgré son rôle principalement administratif, Goulet peut être considéré comme un vecteur essentiel de Situations. Il contribue à donner à la revue son identité matérielle en lui conférant la même facture artisanale que celle des livres qui sortent de son imprimerie.

(12)

2

Dans Situations aussi, « la préséance va au texte1 »; la revue, d’apparence très sobre, est peu ornementée, peu illustrée et l’utilisation de la couleur y est parcimonieuse. La linéarité caractéristique du style de Goulet y est présente, notamment à travers le positionnement du titre de la revue et à travers les lignes colorées verticales (nos 1 à 10) et horizontales (nos 11 à 15) qui apparaissent sur la page couverture (annexe A). Le changement d’orientation de ces lignes survient en 1960, au moment où la revue agrandit légèrement son format, accroît son utilisation de la couleur, publie sa première photographie et passe d’un carton brut à un matériau plus fin et plus brillant. Situations conservera cette présentation jusqu’au tout dernier numéro, lequel est marqué par un changement complet de facture visuelle. En page couverture, la linéarité caractéristique des numéros précédents fait place à un collage désorganisé qui rappelle les recueils de Patrick Straram, alors directeur de la revue.

Outre sa matérialité, un des traits marquants de Situations est la variété de domaines auxquels s’intéressent ses collaborateurs2. En plus d’être issus de générations différentes, ces derniers œuvrent dans des milieux professionnels divers : ils sont écrivains (poètes, dramaturges, romanciers, nouvellistes, essayistes), peintres, critiques, journalistes ou professionnels (médecin, avocat, ingénieur, comptable). Le caractère hétérogène des collaborateurs de Situations témoigne en partie de la volonté manifeste de la revue de créer et de prendre en charge un dialogue entre différents types de discours (littéraire, artistique et politique). Manifestement, la revue est un hybride entre la revue artistique et la revue d’idées. N’ignorant « pas plus l’actualité que le théâtre, le cinéma, la musique, la peinture ou la sculpture3 », elle s’intéresse aussi à « la chose publique, aux idées qui visent l’amélioration de la société où nous vivons, autrement – cela va de soi – que par le libéralisme ou le conservatisme4».

Des trois types de discours présents en ses pages, les deux principaux sont le discours littéraire et le discours partisan. Leur cohabitation permet à Situations de s’interroger sur le statut de la littérature comme outil, comme moyen d’action. Même si une tendance littéraire se dégage des premiers numéros et qu’une tendance partisane se dégage des suivants, l’hybridité demeure toujours présente, entre autres par la critique sociale qui

1 Serge Wagner, « L’œil d’André Goulet artisant le livre », dans François Côté, L'antimoine : les Éditions

d'Orphée : 50 ans de plomb dans la tête, Montréal, Confrérie de la librairie ancienne du Québec, 2002, p. 29.

2 Une biographie des principaux collaborateurs de Situations est placée en annexe B. 3 Second feuillet éditorial, dans Situations, vol. I, no 3 (mars 1959).

4 Robert Millet, « Puisqu’il faut reprendre nos luttes fratricides », dans Situations, vol. III, no 1 (janvier-février

(13)

3 émane des textes littéraires et par la littérarité qui caractérise les textes d’idées. À une époque où l’idée sartrienne d’engagement est sur toutes les tribunes, Situations participe elle aussi au débat, notamment par le choix de son titre qui renvoie vraisemblablement à l’œuvre homonyme de Sartre. Parues plus de dix ans avant la création de la revue, les

Situations de Sartre sont des recueils d'essais originellement parus dans la revue Les Temps modernes. Trois titres existent au moment où la revue Situations est mise sur

pied : Situations I : Critiques littéraires (1947), Situations II : Qu’est-ce que la littérature? (1948) et Situations III : Lendemains de guerre (1949). Comme nous le verrons au deuxième chapitre, l’essai Qu’est-ce que la littérature? marquera particulièrement la revue

Situations. Cette dernière revisite la notion de liberté qu’on y trouve en appuyant sa

réflexion et son action sur le modèle temporellement et spatialement plus près d’elle qu’est celui de Paul-Émile Borduas. À l’époque, la Révolution tranquille ne s’est pas encore approprié la figure de Borduas et Situations tente de la réactualiser à travers le troisième type de discours qu’elle met de l’avant : le discours artistique. Bien que moins prépondérant que les deux autres, ce discours occupe une place essentielle dans la revue puisqu’il lui permet de légitimer son projet d’ensemble. Plus de dix ans après Refus global,

Situations souhaite s’inscrire dans la filiation de Borduas. En rassemblant en ses pages

des collaborateurs venus d’horizons différents, la revue répond à l’appel d’union et d’engagement lancé par les automatistes :

Si nos activités se font pressantes, c'est que nous ressentons violemment l'urgent besoin de l'union. Là, le succès éclate! Hier, nous étions seuls et indécis. Aujourd'hui un groupe existe aux ramifications profondes et courageuses; déjà elles débordent les frontières. […]

Que ceux tentés par l'aventure se joignent à nous. Au terme imaginable, nous entrevoyons l'homme libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans l'ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels. D'ici là, sans repos ni halte, en communauté de sentiment avec les assoiffés d'un mieux être, sans crainte des longues échéances, dans l'encouragement ou la persécution, nous poursuivrons dans la joie notre sauvage besoin de libération5.

Situations tente non seulement de relancer le dialogue entre les différentes sphères

culturelles et intellectuelles, mais aussi de remettre à l’avant-plan la défense de la liberté et la nécessité de l’engagement.

(14)

4

Un terrain de recherche fertile

Le vaste corpus des revues québécoises représente un terrain de recherche fertile dont l’exploration est déjà bien amorcée. Pourtant, malgré la renommée de ses collaborateurs,

Situations semble avoir glissé dans une zone d’ombre de l’histoire littéraire québécoise.

Les recherches visant à répertorier les travaux qui lui sont consacrés sont restées vaines. Son titre apparaît dans certains ouvrages sur les revues (Fortin, 2006; Beaudry, 1998), sur l’histoire de l’édition (La Presse québécoise, des origines à nos jours (Beaulieu et Hamelin, 1973)) ou dans des ouvrages biographiques (Gaston Miron : la vie d’un homme (Nepveu, 2011)), mais Situations n’y est mentionnée que rapidement et rarement pour elle-même.

Grâce au chapitre « Conscience politique et ouverture culturelle : les Éditions d’Orphée »,

L’édition de poésie6 est l’ouvrage qui présente le plus de renseignements factuels sur

Situations. Aboutissement du travail de Richard Giguère et d’André Marquis du Groupe de

recherche sur l’édition du livre au Québec (GRÉLQ), L’édition de poésie offre le condensé et l’analyse d’entrevues menées avec les principaux acteurs du monde de l’édition des années 1950, dont André Goulet. À ce jour, cet ouvrage constitue la principale source d’information sur l’histoire et sur le mode de fonctionnement de la revue Situations. S’y ajoutent le mémorandum L’antimoine : les Éditions d’Orphée : 50 ans de plomb dans la

tête, publié suite au décès d’André Goulet en 2001, ainsi que le deuxième volume de

l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, dirigé par Jacques Michon. Outre

ces ouvrages, on trouve peu de données concernant notre objet d’étude. Il n’existe aucun fonds d’archives sur Situations, sur les Éditions d’Orphée ou encore sur André Goulet, et le dépouillement des principaux fonds d’auteurs impliqués dans la revue n’a fourni que très peu d’autres pistes.

Notre recherche s’est donc inspirée des principaux travaux sur les revues de l’époque, comme ceux sur Cité libre (Bélanger, 1977; Lamonde, 1991), Liberté (Kemeid, Lefebvre et Richard, 2011) et Parti pris (Gauvin, 1975; Major, 1979), qui se sont avérés riches et inspirants au même titre que les ouvrages couvrant un corpus plus large (Fortin, 2005 [1993]; Couture, 2011). Dans Passage de la modernité7, Andrée Fortin analyse le texte

liminaire de plus de 600 revues québécoises afin de déterminer le rôle des intellectuels

6 Richard Giguère [dir.], L'Édition de poésie, Sherbrooke, Ex Libris (Études sur l’édition), 1989, 259 p.

7 Andrée Fortin, Passage de la modernité : les intellectuels québécois et leurs revues (1778-2004), 2e édition,

(15)

5 dans la sphère sociopolitique de leur époque. Même si l’étendue du corpus entraîne comme conséquence une analyse superficielle, l’important travail d’indexation mené par Fortin fait de son ouvrage un incontournable dans le domaine. Une des recherches qui a nourri une grande partie de notre analyse se base d’ailleurs sur le corpus de Fortin. Menée sous la direction de Jean-Pierre Couture, la recherche « Les revues d’idées au

Québec : dynamiques réseautiques, ressources symboliques et conquêtes

concurrentielles de l’espace intellectuel (1917-2008) » propose d’utiliser les outils bibliométriques pour rendre compte de la dynamique et de la mouvance du réseau des revues d’idées au Québec. Le projet « vise à remonter le cours du vingtième siècle afin de modéliser les réseaux inédits de quelque 178 revues d’idées fondées entre 1917 et 20088». Pour ce faire, Couture recense entre autres les auteurs de chaque article de son corpus et inscrit ses données dans un logiciel qui produit une carte complexe du réseau ainsi formé par les auteurs. Comme il s’agit d’une recherche en cours, les résultats ne sont pas encore tous publiés, mais la modélisation bibliométrique semble une voie de recherche prometteuse qui s’avérera utile dans la compréhension de la place occupée par

Situations dans le réseau des revues de l’époque. Nous nous réfèrerons notamment à ces

travaux dans la première partie de notre dernier chapitre, puisque celle-ci sera consacrée au réseau global que forment les revues entre 1959 et 1962. Nous retiendrons des travaux de Couture leur méthodologie et mode d’analyse, mais y ajouterons une dimension artistique. Couture ne s’intéresse qu’au réseau des revues d’idées, mais vu l’hybridité de

Situations, nous croyons essentiel d’inscrire la revue dans un double réseau : le réseau

des revues d’idées et le réseau des revues artistiques. En plus de nous pencher sur le réseau qui sous-tend Situations et sur le contexte social qui l’a fait naître, notre double analyse vise à dévoiler et à comprendre le dialogue entre le texte et le hors-texte. L’objet « revue » est pensé en tant qu’espace dynamique et social à l’intérieur duquel s’organisent nombre de débats idéologiques et esthétiques.

Organisation du mémoire

L’objectif de notre mémoire est de démontrer que la revue Situations crée en ses pages un espace dialogique où cohabitent les discours littéraire, artistique et partisan. Cette tridiscursivité fait la particularité de la revue et lui permet de s’inscrire pertinemment dans le réseau des revues. Pour mener à bien ce projet, nous commencerons par dresser un

8 Jean-Pierre Couture [dir.], « Le réseau des revues d'idées au Québec : esquisse d'une recherche en cours »,

(16)

6

portrait sociopolitique de l’époque dans laquelle évolue la revue afin de comprendre les principaux enjeux et débats qu’elle met de l’avant. Ensuite, nous verrons en quoi consiste chaque type de discours et comment chacun d’eux cohabite et dialogue avec les deux autres. Finalement, nous positionnerons Situations dans le réseau des revues afin de comprendre la place qu’elle occupe dans l’histoire littéraire.

Notre premier chapitre dressera un bref portrait de l’époque dans laquelle naît et évolue

Situations. Comme beaucoup d’écrits ont été consacrés à ce sujet, nous centrerons notre

attention sur les événements ayant eu le plus d’influence sur Situations. Seront ainsi entre autres abordées les années fastes de Duplessis et du clergé, la période de grande censure qui en a découlé, l’émergence de la critique antiduplessiste, la mort du Premier ministre et la période de renouveau et de bouillonnement qui marque l’aube des années 1960. Vu l’intérêt marqué de Situations pour le Nouveau Parti démocratique, nous présenterons les principales étapes qui ont mené à la formation de ce parti politique avant de traiter de la désillusion qui a suivi l’élection de 1962. Cette présentation historique vise à mettre Situations en contexte afin de mieux expliquer d’où elle tire ses principales sources idéologiques et comment elle forge son projet principal. Si Situations se réclame vraisemblablement des idées d’engagement défendues par Jean-Paul Sartre, c’est à Paul-Émile Borduas que la revue s’identifie le plus. Les idées de liberté véhiculées dans le manifeste de 1948 ainsi que la tentative menée par le groupe des automatistes de créer un dialogue interdisciplinaire rejoignent les visées principales de Situations, qui cherche à s’inscrire dans la filiation du Refus global. À la suite des Automatistes, Situations tente elle aussi de relancer le dialogue entre les différentes sphères culturelles et intellectuelles, en plus de vouloir remettre à l’avant-plan la défense de la liberté et la nécessité de l’engagement.

Pour ce faire, elle mettra en place plusieurs manières de dire et plusieurs discours distincts. L’analyse de ces discours constituera le cœur de notre deuxième chapitre. Nous verrons d’abord que Situations se veut un lieu à la fois de création et de réflexion. Si les deux formes d’écriture cohabitent au départ, chacune marquera par la suite une étape précise de la trajectoire de Situations, trajectoire qui changera d’orientation à partir du numéro de 1960. L’analyse des trois types de discours qui prédominent dans Situations, à savoir le discours littéraire, le discours politique et le discours artistique, nous permettra par la suite de constater comment Situations parvient à concilier les deux pans de l’engagement que sont le dire et le faire. Nous verrons ainsi comment cohabitent à

(17)

7 l’intérieur de la revue trois discours qui suivent un mode de fonctionnement bien différent. Cette hybridité discursive forme la grande partie de l’identité de la revue et se prolonge même à l’intérieur des textes. Puisque plusieurs textes d’idées montrent un niveau de littérarité appréciable et qu’à l’inverse, certains textes de création témoignent d’un engagement manifeste, une analyse de ceux-ci nous permettra d’évaluer l’hybridité textuelle de Situations.

Notre troisième et dernier chapitre sera consacré à la place occupée par Situations dans le réseau des revues. Par souci de cohérence avec l’identité hybride de la revue, nous l’inscrirons dans un double réseau, à savoir celui des revues d’idées et celui des revues artistiques. Nous montrerons à l’aide de cartes bibliométriques que Situations demeure une revue marginale dans le premier réseau, mais qu’elle est centrale dans le second. Une fois sa place établie dans le réseau global, nous nous attarderons à comparer

Situations avec les deux revues qui s’en approchent le plus, à savoir Liberté et Parti pris.

Nous définirons brièvement ces deux périodiques et verrons par la suite que Situations, parce qu’elle présente des caractéristiques de l’une comme de l’autre, tend à se situer à mi-chemin. Elle constitue une sorte de passage entre ces deux grands jalons de la littérature québécoise. Nous terminerons en montrant que l’originalité principale de

Situations réside en son intérêt précoce pour Borduas et le Refus global. L’interprétation

que la revue en a faite l’a menée à vouloir s’inscrire dans leur filiation et à devenir, justement, ce lieu hybride et intercalaire qui réunit les générations.

(18)
(19)

9

Chapitre premier : Une revue bien ancrée dans son

époque

Lancée au tout début de l’année 1959, Situations voit le jour à une époque charnière de l’histoire du Québec. Parce qu’elle s’intéresse de près à tout ce qui touche la société dans laquelle elle évolue, il nous apparaît impératif, pour comprendre pleinement les trois discours qui s’y organisent, de dresser un portrait du contexte sociopolitique du temps.

Nous aborderons d’abord les dernières années du règne de Maurice Duplessis, avec toutes les récriminations adressées à l’endroit du premier ministre et de ses politiques. Nous nous attarderons principalement sur la relation entre l’État et le clergé afin de voir en quoi l’omnipotence du pouvoir a mené à la vague de critique antiduplessiste. Notre objectif est ici de tracer les grandes lignes de l’administration unioniste pour mieux étudier comment Situations l’interprète et la dénonce. Nous évoquerons ensuite la mort de Duplessis parce qu’elle correspond à un moment décisif dans la vie de la revue. Le changement d’orientation qui s’opère alors marque le passage d’un discours essentiellement littéraire à un autre beaucoup plus partisan, empli d’une sympathie affirmée envers ce Nouveau Parti qui investit la scène politique fédérale. Cette contextualisation vise à comprendre le projet que se donne la revue. En prenant pour exemple Borduas et son Refus global, Situations réactualise la pensée sartrienne, venant ainsi participer au grand débat sur l’engagement de la littérature. En alliant les différentes formes d’art à l’actualité, la revue souhaite recréer le dialogue pluridisciplinaire qu’avaient entamé avant elle les Automatistes.

Le contexte sociopolitique des années 1950-1960

Au moment où Situations lance son premier numéro, Maurice Duplessis entame sa 18e année en tant que premier ministre du Québec. Élu pour la première fois en 1936, il reste à la tête du gouvernement provincial jusqu’à sa mort en 1959, comptant pour seule défaite la campagne de 1939. Si on associe aujourd’hui son règne à une époque de Grande noirceur, c’est sans doute parce que le régime dualiste État-Église qu’il a favorisé tient la société d’une main rigide. Dans l’optique de maintenir l’ordre public, les dirigeants contrôlent étroitement littérature, art et cinéma afin de s’assurer que les citoyens ne se laissent pas influencer par des idées impies.

(20)

10

Dans un tel climat, il n’est pas surprenant que certains individus cherchent à s’émanciper des pouvoirs politique et clérical qui les gouvernent. Comme les médias écrits jouissent alors d’une très grande visibilité, c’est dans les journaux et les revues que choisissent de s’exprimer les principaux auteurs du discours dissident. Le nombre toujours croissant de périodiques qui naissent à la fin des années 1950 témoigne de la montée de cette vague de revendications. Bien que Situations ne critique pas ouvertement le gouvernement unioniste, on décèle dans les textes qu’elle publie avant la mort de Duplessis une dénonciation tacite de la joute politique. Comme nous le verrons, cette dénonciation s’explicite après le décès du premier ministre, alors qu’un vent de changement souffle sur le Québec et le Canada.

L’omnipotence de l’alliance État-Église au Québec

L’élection de l’Union nationale en 1936 représente pour le clergé une occasion rêvée de renforcer son emprise sur la population québécoise. Duplessis n’ayant jamais cherché à dissimuler son affection pour la religion, l’alliance État-Église semble aller de soi. Elle donne lieu à un échange de bons procédés qui bénéficient aux deux parties. En plus de partager des valeurs identiques, Duplessis et le clergé conçoivent la société de la même manière, s’entendant entre autres sur la place de l’Église dans le système d’éducation ainsi que sur l’établissement de politiques qui prônent le respect des traditions, la promotion de la famille, le retour à l’agriculture ou encore la lutte aux « "hérétiques" - communistes, socialistes et Témoins de Jéhovah, entre autres9». Deux ans après l’élection de 1936, Duplessis scelle symboliquement l’alliance des deux institutions en offrant au cardinal Villeneuve un anneau représentant « l’union chez nous de l’autorité civile et de l’autorité religieuse10 ». Ce faisant, il affirme « préférer les grands principes de l’Évangile : foi, charité et espérance [aux principes de liberté, d’égalité et de fraternité, proclamés par la Révolution française11]». Inévitablement, un tel appui politique renforce le pouvoir du clergé, qui passe de puissant à omnipotent.

Pour maintenir l’ordre et assurer son emprise sur la société, l’Église adhère à l’initiative pontificale de lutte contre l’hétérodoxie. Croyant elle aussi que « les livres impies et

9 Richard Jones, Duplessis et le gouvernement de l’Union nationale, Ottawa, Société historique du Canada,

brochure historique no 35, 1983, p. 20.

10Anonyme, « La réception du cardinal Légat restera mémorable », dans L’Action catholique, 23 juin 1938, p.

9, cité par Jacques Rouillard, « Duplessis : le Québec vire à droite », dans Alain-G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet [dir.], Duplessis. Entre la grande noirceur et la société libérale, Montréal, Québec/Amérique (Débats), 1997, p. 197.

(21)

11 licencieux […]; les spectacles du cinéma, et maintenant aussi les auditions par radio12 » peuvent représenter une menace à l’ordre et aux bonnes mœurs, le clergé québécois s’engage sur la voie de la censure, interdisant ce qu’il considère comme immoral et obscène. Avec l’aide du gouvernement, ce contrôle s’intensifie dans les années 1950 alors que l’État adopte la Loi concernant les publications et la morale publique. L’Église se voit dès lors armée d’un outil juridique puissant qui accroît son pouvoir de coercition. Des bureaux de censure sont créés un peu partout, y compris dans les établissements d’enseignement supérieur où on régit les lectures des étudiants en leur restreignant l’accès à certains ouvrages et à certains périodiques. Jugée par le bureau de censure de l’Université de Montréal comme une revue dans laquelle « on préconise la démission et le défaitisme13 », Situations subit les conséquences directes du bâillonnement clérical puisqu’elle ne peut pas être diffusée à l’intérieur de l’université. Le comité de rédaction accepte mal cette décision et publie la lettre de refus. La revue cherche ainsi à dénoncer publiquement cette pratique, participant à un mouvement de contestation déjà enclenché.

L’émergence d’une critique antiduplessiste

Le milieu syndical, qui a le vent dans les voiles depuis les années 1940, constitue une des premières et des principales forces de résistance au gouvernement de Duplessis. L’escalade de violence qui marque les conflits d’Asbestos (1949) ou de Murdochville (1957) ainsi que le climat répressif dans lequel surviennent les grèves de Louiseville, de Dupuis Frères (1952), d’Aluminium Co. (1957) et de Radio-Canada14 (1958) accentuent la réprobation populaire et contribuent à accélérer l’implication syndicale sur la scène politique. Plusieurs des individus qui alimentent les grands périodiques du temps, journaux ou revues, sympathisent avec la cause ouvrière15, scrutant et pourfendant les attaques du premier ministre à son endroit. Dès 1949, la grève de l’amiante éveille les esprits et sa couverture médiatique l’élève pratiquement au rang de symbole. Le Devoir, l’Action

nationale et Cité libre s’emparent de l’affaire, amenant rapidement les hostilités sur la

place publique.

12 Julien-Louis Thomas d'Hoste, Calixte Roulesteix et Lodewijk Meijer, Pie XI et la presse, Actes pontificaux

(1922-1936), Paris, La Bonne Presse, 1936, p. 20, cité par Claude-Marie Gagnon, « La censure au Québec »,

dans Voix et images, vol. IX, no 1 (1983), p. 110.

13 Bernard Perrault, « Correspondences », dans Situations, vol. I, no 5, p. 37.

14 Université de Sherbrooke, « Les grandes grèves de l’histoire du Québec », dans Bilan du siècle, [en ligne].

http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pagesThematiques.jsp?theme=5 [Texte consulté le 12 mai 2014].

15 Qu’on pense à Gérard Fillion, Fernand Dansereau, Jean-Paul Geoffroy, Gérard Pelletier, Pierre

Vadeboncœur, Charles Lussier, ou encore Pierre-Elliott Trudeau, qui disposaient tous d’une tribune médiatique qu’ils n’hésitaient pas à utiliser.

(22)

12

Trois ans plus tard, le mouvement social enclenché en 1949 se poursuit, « remett[ant] en cause le rôle des détenteurs du pouvoir politique, économique et religieux16 ». La popularité de l’Union nationale ne semble pas tarir, mais la confiance du premier ministre est certainement ébranlée en 1952 alors que les libéraux de Georges-Émile Lapalme font élire 15 députés supplémentaires et obtiennent 10 % d’appui additionnel. Bien qu’encourageants pour l’opposition, ces résultats ne sont pas suffisants pour empêcher Duplessis de revenir avec une majorité écrasante au terme des campagnes de 1952 et de 1956. Les chiffres concernant les sièges obtenus (74 % et 77 %) prêtent cependant à interprétation puisque, selon plusieurs, la carte électorale est conçue de façon à avantager l’Union nationale. En termes de pourcentage de votes, l’écart qui sépare les deux partis est beaucoup plus faible (51 % [UN] contre 46 % [LIB] en 1952 et 52 % [UN] contre 45 % [LIB] en 1956). Cette différence mérite d’être soulignée parce qu’elle signifie que près de la moitié des électeurs appuient Georges-Émile Lapalme lorsqu’il « dénonce la corruption, le gaspillage, la mauvaise gestion, l’exode des industries, les faibles redevances versées par les entreprises minières de l’Ungava ainsi que le sort fait au rapport de la Commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels17». Cet appui est le témoin de la réprobation qui s’organise dans les milieux autres que politiques. La libéralisation des mœurs et des idées qu’entraînera la Révolution tranquille se rapproche et la critique des pouvoirs en place se propage chez de plus en plus de gens.

Même le principal allié de Duplessis semble vouloir se détourner de son partenaire. Après plusieurs années d’accointance, des tensions apparaissent et « vers la fin du régime Duplessis, les relations entre certains membres du clergé et le gouvernement unioniste se détériorent18 ». Plusieurs prêtres, frères et abbés commencent à s’élever contre les politiques et les décisions du gouvernement. Pour ne citer que les cas les plus probants, soulignons les appels à la clémence de monseigneur Joseph Charbonneau lors de la grève d’Asbestos19, les idées modernistes qui émanent de l’École de sciences sociales du

16 Réjean Pelletier, Partis politiques et société québécoise : de Duplessis à Bourassa, 1944-1970, Montréal,

Québec/Amérique (Dossiers documents), 1989, p. 188.

17 Université de Sherbrooke, « Élections québécoises de 1956 », dans Bilan du siècle, [en ligne].

http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pagesElections.jsp?annee=1956 [Texte consulté le 12 mai 2014].

18 Richard Jones, Duplessis et le gouvernement de l’Union nationale, op. cit., p. 21.

19 Monseigneur Charbonneau sympathise avec les grévistes, qu’il juge victimes d’écrasement. Il ordonne des

quêtes en faveur de leur famille et réclame publiquement au gouvernement Duplessis un code du travail juste envers les ouvriers.

(23)

13 Père Georges-Henri Lévesque20 ou encore la dénonciation des pratiques électorales douteuses par les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill21. Même si ces exemples demeurent marginaux, ils participent à ce désir de renouveau qui gagne la province. « [L]e courant social incarné d’un côté par des intellectuels, des universitaires et des journalistes et de l’autre par des dirigeants et des militants syndicaux, par les militants du P.S.D. et par certains membres du Parti libéral provincial fond[e] sa cohésion sur une opposition unanime au régime duplessiste et sur un ensemble de revendications pour une transformation et une modernisation de la société québécoise22. » À travers la tribune que

leur offrent les médias écrits, ces groupes dénoncent certaines pratiques électorales utilisées par le parti au pouvoir, le nationalisme traditionnel de son chef et la trop grande proximité de l’État avec le clergé et le patronat.

À partir de 1950, ces voix qui s’élèvent convergent vers Cité libre, qui devient le catalyseur principal de l’opposition au duplessisme. Centrée autour de jeunes trentenaires qui posent un regard critique sur leur société, cette revue publie en ses pages des textes qui défendent, pour la plupart, des idées de liberté et de laïcité. Cité libre prône la réduction, voire l’élimination du contrôle qu’exerce l’Église sur la population. Le clergé, identifié comme « un ensemble omniprésent, massif et monolithique [...], comme [un] appareil collectif d’emprise intellectuelle et politique sur la société québécoise23 » représente l’adversaire à vaincre. Forte de nombreux collaborateurs, Cité libre illustre l’effervescence intellectuelle qui anime les années 1950. Sous l’apparente inertie d’un peuple qui réélit toujours le même chef, la revue prouve que plusieurs efforts sont déployés pour tenter de percer la Grande noirceur. Parmi les voix qui résonnent s’en trouvent d’ailleurs quelques-unes qui poursuivront le dialogue jusque dans Situations24.

20 L’École de sciences sociales fondée à l’Université Laval par le père Lévesque en 1938 forme des

spécialistes qui n’existaient pas auparavant (sociologues, économistes, travailleurs sociaux, etc.) Si plusieurs voient en cette École un signe de modernité et de changement, d’autres considèrent son inclinaison libérale d’un mauvais œil.

21 Peu après les élections provinciales de 1956, les abbés Dion et O’Neill signent dans la revue Ad usum

sacerdotum un article intitulé « L'immoralité politique dans la province de Québec ». Ils y dénoncent les mœurs

politiques des Québécois, notamment la vente des votes contre de l’argent ou des services.

22 Réjean Pelletier, Partis politiques et société québécoise : de Duplessis à Bourassa, 1944-1970, op. cit., p.

178.

23 André J. Bélanger, Ruptures et constantes : quatre idéologies du Québec en éclatement : La Relève, la

JEC, Cité libre, Parti pris, Montréal, Hurtubise HMH, 1977, p. 71.

24 Robert Élie, Michel Forest, Charles-A. Lussier, Jean-René Major et Pierre Vadeboncœur publient tous à Cité

(24)

14

La littérature comme outil de dénonciation politique

Sans afficher l’antiduplessisme affirmé de sa prédécesseure, Situations fait tout de même partie de ces nouvelles revues qui s’érigent contre les pratiques gouvernementales. Elle émet elle aussi une critique à l’égard des pouvoirs en place, mais le fait différemment : par la littérature. Alors que Cité libre vilipende Duplessis et le clergé dans des textes d’idées,

Situations, elle, se sert principalement de textes de fiction. Elle aborde les problématiques

du temps de biais, à travers un ton, un personnage ou une ambiance. En ce sens, deux des meilleurs exemples sont les textes « L’homme à sept têtes25 » de Jean-Jules Richard et « Maître Branchaud parle du chômage26 » de Guy Fournier. Les deux recourent à l’humour pour montrer le ridicule de la joute politique et l’improductivité d’un individu laissé trop longtemps au pouvoir.

Dans le texte de Richard, un des personnages principaux, le grand consul d’Acabec, est présenté comme « un homme ambitieux dont le pouvoir commence à être discuté par les provinces. […] [Un homme qui] fait la pluie et le clair de lune dans la vallée aussi bien que dans la montagne […] [et qui] est à la fois connétable, juge, sénateur, avocat, trésorier, ministre, bourreau et prévost des armées de géoliers [sic]27». La population cherche à s’en défaire, mais ignore comment procéder. Cet homme à sept têtes règne depuis tant d’années que ses décisions ne sont pratiquement plus contestables : « Le ministre fait une gaffe. Mais qui sommes-nous pour protester28? » La ruse devient alors la seule arme des gens d’Acabec, qui réussiront par la tromperie à le chasser. Connaissant sa vanité et son amour du pouvoir, les habitants de la province de Quémagog lui fabriquent une couronne en tire d’érable. Lorsque le consul la pose sur sa tête sans s’en méfier, celle-ci se liquéfie et il ne peut plus s’en défaire. Incapable de contrôler sa population qui se moque, l’homme quitte la ville, pressé par tant d’humiliation.

Parce qu’il abuse de la puissance dont il dispose, l’homme à sept têtes est le principal objet de raillerie du texte de Richard. L’humour y est employé stratégiquement comme une arme de dénonciation. Lorsqu’il est question de la province de Quémagog et des habitants d’Acabec, le ton reste neutre, réservant l’exclusivité de la satire au grand consul et aux autres personnages en position de pouvoir. Présentés comme des individus vaniteux et niais, ces derniers sont tournés en dérision : « On les bourre de friandises comme des

25 Jean-Jules Richard, « L’homme à sept têtes », dans Situations, vol. I, no 3 (mars 1959), p. 28-43. 26 Guy Fournier, « Maître Branchaud parle du chômage », dans Situations, vol. I, no 4 (avril 1959), p. 8-14. 27 Jean-Jules Richard, « L’homme à sept têtes », art. cit., p. 28.

(25)

15 coqs en pâte29. » L’humour est utilisé avec parcimonie jusqu’à la toute fin du récit, où il se déploie complètement en une scène rythmée et burlesque :

Le grand consul veut faire un pas en avant pour menacer Magog, mais un débris considérable de pâtisserie se dégage de la couronne pour tomber sur le plancher. Le tyran pose le pied dessus, glisse et se rompt les reins sur le rebord de la plateforme tournante. Il se relève et glisse encore parce qu’on a recommencé à faire tourner le trône. La foule, petit à petit, se met à rire. Et plus le vizir se démène et injurie la foule en essayant de se relever, plus la foule s’amuse.

Se voyant si ridicule, il s’élance hors de la salle. Aveuglé par les morceaux de pâtisserie, gluant et humilié, il continue à courir sans savoir où il aboutira. Il atteint un portique et se trouve dans une cour. Les géoliers [sic] veulent intercepter son passage, mais Magog, qui suit le ministre, les engage plutôt à le mettre en voiture. Les chevaux apeurés par le bruit, sans cocher, prennent le mors aux dents et partent au galop vers la campagne tandis que le carrosse rebondit sur la route30.

À l’instar du texte de Richard, le monologue en un acte de Fournier recourt à l’humour pour ridiculiser son personnage principal. On peut d’ailleurs établir un parallèle entre les deux textes du fait que le ridicule soit réservé aux hommes de pouvoir. Publiée dans

Situations un mois après le texte de Richard, le texte de Fournier met en scène Aristide

Branchaud, un notaire élu député du comté de Saint-Viateur ouest depuis vingt-et-un ans. Comme l’indique l’intitulé, il s’agit d’un monologue dans lequel Maître Branchaud adresse un discours à ses électeurs au sujet du chômage qui accable la région. D’entrée de jeu, l’objet de l’allocution est clair. Pourtant, dès les premières lignes, le lecteur se doute de l’ironie du titre. Il verra son pressentiment se confirmer à la fin du texte, alors que Maître Branchaud n’a fait allusion à son sujet que pour dire que sa famille et lui « ont toujours été, sont et seront toujours contre le chômage31 ». Le discours creux du politicien est ici représenté avec un humour satirique. En plus de ne proposer aucune solution à un problème qui touche la population, le député fait l’apologie de sa propre carrière. Il mise sur le passé et sur la tradition pour convaincre l’électorat de son bon travail. Ce faisant, il cherche à gagner son auditoire en répétant sans cesse son amour pour son comté : « Monsieur le président, c’est toute ma famille depuis trois générations, dirais-je, qui vous remercie par la voix de celui qui a l’immense honneur de représenter depuis vingt-et-un ans à la Chambre, le plus beau et le plus prospère comté de la province j’ai nommé le comté de St-Viateur ouest32. »

29 Ibid., p. 36. 30 Ibid., p. 43.

31 Guy Fournier, « Maître Branchaud parle du chômage », art. cit., p. 14. 32 Ibid., p. 9.

(26)

16

Pour ajouter à la spéciosité du personnage, Fournier le décrit dans la didascalie initiale comme vêtu d’un complet trop petit et démodé. Les indications scéniques précisent son attitude erratique, lui qui apparaît nerveux et mal affirmé : « Il fait une pose, se dérhume, prend une grande respiration. Comme il va parler, il a un chat dans la gorge. Il se dérhume de nouveau, prend encore une respiration. […] Un temps. Il prend un verre d’eau. […] Il regarde sa montre de poche, puis ses feuilles33. » Les pléonasmes qu’il emploie (épidémies épidémiques34, grave gravité35) ainsi que la digression qu’il se permet finissent de compléter le portrait d’un Branchaud obtus et nigaud. En effet, le personnage s’insurge contre les journalistes pour avoir rédigé un article dans lequel il est dit que « Me Aristide Branchaud dénonce en termes violents le dictateur Hitler36 ». Le ridicule de cette dénonciation réside dans le fait que Branchaud qualifie de « tendancieux37 » cet article et qu’il s’explique en disant : « jamais non jamais, je ne me suis permis sur le parquet de la Chambre d’employer des termes violents contre qui que ce soit et en particulier, dirais-je, contre des gens que j’avais pas l’honneur de connaître personnellement [sic]38! »

Par les nombreuses allusions à Duplessis et à la société de référence39, on constate que les deux articles dissimulent sous un ton humoristique une critique sociale extratextuelle. Plutôt que d’être valorisée et perçue comme un gage de réussite, la longue expérience politique du grand consul et de Me Branchaud (plus de vingt ans chacun) est discréditée. La situation dans laquelle se trouvent les habitants d’Acabec et ceux de Saint-Viateur ouest rappelle celle dans laquelle se trouvent les Québécois de 1959. L’homme qui occupe la plus haute position de pouvoir est en poste depuis tellement longtemps que la population accepte sans trop se questionner un statu quo qui perdure depuis des années. Jusqu’à un certain point, on retrouve chez Maître Branchaud l’électoralisme de Duplessis, qui prévaut sur le discours de fond. Le constant rappel des réalisations passées est une technique décriée par les Libéraux, mais grandement utilisée par les unionistes. Aussi, les manigances du peuple d’Acabec pour se débarrasser de leur chef sous-tendent les mêmes motivations que celles du mouvement antiduplessiste au Québec. Comme la satire est une forme littéraire « qui a pour but de corriger certains vices et inepties

33 Ibid., p. 8-12. 34 Ibid., p. 12. 35 Ibid., p. 13. 36 Id. 37 Id. 38 Id.

39 On notera entre autres les toponymes (Acabec, Quémagog, Saint-Viateur), la profession des personnages

(27)

17 [morales ou sociales] du comportement humain en les ridiculisant40 », son emploi dans les textes que nous venons d’aborder témoigne du positionnement de la revue par rapport aux problématiques de sa société de référence. Du fait que pour être décodées, l’ironie et la satire nécessitent une « certaine homologie de valeurs institutionnalisées, soit esthétiques (génériques) soit sociales (idéologiques)41 », la revue établit entre son lectorat et elle une connivence qui permet de « dirig[er] [l’acte de lecture] au-delà du texte […] vers un décodage de l’intention évaluative, donc ironique, de l’auteur42».

Sachant qu’elle a déjà été aux prises avec le bureau de censure, il n’est pas étonnant de constater que Situations se tourne vers la littérature – ou se mette à l’abri derrière elle – pour émettre une critique sociale et politique. En plus de l’humour, d’autres stratégies sont mises de l’avant, par exemple dans « Obsession43 », de Mariane Favreau. Cette courte nouvelle publiée dans le numéro de mai-juin 1959 décrit le fantasme d’une jeune écolière qui ne peut s’empêcher de rêver du moment où elle plantera son stylo dans la collerette de la religieuse qui lui enseigne. Favreau se sert de la narration autodiégétique et du récit de pensées pour produire chez le lecteur une impression de huis clos qui l’emprisonne dans la diégèse : « Imperceptiblement, j'étais attirée par cet éblouissement. Je l'extrayais de son contexte. Rien d'autre n'existait. Je quittais cette salle de cours, je me résorbais doucement dans ce vide blanc. Pas un bruit, pas une odeur ne m'atteignait44 ». L’univers de la narratrice tourne complètement autour de son obsession et elle se sent coupée du monde. Comme la description de son état d’esprit constitue le cœur du récit, le lecteur se trouve en quelque sorte lui-même enfermé dans cet esprit ; il ne connaît rien d’autre puisque l’environnement textuel se résume aux pensées de l’écolière. Même la fin de la nouvelle ne permet pas la délivrance. Le fantasme ne se réalise pas et l’histoire, vouée à se répéter, enferme la narratrice dans un cercle vicieux qui ne se terminera que lorsque l’acte tant souhaité sera accompli : « Maintenant, je suis hantée : chaque fois que je vois, dans une salle de cours, une de ces collerettes blanches, je me place juste derrière. Et de nouveau je me prête à tous ces petits manèges. Sûrement, tout cela finira mal45. » La source de l’obsession n’est jamais explicitée, mais la symbolique religieuse derrière la collerette blanche laisse supposer l’autorité qu’elle incarne. Le fantasme

40 Linda Hutcheon, « Ironie, satire, parodie : Une approche pragmatique de l'ironie », dans Poétique, vol. XII

(1981), p. 144.

41 Ibid., p. 148. 42 Ibid., p. 141.

43 Mariane Favreau, « Obsession », dans Situations, vol. I, no 5, p. 17-18. 44 Ibid., p. 17.

(28)

18

occupe ici la même fonction exutoire que la confection d’une couronne en tire d’érable dans le texte de Richard. Seulement, l’objet de la critique extratextuelle change, se posant chez Favreau sur le pouvoir clérical plutôt que sur le pouvoir politique.

Un changement de dominante concomitant

Un fait intéressant sur le rapport qu’entretient Situations avec la littérature comme outil de dénonciation sociale est que ce dernier se modifie après le décès de Duplessis en septembre 1959. On constate en effet qu’après cet événement, la revue assume davantage les prises de position politiques de ses collaborateurs. Elle publie de plus en plus de textes d’idées, comme si elle avait moins besoin de la littérature pour émettre une opinion divergente. On note ainsi une coïncidence entre la libéralisation des idées véhiculées dans Situations et la mort de Duplessis, mort qui marque la fin de la période de censure qu’a connue le Québec.

Un seul texte est consacré à la nouvelle : « La vocation de la peste46 », de Guy Fournier. L’auteur y tient des propos très durs à l’endroit de feu le premier ministre, qu’il caractérise comme un « homme assoiffé de pouvoir, méprisant, autocratique, politicailleur, [qui] a régné pendant vingt ans et réduit au silence la plupart de ses adversaires47». La syntaxe et le vocabulaire employés dans cet extrait rappellent la façon dont Fournier décrivait Me Branchaud dans « Maître Branchaud parle du chômage » ou encore dont Jean-Jules Richard décrivait le grand consul dans « L’homme à sept têtes »; en plus du nombre considérable d’années de service dont nous avons déjà fait mention, on reconnaît chez le grand consul d’Acabec la même soif de pouvoir et la même autocratie dont aurait fait preuve, selon Fournier, Duplessis. De plus, la politicaillerie qu’évoque Fournier dans son éditorial rappelle le discours électoraliste de Me Branchaud. Ces similitudes entre des protagonistes fictifs et le personnage réel de Duplessis nous amènent à constater que la critique tacite véhiculée par les textes littéraires des numéros antérieurs rejoint celle plus explicite des textes d’idées. Dans « La vocation de la peste », Fournier pousse cependant encore plus loin sa pensée en développant un argument concernant le silence censorial dans lequel Duplessis a maintenu le Québec pendant près de deux décades. À son avis, cette torpeur a duré si longtemps qu’elle a conduit à un état généralisé d’autocensure qui affecte tant les politiciens et les journalistes que les citoyens. Un mois après la mort du

46 Guy Fournier, « La vocation de la peste », dans Situations, vol. I, no 8 (octobre 1959), p. 5-8. 47 Ibid., p. 7.

(29)

19 premier ministre, le peuple québécois « prend figure de miraculé qui s’accroche encore à ses béquilles le lendemain de sa guérison48».

En présentant cet article comme un éditorial, Situations fait siennes les déclarations de Fournier et refuse de s’autocensurer comme le font les grands journaux, chez qui la mort « efface tout un passé, même condamnable49». Elle tient à raviver « le souvenir d’Asbestos, de Louiseville, des lois rétroactives, des ministres bâillonnés, des étudiants laissés à la porte [et] des hommes que l’on achète et de ceux que l’on vend50». En s’appropriant les propos de l’auteur, la revue se positionne idéologiquement et s’inscrit explicitement sur la scène politique pour la première fois. Nous n’affirmerons pas que la mort de Duplessis libère Situations d’une censure qui l’empêchait de s’exprimer, mais force est de constater qu’un changement certain se met en branle au huitième numéro. Certes, avant cette livraison, des collaborateurs avaient déjà manifesté leur désaccord face au régime duplessiste et d’autres articles s’étaient opposés aux pratiques gouvernementales, mais le fait demeure néanmoins qu’à partir d’octobre 1959, ce que la revue évoquait presque uniquement à travers les textes littéraires, elle l’exprime maintenant directement à travers de nombreux textes d’idées.

La fin de deux règnes

L’Union nationale est vivement secouée après le décès de Duplessis, qui est suivi de près par celui de son remplaçant, Paul Sauvé. Pendant la campagne électorale de 1960, le parti peine à proposer quoi que ce soit de nouveau aux Québécois, choisissant plutôt de tabler sur ses réalisations passées. Antonio Barrette, récemment élu chef, souhaite s’inscrire dans la filiation de ceux qui l’ont précédé. Sous sa gouvernance, l’Union nationale restera idéologiquement la même : « Je vais continuer dans la route tracée par mes prédécesseurs. Mais ayant une personnalité différente, je pourrai prendre des moyens différents51. » Ce type de discours aurait peut-être eu quelques chances de succès au cours des dernières années, mais il en va autrement de cette campagne. Scandant le slogan « C’est l’temps qu’ça change », les libéraux de Jean Lesage mettent de l’avant plusieurs idées et de nombreuses propositions, ce qui contraste avec le

48 Ibid., p. 5. 49 Ibid., p. 8. 50 Ibid., p. 7-8.

51 Antonio Barrette, cité par Université de Sherbrooke, « Élections québécoises de 1960 », dans Bilan du

siècle, [en ligne]. http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pagesElections.jsp?annee=1960 [Texte consulté le 14 mai

(30)

20

programme de continuité présenté par les unionistes. Le jour du vote, Lesage l’emporte avec 51 % des voix.

S’il faut attendre la nouvelle décennie pour que survienne au Québec un changement de gouvernement, au Canada, ce renouveau se produit trois ans plus tôt, en 1957, avec l’élection des progressistes-conservateurs de John Diefenbaker. Mettant fin à vingt-deux ans de règne libéral, l’équipe de Diefenbaker réalise pendant trois mandats un programme chargé : « Pour promouvoir la coopération entre employeurs et ouvriers, il [Diefenbaker] crée un Conseil national de la productivité. Il établit un Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion pour superviser les réseaux de télévision et de radio. Il augmente les pensions de vieillesse. Il fait voter la Déclaration canadienne des droits de l’Homme. Enfin, de nouveaux arrangements fiscaux sont conclus entre le fédéral et les provinces52. » Mais malgré ces accomplissements, les progressistes-conservateurs peinent à garder l’appui populaire et composent difficilement avec la Révolution tranquille qui s’amorce. Ajoutée à d’autres facteurs comme les dissensions internes du parti et le fort taux de chômage qui afflige la population, cette faiblesse conduira au renversement de son gouvernement en 1963, un an à peine après sa troisième réélection en juin 1962.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, la mort de Duplessis coïncide avec l’augmentation du nombre de textes d’idées publiés dans Situations. À une époque de pareil bouillonnement social, on s’attend donc à ce que la revue se positionne par rapport aux grands enjeux du moment. Cependant, Situations évoque à peine les transformations qui sont en cours au Québec. Un des seuls articles qui les souligne – en les qualifiant de « chambardement[s] léger[s] de l’ordre établi53 » – est l’éditorial signé par Robert Millet dans le numéro de 1960 :

Depuis un an que Duplessis est feu, nos élites se chicanent de plus en plus ouvertement et le peuple s’en fout du mieux qu’il peut, un tantinet dépassé tout de même, inquiet ou satisfait du chambardement léger de l’ordre établi. […]

La victoire libérale aura prouvé qu’on peut se débarrasser d’un régime stupide. Les réformes entreprises par l’aile gauche de ce parti, si elles aboutissent, démontreront qu’un gouvernement peut vouloir poursuivre d’autres intérêts que ceux de ses partisans54.

52 Jacques Lacoursière, Jean Provencher et Denis Vaugeois, Canada-Québec : 1534-2000, Québec,

Septentrion, 2001, p. 449-450.

53 Robert Millet, « L’œuf-à-moutons craque dessous les corneilles », dans Situations, vol. II, no. 1 (1960), p. 3. 54 Ibid., p. 3-5.

(31)

21 On trouve à la fois dans l’article de Millet un rayon d’espoir et un début de critique. Quelques mois55 à peine après l’élection de Lesage, les attentes sont grandes et

Situations semble encline à laisser la chance au coureur. Toutefois, même si les réformes

annoncées sont prometteuses, le peuple s’en désintéresse. Comme le dira Vadeboncœur dans le numéro suivant, celui de janvier-février 1961, « le résultat des élections a imposé une sorte de silence à l’opinion publique[.] […] Il y a ample matière à opposition, mais il n’y a plus de climat pour l’opposition56». Le changement de régime contente et Situations refuse de participer à l’établissement d’un nouveau statu quo. Elle se désintéresse rapidement des transformations prévues par Lesage et ne publie en ses pages aucun article ni recension des sujets chauds ou des enjeux qui touchent la province. Comme le proclame Vadeboncœur, « la bonne humeur de voir enfin du nouveau occasionn[e] en effet un relâchement de la pensée auquel nous préférons ne pas avoir de part57». Alors que tous les regards convergent vers le gouvernement Lesage, l’attention de la revue est ailleurs (on ne s’explique pas très bien pourquoi), tournée vers la scène fédérale et un de ses nouveaux acteurs : le Nouveau Parti (N.P.)58.

Du nouveau sur la scène fédérale : Le Nouveau Parti

Au milieu des années 1950, les deux paliers politiques se trouvent investis par les « vieux » partis. Au fédéral, certaines tranches de la population commencent à scander la sclérose des libéraux autant que des conservateurs et à déplorer qu’aucun parti ne défende les intérêts des travailleurs. À partir de 1957, les différents mouvements syndicaux commencent à débattre de la possibilité de s’impliquer en politique. C’est ainsi que, dans une résolution présentée en février 1958, « le Conseil exécutif du C.T.C59 donnait son approbation à l’idée de former un nouveau parti politique au Canada, projet qui allait être soumis et adopté officiellement par le congrès du C.T.C d’avril 195860». Même si le C.T.C amorce le projet, les dirigeants de la centrale insistent sur le fait que, pour être viable, ce nouveau venu politique ne doit pas se limiter à leur seule organisation.

55 On ignore le mois exact de parution du numéro de 1960, qui est le seul de l’année. On peut cependant

déduire, du fait que l’éditorial de Millet est daté du 21 septembre, que la livraison date d’octobre, soit quatre mois après les élections.

56 Pierre Vadeboncœur, « Qu’advient-il des vrais socialistes? », dans Situations, vol. III, no 1, p. 17. 57 Id.

58 À l’époque où paraît Situations, ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Nouveau parti

démocratique ne porte pas encore ce nom, mais celui de Nouveau Parti. L’adjonction du qualificatif « démocratique » ne s’est faite qu’en 1961, une fois le parti officiellement créé. Comme Situations suit l’évolution du parti depuis presque le tout début, les articles qui y font référence renvoient toujours à l’appellation première de Nouveau Parti. Par souci de cohérence, nous utiliserons cette même appellation.

59 Conseil du travail du Canada.

Figure

Tableau 1a : Résultats présentés par année
Tableau 2a : Résultats présentés par année

Références

Documents relatifs

Si malgré le questionnement ouvert de l’examinateur, le protocole proposé n’est pas satisfaisant, l’examinateur fournit au candidat une solution partielle adaptée en

Nombreuses réalisations dans l'espace public en France (Nevers, Dijon, Montceau-les-Mines, Paris, Sens, Nancy, La Rochelle, Lille) et à l'étran- ger (Suisse, Allemagne,

Parce qu'y a pas d'os dedans.... Sander découvre

C’est ainsi que dans le cadre de la mise en œuvre du projet de renforcement de la résilience du Togo face à l’extrémisme violent dans un contexte d’insécurité

Consolidation de vos liens collaboratifs et établissement de nouveaux contacts Plus de visibilité pour vos travaux et votre organisme L’occasion d’offrir à vos étudiants

Worthington Creyssensac est développée pour vous offrir le meilleur en termes de durabilité, de fiabilité et de performances, tout en minimisant votre coût total

Avec le module de base du logiciel CAO inLab, les laboratoires dentaires auront un accès direct au portail Connect Case Center, plateforme numérique de transfert des

intelligent libre trop mangé. fier (de moi) généreux