Orientation naturelle et indétermination de la vie morale
Philippe SALTEL
∗Connue par la petite Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885 et 1890 1 ), l’éthique de Guyau a malheureusement souffert de ne pas avoir été amplement développée, lors même qu’elle se place selon lui au centre de sa proposition philosophique et, pour tout dire, à la croisée des chemins de l’histoire humaine parvenue à cette fin de XIX e siècle. La question morale n’est pas seulement principale pour sa philosophie, elle l’est, selon lui, pour la philosophie, comme si ce grand lettré prenait le contrepied de la fameuse réponse de Descartes à Chanut (20 novembre 1647 2 ). Comme s’il se plaçait du côté de Hobbes contre Descartes, la vie morale ajoutant selon lui à la nature, et ce non par l’action ou d’après l’autorité des souverains, comme le croyaient Hobbes et Descartes – car on ne croit plus guère à la souveraineté des souverains après 1870, et particulièrement dans la France vaincue –, mais par l’autorité souveraine de chacun sur lui-même. Bref, Guyau nous propose de concevoir la vie morale comme l’œuvre d’une existence artiste à la fois sous la main de chacun et de grande portée.
Si, selon la parole antique, c’est un art, et le plus beau de tous, que la vertu et la beauté morale, on peut vraiment dire de cet art, en un certain sens, qu’il ajoute à la nature : la volonté, intelligente et aimante, inépuisable source, introduit dans le monde quelque chose de nouveau. Tandis que l’art inférieur y met des formes nouvelles, l’art supérieur et moral, la bonté, y ajoute sans cesse des pensées, des volontés nouvelles, et par là, providence humaine, refait et crée sans cesse une plus parfaite nature 3 .
Loin de penser qu’il reviendrait à d’autres – mais à quels autres ? – de se mêler de morale, le philosophe Jean-Marie Guyau nous propose de laisser l’ordinaire fascination pour la chose politique se dessécher, et la chose politique même passer au second plan, derrière le travail produit par « l’art supérieur et moral », la « bonté ».
L’objet de la présente contribution est d’analyser cette notion de « bonté » dans la philosophie de Jean-Marie Guyau, et tout particulièrement de distinguer, dans cette notion même, ce qui relève de la nature et ce qui n’en relève pas, ressortissant plutôt à ce que le philosophe nomme l’anomie. Sachant que Guyau distingue, comme l’on peut encore distinguer, une morale « qui constate » et une morale « qui conseille », en d’autres termes une psychologie morale et une éthique normative, nous souhaiterions nous interroger ici sur l’articulation de l’une et de l’autre, selon ce que la fameuse mais bien elliptique Esquisse peut nous laisser entendre, et ce que l’ensemble de l’œuvre philosophique de Guyau pourrait nous permettre, finalement, de penser.
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