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Orientation naturelle et indétermination de la vie morale

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Academic year: 2021

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Orientation naturelle et indétermination de la vie morale

Philippe SALTEL

Connue par la petite Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885 et 1890 1 ), l’éthique de Guyau a malheureusement souffert de ne pas avoir été amplement développée, lors même qu’elle se place selon lui au centre de sa proposition philosophique et, pour tout dire, à la croisée des chemins de l’histoire humaine parvenue à cette fin de XIX e siècle. La question morale n’est pas seulement principale pour sa philosophie, elle l’est, selon lui, pour la philosophie, comme si ce grand lettré prenait le contrepied de la fameuse réponse de Descartes à Chanut (20 novembre 1647 2 ). Comme s’il se plaçait du côté de Hobbes contre Descartes, la vie morale ajoutant selon lui à la nature, et ce non par l’action ou d’après l’autorité des souverains, comme le croyaient Hobbes et Descartes – car on ne croit plus guère à la souveraineté des souverains après 1870, et particulièrement dans la France vaincue –, mais par l’autorité souveraine de chacun sur lui-même. Bref, Guyau nous propose de concevoir la vie morale comme l’œuvre d’une existence artiste à la fois sous la main de chacun et de grande portée.

Si, selon la parole antique, c’est un art, et le plus beau de tous, que la vertu et la beauté morale, on peut vraiment dire de cet art, en un certain sens, qu’il ajoute à la nature : la volonté, intelligente et aimante, inépuisable source, introduit dans le monde quelque chose de nouveau. Tandis que l’art inférieur y met des formes nouvelles, l’art supérieur et moral, la bonté, y ajoute sans cesse des pensées, des volontés nouvelles, et par là, providence humaine, refait et crée sans cesse une plus parfaite nature 3 .

Loin de penser qu’il reviendrait à d’autres – mais à quels autres ? – de se mêler de morale, le philosophe Jean-Marie Guyau nous propose de laisser l’ordinaire fascination pour la chose politique se dessécher, et la chose politique même passer au second plan, derrière le travail produit par « l’art supérieur et moral », la « bonté ».

L’objet de la présente contribution est d’analyser cette notion de « bonté » dans la philosophie de Jean-Marie Guyau, et tout particulièrement de distinguer, dans cette notion même, ce qui relève de la nature et ce qui n’en relève pas, ressortissant plutôt à ce que le philosophe nomme l’anomie. Sachant que Guyau distingue, comme l’on peut encore distinguer, une morale « qui constate » et une morale « qui conseille », en d’autres termes une psychologie morale et une éthique normative, nous souhaiterions nous interroger ici sur l’articulation de l’une et de l’autre, selon ce que la fameuse mais bien elliptique Esquisse peut nous laisser entendre, et ce que l’ensemble de l’œuvre philosophique de Guyau pourrait nous permettre, finalement, de penser.

Professeur d’Histoire de la philosophie moderne, Laboratoire PPL (Philosophie, Pratiques et Langages, EA 3699), UFR Sciences humaines, Université de Grenoble-Alpes.

1 Jean-Marie Guyau a pris soin de corriger et réorganiser ce texte destiné au grand public (contrairement à d’autres œuvres, plus scientifiques) avant sa mort précoce annoncée par les progrès de la maladie. On trouvera une édition scientifique indiquant les variantes dans la collection « Encre marine » des éditions Les Belles Lettres (Paris, 2008).

2 « Il est vrai que j’ai coutume de refuser d’écrire mes pensées touchant la morale, et cela pour deux raisons : l’une, qu’il n’y a point de matière d’où les malins puissent aisément tirer des prétextes pour calomnier ; l’autre, que je crois qu’il n’appartient qu’aux souverains, ou à ceux qui sont autorisés par eux, de se mêler de régler les mœurs des autres » (Lettre à Chanut, 20 nov. 1647, O.C. publiées par F. Alquié, Paris, Classiques Garnier, 3 vol., 1973, vol. 3, p. 749).

3 La Morale anglaise contemporaine, Paris, Alcan, 1885, p. 429.

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Avant d’introduire le fameux concept d’anomie, la proposition philosophique de Guyau se présente comme une théorie de l’obligation naturelle – c’est-à-dire de ce qui par notre nature même nous oblige, au sens de la formule « Noblesse oblige » : nous pouvons bien déroger, cette dérogation même n’est que la transgression qui confirme l’influence active du principe. L’intention qui préside à cette première partie de la philosophie morale est affichée comme « scientifique 4 » ; en vérité, il ne peut y avoir, selon notre auteur, de philosophie morale qui ne contienne cette part fondamentale de psychologie : mais, quant à la philosophie morale de son temps, elle présente l’avantage de pouvoir s’appuyer sur les avancées décisives des sciences du vivant et de l’esprit.

La première de ces avancées est la théorie de l’évolution, conçue philosophiquement comme une confirmation de thèses morales du XVIII e siècle.

Nous avons, selon M. Spencer, un instinct moral acquis par l’expérience, transformé par l’évolution et transmis par l’hérédité. Cet instinct est devenu un véritable sens moral 5 .

Bien qu’il ne suive pas Spencer dans ses spéculations sur l’avenir moral de l’humanité, Guyau se place dans le cadre scientifique de l’évolutionnisme, comme on le voit à ses nombreuses références et citations. Il entend bien proposer la philosophie morale de cette conception scientifique nouvelle, sous la forme d’une théorie philosophique de l’instinct. Cette notion est formée chez lui sous l’influence des observations et propositions d’auteurs darwiniens ou spencériens, plus ou moins exactement compris ; mais elle est, de plus, nourrie par les expériences médicales de « suggestion » conduites par Charcot ou le « métapsychiste » Charles Richet (1850-1935), auteur d’un Essai de psychologie générale (1885) largement diffusé. La suggestion, conçue comme prenant le chemin inverse de celui qu’emprunte l’instinct 6 , fournit un socle expérimental pour une compréhension de l’instinct et de son mécanisme.

Sur ces deux bases, quelle est donc la morale « scientifique » avancée par Guyau ? C’est d’abord une morale « ayant l’inconscient pour principe », comme nous avons écrit ailleurs 7 : les ressorts de l’action se placent au plus profond de la personnalité, plus profondément encore que ne l’est le plan de la sexualité 8 , ou, au-delà, celui de l’animalité. Le ressort originel est « le nisus informe et obscur de la vie 9 » ; il est indiqué par le but ultime des actions humaines, comme par un miroir (telle est la démarche de l’Esquisse : pour trouver la cause, décrivons la fin), puis les expériences de somnambulisme provoqué mais aussi l’idée évolutionniste de réponses devenues habitudes se concrétionnant en instincts permettent d’en dire (avec un certain accent spinoziste) l’orientation – la persévérance dans la vie –. Elles permettent aussi d’en

4 « Du mobile moral au point de vue scientifique. Premiers équivalents du devoir » : tel est le titre du Livre I de l’Esquisse, placé après une brève introduction dans la première édition (1885), après un chapitre d’histoire de la philosophie morale, déplacé en introduction de la seconde édition (publiée par Fouillée en 1890).

5 La Morale anglaise, II, 3, iv, op. cit. p. 316. La notion de « sens moral » fait allusion à l’école écossaise, comme on le voit dans la suite du texte cité.

6 Voir, à ce sujet, le premier chapitre de l’ouvrage Education et Hérédité (1889).

7 Voir notre article sous ce titre, in Cahiers philosophiques, n° 107, oct. 2006, p. 72-84.

8 Pourtant très important, « une importance capitale dans la vie morale » (Esquisse, I, 2, op. cit. p. 174).

9 Education et hérédité, II, Paris, Alcan, 1890 (Seconde édition), p. 35.

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supposer le développement : réflexe, conscience – c’est-à-dire souffrance –, adaptation sous forme d’impulsion devenant, face aux obstacles, obsession durable 10 .

C’est donc une morale « naturaliste », pour laquelle rien n’est donné, dans le monde moral comme dans le monde physique, sinon des faits. Telle est la raison pour laquelle Guyau parle d’équivalents du devoir. Dans une époque et un milieu partagés entre kantiens et utilitaristes, la proposition prétend, en effet, se passer de la référence à quelque impératif que ce soit. D’un côté, elle fait concurrence au formalisme kantien, et la critique, qui présente plusieurs faiblesses 11 , reconnaît toutefois la pertinence de l’idée kantienne de transcendance – bien que cette idée n’exprime, selon Guyau, que la force de l’impulsion, bien immanente, qui supporte la vie morale. D’un autre côté, le privilège accordé par les utilitaristes au plaisir peut être contesté par la considération que le plaisir est un phénomène de la conscience, par conséquent placé plus haut que les ressorts naturels plus profonds, et plus décisifs d’après le philosophe qui choisit finalement un naturalisme plus radical – mais peut-être plus spéculatif. La contestation de l’hédonisme « utilitaire » au nom des impulsions infra-rationnelles est alors paradoxalement liée à la proposition d’un autre plan, supra-rationnel, pour une autre pensée morale et métaphysique, tissée d’hypothèses.

La morale fondée sur les faits ne peut, encore une fois, « constater » qu’une chose, c’est que la vie tend à se maintenir et à s’accroître chez tous les êtres, d’abord inconsciemment, puis avec le secours de la conscience spontanée ou réfléchie ; qu’elle est ainsi en fait la forme primitive et universelle de tout bien désiré : il ne s’ensuit pas que le désir de la vie épuise absolument l’idée du désirable, avec toutes les notions métaphysiques et même mystiques qu’on peut y rattacher […] 12 .

Avant de penser « le désirable », examinons « le désiré » ou plus justement sa « forme primitive ». Commençons donc par les faits : ils peuvent être rassemblés, selon Guyau, sous cette tendance générale de la vie à s’augmenter en intensité et en expansion, et cela se voit dans les trois faces de l’activité psychique ; dans l’intelligence, à la force des idées 13 ; dans la volonté, à la puissance effective du vouloir ; dans la sensibilité, à la tendance des plaisirs à l’élévation : tels sont les trois premiers « équivalents du devoir ».

Quelle que soit la qualité argumentative du détail – elle paraît parfois plutôt faible –, ce naturalisme affiché comme le concurrent des morales de l’impératif présente quelques caractéristiques majeures. Nous en voyons, pour notre part, quatre.

1) La psychologie morale ainsi plus ou moins bien construite sur les bases scientifiques évoquées fait prévaloir le désir, et même la source aveugle et innocente de ce désir, le nisus de la vie même, comme principe. C’est relativement à ce principe que peuvent se comprendre l’intelligence et, antérieurement, la conscience même. Une telle pensée, que l’on peut évidemment rapprocher des systèmes naturalistes du XVII e , réinscrit l’homme dans la nature, s’appuie sur une analyse objective des affects (notamment du jeu, très discuté à l’époque, de l’égoïsme et de l’altruisme) pour considérer par suite que la vie

10 Sur cet enchaînement spéculatif, comme sur d’autres points, les premiers chapitres d’Education et Hérédité précisent les thèses de l’Esquisse : raison pour laquelle ils sont en partie cités dans la seconde édition de ladite Esquisse.

11 Sans les développer ici, indiquons l’imprécision du concept de « matière » quand Guyau critique le formalisme, ou encore le contresens qu’il commet sur la notion kantienne de « respect », c’est-à-dire de sentiment moral aux caractéristiques propres. Voir notre ouvrage, La Puissance de la vie, p. 52-72.

12 Esquisse, I, 1, op. cit. p. 171.

13 Et précisément à une certaine lecture, insistant sur les idéaux, de la théorie de l’idée-force de son beau-

père Alfred Fouillée.

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même donne la seule réponse à la question du sens. En cela, la morale de Guyau est d’abord et avant tout une philosophie du désir.

2) La question est alors de savoir où nous mène la vie du désir. Sur ce point, le philosophe qui reconnaît à la fin de l’Esquisse que « la lutte pour la vie a beau être diminuée par les progrès de l’évolution, elle reparaît dans certaines circonstances 14 » avance l’hypothèse que seuls les instincts sociaux peuvent envelopper les instincts plus égocentrés et les satisfaire, l’inverse n’étant pas vrai 15 . Exaltant « la dépense » contre un modèle (anglo-saxon) d’« épargne », la proposition qui voit dans la socialité plus de surabondance que de sacrifice soutient ainsi l’idée d’une supériorité foncière de la pulsion de vie sur toutes les autres tendances de l’activité psychique.

3) Toutefois, ce n’est pas entre Spinoza et les théoriciens de l’inconscient (Hartmann, par exemple) que Guyau se place lui-même. Sa conception de l’histoire des idées, et de l’histoire des idées sur cette question centrale, la morale, oppose deux tendances, le stoïcisme et l’épicurisme (ou idéalisme du devoir et naturalisme hédoniste) qui se présentent sous diverses figures au fil des siècles jusqu’au face-à-face des kantiens et des utilitaristes : où l’on aura compris que la « morale sans obligation ni sanction » entend réconcilier les deux parties et dépasser l’antagonisme de conceptions de plus en plus séparées et contraires. Cette représentation de l’histoire de la morale, affichée très tôt 16 , consolide-t-elle les contreforts de la théorie ?

4) Elle le fait bien moins qu’une autre histoire, selon nous décisive, qui est celle des mœurs ou plutôt de ce qui en décide, c’est-à-dire des instincts. Mais comment une histoire des instincts serait-elle possible ? Il faudrait pour cela qu’ils se rendent visibles, qu’ils apparaissent en quelque sorte dans quelque phénomène. Et pour Guyau ce phénomène existe bien : c’est la religion. Définie par lui, la religion est un rapport au monde qui prend ce monde comme une vaste société : le « texte » religieux (mythes, croyances, dogmes, rites, etc.) développe par conséquent au sujet de toutes choses ce que les hommes en attendent, autrement dit la structure de leur désir. Pour cette raison, L’Irréligion de l’avenir, publiée après la mort de Guyau, a certainement une importance considérable. « Proposition fondamentale » de cette œuvre :

La religion est une sociologie conçue comme explication physique, métaphysique et morale de toutes choses 17 .

*

« Sociologie » : nous devons entendre que ce terme – d’invention récente pour Guyau – désigne ici une explication de l’univers comme un système de relations sociales 18 . Or c’est justement comme tel que « le religieux » révèle l’état du rapport de l’homme à l’autre, aux autres hommes, aux autres que l’homme, et aussi à lui-même. Et cette histoire, pour la contracter à l’extrême, a ceci d’instructif que peu à peu l’intelligence prend à l’instinct les sphères où il s’exprimait : celle de l’explication physique, en premier lieu, puis l’autorité en matière métaphysique, enfin – quand la religion (protestante) n’est plus que morale (kantienne), les sciences de la vie et du psychisme

14 Esquisse, Conclusion, op. cit., p. 415.

15 Voir en particulier L’Irréligion de l’avenir (1889), III, 2, Paris, Alcan, 1890 (Seconde édition), p. 352.

16 C’est-à-dire dès La Morale d’Epicure et sa seconde partie, La Morale anglaise contemporaine, les deux ouvrages qui composent le mémoire couronné par l’Académie et publié en 1878 et 1879.

17 L’Irréligion, I, 3, op. cit., p. 84. C’est Guyau qui qualifie cette proposition de « fondamentale ».

18 Voir à ce sujet L’Irréligion, Introduction, III et X-XI.

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s’imposent pour se substituer à l’approche « hypothétique » de cette ultime retraite du religieux. C’est dire, par conséquent, que la compréhension des instincts eux-mêmes modifie leur influence. Or nous y sommes : l’intelligence de la vie instinctive, produite par la théorie de l’évolution, par les théories psychologiques et les pratiques psychiatriques, la théorie même de Guyau, participent à la dissolution de l’instinct 19 et à la préparation d’autre chose – cela même dont nous voilà responsables.

Que nous raconte, en effet, l’histoire des religions ? C’est, d’abord, l’histoire d’un sociomorphisme. Les interprétations du phénomène religieux comme expression d’un sentiment de dépendance (Schleiermacher) ou des besoins et désirs humains (Feuerbach, Hartmann) peuvent être inscrites dans une conception plus large, selon laquelle l’homme projette sur les êtres naturels la compréhension qu’il a de ses rapports avec ses semblables.

[…] encore une fois il est homme et il humanise la nature ; il vit en société avec d’autres hommes, et il étend à toutes choses les relations sociales d’amitié ou d’inimitié 20 .

Sur cette base générale, d’après laquelle « l’idée pratique la plus durable » que l’on trouve au fond des religions est l’idée d’ « association 21 », l’histoire montre donc des dissociations successives, le rapport de l’homme à son environnement s’exprimant premièrement dans des interprétations physiques (monisme vague, fétichisme, animisme), puis métaphysiques (les grands monothéismes), enfin morales (dont la figure religieuse est le protestantisme, représenté dans l’histoire des idées par le kantisme). Or ces interprétations signifient : elles signifient d’abord une forme politique des rapports humains (supériorité « immanente » du chef inspiré ou « transcendante » du roi absolu, régimes parlementaires) et, au-delà, les progrès scientifiques et techniques qui imposent ces modifications et donnent à voir des civilisations plus ou moins avancées (l’idée – courte – n’est pas très originale à l’époque) ; elles signifient ensuite le « recul des dieux » vers une sphère de plus en plus étroite, jusqu’au repli de la religion dans la morale, et, par conséquent, l’augmentation de l’influence de l’intelligence, aux dépens de celle de l’instinct, jusqu’à ce moment décisif, qui est pour Guyau le moment contemporain, celui de l’intelligence des instincts. En ce sens, nous oserons la remarque suivante : engoncé dans un certain vocabulaire de l’époque et certainement, mais pas seulement, pris au piège de certains préjugés (et d’un certain enthousiasme), ce philosophe aura néanmoins pris la mesure, et avec une avance incontestable, de l’importance capitale d’hypothèses sur l’inconscient, qui changent selon lui non seulement l’horizon théorique mais aussi les conditions mêmes du rapport pratique de l’homme à son environnement et à lui-même.

*

Nous voici donc – car nous sommes de ce monde-là – à la croisée des chemins, à ce moment de l’histoire nommé par lui « l’irréligion 22 ». Or c’est à ce moment que l’instinct,

19 « Nous pensons qu’il est possible de démontrer scientifiquement la loi suivante : tout instinct tend à se détruire en devenant conscient » (Esquisse, I, 4, op. cit., p. 232).

20 L’Irréligion, I, 1, op. cit., p. 44.

21 Ibid., III, 2, op. cit., p. 339.

22 Si l’on veut bien admettre avec lui quelques résistances : « En effet, elles [les religions positives] se

dépouillent peu à peu (sauf le catholicisme et le mahométisme turc) de leur caractère sacré, de leurs

affirmations antiscientifiques ; elles renoncent enfin à l’oppression qu’elles exerçaient par la tradition sur

la conscience individuelle » (Ibid., III, 1, op. cit., p. 331-332).

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social en son essence, non seulement s’est retiré dans la seule sphère morale mais encore, parce qu’il est connu, nous laisse à nous-mêmes, avec la seule indication que nous transmet son histoire ainsi élucidée. Tel est le sens qu’il faut donner, croyons-nous à la lumière de la grande Irréligion, à la conclusion de l’Esquisse :

L’homme est un être ami de la spéculation, non seulement en théorie, mais en pratique. Là où cesse sa certitude, ni sa pensée ni son action ne cessent pour cela. A la loi catégorique peut se substituer sans danger une pure hypothèse spéculative ; de même à la foi dogmatique se substitue une pure espérance et à l’affirmation l’action 23 .

Au fond des choses, la religion s’est peu à peu restreinte à la seule morale qui en est « le fond le plus solide 24 » ; mais le dépassement du kantisme par une théorie des instincts achève ce lent rétrécissement : il faut ajouter la dissolution du nomos kantien (l’impératif catégorique comme loi de la volonté vraiment libre) à l’effet des progrès scientifiques sur les croyances magiques, sur la foi métaphysique ou même sur les seuls postulats d’une « religion rationnelle ». Ce sont autant de modes d’orientation désormais perdus – ils étaient intellectuellement insuffisants, certes, mais suivaient aveuglément la tendance instinctive qui pourrait bien, maintenant, être désobéie. Bien qu’elle soit rare, la notion d’anomie inventée par Guyau désigne cette situation. Ce qu’elle indique est précisément l’aspect pratique de cette situation dont l’aspect théorique est nommé par le terme d’irréligion.

Nous sommes donc invités à saisir ces deux notions parallèlement : de même que l’irréligion a un versant négatif (la fin des mythes, des dogmes et des devoirs religieux), l’anomie, opposée par Guyau à l’autonomie kantienne, exprime l’épuisement de toute loi morale transcendante, y compris de celle qui se présentait comme fondée sur la liberté même du sujet moral. Si nous nous arrêtons à ce versant, nous pouvons comprendre l’articulation de la « première partie de la morale », la psychologie de l’instinct, et de la

« seconde partie », prospective et prescriptive (car ce sont là, pour Guyau, les deux parties de toute philosophie morale, y compris, donc, de la sienne), selon une première perspective : la connaissance des instincts, c’est-à-dire la théorie de la persévérance dans la vie, ouvre la possibilité de ne pas s’y soumettre, comme elle nous délivre de toutes les formes d’impératifs par lesquelles elle s’est exprimée. Mais, comme la notion d’irréligion, celle d’anomie présente un versant positif. En effet, de même que la fin des religions n’en a pas obligatoirement fini avec ce qu’il y a de plus profond en elles, l’idée d’association, de même la fin des prescriptions ne signifie pas que l’instinct n’ait plus rien à nous dire. Dès lors, il y a une seconde perspective d’articulation : elle est indiquée par l’inscription de deux derniers « équivalents du devoir » – l’un concernant l’action, et l’autre, la pensée – à ceux qui, directement, manifestent la tendance instinctive. Cette autre perspective attache la théorie de l’anomie à celle de l’instinct par l’intermédiaire de l’idée de « risque » (si l’on admet que la pensée aussi prend des risques) ou, comme on vient de le lire dans la conclusion de l’Esquisse, par l’idée de « spéculation » (si l’on admet que l’action peut, elle aussi, être spéculative).

Il y a deux parties dans la morale, l’une psychologique et physiologique, l’autre vraiment pratique et proprement morale : la première étudie les ressorts habituels de la conduite des hommes en général, l’autre s’attache à chaque homme pour lui ordonner telle ou telle action ; la première se contente d’analyser et d’expliquer, la seconde conseille ou commande ; l’une a pour domaine les

23 Esquisse, Conclusion, op. cit., p. 415.

24 L’Irréligion,II, 2, op. cit., p.153.

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faits, l’autre a son objectif au-delà de tout fait présent ou passé, dans un avenir encore indéterminé 25 .

Comme nous n’avons nulle raison de ne pas appliquer à « la morale sans obligation » cette structure proposée par le jeune Guyau pour l’analyse des moralistes anglais de son temps, nous pouvons donc avancer l’idée d’une thèse naturaliste, qui voit dans l’instinct de vie le ressort qui nous « oblige » sans être « obligatoire », et d’une thèse prospective qui, sur cette base et dans la mesure où l’inspiration par l’instinct ne peut plus être la même, « recommande » sans rien « commander » à proprement parler. De l’une à l’autre, le passage peut être interprété doublement, soit que l’on mette l’accent sur le tournant qu’impose, selon Guyau positiviste, le progrès scientifique, soit que l’on fasse valoir l’inquiétude du philosophe qui écrit après la guerre de 1870, quand beaucoup de choses, y compris les pires, paraissent possibles.

Celui-là nous invite à « risquer », comme il l’écrit, dans la pensée et dans l’action. Mais à risquer quoi ? Car après tout ce seul mot d’ordre laisserait l’anomie à elle-même – et pourquoi pas ? – ; mais dans ce cas, pourquoi donc intervenir ? Et une simple morale du

« risque » ne serait-elle pas, alors, un complément vide de la morale de l’instinct que Guyau qualifie lui-même de « moyenne 26 » ?

Nous trouvons bien, dans le détail de l’Esquisse et dans la dernière partie de L’Irréligion de l’avenir des perspectives appuyées sur l’hypothèse naturaliste qui constitue, nous espérons l’avoir montré, l’hypothèse principale. La première perspective, qui porte sur l’action, conduit jusqu’à l’explication de la possibilité du sacrifice, possibilité paradoxale chez un philosophe « vitaliste » ; la seconde, qui porte sur la spéculation, nous mène à l’hypothèse métaphysique qui s’attire la préférence de Guyau, et qu’il nomme le

« naturalisme moniste ». Et les deux nous semblent liées par les trois objets d’étude que cet article ne peut examiner en détail et qui constituent, quant à eux, ce que nous avons appelé ailleurs 27 « les politiques de la moralisation », puisque les thèses développées quant à la sanction, quant à l’éducation et quant l’esthétique sont toutes trois déterminées par la question morale et tracent les contours de la société politique souhaitable. Si, en effet, la tendance de la vie à sa propre augmentation paraît d’un côté la plus insistante, la plus durable, bien qu’elle ne manque pas de défaites, et si, d’un autre côté, l’idée d’association constitue ce qu’il y a de plus foncier dans les phénomènes religieux, l’action comme la pensée peuvent vouloir l’union plutôt que la désunion. C’est le thème commun de l’analyse critique de l’idée de sanction 28 , des études de la fonction sociale de l’art et du traité de pédagogie.

Dans la théorie morale, cela produit une recommandation morale à l’amour qui satisfait les deux exigences de l’instinct, plus d’intensité et plus d’expansion.

S’il constitue à certains égards une dépense de force, il [l’amour] accroît tellement sous d’autres rapports toute l’énergie vitale, qu’il faut le regarder comme une de ces dépenses fructueuses inséparables de la circulation même de la vie 29 .

Or l’amour est, pour Guyau, une souffrance ; comme le remords, analysé comme un déséquilibre entre l’être et l’idéal, ressenti par les sujets moraux les plus avancés, il

25 La Morale anglaise contemporaine, II, Introduction, Paris, Germer Baillière, 1879, p. 186.

26 Esquisse, II, 1, op. cit., p. 248.

27 La Puissance de la vie, V, op. cit., p. 311-386.

28 Ce chapitre de l’Esquisse est, à l’origine, un article paru dans la Revue philosophique (t. XV, 1883, p. 243- 281).

29 L’Irréligion, II, 6, op. cit., p. 258.

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contient une conscience d’insuffisance qui n’est pas sans vérité : aimer, c’est alors toujours souffrir plus ou moins, mais souffrir, c’est savoir 30 . Au fond, le plaisir d’agir, qui soutient le goût du risque, serait une manifestation superficielle de l’instinct vital : en vérité, il n’est pas possible sans la perspective de l’insuccès, si bien que l’action, loin de pouvoir être rassurée par quelque « principe de précaution », met l’agent en constant déséquilibre, dans le vertige du jeu et, à un niveau plus élevé, dans l’amour même, jusqu’à la possibilité d’un écart si important entre la vie physique et la vie morale que le sacrifice en devienne concevable au sein même d’une philosophie de la vie. Anomie : pourquoi pas ? – car Guyau ne nous dit ni ce(ux) que nous devons aimer, ni même comment, pourvu que l’amour nous grandisse – « l’homme a besoin de se sentir grand 31 ». Délivrée de la gangue des religions, limitée dans son influence directe, la persévérance dans la vie nourrit cette recommandation large.

Elle est d’autant plus large qu’elle ne peut plus prendre corps dans un impératif d’inspiration religieuse : puisque nous en avons fini avec les religions, c’est à chacun de nommer et de développer les hypothèses qui peuvent soutenir théoriquement ses choix pratiques. Nous disions que l’anomie et l’irréligion désignaient semblablement le même moment historique ; cela est confirmé par l’approche strictement morale, la recommandation nous invitant à nous « risquer » dans l’action et à soutenir cet engagement somme toute toujours aventureux par le « risque » d’une pensée métaphysique.

Pour que je puisse raisonner jusqu’au bout certains actes moraux dépassant la morale moyenne et scientifique, pour que je puisse les déduire rigoureusement de principes philosophiques ou religieux, il faut que ces principes soient posés et déterminés 32 .

Trois grandes hypothèses ont, pour Guyau, une valeur théorique suffisante pour prétendre à la « force pratique », même si valeur théorique et puissance pratique ne sont pas proportionnelles 33 : il s’agit du théisme de l’idéal moral, du panthéisme et du naturalisme. Quant à la question de cette « anomie intellectuelle » que Guyau désigne par le terme d’irréligion, deux éléments paraissent décisifs pour qui veut comprendre la logique d’ensemble de l’œuvre. En premier lieu, il faut souligner que la concurrence d’hypothèses théoriques n’est pas, et ne peut pas être, du même genre que celle des religions – dont nous connaissons les guerres – ou celle des nations. Les convergences intellectuelles ne connaissent ni la imite géographique des frontières ni l’illimitation temporelle des vœux, promesses et sacrements : le temps est venu de la « libre association », sur le modèle des sociétés de savants et conférences scientifiques. Le temps est venu des « réseaux » transfrontaliers, oserions-nous écrire aujourd’hui. Mais, en second lieu, cela ne signifie pas que toutes les idées se valent ; la préférence du philosophe va à la synthèse des deux versants du naturalisme (idéalisme et matérialisme) dans un monisme dont la vertu est bien moins cette « balance » entre deux aspects de l’existence (« entre la science objective et le savoir subjectif de la conscience 34 ») que la qualité d’hypothèse la moins métaphysique, c’est-à-dire la plus pauvre en recours à des causes transcendantes. Par conséquent, et d’après ces deux observations, disons qu’anomie et irréligion sont à la fois les noms de l’absence de loi s’imposant et ceux de la loi supérieure, loi sans législateur, qui oblige à la façon de

30 Les problèmes de l’esthétique contemporaine, II, 6, Paris, Alcan, 1884, p. 153.

31 Esquisse, II, 1, op. cit., p. 261.

32 Ibid., II, 2, op. cit., p. 278.

33 Ibid., II, 2, op. cit., p. 285.

34 L’Irréligion, III, 5, op. cit., p. 437.

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l’instinct, comme oblige l’amour, comme oblige la science, lesquels font tomber les impératifs, les frontières et les préjugés : tendances plutôt qu’impératifs, espérances plutôt que providences 35 . Certes, l’humanité est laissée à elle-même : mais elle n’est pas sans obligations, entendues en ce sens, comme son travail ne saurait être désormais dénué de sanctions, positives ou négatives.

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On pourra bien insister sur les quelques stéréotypes ou préjugés, sur quelque désuétude de vocabulaire ou quelque comparaison audacieuse – souvent tirée par Darwin ou quelque autre savant avant d’être répétée par Guyau –, cette philosophie nous interroge parfois plus fermement que bien des « contributions » à la mode. Pourquoi donc pouvons-nous prétendre cela ? Pour les motifs suivants : n’en déplaise à Guyau lui- même, qui interprète le spinozisme comme un panthéisme, l’ensemble de l’œuvre, certes inachevé, donne à concevoir l’une des rares tentatives pour naturaliser, à la suite de Spinoza, la morale. Cette naturalisation prend l’instinct pour origine, l’animalité, puis la sexualité, puis encore l’intelligence pour relais. Pour cette pensée, la période contemporaine, déterminée par l’indication de forces inconscientes comme période ayant pris conscience de son passé, mérite un diagnostic qui vaut comme recommandation : les temps de l’anomie, les temps de l’irréligion ont commencé. Où nous conduiront-ils ? Nul ne le sait. Toutefois une espérance est définie, sur la base naturaliste de cette philosophie, et elle repose sur le phénomène privé de l’amour, sur le phénomène public de la communauté d’intelligences laïques. Au cœur et à l’esprit l’avenir est ainsi livré.

35 Voir, à ce sujet, la conclusion, certes hyperbolique, de l’Esquisse.

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