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Marx et la langue jacobine : un espace de traduisibilité politique

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Marx et la langue jacobine : un espace de traduisibilité

politique

Jacques Guilhaumou

To cite this version:

(2)

Marx et la langue jacobine.

Un espace de traduisibilité politique

1

Jacques Guilhaumou

Version élargie de l’auteur de « Marx et la langue jacobine. Un espace de traduisibilité politique », in Matériaux philosophiques pour l'analyse de discours, sous la dir. de J. Guilhaumou et P. Schepens, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011, p. 51-82.

Résumé

Ma présente analyse s’efforce de situer les analyses où se déploie, chez le jeune Marx lecteur de la Révolution française des discours et des mémoires de la Révolution française, une approche marxiste de la langue jacobine dans des termes précis, c’est-à-dire dans des notions-concepts à la fois en usage dans le langage des révolutionnaires et traduits en allemand sous une forme conceptuelle jusque dans ses analyses polituques. Il s’agit bien de prendre en compte la manière dont le jeune Marx lit et traduit les mots de la Révolution française dans le but de (re)constituer une langue jacobine ayant valeur d’ensemble de catégories historiques à forte portée organique à l’horizon de l’émancipation du genre humain.

«

La problématique d’une pensée ne se borne pas au domaine des objets dont son auteur a traité, parce qu’elle n’est pas l’abstraction de la pensée comme totalité, mais la structure concrète et déterminée d’une pensée, et de toutes les

pensées possibles de cette pensée » (Louis Althusser)2.

Table des matières

Introduction

Première partie

1

Cette étude reprend, en les amplifiant et les précisant, donc en y ajoutant de nouvelles analyses, des travaux antérieurs : « Le jeune Marx et le langage jacobin (1843-1846) : lire et traduire 'la langue de la politique et de la pensée intuitive' » in Révolutions françaises et pensée allemande 1789-sous la dir. de Lucien Calvié, Université Stendhal (Grenoble III), Ellug, 1989, « Marx, la Révolution française et le manuscrit de 1843 », Marx démocrate, E. Balibar et G. Raulet éds, Paris, PUF, 2001. Il s’agit donc d’une réflexion sur le jeune Marx et la Révolution française qui jalonne l’ensemble de notre itinéraire de recherche en situant des concepts historiques de la tradition marxiste pris en compte dans nos recherches sur les langages de la Révolution française. Sur les motivations de cet engagement marxiste dans nos travaux sur les langages de la Révolution française, voire notre étude, « Révolution française et tradition marxiste: une volonté de refondation », Actuel Marx N°20, octobre 1996, p.171-192.

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L’ontologie nominaliste de la langue jacobine : de sa réalité constituante à ses actualisations grammaticale et logique.

I- La figure centrale du législateur : l’intelligence du tout politique (La

Gazette Rhénane, 1841-1842)

II - Le terme et l’énoncé fondateur du langage jacobin : le nom de peuple en regard du pouvoir législatif (le Manuscrit de 1843).

- Un Etat basé sur « le fond humain du droit », expression du « tout de l’existence d’un peuple ».

- Le pouvoir législatif, acteur « extrême » de la Révolution française. - Les limites de l’esprit politique.

III - « La langue française de la Masse » : de la « grammaire » à la « formule » (La Sainte Famille, 1844).

- Le point de vue de Marx sur « la langue française de la Masse ».

- « La pratique française de la Masse » : une grammaire spécifique.

- Du principe d’égalité à la française à la formule française, principe en lui-même.

- La réalisation du principe par la négation, une découverte des Français.

Deuxième partie

Lire et traduire la langue jacobine : la formation des catégories explicatives de l’histoire de la Révolution française.

I - L’expressivité de la langue jacobine : mouvement populaire/mouvement révolutionnaire et côté gauche (La Montagne).

- L’expressivité du mouvement populaire.

- L’alliance du côté gauche (la Montagne) avec le parti de la masse : les « extrêmes vraiment réels ».

- L’idée de mouvement révolutionnaire.

II- L’organicité de la langue jacobine : Terreur/révolution à l’état permanent.

_________________________________________________

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Dans ses Cahiers de Prison, Antonio Gramsci précise que « le langage des jacobins, leur idéologie, leurs méthodes d’action reflétaient parfaitement les exigences de l’époque », soulignant ainsi la portée, pendant la Révolution française, d’un langage dont il regrette qu’il soit devenu une « abstraction », alors que les Jacobins étaient avant tout des « réalistes ». S’interrogeant plus avant sur « la naturalité » de ce langage, il fait référence à « l’analyse du langage jacobin dans La Sainte Famille » de Marx, - qui, et c’est là le point essentiel -, « pose comme parallèles et interchangeables le langage juridico-politique des jacobins et les concepts de la philosophie classique allemande »3.

Ce parallèle, cette « traduisibilité réciproque », ou « traductibilité réciproque », entre le langage jacobin de caractère à la fois naturel et réaliste d’une part, la philosophie allemande dans sa portée pratique d’autre part, a une histoire intellectuelle. Hegel fut sans doute le premier à le conceptualiser dans ses

Leçons sur l’histoire de la philosophie où, s’interrogeant sur la récente

« révolution de l’esprit », il en conclut : « En Allemagne, ce principe a fait irruption à titre de pensée, d’esprit, de concept ; en France, c’est dans la réalité effective que cette irruption s’est produite »4

.

Une telle traduction de la réalité empirique, et des formules sur la Révolution qui lui sont liées, dans « le principe » a été explorée plus précisément par Henri Heine, si sensible à « l’affinité élective » entre la France et l’Allemagne. Heine enrichit singulièrement le schéma bien connu, énoncé par Gramsci de la façon suivante : « L’observation contenue dans La Sainte Famille (Marx) – que le langage politique français équivaut au langage de la philosophie classique allemande – a été exprimée ‘poétiquement’ par Carducci dans cette formule : ‘Ils décapitèrent Kant, Dieu – Robespierre, le roi ‘ », pour en faire une véritable

3

Cahiers de Prison, Cahier 19, § 24, Paris, Gallimard, 1991, p. 74. Sur Gramsci et le jacobinisme voire notre étude, « Hégémonie et jacobinisme dans les Cahiers de prison de Gramsci », Cahiers d'histoire de l''Institut Maurice Thorez, N° 32-33, 1979, p. 159-187. Un récent numéro (2015/1) d’Actuel Marx sur Gramsci fait le point sur les recherches relatives à ce penseur marxiste, et aux répercussions de sa pensée.

4Hegel accorde une très grande importance à la Révolution française en tant que réalisation

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homologie structurelle dans la quête de « la science de la liberté »5, tout en précisant que Carducci a emprunté le thème à Heine6.

Notre présente analyse s’efforce alors de situer les analyses où se déploie une approche marxiste de la langue jacobine dans des termes précis, des notions-concepts à la fois en usage dans le langage des révolutionnaires et traduits en allemand sous une forme conceptuelle jusque chez le jeune Marx. Il s’agit bien

d’analyser la manière dont le jeune Marx lit et traduit les mots de la Révolution française dans le but de (re)constituer une langue jacobine ayant valeur d’ensemble de catégories historiques à forte portée organique à l’horizon de l’émancipation du genre humain. Précisons d’emblée que l’organicité et la

généricité de la Révolution française ainsi mises en valeur par Marx nous ont permis d’affirmer, tout au long de notre itinéraire de chercheur7, que la tradition marxiste demeure une référence actuelle et opératoire pour toute approche de l’événement révolutionnaire.

Certes la tradition marxiste, du jeune Marx8 à Gramsci, et au-delà au sein même de l’historiographie progressiste de la Révolution française, aborde plus largement, à partir du concept de jacobinisme, un temps historique long dans la

5 Voir Lucien Calvié, « Le Soleil de la liberté ». Henri Heine (1797-1856), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, en particulier le chapitre VI, et notre compte-rendu dans les Annales Historiques de la Révolution française, N°351, janvier-mars 2008, p. 205-207. 6Cahiers de prison, Cahier 8, § 208, p. 375 (voir aussi le Cahier 11, § 49). Gramsci donne d’autres précisions sur cette comparaison, remontant, avec Croce, jusqu’à une lettre de Hegel à Schelling du 21 juillet 1795. Gramsci en vient alors à considérer que la 11ème Thèse sur Feuerbach de Marx (« Les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte, c’est de la transformer ») veut dire que la philosophie doit devenir politique et pratique dans le sens français, donc jacobin par le fait de l’affinité entre l’événement politique et la théorie philosophique. De là à considérer que nous héritons du jacobinisme un programme de travail et d’action toujours actuel, le pas est franchi tant par Marx, Gramsci et les historiens marxistes contemporains. Voir sur ce point l’ouvrage de Claude Mazauric, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, Paris, PUF, 2009.

7

Voir notre réflexion d’egohistoire sur « Révolution française et tradition marxiste: une volonté de refondation », op. cit.

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mesure où Marx lui-même considère, lorsqu’il marque son intérêt majeur pour la lecture des textes de la Révolution française au cours des années 1842-18449, que la Révolution française n’est pas fini, et recèle donc encore des potentialités révolutionnaires10. Cependant, notre présent objet d’étude demeure strictement langagier : il s’agit de s’en tenir à la manière dont le jeune Marx lit et traduit les mots du jacobinisme historique, tout en y associant des termes propres aux philosophes allemands (Kant, Fichte, Hegel, Humboldt) contemporains de la Révolution française, dans le but de caractériser les éléments essentiels de la langue jacobine, et de mesurer ainsi sa portée heuristique, sa valeur organique.

Première partie

L’ontologie nominaliste de la langue jacobine : de sa réalité

constituante à ses actualisations grammaticale et logique

I- La figure centrale du législateur : l’intelligence du tout politique (La

Gazette Rhénane, 1841-1842)

Dans notre ouvrage sur Sieyès et l’ordre de la langue11, nous avons souligné l’intérêt de la lecture que Marx fait de Sieyès écrivain patriote et législateur philosophe, célèbre en 1789, lorsqu’il s’agit de préciser « le principe politique lui-même » à partir de « quelque chose », le fait que « le tiers-état soit devenu tout et veuille être tout »12. Ainsi Marx, journaliste de la Gazette Rhénane au cours des années 1841-1842, s’efforce de « marcher dans les traces de Sieyès » tout en se démarquant d’une lecture trop étroitement « bourgeoise », donc à « l’allemande » avec l’objectif terminal d’énoncer, dès la première partie de La

9Dans l’itinéraire intellectuel de Marx, cette période est très caractéristique par le fait même d’une évolution rapide de sa pensée, comme le montre précisément Eustache Kouvélakis dans le chapitre V, intitulé « Karl Marx, 1842-1844. De l’espace public à la démocratie révolutionnaire » de son ouvrage Philosophie et Révolution. De Kant à Marx, Paris, PUF, 2003.

10 C’est le sens du rapprochement fait par Gramsci, sur le thème de la traduisibilité (ou

traductibilité), entre le langage jacobin et la philosophie allemande d’une part, la onzième thèse de Feuerbach de Marx sur la nécessaire transformation du monde d’autre part. Voir la note 6 ci-dessus.

11Paris, Kimé, 2002.

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Sainte Famille en 1844, l’invention de « la politique moderne »13 sous l’égide de Sieyès et Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?

Plus largement, Marx marque ici un souci de particulariser « la disposition d’esprit politique », expression reprise au § 268 des Principes de la Philosophie

du Droit de Hegel dans le Manuscrit de 184314 à partir d’un « principe politique » qu’il s’agit d’abord de caractériser avant d’en venir à « la qualité

d’être politique de l’individu »15

.

Dans la lignée du libéralisme politique des législateurs français, adeptes du principe de « la centralité législative », Marx journaliste précise alors que le « principe politique » est à la fois politique et moral au sein d’un monde qui obéit à ses propres lois. Il suscite une « sphère autonome »16 dans laquelle se développe l’Etat comme totalité, c’est-à-dire en tant qu’« association d’hommes libres qui s’éduquent mutuellement », donc où « l’individu trouve sa jouissance dans la vie de l’ensemble »17

. Et Marx de s’engager sur la voie qui le mène du législateur révolutionnaire, - Sieyès et Robespierre en premier plan - , aux « héros intellectuels de la morale tels que Kant, Fichte, Spinoza »18. Ici la « loi de l’Etat » n’est autre que le développement ultime de « la loi naturelle de liberté » et détermine, dans une perspective humboldtienne, le « caractère »19 de la

13La Sainte Famille, 1844, Paris, Editions sociales, p. 42.

14 Critique du droit politique hégélien, Paris, Editions sociales, 1975, p. 43. Ce texte est

désigné plus généralement soit par l’appellation Manuscrit de 1843, soit Manuscrit de Kreuznach. Voir, à son propos l’ouvrage collectif Marx démocrate. Le Manuscrit de 1843, sous la direction d’Etienne Balibar et Gérard Raulet, Paris, PUF, 2001 où nous sommes intervenu par un propos que nous avons présentement repris et modifié.

15

Ibid. p. 57. Précisons que, pour Marx, proche d’Aristote à ce titre, un être humain qualifié politiquement est individué, sans pour autant s’en tenir à sa qualité individuelle dans la mesure où il est mis en mouvement, sur la base même de son substrat individué, par des forces primitives et individualisantes. Voir sur ce point, Hervé Toboul, Marx, Engels et la question de l’individu, Paris, PUF, 2004.

16 Sur « la morale comme une sphère autonome », cf. Oeuvres, op. cit. , p. 122. 17 Ibid., p. 210.

18Ibid, p.122.

19 Ibid., p. 245. De même que Wilhelm von Humboldt, le jeune Marx associe ici étroitement

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politique comme « produit de l’entendement » à partir de l’essence rationnelle et morale de la liberté.

Marx affirme alors que « La philosophie se fait l’interprète des droits de l’humanité, elle exige que l’Etat soit l’Etat de la nature humaine »20

dans la continuité des termes de Fichte précisant, dans le Fondement du droit naturel, que « l’Etat lui-même devient l’état de nature de l’homme; et ses lois ne doivent être rien d’autre que le droit naturel réalisé »21

. C’est ainsi, ajoute Marx, que « la philosophie la plus récente considère l’Etat comme le grand organisme où la liberté juridique, morale et politique doit trouver sa réalisation et où chaque citoyen, en obéissant aux lois de l’Etat, ne fait qu’obéir aux lois naturelles de sa propre raison, de la raison humaine »22.

C’est dire que Marx met l’accent, comme Fichte, sur « l’acte comme tel »23

dans le fait de traduire le droit naturel dans la loi, et souligne ainsi déjà le caractère réaliste, au titre du rapport de l’esprit au réel, de l’activité du législateur révolutionnaire, tout en prenant ses distances avec « les lois du terrorisme telles que les ont inventées la détresse de l’Etat sous Robespierre » qui substituent à l’acte la conviction de l’acteur, en particulier en matière de suspicion. Marx écrit ainsi : « C’est seulement quand je m’extériorise, quand j’entre dans la sphère du réel, que j’entre dans la sphère du législateur. Pour la loi, je n’existe absolument pas, n’en suis nullement l’objet, sauf quand j’agis »24

. Ici nous sommes dans l’espace de ce qui doit être, et non ce qui est comme l’affirment tant Sieyès (« Ne cherchez pas dans ce livre le tableau des rapports sociaux établis, cet objet appartient à l’histoire. Nous nous occuperons non de ce qui est, au a été, mais de ce qui doit être »25 ) que Gramsci (« le devoir-être est du concret, c’est même

20 Ibid., p. 217.

21 Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science (1796-1797),

Paris, PUF, 1984, p. 163. Karl Friedrich Köppen, un ami intime de Marx, publie, en 1843, un article sur « Fichte und die Revolution » (Anekdota zur neuesten deutschen Philosophie un Publicistik, A. Ruge ed., Zürich), qui met l’accent sur le lien entre philosophie et Révolution française.

22 Oeuvres, op. cit., p. 220.

23Ibid., p. 125.

24Ibid., p. 123.

25Note manuscrite sur Chapitre préliminaire : la chose/ la langue, A.N. 284 AP 2/3. Bien sûr

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la seule interprétation réaliste et historiciste de la réalité : le devoir-être est seulement histoire en acte, philosophie en acte, seulement politique »26).

Entre Sieyès et les philosophes allemands (Fichte, Humboldt), une idée circulait déjà avec insistance, « l’idée du Tout », dont le jeune Marx reprend le terme. Hegel est-il vraiment pour Marx dans une telle lignée philosophique ? Marx ne dénonce-t-il, dans le Manuscrit de 1843, la confusion hégélienne entre « l’Etat considéré comme le tout de l’existence d’un peuple et l’Etat politique »27

? Au-delà de tout déterminisme hégélien, nous pensons donc qu’il convient de rapporter « l’idée du tout », liée à celle (française) d’ « ensemble », à la manière dont la tradition intellectuelle allemande « radicale » a lu et traduit les expériences des libéralismes politiques de la Révolution française, en se situant dans un premier temps plus du côté du libéralisme constituant de Sieyès rapporté au « tout de la nation » qu’à proximité du libéralisme égalitaire de Robespierre. Le « principe » politique d’un « moment naturel » déployé dans le « tout » de l’existence d’un peuple-Etat nous confronte aux « qualités législatives » du « vrai législateur » et à leur déploiement dans une « assemblée vraiment politique ». La figure du législateur-philosophe rend ainsi compte des valeurs libérales, l’humanité, les droits de l’homme et l’égalité28

.

C’est à Sieyès qu’il revient de marquer fortement l’effectivité du principe politique au moment, le 17 juin 1789, où le Tiers Etat se constitue en assemblée constituante29. Dès sa première lecture attestée, au cours de son séjour à Kreuznach, d’un ouvrage allemand récent sur la Révolution française,

Geschichte der letzen 50 Jahre (1834) de C. F. E. Ludwig, dont nous avons

conservé des extraits de sa main, le jeune Marx prime cette date historique en débutant sa liste des points importants de ce livre par l’annotation suivante: « Vertretung des Vermögens in der assemblée constituante »30. Puis il y revient à deux reprises sous la date du 17 juin et l’inscrit dans l’une des rubriques (« assemblée constituante ») de l’index de ses lectures philosophiques du

26Cahiers de prison, Cahier 13, § 16, Paris, Gallimard, 1978, p. 375.

27 Critique..., op. cit, p. 133.

28 Voir le portrait du « sage législateur » ou « législateur moral » dans Marx, Oeuvres, op.

cit., p. 248-249.

29 Voir le chapitre II (« La naissance d’une nation ») de notre ouvrage, L’avènement des

porte-parole de la République (1789-1792), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.

30 Exzerpte und Notizen 1843 bis januar 1845. Gesamtausgabe (Mega), Vierte Abteilung,

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moment, en particulier Rousseau et Montesquieu31. Par la suite, Marx devait conserver une attention toute particulière pour cet acte qui transforma les Etats Généraux en « Assemblée essentiellement active », en «organe réel de la grande masse des Français »32, donc inventa « l’esprit nouveau », l’esprit public.

Marx considère ainsi que le spectateur philosophe allemand a été confronté, avec l’avènement de l’Assemblée Nationale, à une série de concepts (propriété,

égalité, souveraineté, volonté générale, loi, etc. ) qu’il indexe et situe dans

l’espace de production d’un entendement humain devenu autonome par le fait de son unité et de son caractère propre et au titre de l’autodétermination du « principe politique », c’est-à-dire là où « quelque chose » existe par le fait de s’isoler elle-même. Ce « quelque chose » à valeur principiel, et qui s’historicise dans l’avènement de l’assemblée nationale, n’est autre que le propre de « l’intelligence politique » qualifiée par Marx d’ « âme organisatrice du tout ». L’invention de la représentation politique, qui se trouve, selon Sieyès, au coeur du « système français de l’unité organisée » exige avec Marx, pour incarner le « principe politique », « une représentation de l’intelligence », qui tend vers une « représentation de par soi » spécifique à la création politique, avec comme point ultime, « la représentation de la matière du peuple », de la vie politique. Ainsi pose-t-il déjà le problème de la représentation de « l’intelligence populaire » au-delà de « l’intelligence politique » elle-même.

II - Le terme et l’énoncé fondateur du langage jacobin : le nom de peuple en regard du pouvoir législatif (le Manuscrit de 1843).

Pendant l’été 1843, Marx décide de consacrer une partie de ses lectures à la Révolution française, d’abord à l’aide des divers ouvrages d’historiens allemands dont il dispose. Ces notes à ce sujet regroupées au sein des premiers

Cahiers de Kreuznach s’ajoutent à de copieux extraits de deux ouvrages

fondamentaux en matière de théorie politique : L’Esprit des lois de Montesquieu et le Contrat Social de Rousseau. C’est sans doute aussi le moment où il opère sa « révision critique de la philosophie du droit de Hegel », au sein de ce qu’on appelle le Manuscrit de 1843, et qu’il entame Sur la question Juive. Nous avons déjà signalé l’existence d’un index de notions, intitulé Inhaltverzeichniss, qui se trouve en fait à la fin du second Cahier de Kreuznach, regroupées en 18 rubriques, avec des références, essentiellement en allemand, aux ouvrages annotées33.

31 Ibid. p. 116.

32 L’Idéologie Allemande (1845), Paris, Editions sociales, pp. 226-227.

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La majeure part de cet index recense des notions de Montesquieu et de Rousseau, retravaillées dans le Manuscrit de 1843. Nous y trouvons aussi la répétition à trois reprises de la rubrique portant sur le mot propriété, en lien avec les préoccupations de Marx dans Sur la question Juive. Cependant, nous avons précisé que Marx s’intéresse aussi, dans cet index, au lien entre la question de la représentation et les événements de 1789 dans des termes allemands, donc déjà à une première forme de traduction soulignant l’expressivité du langage de la Révolution française, consécutivement à propos du rapport ainsi établi historiquement entre pouvoir et représentation, par le biais de la référence à la souveraineté du peuple dans l’Assemblée des représentants, puis en relation avec la question de la représentation chez Rousseau.

C’est donc bien le concept de représentation, à travers sa mise en acte en 1789 en tant que pouvoir constituant, qui se situe dès le départ au fondement du savoir politique jacobin, de son langage même. Des termes cités en français (bien

public, volonté générale, volonté de tous en particulier), à côté des termes

allemands ressort de nouveau une préoccupation spécifique sur la nature de l’Etat.

Un Etat basé sur « le fond humain du droit », expression du « tout de l’existence d’un peuple ».

Nous l’avons vu, avant même d’entamer sa lecture critique d’Hegel, Marx voit donc dans l’Etat issu de l’expérience révolutionnaire un Etat innervé par des forces spirituelles sur « le fond humain du droit ». Il est donc d’emblée à distance de l’Etat politique tel qu’il est conçu par Hegel, et de son « rapport essentiel » et de surcroît essentialiste à la « société civile (bourgeoise) », essentialisme critiqué dès le début du Manuscrit de 184334. Il ne s’agit pas

simplement de dénoncer l’inversion du sujet et du prédicat réalisé par Hegel, inversion qui lui interdit d’appréhender les « instances agissantes » de la société civile sous la forme de « sujets réels », et de manière plus générale le peuple comme « terme concret ». Il convient aussi de marquer l’apport décisif de l’histoire des « Français de l’époque moderne », la disparition de l’Etat politique dans la « vrai démocratie » où « il ne vaut plus pour le tout » désormais rapporté à « l’autodétermination du peuple »35.

34 Critique... op. cit., p. 36.

35 Ibid. p 70. La phrase de Marx, « Les Français de l’époque moderne ont compris cela au

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Que reste-t-il dans la démocratie représentative de la matière étatique ? Seulement un Etat de droit, un Etat moral équivalent au « tout de l’existence du peuple » où le législateur, figure centrale incarnée successivement par Sieyès et Robespierre, énonce la loi au nom d’un peuple qui la fait, et dans le même temps formule « l’interdit d’Etat » (pour reprendre la formule de Fichte dans le

Fondement du droit naturel36) contre toute forme de pouvoir bureaucratique d’Etat. C’est alors que Marx peut affirmer que « le pouvoir législatif a fait la Révolution française »37, de 1789 à 1793, en tant que pouvoir d’organiser l’universel dans la particularité même de l’événement révolutionnaire.

Autour de « l’interdit d’Etat », se met ainsi en place, dès 1843, le terme (« le peuple ») et l’énoncé fondateur (« le pouvoir législatif a fait la Révolution française ») du langage politique jacobin.

En effet « le peuple » est clairement désigné comme la figure fondatrice de la démocratie dans une thématisation à valeur de présupposé à propos de la constitution : « C’est le peuple qui a créé la constitution »38. Le terme premier, pivot du langage jacobin se situe tout autant au centre des notes de Marx sur Rousseau lorsqu’il recopie le passage du Contrat Social où il est dit que les hommes « prennent le nom de peuple et s’appelle en particuliers citoyens »39. Ainsi, en France, la présence affirmée, dans des termes allemands, de la vie réelle, démocratique du peuple, au cours de la Révolution française au sens large, pose l’Etat seulement politique comme « une forme particulière du peuple ». Ce qui permet de formuler le processus organique de la Révolution française dans les termes suivants : « Les Français de l’époque moderne ont compris cela au sens où dans la vraie démocratie l’Etat politique disparaîtrait »40

Le pouvoir législatif, acteur « extrême » de la Révolution française.

Cependant à qui revient vraiment le pouvoir permanent d’énoncer « l’interdit d’Etat » ? C’est là où se pose le problème de « l’agir du peuple », de la détermination organique du « peuple réel » dans son lieu privilégié d’expression, « la centralité législative » selon l’expression jacobine consacrée. Ainsi, en

36 Op. cit. , p. 185.

37 Critique..., op. cit. , p.104.

38Ibid., p. 69.

39Exzerpte und Notizen 1843 bis januar 1845, op. cit. , p.?

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analysant la bureaucratie moderne, véritable « formalisme politique » qui s’efforce de produire « la chose du peuple réel » dans le faire du peuple41

, Marx identifie l’énoncé actualisant le faire du peuple : « le pouvoir législatif a fait la révolution française »42.

Dans la tradition rousseauiste, « l’acte que j’appelle une loi » résulte du moment où « tout le peuple statue sur tout le peuple »43. En conséquence, ajoute Marx, « le pouvoir législatif ne fait pas la loi ; il la découvre et la formule seulement »44. C’est en distinguant un pouvoir législatif « réel » d’un pouvoir législatif « posé, empirique » que l’on peut vraiment appréhender la valeur organique du pouvoir législatif issu de la Révolution française. En effet Marx ajoute : « de cette nature discordante du pouvoir législatif comme fonction législative réelle et comme fonction représentative, abstraitement politique, est issu un caractère distinctif qui s’impose surtout en France, pays de l’éducation politique »45. Gramsci commente en considérant que « chacun est législateur au sens large de ce concept » du fait que chaque homme « tend à établir des normes de règles de vie et de conduite », et détient ainsi un « pouvoir représentatif » réel, alors que « les représentants » proprement dits n’en propose abstraitement qu’ « une expression systématique normative »46.

Où l’on voit ici, dans les termes allemands de Marx, progresser d’une étape supplémentaire le caractère politique de la France et des Français. Crédités de « l’invention de la politique », les Français sont aussi les inventeurs de « la vrai démocratie », située au cœur même de « l’éducation politique » de la masse du peuple. La synthèse libérale issue de la tradition intellectuelle allemande dans sa confrontation avec la Révolution française trouve, sous la plume de Marx, ses justes termes.

Revenons donc à ce qu’il en est de l’agir du pouvoir législatif qui formule le faire du peuple et découvre l’organicité de la forme d’existence universelle du

41Ibid., p. 90.

42Ibid., p. 105.

43 Voir par exemple le chapitre 5, « Qu’est-ce qu’un peuple ? » de l’ouvrage récent de Géraldine Leplan, Jean-Jacques Rousseau et le patriotisme, Paris, Honoré Champion, 2007. 44Critique, op. cit, p. 105.

45Ibid., p. 183.

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peuple. En effet, le pouvoir législatif, expression de l’autodétermination de la communauté politique qui prend nom de peuple, ne cesse de formuler la vérité de l’Etat politique, du rapport entre l’Etat politique et la société civile (bourgeoise) : par là même, il est « la totalité de l’Etat politique… sa contradiction jusqu’à être rendue apparente »47. Marx traduit ainsi ce qu’il en est

du pouvoir du législateur-philosophe en tant que « révolte posée » face à « la révolution permanente » (expression de Sur la question juive) selon l’énoncé recteur suivant : « Le peuple fait la révolution/les législateurs font la révolution pour le peuple » que l’on trouve au cœur de discours robespierriste48. Face à la positivité du peuple - terme spécifique de la communauté démocratique -, le pouvoir législatif est un pouvoir négatif, une puissance incarnant l’antinomie même entre l’Etat politique et la société civile (bourgeoise).

Ce point est d’une grande importance dans la mesure où il dicte philosophiquement à Marx, si l’on peut dire, son intérêt historique, l’année suivante, pour les luttes sous la Révolution française, et tout particulièrement au sein de la Convention. Il mérite d’être précisé, dans le sens d’une analyse des extrêmes au sein même de l’espace législatif49. C’est ce que Marx fait de même.

En effet, comme l’a si bien montré Solange Mercier-Josa50

, Marx oppose, dans le Manuscrit de 1843, à la conception hégélienne du pouvoir législatif comme médiation un abord tout autre, en termes d’ « extrêmes vraiment réels », dans un passage fort complexe, et que nous proposons à la réflexion en deux temps.

Caractérisant comme extrêmes « la singularité empirique » de l’Etat, incarné par le Prince d’une part, et « l’universalité empirique » de sa société civile (bourgeoise) d’autre part, à l’encontre de médiations faussement rapportés au

47Critique, op. cit., p. 148.

48Voir sur ce point notre ouvrage, La langue politique et la Révolution française, Paris, Klincksieck, 1989.

49 Nous nous limitons ici à préciser les enjeux du recours à l’analyse des

« extrêmes réels » dont nous avons, Françoise Brunel et moi-même, mis en évidence la construction complexe, en lien à l’historiographie de l’époque, dans « Extrême, extrêmes: réflexions sur Marx, le côté gauche et les Montagnards », in Extrême ? Identités partisanes et stigmatisation des gauches en Europe (XVIIIème-XXème siècle), sous la dir. de M. Biard, B. Gainot, P. Pasteur et P. Serna, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 67-81.

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« moment organique » (l’expression est ici de Hegel). Ce qui donne en première approche, donc de passage en passage :

« Des extrêmes réels ne peuvent pas être médiatisés l’un avec l’autre justement parce qu’ils sont des extrêmes. Mais ils n’ont pas besoin non plus de médiation car ils sont d’essence opposée. Ils n’ont rien en commun l’un avec l’autre, ne se demandent pas, ne se complètent pas l’un l’autre /…/ La différence est une différence de l’existence /…/ Autant en effet deux extrêmes dans leur existence entrent en scène comme réels et comme extrêmes, autant il réside pourtant seulement dans l’essence de l’un d’être un extrême, l’un n’ayant pas pour l’autre la signification de la vraie réalité. L’un gagne sur l’autre et le recouvre. »51

.

Reprenons plus précisément le cheminement de Marx en la matière. La question est ici celle du pouvoir législatif, non plus comme médian existant à l’exemple d’Hegel, mais comme autodétermination, sur le modèle de la Révolution française - voir l’énoncé « le pouvoir législatif a fait la Révolution française »52. A la manière « très diplomatique » dont se construit le pouvoir législatif chez Hegel se substitue une réflexion sur le pouvoir législatif comme Etat politique total, donc pris dans sa contradiction avec lui-même qui tend, dans « la vrai démocratie », à son auto-dissolution. Il s’agit donc de mettre en évidence « l’illusion posée de l’unité de l’Etat politique avec lui-même », l’illusion de la politique, tout en prenant au sérieux l’autre énoncé selon lequel « le pouvoir législatif est le pouvoir d’organiser l’universel »53

.

Nous retrouvons là le schéma révolutionnaire selon lequel c’est la volonté du peuple qui fait les lois, le pouvoir législatif se contentant de les découvrir et de les formuler, ce qui n’est pas rien à vrai dire. Le pouvoir législatif autodétermine le mouvement politique, il est garant de son unité organique. A ce titre, pour en revenir aux extrêmes réels, le pouvoir législatif existe à la fois comme extrême, en tant qu’il émane de l’universalité empirique de la société civile-bourgeoise, mais dans le même temps il est l’essence même de l’unité organique de l’Etat politique. En contrepartie, le Prince est hors de la réalité du pouvoir législatif. La Révolution française a recouvert son existence en niant la réalité de l’essence du principe monarchique : ce principe en vient à désigner le non-humain face à l’humain redécouvert dans l’universalité du pouvoir législatif.

51Critique, op. cit., p. 145-146.

52 Ibid., p. 104

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Le pouvoir législatif est bien la totalité, dans la mesure il procède de son propre mouvement, il est à lui-même son propre agir par son lien au « faire du peuple ». Il impose la réalité du principe politique lui-même - réalité certes abstraite, mais réalité quand même - à l’encontre de la non-réalité du principe monarchique. Marx s’oppose donc bien à la conception hégélienne de la médiation (politique) au titre du principe de négativité, de l’auto-mouvement de la négativité et de sa nécessité, si caractéristique, à vrai dire, des Français comme nous le verrons dans La Sainte Famille à propos du développement du droit d’une période historique à l’autre, et tout particulièrement avec la Révolution française. La nécessité qui en ressort est celle de la lutte entre deux extrêmes, qui relèvent d’une « différence des essences » dans le mouvement réel et non d’une simple « différence d’existence » dans une conjoncture particulière. Ici « la formule, la conscience de l’Etat » - il s’agit là de l’Etat de droit naturel – a pour base un principe de négation qui apparaît en lui-même comme totalité.

Marx précise cette analyse complexe de l’abstraction de soi-même productrice d’une opposition réelle sous la forme d’ « une subsistance autonome », bref du principe négatif de contradiction sur la base de l’individuation, en mettant l’accent sur la triple erreur d’Hegel :

« 1. Que, parce que seul l’extrême est vrai, toute abstraction et unilatéralité se tienne pour vraie, ce qui fait qu’un principe au lieu d’apparaître comme

totalité en lui-même n’apparaît que comme abstraction d’un autre.

2. Que le caractère bien décidé d’opposition réelles, leur développement jusqu’à la formation d’extrêmes, soit pensé comme quelque chose qui doit être empêché ou comme quelque chose de nuisible, alors qu’elle n’est rien d’autre que leur connaissance de soi aussi si bien que ce dont s’allume la

décision de la lutte ;

3. Que l’on tente la médiation. Autant en effet deux extrêmes dans leur existence entrent en scène comme réels et comme extrêmes, autant il réside

pourtant seulement dans l’essence de l’un d’être extrême, l’un n’ayant pas

pour l’autre la signification de la vraie réalité. L’un gagne sur l’autre et le recouvre »54.

54

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En trois points, Marx précise ainsi l’apport de la catégorie d’ « extrêmes vraiment réels » à la compréhension du mouvement historique réel. J’en ai souligné les occurrences tout exprès pour mieux mettre en valeur leur consécutivité et leur généralité dans leur processus dialectique : un principe se totalisant de lui-même ; une prise de conscience, sur la base de ce principe, de la nécessité de la lutte ; l’effectivité du principe saisi par la connaissance de soi dans une signification vraie accordée au seul extrême défendant par la lutte le genre humain, à l’encontre de l’autre extrême, non-humain, destiné donc à disparaître. Globalement, Marx singularise ainsi un principe d’individuation de l’extrême dans sa constitution lui-même en totalité par le fait de la négativité, puis dans sa prise de conscience, son effectivité donc, au sein même la lutte qui donne sa signification au processus d’ensemble en singularisant l’extrême propre au genre humain.

Lorsque Marx conclut ce point par l’annotation, « A ce sujet, davantage plus tard », on saisit qu’il souhaite y revenir, mais de manière plus historique. On comprend, devant une telle découverte de la catégorie d « extrêmes vraiment réels » et la recherche de son effectivité historique là où la lutte a atteint un point culminant qu’il redouble d’énergie en matière d’investigations sur la Révolution française, en entamant très rapidement une série de lectures sur les textes des révolutionnaires eux-mêmes au cours de son séjour à Paris en 1844, et même en écrivant quelques pages d’une Histoire de la Convention sur le thème de la lutte entre Montagnards et Girondins, mise en chantier puis abandonnée, sur la base de ses notes relatives aux Mémoires du Montagnard Levasseur de la Sarthe55. Les notes antérieures de Marx sur la Geschichte Frankreichs im

Revolutionszeitalter de W. Wachsmuth, datées du séjour à Kreuznach, donnent

d’ailleurs des informations sur ses futures lectures parisiennes, à partir d’une liste des sources de cet historien allemand56. Nous y trouvons en bonne place les journaux les plus connus de 1789, en particulier les Révolutions de Paris, plusieurs mémoires de députés sur les événements de l’assemblée constituante de 1789, et bien sûr la mention des principaux ouvrages publiés par Sieyès ainsi que la « Notice sur la vie de Sieyès » publiée en l’An III.

Wilhelm Wachsmuth, Geschichte Frankreichs im Revolutionszeitalter, dont le tome II a été publié en 1842 et qui constitue, par un abondant système de notes de bas de page, un véritable répertoire des sources imprimées sur la Révolution française. » « Extrême, extrêmes: réflexions sur Marx, le côté gauche et les Montagnards », op. cit.

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Après avoir lu, au cours de son séjour à Paris en 1844, ces textes et bien d’autres, Marx en vient à envisager d’écrire une Histoire de la Convention. Son plan de travail sur Société bourgeoise et révolution communiste57, et surtout le premier

point, intitulé « Histoire de la naissance de l’Etat moderne ou la Révolution française » détaillé dans des termes qui nous sont déjà familiers : « Excès d’importance que l’élément politique s’attribue à lui-même – Confusion avec l’Etat antique. Rapport des révolutionnaires et société civile. Dédoublement de tous les éléments dans la société civile et l’Etat », précise sa visée immédiate, mais ne préjuge pas de la valeur heuristique des catégories explicatives de la Révolution française qu’il vient de mettre en place lorsqu’il écrit conjointement en Français et en allemand, c’est-à-dire dans La Sainte Famille.

En effet, au-delà de ce projet non abouti sur la double face (réel/illusoire), si l’on peut dire, de l’idéologie jacobine, et qui laisse surtout à notre disposition de précieux retraductions de notes de lecture, Marx franchit en parallèle un pas décisif, qui lui permet de déployer toute l’ampleur des catégories explicatives de l’histoire de la Révolution française constitutives de la tradition marxiste elle-même, la mise en œuvre d’une critique minutieuse du principe politique limitée à lui-même, et non associé à d’autres principes, et aux formules qui les actualisent.

Les limites de l’esprit politique.

A la fin de 1843, dans une sorte d’introduction au Manuscrit de 1843, qu’il soumet dans les Annales franco-allemandes en février 184458, Marx en reste encore à ce « quelque chose », à propos de l’idée de tout, qui fonde le langage jacobin, et permet de caractériser la misère politique allemande dans les termes suivants : « En France, il suffit qu’un individu soit quelque chose pour vouloir être tout. En Allemagne, il faut n’être rien pour ne pas devoir renoncer à tout »59.

Quelques mois plus tard, dans ses Gloses marginales critiques d’août 1844, le paysage politique issu de la Révolution française change, bien que ce « quelque chose » demeure en fondement sur le plan de l’ontologie sociale du fait révolutionnaire français. Si « la période classique de l’intelligence politique, c’est la Révolution française », cela s’entend d’abord au titre des limites de la politique : Sieyès est ainsi implicitement mis à distance pour s’en être tenu au

57Il se trouve dans le cahier contenant par ailleurs les Thèses sur Feuerbach (1845). Nous en trouvons en annexe de la traduction française de L’Idéologie Allemande.

58Elle s’intitule, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction. Nous faisons référence à la traduction d’Eustache Kouvelakis, Paris, Ellipse, 2000.

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« principe de la politique », donc à la seule volonté abstraite. La « rupture » entre Marx et Arnold Ruge, son interlocuteur dans les Gloses, alors qu’ils étaient auparavant unis dans une même confiance sur le possibilité d’une action révolutionnaire sur le modèle français, marque ici le choix marxien de la révolution sociale du fait que « la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles »60.

Gramsci prolongera une telle critique de l’exclusive du principe politique en opposant « le centralisme organique » qui en est l’émanation la plus visible au « mouvement historique réel », marquant donc le contraste entre une volonté qui se veut objectivement parfaite, et suscite donc une « perte d’expression » (Marx) prise seule, et « la volonté associée et délibérante »61. Il précisera également, dans le sens de Marx, ce qu’il en est alors du caractère générique de l’homme par rapport à la volonté : « L’homme est volonté concrète, c’est-à-dire application effective de la volonté abstraite, ou impulsion vitale, aux moyens concrets que réalise cette volonté »62. Voilà une donnée vraiment centrale en matière d’ontologie de la langue jacobine : du principe de la volonté abstraite comme force agissante à sa signification concrète au sein de l’homme générique donc, tel qu’il se déploie dans les Manuscrits de 184463.

Désormais, en regard des informations historiques recueillies, « L’esprit politique » touche à ses limites face à la misère sociale, et à la réponse appropriée à cette exclusion, la révolution sociale. Toujours dans les Gloses, en lien avec l’analyse plus précise de Sur la Question Juive, Marx note ainsi que « l’âme politique » de la Révolution française est de « nature limitée et désunie » par le fait qu’elle instaure le « cercle dominant » d’un pouvoir privé au détriment de la vie générique, ce qui fait de l’Etat un « tout abstrait ».

60Une « rupture » particulièrement complexe dont Lucien Calvié a reconstitué le contexte et

les enjeux avec une grande minutie dans Aux origines du couple franco-allemand. Critique du nationalisme et révolution démocratique avant 1848. Arnold Ruge, Presses Universitaires du Mirail, 2004. Une rupture » à vrai dire qui reste liée aux idées, aux mots et aux images de la Révolution française dans la mesure où Marx et Ruge, au-delà de leur divergence, reste convaincu du caractère quasiment inépuisable de l’actualité politique toujours renouvelée de la Révolution française en regard de la nécessité d’un changement social radical, comme le note très justement Lucien Calvié (p. 85).

61Cahiers de prison, Cahier 3, § 56, Paris, Gallimard, 1996, p. 301.

62Cahiers de prison, Cahier 10, § 48, Paris, Gallimard, 1978, p. 136.

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Solange Mercier-Josa, dans son commentaire philosophique très minutieux de la divergence entre Marx et Ruge sur ce point, résume ce processus historique limitatif, tout en introduisant une nuance de taille :

« La détermination de l’Etat politique moderne à la fois comme domination et comme abstraction ne peut être comprise que par référence à la thèse de

Sur la Question Juive selon laquelle la révolution politique, en érigeant les

affaires de l’Etat en affaires du peuple, ne promeut pas l’exercice de la volonté libre de celui-ci (sauf cas exceptionnels quand l’Etat tend à

s’autonomiser), mais qu’elle est la forme sous couvert de laquelle la société

civile-bourgeoise, loin d’être « révolutionnée », soumise à la critique dans ses éléments », s’émancipe de « la politique, c’est-à-dire de l’apparence même d’un contenu universel » (Marx) en s’émancipant de la féodalité »64

.

L’exception de taille tient à l’accent mis, dans le texte souligné par nos soins dans la parenthèse, sur la formation autonome de l’Etat de droit et son corollaire « l’interdit d’Etat » telle qu’elle est décrite au départ dans le Manuscrit de 1843. Un processus d’abord mis en œuvre avec les Jacobins dès 1793, puis au sein d’un processus révolutionnaire plus long dont Marx trouve le concept dans l’expression traduite de la langue française, « la révolution à l’état permanent » là encore dans Sur La Question Juive, comme nous le verrons. Où l’on voit d’ailleurs que l’expression « révolution bourgeoise », jamais utilisée par Marx, serait un non-sens à ses yeux, le propre de l’Etat seulement politique étant justement son incapacité à « révolutionner » la société bourgeoise !

Si un temps s’impose l’Etat de droit naturel, c’est bien dans ce moment où l’énergie jacobine, incarnée par Robespierre, pose au-delà du « principe politique » la question d’une « représentation constante de l’intelligence populaire » même si sa nécessité à été posée, par la Convention, plus comme décision que réalisation, face à la pauvreté, ce qui fait dire à Marx que « la Convention, c’était pourtant le maximum de l’énergie politique, du pouvoir

politique et de l’intelligence politique 65. L’émancipation humaine reste toujours l’horizon d’une révolution traduite dans les termes de la Révolution française, y compris « la révolution sociale », à condition de critiquer, et donc de quitter, l’universalité abstraite d’un Etat moderne qui, en s’opposant à la société

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bourgeoise par son abstraction même, lui interdit de se révolutionner elle-même, la maintient dans sa différence subsistante avec l’Etat.

Miguel Abensour, dans son minutieux travail sur les textes de Marx des années 1842-184466, et plus particulièrement sur leur signification politique, ajoute à notre connaissance sur la manière dont Marx positionne l’ampleur d’une telle caractérisation « maximale » de l’intelligence politique, aux marges donc des limites de la politique, à deux niveaux :

D’un part, il s’agit de préciser que « l’intelligence politique indique l’opération de l’esprit par laquelle les faits de l’expérience sensible sont interprétés, réglés et organisés »67 sous la houlette du législateur de la Révolution française. Nous sommes bien ici dans le domaine du travail de l’esprit politique au sein de ce que les Montagnards appellent « la centralité législative ». qui tend à instaurer un Etat de droit naturel, tout en imposant un « interdit d’Etat » par la domination de l’exécutif par le législatif68

.

D’autre part, il s’agit de prendre en compte la formule de Marx, « A l’intelligence, il n’est rien qui soit extérieur, parce qu’elle est l’âme qui anime et détermine tout »69. De là, on, peut en déduire que l’intelligence politique est principe, - principe politique bien sûr -, certes au sens de fondement, mais aussi et surtout en tant que force organisatrice, dans la lignée de la lecture et traduction de L’Esprit des lois que fait Marx, en y retrouvant le principe comme principal mode actif de subjectivation.

En effet, dans ses notes majoritairement en français sur Montesquieu, mais égrenées par des termes allemands traduits du français, il singularise nettement, par l’usage de l’allemand, la nominalisation « Das Princip der Demokratie », et la prédication « sein Princip ist » 70 donnant ainsi une forte puissance au principe, en aval sous la forme substantivée d’un concept et en amont sur la base d’un substrat fondateur. Nous le verrons, la traduction conceptuelle en allemand du principe en français va permettre à Marx d’affirmer, contre les jeunes hégéliens,

66 La démocratie contre l’Etat, op. cit.

67Ibid., p. 26.

68Voir sur ce point les travaux de Françoise Brunel, en particulier sa présentation et ses commentaires des Principes régénérateurs du système social par le Montagnard Billaud-Varenne, Paris, Publications de la Sorbonne, 1992.

69Œuvres, III, op. cit. , p. 308.

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la distinction entre le principe comme principe de mouvement et sa signification dans le réel. Qui plus est, Les Montagnards, eux aussi positionnés dans un rapport à Montesquieu sur le terrain du pouvoir législatif71, posent « les principes » au fondement des « vertus sociales » sur la base de l’âme-principe, « force attractive et excentrique », « essence primitive ». Ils en cherchent les meilleures combinaisons dans le but d’obtenir « la meilleure disposition d’esprit ». Ils ne se contente donc pas « d’établir les principes politiques », il les met en action par l’établissement d’ « institutions morales et civiques » en installant en leur centre « les principes de l’égalité, de la liberté et de la fraternité ». Il s’agit alors bien de rendre l’homme à son principe, son essence primordiale, sa force agissante par « la connaissance et l’exercice es droits »72.

C’est donc au titre d’une telle détermination principielle de l’intelligence que la langue politique de la Révolution française est constamment traduite de manière subjective, donc située au-delà de ses limites objectives, dans une langue plus générale de l’émancipation humaine qui n’a rien d’utopique dans la mesure où elle suit au plus près les caractéristiques de la langue jacobine.

Il s’agit donc bien du moment où Marx, une fois posé l’ontologie nominaliste qui fonde le langage jacobin – « quelque chose », l’individu, qui veut être « tout » dans son dénuement même -, peut en déployer toutes les potentialités conceptuelles en matière d’histoire de la Révolution française. C’est tout le travail de l’œuvre centrale en la matière, La Sainte Famille, où Marx et Engels n’ont cesse d’écrire en français, de traduire « la langue (française) de la Masse ». Gramsci, lecteur particulièrement assidu de La Sainte Famille dans ses Cahiers

de prison, y trouvera aussi toute sorte de matériaux sur « l’homme actif de la

masse » qui « agit pratiquement » sans avoir « une claire conscience théorique de cette activité qui est la sienne » mais qui apporte « une connaissance du monde dans la mesure où elle le transforme », à la base même de son analyse du jacobinisme73.

71Françoise Brunel, à propos de Billaud-Varenne, op. cit. p. 220.

72 Toutes ces expressions sont de Billaud-Varenne dans ses Principes régénérateurs du système social, Ibid.

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III - « La langue française de la Masse » : de la « grammaire » à la « formule » (La Sainte Famille, 1844).

Le point de vue de Marx sur « la langue française de la Masse ».

Les premières pages de La Sainte Famille, écrites par Engels, sont consacrées à une critique acerbe des efforts de la « Critique critique », œuvre des frères Bauer et de leurs partisans jeunes hégéliens qui veulent bannir de leur discours « l’énorme amas de mots étrangers inintelligibles », en l’occurrence les mots français de la Masse74. Une légèreté tout à fait admirable qui aboutit à la disparition « des mots eux-mêmes, du moins de leur contenu »75. Ce qui revient à refuser « le langage populaire de la Masse », à la dissoudre dans « la langue critique de la Critique critique »76. Mention est fait donc d’emblée de « la langue française de la Masse », la langue jacobine tout simplement.

Il revient alors à Marx de restituer, pas à pas, les principales caractéristiques de « la langue de la politique et de la pensée intuitive », autre formule utilisée pour désigner le langage jacobin là. Incapables de poser la question « D’où vient cela ? » - question, d’après Hegel, qui marque « la nécessité d’un concept, sa preuve et sa déduction » - les jeunes hégéliens multiplient les preuves d’ « un manque d’amour pour la langue française »77

, alors que Marx et Engels témoignent de leur intérêt pour la langue française, jusque dans l’utilisation de nombreux mots français pris dans leurs vastes lectures révolutionnaires.

Cependant, c’est au cours du dialogue, inventé par Marx, entre « le Proudhon critique » et « le Proudhon réel », ou « Proudhon non-critique », que se précisent au mieux de telles déterminations révolutionnaires, dans le fait même de la traductibilité réciproque franco-allemande entre le langage jacobin et la conceptualisation pratique. A l’encontre des « dictionnaires allemands à l’usage de la Masse », où ne figure aucune traduction des grands mots de la tradition révolutionnaire française, Marx s’efforce de restituer les déterminations essentielles de « la grammaire non-critique française »78, entendons l’adjectif « non-critique » au sens d’un renvoi au réel, au déterminé qui qualifie la Masse.

74 L’idée de critique se déploie dans l’optique marxienne comme instrument indispensable au suivi et à la direction des luttes, de la Révolution française au mouvement ouvrier. Voir sur ce point Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, 1995.

75La Sainte Famille, op. cit, p. 16.

76Ibid., p. 18.

77Ibid., p. 31-32.

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Il importe ici de faire un rapide détour par ce que Marx appelle « grammaire », non pas une simple « grammaire discursive » par un usage métaphorique du terme comme nous dirions aujourd’hui, mais au plus près des perspectives de son époque en linguistique historique et comparée (Bopp, Grimm) qu’il connaît bien79. A ce titre, la langue est conçue comme un organisme vivant, un milieu structuré et en évolution, en tant que reflet de l’histoire de chaque phase de développement d’un pays donné. De plus, les langues sont comparables dans le temps et dans l’espace : l’état synchronique et l’évolution diachronique d’une langue sont indissociables. Ainsi les déterminations grammaticales d’une langue donnée sont fondamentalement historiques.

- « La pratique française de la Masse » : une grammaire spécifique.

Retournons maintenant au « Proudhon réel », à son langage révolutionnaire : il nous soumets d’abord une liste des caractéristiques formelles de la langue jacobine.

1° Si l’on s’en tient à « la pratique française de la Masse », il convient d’abord de caractériser le sujet de l’action, puis de préciser le fruit de son action. Nous entrons ainsi en résonance avec l’énoncé typiquement jacobin, « le peuple fait la révolution » avec l’élément concret, le peuple, en position de sujet. C’est ainsi que Marx réfute l’expression en allemand, die Verschwörer und Aufrührer (« les conspirateurs et les émeutiers »80) : il convient de dire en français « les conspirateurs et les émeutes » par le fait même de la coordination de l’action au sujet de l’action.

2° Si l’on considère que chaque élément singulier de la langue de la Masse est déterminé, il importe d’employer un adjectif au pluriel, et non au singulier, en cas de caractérisation adjectivale d’éléments coordonnés :

« Le Proudhon de la Masse parle de l’ignorance et de « la corruption générale ». Le Proudhon critique métamorphose l’ignorance en sottise… Et lui-même nous fournit immédiatement en exemple de cette sottise en mettant le mot générale au singulier au lieu de le mettre au pluriel. Il écrit :

l’ignorance et la corruption générale, au lieu de : l’ignorance et la

79Voir sur ce point précis l’ouvrage de Jean-Louis Houdebine, Langage et marxisme, Paris,

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corruption générales, ce qu’exigerait la grammaire non-critique

française »81.

Deux fois de suite donc, partant de la « grammaire française », Marx donne au fait grammatical de la coordination un véritable statut théorique au sein même de ses usages discursifs82, par un double effet de construction : un effet du moment où le sujet de l’action est lié à l’action elle-même d’une part, un effet de la valeur propre d’ensemble du lien pluriel instauré entre deux éléments individués d’autre part, ce qui confèrent une acceptabilité générale et une légitimité supérieure à de telles modalités de fonctionnement de la langue jacobine.

3° A propos de l’acquisition du « sens des mots, justice, équité, liberté », « le Proudhon critique » se targue d’une formation intellectuelle spécifique, qui lui permet de reconnaître enfin un tel sens, à la différence de la Masse. Mais « le Proudhon réel a cru dès le début reconnaître (je crus d’abord reconnaître, [en français donc]) ce que le Proudhon critique a « enfin » reconnu »83. Ici le fait grammatical de nature adverbiale renvoie à la spécificité de la langue jacobine, une « langue bien faite » (au sens condillacien), analogique qui confère une reconnaissance propre à la Masse, à son jugement, à sa pratique ainsi distanciée de tout assujettissement au nom d’un savoir intellectuel séparé de lui-même. Nulle surprise alors si Marx avance encore dans la caractérisation du statut de la langue jacobine en remarquant que « nos jugements les plus incomplets renferment une somme de vérités qui suffisent pour un certain nombre d’inductions comme pour une sphère déterminée de la vie pratique »84

. C’est dire aussi que la langue jacobine, en deçà de ses caractéristiques grammaticales, a un fondement cognitif, toujours formulé dans le lien au langage d’action.

En résumé, au-delà de ce qui la caractérise ontologiquement comme « principe politique », la langue politique jacobine procède d’une intuition pratique qui en permet la synthèse dans le champ d’expérimentation d’une subjectivité en acte qui construit le réel et s’inscrit à l’horizon des droits humains. Elle est bien « la langue de la politique et de la pensée intuitive ». Gramsci s’interroge alors sur ce que peut signifier « intuition » dans la politique. Il précise que « l’on doit

81Ibid., les mots en italique sont en français dans le texte de Marx.

82Sur l’importance de la coordination en matière d’effets discursifs, voir le chapitre 3 de Jacques Guilhaumou ; Denise Maldidier, Régine Robin, Discours et archive, Liège, Mardaga, 1994.

83La Sainte Famille, op. cit., p. 35.

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entendre par ‘intuition’, non pas ‘la connaissance des faits individuels », mais « la rapidité à mettre en relation des faits apparemment étrangers entre eux et de concevoir les moyens adaptés à la fin pour trouver les intérêts en jeu, et susciter les passions des hommes et orienter ceux-ci vers une action déterminée »85. Ainsi en est-il, dans la lignée de Machiavel, du langage jacobin comme langage politique moderne apte à multiplier, sous le concept d’égalité, les rapports politiques entre les hommes.

- Du principe d’égalité à la française à la formule française, principe en lui-même.

Marx en vient alors à apprécier en quoi la question de l’égalité, définie comme la « conscience que l’homme a de lui-même dans le domaine de la pratique », permet de préciser ce qu’il en est, sur le terrain de la détermination pratique, de la traductibilité réciproque de la langue conceptuelle allemande et de la langue politique française. Il s’agit là, à vrai dire, d’un passage fort célèbre et souvent commenté de La Sainte Famille à propos du principe d’égalité à la française :

« Que Mr Bauer veuille bien comparer un instant l’égalité française avec la conscience de soi allemande, et il s’apercevra que le second principe exprime à l’allemande, c’est-à-dire dans la pensée abstraite, ce que le premier dit à la française, c’est-à-dire dans la langue de la politique et de la pensée intuitive./…/ L’égalité est l’expression française pour traduire l’unité essentielle de l’être humain, la conscience générique de l’homme, l’identité pratique de l’homme avec l’homme, c’est-à-dire, par conséquent la relation sociale ou humaine de l’homme avec l’homme »86

.

La langue française est donc bien à la fois principe du politique et intuition de l’agir, analytique et synthétique donc, au fur et à mesure que se déploie, sur la base du principe de l’égalité, sa valeur pratique. Ici elle ne se réduit pas à « la langue bien faite » des Encyclopédistes, de facture essentiellement analytique, et à son héritage chez les Idéologues. D’ailleurs les philosophes allemands ont souvent souligné la limitation analytique d’une telle langue – hormis avec les législateurs de la Révolution française, Sieyès et Robespierre au premier plan – par déficit de synthèse87.

85Cahiers de prison, Cahier 5, § 127, Paris, Gallimard, 1996, p. 496. Il est vrai que Marx fait ici sans nul doute référence à Fichte lorsque ce philosophe montre en quoi la production de l’intuitionné par l’activité du Moi permet la libre activité. Voir en particulier La destination de l’homme, trad. GF-Flammarion, Paris, 1995.

86La Sainte Famille, op. cit., p. 50.

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