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View of « Un mâle agissant » : les moustaches d’Émile Verhaeren

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Résumé

S’il commence sa carrière littéraire dans les dernières années du xixe siècle et l’achève trop tôt avec le tragique accident qui lui coûte la vie en 1916, Émile Verhaeren s’inscrit plei- nement dans la question de la corpographie auctoriale de l’époque contemporaine, faisant partie des premiers écrivains dont l’image circule en abondance, sous la forme d’innom- brables sculptures, dessins, caricatures, tableaux ou photographies. Sans doute y a-t-il là conjonction d’un double phénomène : d’une part, Verhaeren fréquentait de nombreux plas- ticiens qui l’ont représenté, à commencer par sa femme Marthe Massin ou ses amis Théo Van Rysselberghe et Constant Montald ; d’autre part, la mise en scène de son propre corps, y compris dans certains de ses textes, participe d’une stratégie d’omniprésence médiatique dans laquelle les attributs du corps deviennent une marque de fabrique. À l’instar de son ami Mallarmé, ce sont les imposantes moustaches de Verhaeren qui donnent littéralement corps au personnage d’écrivain qu’il compose. Même dans le tableau de Van Rysselberghe intitulé La Lecture d’Émile Verhaeren (1903), où le poète est représenté de trois-quarts dos, un pan de sa moustache permet de le reconnaître instantanément, grâce à un attribut qui lui confère les qualités du « mâle agissant », ainsi que l’avait qualifié Eugène Demolder dans les jours qui ont suivi le décès de l’auteur des Villes tentaculaires. Il s’agit donc de partir du détail anec- dotique des moustaches de Verhaeren pour analyser les manifestations d’une corpographie auctoriale qui s’affirme comme très nettement genrée et qui infléchit considérablement la réception de l’œuvre poétique, théâtrale et critique de l’écrivain.

Resumen

Si su carrera literaria comienza en los últimos años del siglo xix y acaba demasiado pronto con el trágico accidente que le costó la vida en 1916, Émile Verhaeren se inscribe plenamente en la cuestión de la corpografía autorial de la época contemporánea, formando parte de los primeros escritores cuya imagen circula en abundancia, bajo la forma de innu- merables esculturas, dibujos, caricaturas, cuadros o fotografías. Sin duda, se encuentra en ello la conjunción de un doble fenómeno: de un lado, Verhaeren frecuentó numerosos artis- tas plásticos que lo representaron, empezando por su mujer Marthe Massin o sus amigos Théo Van Rysselberghe y Constant Montald; por el otro, la puesta en escena de su cuerpo, incluida en algunos de sus textos, participa de una estrategia de omnipresencia mediáticas en la cual los atributos del cuerpo devienen una marca de fábrica. Igual que su amigo Mal- larmé, el imponente bigote de Verhaeren da literalmente cuerpo al personaje de escritor que él compone. En el cuadro de Van Rysselberghe titulado La Lecture d’Émile Verhaeren (1903), donde el poeta es representado de espaldas en tres cuartos, un trozo de su bigote permite reconocerlo instantáneamente, gracias a un atributo que le confiere las cualidades de un « varón activo », tal y como lo calificó Eugène Demolder los días que siguieron a la muerte del autor de Villes tentaculaires. Se trata, pues, de partir del detalle anecdótico del bigote de Verhaeren para analizar las manifestaciones de una corpografía autorial que se afirma claramente genderizada y que ha influido considerablemente en la recepción de la obra poética, teatral y crítica del escritor.

Christophe M

eurée

« Un mâle agissant » : les moustaches d’Émile Verhaeren

Pour citer cet article:

Christophe Meurée, « ‘Un mâle agissant’ : les moustaches d’Émile Verhaeren », in: Interfé-

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Sascha bru (Ku leuven) Geneviève Fabry (UCL)

Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de GraeF (Ku leuven) Jan HerMan (KU Leuven) Guido latré (UCL) Nadia lie (KU Leuven)

Michel lisse (FNRS – UCL) Anneleen MasscHelein (KU Leuven) Christophe Meurée (FNRS – UCL) Reine Meylaerts (KU Leuven) Stéphanie vanasten (FNRS – UCL) Bart vanden boscHe (KU Leuven) Marc van vaecK (KU Leuven)

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« Un mâle agissant » : les moustaches d’Émile Verhaeren

Pour Michel Otten Pour Bernard Lecuivre

« “Le voilà” s’écria Mme Van der Stappen en se levant, et il entra d’un pas lourd et ferme : Verhaeren. Au premier coup d’œil je reconnus le visage que ses portraits m’avaient depuis longtemps rendu familier »1. S’il commence sa carrière littéraire dans les dernières années du XIXe siècle et l’achève trop tôt avec le tragique acci- dent qui lui coûte la vie en 1916, Émile Verhaeren fait partie des premiers écrivains dont l’image circule en abondance, sous la forme d’innombrables sculptures, des- sins, caricatures, tableaux ou photographies. Sans doute y a-t-il là conjonction d’un double phénomène : d’une part, Verhaeren fréquentait de nombreux plasticiens qui l’ont représenté, à commencer par sa femme Marthe Massin ou ses amis Théo Van Rysselberghe et Constant Montald ; d’autre part, la mise en scène de son propre corps, y compris dans certains de ses textes, participe d’une stratégie d’omniprésence médiatique dans laquelle les attributs du corps deviennent une marque de fabrique.

Deux attributs en particulier : la veste rouge et les moustaches sculpturales.

À l’instar de son ami Stéphane Mallarmé, ce sont les imposantes moustaches de Verhaeren qui donnent littéralement corps au personnage d’écrivain qu’il com- pose. Même dans le tableau de Théo Van Rysselberghe intitulé Une lecture (1903)2, où le poète est représenté de trois-quarts dos, un pan de sa moustache permet de le reconnaître instantanément. À travers cette particularité physique, très nettement genrée, il devient possible d’interroger les manifestations d’une posture et d’une corpographie auctoriales qui infléchissent la réception de l’œuvre poétique, théâ- trale et critique de l’écrivain et révèlent des modèles identificatoires qui permettent de mieux saisir la portée de l’œuvre. Il y a par conséquent lieu de s’interroger sur le rapport entre l’exposition médiatique du corps de l’écrivain belge, la composition posturale à laquelle se prête l’homme, d’une part, et la vision du corps masculin telle que le poète et dramaturge la conçoit dans ses œuvres.

1. Stefan zweiG, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, trad. Serge Niémetz, Paris, Belfond,

« Livre de poche », 1982-1993, p. 149.

2. Théo Van rysselberGHe, Une lecture, huile sur toile, 1903, Musée des Beaux-Arts de Gand (http://www.mskgent.be/fr/collection/1900-trois-portraits/th-o-van-rysselberghe-la-lecture-par- emile-verhaeren).

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Théo Van Rysselberghe, « Émile Verhaeren en veste rouge à La Panne », Eau-forte en noir et rouge, 44x21 cm, Bibliothèque royale de Belgique / Archives & Musée de la Littérature (CabV 00066)

1. Des moustaches médiatiques et médiatisées

Collaborateur prolifique de la presse artistique, critique d’art et de littérature sensible à l’image que renvoient les artistes, auteur de monographies de peintres classiques (Rembrandt, Rubens) autant que contemporains (James Ensor, Fernand Khnopff)3, Émile Verhaeren fait partie des premiers écrivains à prendre pleinement conscience de l’importance de l’image de soi dans un monde où les médias com- mencent à occuper une place considérable. Le poète soigne dès lors une « posture », à définir dans le sens qu’accorde Jérôme Meizoz à ce terme – spécifiquement dans l’acception la plus évidente de « mise en scène médiatique d’un trait physique ou d’un geste de l’homme célèbre »4, signe de reconnaissance aisément identifiable…

et caricaturable à l’envi, ainsi qu’en témoignent les nombreux jeux graphiques sur la moustache de Verhaeren que l’on peut observer de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours5.

3. Émile verHaeren, Écrits sur l’art, éd. Paul Aron, Bruxelles, Labor-AML Éditions, « Archives du futur », 1997.

4. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007, p. 15.

5. Les exemples que déploie la page consacrée au Centenaire de la mort de l’écrivain sur le site internet de son village natal de Saint-Amand, en province d’Anvers, sont à cet égard particuliè- rement savoureux. Le logo de la commune contient une représentation schématique du visage de Verhaeren, au moyen du lorgnon et de la moustache. Voir http://www.sint-amands.be/bezoeken/

verhaeren-2016.html.

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Au contraire de Mallarmé qui, soucieux de la mode, a complété sa mous- tache morse par une barbiche, emblématique d’une masculinité élégante, Verhae- ren a toujours conservé le menton imberbe. À une époque où les gendarmes et les militaires sont tenus de porter les moustaches en France, Verhaeren arbore les siennes comme un indice patent d’autorité virile, qui vient contraster avec un corps plutôt menu. Assurément, l’effet est plutôt réussi et la posture d’écrivain qu’il adopte repose beaucoup sur cette particularité d’un visage mangé par une moustache aussi peu évoquée par le poète (le mot n’existe pas, pour ainsi dire, dans l’ensemble de l’œuvre, quel que soit le genre discursif) qu’évocatrice auprès de ses admirateurs.

Portrait d’Émile Verhaeren, détail, photographe inconnu, s. d., Archives & Musée de la Littérature (ML 07888/0002)

Verhaeren ? Un mâle agissant. – Sa moustache est comme un drapeau sur sa face striée de rides. – Sa chevelure est lisse et luisante. Son verbe est chaud et sec. Ses yeux luisent derrière un binocle. Il est légèrement voûté sur des jambes arquées. C’est un grand poète, le plus grand sans doute qui existe. Ses vers sont des tisons ardents, des flammes embrasées, des métaux en fusion. Il se drape dans le drapeau flamand comme dans un vêtement bien à lui et son geste se dresse fièrement sur le ciel patrial.6

« Le Forgeron », qui fait partie des plus célèbres pièces poétiques de l’écrivain belge7, s’avère être emblématique de la posture cultivée par Verhaeren. En effet, l’imagerie de la forge comme métaphore de la création poétique est sans doute celle qui revient le plus sous la plume des critiques et des biographes. Ainsi, Remy de Gourmont, dans Le Livre des masques, associe le poète et le forgeron par le biais du caractère farouche de l’homme tout entier dévolu à sa tâche :

6. Eugène deMolder, « Verhaeren », in « Impressions », Revue de Hollande, n°5, mai 1918, p. 512.

7. Émile verHaeren, « Le Forgeron », in Poésie complète 4. Les Villages illusoires – Les Apparus dans mes chemins, éd. Michel Otten, Bruxelles, Labor-AML Éditions, 2005, pp. 153-165.

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De tous les poètes d’aujourd’hui, narcisses penchés le long de la rivière, M. Ve- rhaeren est le moins complaisant à se laisser admirer. Il est rude, violent, mala- droit. Occupé depuis vingt ans à forger un outil étrange et magique, il demeure dans une caverne de la montagne, martelant les fers rougis, radieux des reflets du feu, auréolé d’étincelles. C’est ainsi que l’on devrait le représenter, forgeron qui,

Comme s’il travaillait l’acier des âmes, Martèle à grands coups pleins, les lames Immenses de la patience et du silence.8

La virilité est une qualité essentielle chez les figures masculines que dessine le poète au même titre que dans le geste de création. Les attributs de Verhaeren, veste rouge et bacchantes formidables, entrent en cohérence avec la façon dont le corps masculin est mis en avant comme force de travail et d’invention, force à laquelle le je poétique verhaerenien confère une volonté d’ordre physique.

Et mes muscles bandés où tout se répercute Et glisse et se prolonge et sans cesse frémit Communiquent ainsi, minute par minute, Leur sourde et trépidante ardeur à mon esprit.

Ils lui prêtent leur force et le charment d’ivresse Étrange et d’ample et furieuse volupté,

Lui suggérant, dans les routes de la vitesse, Un sillage nouveau vers la vieille beauté.9

À cette virilité volontairement affirmée s’attache également un rapport à l’ori- gine. Ainsi, dans une lettre enthousiaste à son ami Théo Van Rysselberghe, une interpellation témoigne de cet entrelacs propre à l’imaginaire de l’écrivain : « mon vieux peintre et rude Flamand avec des couilles… à ton pinceau ! »10. Témoin pri- vilégié de ce que Mallarmé appelait son « abondante furie contenue »11, Van Rys- selberghe partageait avec l’écrivain belge ce goût prononcé pour l’exposition de la masculinité : « Nous avions […] à cette époque l’idée de devenir très forts et très beaux. Nous faisions des courses tout nus sur le sable, dans les dunes, on luttait, on faisait de la boxe, toujours nus, puis on déclamait des vers dans le vent. »12 Toujours, l’œuvre du poète se fera l’écho de ce désir d’une magnification de la virilité du corps, en particulier lorsque c’est un je poétique qui s’exprime, ce dont la section des Forces tumultueuses (1902) intitulée « Les cris de ma vie » témoigne avec acuité : « J’aime mes

8. Remy de GourMont, Le Livre des masques, t. 2, Paris, Mercure de France, 1898, pp. 33-34.

9. Émile verHaeren, « L’en-avant », in Poésie complète 10. Les Forces tumultueuses – La Multiple Splendeur, éd. Michel Otten et Laurence Boudart, Bruxelles, La Renaissance du livre-AML Éditions,

« Archives du futur », 2016, p. 251

10. Lettre d’Émile Verhaeren à Théo Van Rysselberghe, [fin juin 1884], Bibliothèque royale de Belgique / Archives & Musée de la Littérature, FS 16 00148/1477.

11. Carton de Stéphane Mallarmé à Émile Verhaeren, février 1895, Bibliothèque royale de Belgique / Archives & Musée de la Littérature, FS16 00148/0759.

12. Confidence de Théo Van Rysselberghe extraite du Journal inédit du Comte Kessler, 2 sep- tembre 1903 (Deutsches Literaturarchiv, Marbach), cité par Véronique jaGo-antoine, « Théo Van Rysselberghe et Émile Verhaeren : cadrage sur une “fraternité d’art” », in Théo Van Rysselberghe, Bruxelles, Fonds Mercator-Palais des Beaux-Arts / Belgian Art Research Institute, 2006, p. 78.

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bras, mes mains, mes épaules, mon torse / Et mes cheveux amples et blonds / Et je voudrais, par mes poumons, / Boire l’espace entier pour en gonfler ma force ».13

Maria Van Rysselberghe, la femme du peintre, a donné le récit de l’amour platonique intense qu’elle a vécu avec Verhaeren. Dans Il y a quarante ans, elle révèle, de manière indirecte, que la pilosité faciale jetait un voile de virilité sur la fragilité et la sensibilité du poète : « une brise tiède soulevait ses longues moustaches blondes comme une jeune chevelure, et dénudait ses lèvres imprécises, où se découvrait sa faiblesse ». Et d’ajouter avec ambiguïté, entre l’aveu de ne pouvoir supporter ce défaut à la masculinité et l’aveu de la nécessité du masque pileux : « Je ne pouvais jamais les regarder longtemps »14. Mise en scène de soi, indiscutablement, pour contrebalancer une nature nerveuse que d’aucuns, à la fin du XIXe siècle, qualifie- raient de féminine, à laquelle les femmes qui l’ont aimé étaient sensibles et attentives.

Marthe Verhaeren-Massin, Portrait de Verhaeren malade, 1902, croquis à la sanguine sur papier couleur, 25x30 cm, Archives & Musée de la Littérature (ML 05997/0015)

La moustache de Verhaeren est une vieille histoire. Même si sa forme et des dimensions n’ont pas été tout à fait constante au fil du temps, la pilosité faciale du poète belge a toujours tenu de la moustache morse dépourvue de barbe, que Verhaeren partage avec quelques-uns de ses contemporains – outre Mallarmé jeune, Friedrich Nietzsche ou Mark Twain en sont également affublés. Son origine sur la lèvre supérieure de l’écrivain est au moins aussi ancienne que l’exercice de la poésie, selon le témoignage qu’en délivre Iwan Gilkin, à propos de leurs années communes

13. Émile verHaeren, « Un matin », in Poésie complète 10, op. cit., p. 249.

14. Maria Van rysselberGHe, Il y a quarante ans, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 2005, p. 27.

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à l’Université catholique de Louvain : « Puis se leva un étudiant, porteur d’un lor- gnon, d’une grande tignasse blonde et d’une paire de longues moustaches, qui se mit à lire des vers. Des vers ! Oui, ma foi, de fort jolis vers, comme aucun de mes compagnons n’eût été capable d’en composer. J’en fus tout remué. Cet étudiant s’appelait Émile Verhaeren »15. C’est sans doute pourquoi il faut chercher le modèle princeps de ces impressionnantes bacchantes dans des figures susceptibles d’avoir marqué l’enfance et l’adolescence du poète.

Les Promenades avec Émile Verhaeren, de Mabille de Poncheville, écrit peu après la mort du poète belge et publié en 1930, s’ouvre sur un extrait du premier Voyage en Orient de Lamartine :

J’ai toujours aimé à parcourir la scène physique des lieux habités par des hommes que j’ai connus, admirés, aimés ou révérés, parmi les vivants comme parmi les morts. Le pays qu’un grand homme a habité et préféré pendant son passage sur la terre m’a toujours paru la plus sûre et la plus parlante relique de lui-même, une sorte de manifestation matérielle de son génie, une révélation muette d’une partie de son âme, un commentaire vivant et sensible de sa vie, de ses actions et de ses pensées.16

Lamartine à ce moment évoque sa passion pour les paysages traversés et ha- bités par les écrivains qui l’ont le plus marqué – Horace, Virgile, Rousseau. Mieux : l’auteur du « Lac » décrit alors les bords du Tibériade et s’en imprègne par admira- tion et révérence envers la figure du Christ. Par le biais de la référence lamartinienne, Poncheville inscrit donc Verhaeren au sein d’une constellation de grands écrivains qui s’étend de l’Antiquité jusqu’à l’orée du XXe siècle, de même qu’il double cette inscription d’une sacralisation par la bande, autant par le terme de « révélation » qu’utilise le poète romantique français que par l’allusion voilée à Jésus, accessible aux seuls lecteurs du Voyage en Orient.

Le livre de Poncheville s’essaie à comprendre le grand homme au départ de son environnement. À l’exotisme du lac de Tibériade répond, de façon plutôt surprenante, la familiarité de la frontière franco-belge, à hauteur de Valenciennes.

Au sujet de la province du Hainaut où se trouve la villégiature verhaerenienne du Caillou-qui-Bique, Poncheville contamine métonymiquement la moustache par la perspective rurale, le lieu de vie se confondant avec le lieu du corps : « C’est là, peut- être, que nous le reverrons le plus fidèlement dans notre pensée, nous qui l’avons connu semblable à un jeune et vieux paysan à visage éternel comme celui de la terre, vêtu de velours à côtes comme ils le sont, avec des yeux interrogateurs et profonds au-dessus des broussailles de la moustache ».17 L’ancrage paysan, pour le poète né et éduqué sur les rives de l’Escaut, chantre de son milieu naturel, des Plaines, des Chemins et des Bords de la route, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires, autant que de La Guirlande des dunes, des Villes à pignons et des Villes tentaculaires. Car Verhae- ren, ainsi qu’en témoigne à sa façon Poncheville, embrasse pleinement l’indissocia- bilité de son pays, des terres francophones et flamandes, « la loi historique qui unit

15. Iwan GilKin, Les Origines estudiantines de la « Jeune Belgique » à l’Université de Louvain, Bruxelles, Éditions de la Belgique artistique et littéraire, 1909, p. 5.

16. Alphonse de laMartine, Voyage en Orient, tome 1, Paris, Hachette, 1913, p. 266.

17. André Mabillede PoncHeville, Promenades avec Verhaeren, Paris, Mercure de France, 1930, p. 13.

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toujours le Hainaut, si dissemblable soit-il, à la Flandre dont il reçoit un singulier accroissement de richesse »18.

Dans sa posture d’écrivain, Verhaeren a toujours cherché à devenir, plus qu’un Maeterlinck, le symbole de son pays natal. L’un sera élu poète national, l’autre dé- crochera le Nobel de littérature ; l’un tentera de dire Toute la Flandre avec une langue résolument nouvelle, l’autre s’attachera à insuffler l’imaginaire du Nord dans des pièces exemptes d’ancrage historique. Les postures sont radicalement différentes, quoique toutes deux entées sur une conception forte et affirmée de la virilité, qui prête parfois à confusion dans le chef du public, même si chacun des deux grands écrivains belges du tournant du XXe siècle travaille considérablement à la diffusion de son image.

Au banquet offert, il y a quelques années au poète, romancier et critique anglais Edmund Gosse, assistaient Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck qu’on avait placés l’un en face de l’autre. Des convives britanniques, qui ne connais- saient pas le physique des deux poètes, se livraient au jeu des déductions :

« Vous voyez, dit l’un d’eux, le grand maigre aux moustaches tombantes, qui mange à peine et ne boit que du Vichy, ce doit être l’auteur de la Princesse Maleine, tandis que le gros, qui mange comme quatre, redemande de tout et boit sec, c’est sûrement le poète des Flamandes ».19

L’anecdote est aussi drôle que significative du fait qu’en dépit des efforts des écrivains, la posture est soumise aux effets de lecture au moins à charge égale qu’aux interprétations des lecteurs. L’aspect spartiate contraste grandement avec la truculence des Flamandes. Toutefois, la cohérence se matérialise à travers la vénéra- tion avouée envers les grands peintres flamands (des Primitifs jusqu’à Rubens et au- delà), auxquels Verhaeren avait consacré la première pièce du recueil de 1883, dans laquelle les ripailles voisinent avec l’exposition d’une virilité débordante :

Tous ceux que pesamment la goinfrerie attable, Craesbeke, Brakenburgh, Teniers, Dusart, Brauwer, Avec Steen, le plus gros, le plus ivrogne, au centre, Sont réunis, menton gluant, gilet ouvert,

De rires plein la bouche et de lard plein le ventre.

[…]

C’est un déchaînement d’instincts et d’appétits, De fureurs d’estomac, de ventre et de débauche : Explosion de vie, où ces maîtres gourmands, Trop vrais pour s’affadir dans les afféteries, Campaient, gaillardement, leurs chevalets flamands Et faisaient des chefs-d’œuvre entre deux soûleries.20

18. Ibid., p. 69.

19. « Propos de table », in Le Masque, série III, n°3, 1914, pp. 95-96.

20. Émile verHaeren, « Les Vieux Maîtres », in Poésie complète 5. Les Flamandes – Les Moines, éd. Michel Otten, Bruxelles, Luc Pire-AML Éditions, « Archives du futur », 2008, pp. 55-61, passim.

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Les figures tutélaires que sont les maîtres flamands permettent de saisir que la posture qui se veuille sans « afféteries » apparentes, même si la mise du poète était sans doute très étudiée. Ainsi que l’a déjà remarqué avec beaucoup de justesse Véronique Jago-Antoine, l’allure de Verhaeren critique d’art incite à percevoir une

« filiation spirituelle revendiquée comme bannière identitaire par la jeune Belgique artistique et littéraire »21. Le peintre Théo Van Rysselberghe lui écrit ainsi : « tu as une bonne tête – ta couleur rougeaude, jordanesque, tes grosses moustaches dorées et tes yeux comiques »22. Si les autoportraits de Jacob Jordaens montrent bel et bien le peintre pourvu de belles moustaches, celles-ci sont affublées d’une barbiche et leurs pointes sont tournées vers le haut. Les charmeuses de Verhaeren sont non seulement bien plus imposantes encore, mais surtout orientées vers le bas. Véro- nique Jago-Antoine a donc raison de dire que l’iconographie de référence renvoie davantage au « barbare » et au « viking »23 qu’au « vieux maître » flamand.

Georges Buisseret, pour ne prendre qu’un seul exemple dans un océan de possibles, crée une homogénéité entre l’homme, ses œuvres, son usage de la langue et sa « race » : « il y a dans l’art d’Émile Verhaeren de nombreuses caractéristiques uniquement dues à la race ; l’expression est souvent violente et sauvage, la langue âpre et gauche, riche en onomatopées »24. Outre le fait qu’il y ait lieu de s’interroger sur ces traits constitutifs du « Flamand » typique, la façon de décrire la langue de Verhaeren le tient à l’écart de l’élégance, du raffinement et de la noblesse prêtées aux écrivains français25 pour le tirer du côté de la rudesse, de la barbarie et de l’animalité.

2. Le spectre des « Anciens Belges »

Rares pourtant sont ceux qui ont rapproché Verhaeren et ses moustaches de figures antiques. Et encore moins du vivant du poète. Les évocations sont souvent moins antiques que proto-médiévales, assimilant Verhaeren à un Franc26. Le modèle identificatoire nordique, germanique ou gaulois, s’impose avec évidence. Toutefois, Albert Heumann, dans son opus sur Le Mouvement littéraire belge, décrit la moustache morse du poète vieillissant au moyen d’un qualificatif alternatif révélateur, davan-

21. Véronique jaGo-antoine, art. cit., p. 80. Voir également le chapitre que Marc QuaGHebeur consacre à la question du « Pictural comme métaphore du combat pour la littérature : James Ensor d’Émile Verhaeren », in Histoire, forme et sens en littérature. La Belgique francophone, t. 1, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, « Documents pour l’histoire des francophonies », 2015, pp. 311-338.

22. Lettre de Théo Van Rysselberghe à Émile Verhaeren, 6 juillet 1884, Bibliothèque royale de Belgique / Archives & Musée de la Littérature, FS 16 00148/1309.

23. Véronique jaGo-antoine, art. cit., p. 81. Voir également Laurence broGniez, « L’exemple préraphaélite en Belgique : Barbares, Primitifs et… Modernes », in Marc Quaghebeur et Nicole Savy (dir.), France-Belgique 1848-1914. Affinités-ambiguïtés, Bruxelles, Labor, « Archives du futur », 1997, pp. 189-210.

24. Georges buisseret, L’Évolution idéologique d’Émile Verhaeren, Paris, Mercure de France, « Les hommes et les idées », 1910, p. 11.

25. Un bon demi-siècle plus tard, la démarche de Marguerite Duras sera tout à fait différente mais fondée sur des présupposés similaires (voir Christophe Meurée, « Des formes d’une “convenance profonde” : le XVIIe siècle dans l’imaginaire durassien », in Les Lettres romanes, « Mémoire de la litté- rature. Historiographie, réception et création », dir. A. Guiderdoni et M. Perret, t. 68, n°3-4, 2014, pp. 491-509, ainsi que Christophe Meurée, « De l’aristocrate à l’anonyme : Marguerite Duras », in La Licorne, « La pseudonymie dans la littérature française. De François Rabelais à Éric Chevillard », dir. D. Martens, n°123, 2017, pp. 145-158).

26. « Demeuré le fils de sa Flandre, le descendant des Francs aux longues moustaches dont Julien l’Apostat comparait jadis le langage au croassement des corbeaux, il avait gardé aussi la fraîcheur d’impression et le don d’universelle sympathie propres aux races du Nord. » (« Verhaeren à Paris », in Le Gaulois, 14 février 1927).

(11)

tage en usage que l’adjectif animalier, même si la métaphore animale n’est jamais loin lorsqu’il s’agit de l’auteur des Villes tentaculaires :

Le corps nerveux, bandé, comme prêt à bondir, une certaine brusquerie dans sa démarche pesante de paysan têtu, le visage maigre profondément labouré de rides, une moustache formidable, à la gauloise, où s’emmêlent aux fils d’or des fils d’argent, le regard vif et clair, Verhaeren révèle une nature étonnamment candide et spontanée.27

Dans son livre de souvenirs, Stefan Zweig évoque, quant à lui, avec la même verve agreste que Poncheville ou Heumann, « cette face inoubliable, ce haut front déjà labouré sept fois par le soc des mauvaises années, et, au-dessus, la cascade de cheveux bouclés couleur rouille, la robuste structure du visage sur lequel se tendait une peau brune, tannée par les vents, le menton avançant comme un roc, et, sur des lèvres minces, longue et puissante, la moustache pendante à la Vercingétorix »28.

Armand Rassenfosse, « Émile Verhaeren », 1916, sucre, roulette et aquatinte sur carton, 33x25,5 cm, Archives & Musée de la Littérature (MLCO 01005)

Il est cependant peu probable que le modèle gaulois que Zweig prête à Verhae- ren soit Vercingétorix, qui vise à asseoir une origine flamande depuis les premiers balbutiements de son œuvre. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, en effet, le pays se choisit des figures emblématiques susceptibles de conférer un lustre glorieux à un territoire qui vient à peine d’acquérir son indépendance politique (1830). Parmi les possibilités d’ancêtres tutélaires s’imposent d’emblée les tribus de la Gaule belgique,

27. Albert HeuMann, Le Mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1880, Paris, Mercure de France, 1913, p. 197, je souligne.

28. Stefan zweiG, Le Monde d’hier, op. cit., p. 150.

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dont la vaillance si spécifique constitue le point de départ de la Guerre des Gaules de Jules César :

Les plus courageux de tous [les peuples de la Gaule] sont les Belges parce qu’ils sont les plus éloignés de la Province et de sa civilisation raffinée, que les marchands vont rarement chez eux et n’y importent pas les objets propres à amollir le courage. Ils sont aussi les plus proches voisins des Germains qui habitent au-delà du Rhin et avec qui ils sont constamment en guerre.29

La bravoure que souligne César prendra les atours d’une force de résistance aussi bien supérieure qu’antérieure à toutes les grandes et anciennes nations euro- péennes. La tentation est grande, dans une Belgique indépendante depuis quelques décennies à peine, de forger d’audacieux parallèles entre les artistes de génie qui enorgueillissent la nation et des modèles anciens littéralement mythifiés, devenus les prophètes d’un pays en pleine quête identitaire.

Maeterlinck, c’est un peu comme Ambiorix, un génie qui s’impose à la France.

Ambiorix l’Éburon était à demi germanique, mais il portait un nom gaulois ; il convia les Celtes à la liberté, il fut le précurseur de Vercingétorix dans la cause de l’indépendance, et c’est au sud des Ardennes qu’il regardait pour contem- pler ses amitiés morales et ses alliances politiques.30

À travers la comparaison antique apparaît une inversion des polarités relativement au centre parisien qui domine en matière de littérature de langue française. À cette époque, en effet, les écrivains belges visent à définir leur spécificité et les postures adoptées résultent souvent du processus de distinction qu’ils mettent en œuvre et que la presse et le lectorat français, belges et étrangers choisissent de mettre en valeur comme témoignage d’un exotisme. De surcroît, le dernier quart du XIXe siècle n’est plus aux postures inspirées « des bohémiens esthètes, des poètes maudits ou des écrivains reclus dans leur tour d’ivoire » mais à l’action « contre tout système autoritaire ou oppresseur »31, ce dont Verhaeren s’avère par excellence le parangon. Le répertoire symbolique dans lequel il puise recouvre la totalité de l’Histoire du territoire devenu le Royaume de Belgique en 1830. L’Indépendance (encore) récemment acquise autorise ainsi une relecture de l’Histoire au prisme du concept – très ancré dans les mœurs de l’époque – de « race » :

Je suis le fils de cette race

Dont les cerveaux plus que les dents Sont solides et sont ardents

Et sont voraces.

Je suis le fils de cette race Dont les desseins ont prévalu

29. Jules césar, La Guerre des Gaules, trad. Germaine Roussel, Paris, UGÉ, « 10/18 », 1963, p. 17.

30. Camille jullian, « Préface », in Albert Heumann, op. cit., p. 35.

31. David GullentoPs, Émile Verhaeren inédit, Bruxelles, VUB Press, 2015, p. 5. De façon stimu- lante, l’ensemble du livre choisit d’aborder la question de la résistance à l’autorité par le biais de l’anar- chisme.

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Dans les luttes profondes De monde à monde.

Je suis le fils de cette race Tenace

Qui veut, après avoir voulu Encore, encore et toujours plus !32

Après l’Indépendance belge, les représentations de héros historiques suscep- tibles de susciter l’admiration et d’asseoir une thèse de « race », se sont multipliées.

En particulier, les figures barbares et frondeuses d’Ambiorix, chef des Éburons, et de Boduognat, chef des Nerviens, ont été l’objet d’un traitement patriotique intense33. L’avantage de ces deux figures, c’est leur complémentarité géographique qui semble mimer – sans le recouvrir à l’identique, cependant – la partition linguistique du pays dont la devise nationale est, dans le droit fil imaginaire du pacte à l’origine de la défaite des troupes romaines, « L’union fait la force ».

La statue la plus célèbre d’Ambiorix, œuvre de Jules Bertin, visible à Tongres, le représente doté d’abondantes moustaches. Il n’est pas impossible que Verhaeren, qui a sillonné le Royaume en tous sens, ait pu la contempler. Familier d’Anvers, il n’a pu manquer de voir la Porte du Chemin de fer, aujourd’hui disparue, au-dessus de laquelle trônaient deux figures monumentales : un Boduognat et un Ambiorix aux moustaches particulièrement fournies. Si les deux figures sont masculines, les poses rappellent celles du Jour et de la Nuit de Michel-Ange, dans la Sagrestia Nuova de la Basilique San Lorenzo à Florence. Boduognat, en dépit de ses attributs particuliè- rement virils, se coule dans la lascivité de la Nuit telle que l’a conçue Michel-Ange, alors qu’Ambiorix, moustachu et barbu, coiffé et vêtu d’une peau de bête, s’affirme plus masculin encore que le Jour34.

Féru de lectures, Verhaeren a sans doute pu lire le poème épique en cinq chants de Jan Nolet de Brauwere van Steeland, Ambiorix, publié en néerlandais en 1841, puis en français quelques années plus tard, rencontrant un franc succès35. Il n’est pas impossible que l’auteur du « Passeur d’eau », de constitution plutôt chétive et

32. Émile verHaeren, « Ma race », in Poésie complète 10, op. cit., p. 239.

33. À ce sujet, voir la synthèse qu’en donne Laurence boudart dans sa thèse de doctorat : Ils lisaient la patrie. La formation de l’identité nationale à travers les livres de lecture à l’école primaire belge (1842- 1939), Universidad de Valladolid, 2008, en ligne : https://www.academia.edu/935320/Ils_lisaient_

la_patrie.

34. Voir, au sujet de ce monument, l’excellente interprétation qu’en livre Eugène warMenbol

dans un article richement illustré : « La Porte du Chemin de Fer à Anvers. Ambiorix et Boduo- gnat : le dernier rempart de la nationalité belge », in Jacqueline Cession-Louppe, Les Celtes aux racines de l’Europe, Mariemont, Monographies du Musée royal de Mariemont (n°18), 2009, pp. 80-97, en ligne:https://www.academia.edu/6640656/La_Porte_du_Chemin_de_Fer_%C3%A0_Anvers._

Ambiorix_et_Boduognat_le_dernier_rempart_de_la_nationalit%C3%A9_belge._In_J._Cession- Louppe_Les_Celtes_aux_racines_de_lEurope._Actes_du_colloque_..._20_er_21_octobre_2006_

Mariemont_2009_p._79-97.

35. Jan noletde brauwere van steeland, Ambiorix, trad. française de Pierre Lebrocquy, Bruxelles, Delevingne et Callewaert, 1846. Notons que le livre connaissait une vogue tout particu- lièrement durant l’enfance et l’adolescence de Verhaeren, même si aucune trace n’en a été retrouvée dans ce que nous connaissons de la bibliothèque de l’écrivain, dont l’inventaire ne pourra malheu- reusement jamais être exhaustif (voir David GullentoPs, Inventaire de la bibliothèque d’Émile Verhaeren à Saint-Cloud, Caen, Minard, « Les carnets bibliographiques des lettres modernes », 1996 et « La bibliothèque d’Émile Verhaeren. Addendum », dans Le Livre et l’estampe, t. XXXXIV, n°149, 1998, pp. 29-62).

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fragile, se soit reconnu dans cette figure qui souffre de tourments intérieurs et passe le reste de sa vie à fuir l’envahisseur romain auquel il a pourtant porté un camouflet humiliant. Entre bravoure et mélancolie, le personnage d’Ambiorix offre un modèle d’équilibre entre une virilité appuyée et un versant plus sensible – perçu communé- ment à l’époque comme plus féminin – qui ont suscité une identification de la part d’un homme volontaire et audacieux aussi bien que fin et délicat, sujet à des crises de neurasthénie et à des accès de désespoir.

Paradoxalement, les moustaches imposantes taillent une posture en creux, car des Gaulois – ni d’Ambiorix ni de Boduognat –, il ne sera pas question dans l’œuvre du poète, du dramaturge, ni même du critique. Au contraire, au fil de ses articles sur la littérature par exemple, le seul emploi de l’adjectif « gaulois » est systémati- quement associé à la « gaudriole », pour disparaître totalement du vocabulaire de l’écrivain après 1890, au moment où sa notoriété commence à croître et son image publique, à être largement diffusée. Le Gaulois est intérieur et ne se manifeste que par le truchement de la moustache morse.

Les figures de défiance que sont Ambiorix et Boduognat, aptes à s’entendre pour résister à une autorité dont elles ne reconnaissent que l’illégitimité, appellent pourtant bien d’autres personnages historiques que Verhaeren mettra en scène et héroïsera par la même occasion. Dans Philippe II, par exemple, le premier geste poé- tique de Verhaeren a été d’adoucir les disgrâces physiologiques qui affublaient Don Carlos et sur lesquelles sa principale source – l’historien Louis-Prosper Gachard – ne manquait pas d’insister36. Le Don Carlos de Verhaeren, dont le désir est de gou- verner les Flandres contre la volonté de son père, ne ressemble pas plus à la figure romantique imaginée par Schiller qu’à la progéniture malingre d’une trop longue lignée de mariages consanguins, ainsi qu’en témoignent les livres d’Histoire depuis plus de deux siècles : le fils de Philippe II tire sa force d’une passion (amoureuse) plus encore que d’une ambition (politique), mais cette passion parvient à contrebalancer harmonieusement les faiblesses dont la nature ne lui a fait aucune grâce.

La seule évocation du chef des Nerviens apparaît dans un article consacré à Rodenbach et se révèle particulièrement significative, en ceci qu’elle souligne la parenté entre certains personnages que convoque successivement le poète des Tristesses : « Il y a de la fantasmagorie dans ce rêve de poète évoquant tour à tour Boduognat, Van Artevelde, Léopold »37. En quelques traits38, le poète et dramaturge croque des figures, dont le modèle in absentia pourrait bien avoir été emprunté à

36. Voir à cet égard notre « Introduction » à la pièce : Émile verHaeren, Théâtre : Le Cloître – Philippe II, éd. Michel Otten et Christophe Meurée, Bruxelles, La Renaissance du livre-AML Édi- tions, « Archives du futur », 2017, pp. 133-163.

37. Émile verHaeren, « “La Belgique” de Georges Rodenbach », in L’Artiste, n°42, 16 octobre 1880, p. 326. Remarquons qu’au sein du « poème historique » de Rodenbach, la section consacrée à Boduognat est un modèle d’identification patriotique : « Mes frères dans la mort, je suis Boduognat, / Roi du pays Nervien, roi du pays des chênes ; / Je suis le vieux héros-martyr, le vieux magnat / Dont les bras n’ont jamais connu le poids des chaînes ! / […] Hélas ! le Belgium vaincu, mis en lambeaux, / Tomba, sans nul espoir de briser ses entraves ; / Mais César pour jamais grava sur nos tombeaux : /

“Parmi tous les Gaulois ceux-ci sont les plus braves” !… / Vous, frères, qui plus tard avez vécu vos jours, / Dites-moi, si la jeune et vaillante patrie / Dans mes deux bras mourants est morte pour toujours, / Ou si les Dieux enfin l’ont vengée et guérie ? » (Georges rodenbacH, La Belgique 1830-1880. Poème historique, Bruxelles, Office de publicité-A. N. Lebègue et Cie, 1880, pp. 3-4, passim.

38. Les descriptions poétiques verhaereniennes ont en effet tendance à croquer des portraits où quelques métonymies synthétiques permettent de saisir le lien unissant le corps de la figure his- torique à ses traits de caractère ou à sa place dans le mouvement général de l’Histoire. Ainsi, dans

« Soir de caveau », saisit-il d’un triple trait virtuose trois figures de tortionnaires : « Néron, Procuste et Louis onze / – Regards de proie, ongles de bronze, / Clous et tenailles dans la main » (Émile

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l’abondance de discours et de représentations des fiers frondeurs Nerviens et Ébu- rons qui brillent par leur absence parmi Les Héros de la patrie que chante le poète.

Ainsi, Baudouin Bras de Fer, Guillaume de Juliers, ou encore Jacques d’Artevelde, dont le « verbe était si prompt à défendre son droit », lui qui « était à lui seul le peuple tout entier » : « Les fronts, les bras, les mains des turbulents métiers / Étaient son front, ses bras, ses mains, étaient sa force. »39 Toutes ces figures s’invitent de conserve au « Banquet des gueux » emblématique de l’Histoire d’une patrie oppri- mée mais fière, amoureuse de bonne chère mais foncièrement besogneuse et cou- rageuse, d’une sensibilité presque féminine mais démontrant une force résolument masculine, dont Verhaeren se veut le digne héritier et le premier chantre :

On s’exaltait ainsi et la vie était fière.

[…]

« Puisqu’ils nous ont jeté ce mot comme un outrage, Nous serons tous, dit-il, superbement, des gueux ; Des gueux d’orgueil, des gueux de rage,

Des gueux. »

Et le mot ricocha soudain, de bouche en bouche.

[…]

Il paraissait pauvre et vaillant, tragique et fol ;

Les plus graves seigneurs l’acceptaient comme une arme ; Les plus hautement fiers y découvraient un charme ; On eût dit qu’il comblait leurs vœux et leurs souhaits ; Il était la bravade unie à la surprise

Et quelques-uns déjà le mêlaient aux devises Que leur esprit railleur et violent cherchait.40

Constantin Meunier, Portrait d’Émile Verhaeren, 1902, relief en bronze patiné, Bibliothèque royale de Belgique / Archives & Musée de la Littérature (CabV 00011)

verHaeren, Les Bords de la route, in Poésie complète 6. Les Bords de la route – Les Vignes de ma muraille, éd.

Michel Otten, Bruxelles, Luc-Pire-AML Éditions, « Archives du futur », 2008, p. 93).

39. Émile verHaeren, « Jacques d’Artevelde », in Poésie complète 8. Toute la Flandre I : Les Ten- dresses premières. La Guirlande des dunes – Les Héros, Bruxelles, éd. Michel Otten, AML Éditions, 2012,

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Peut-on imaginer une posture en creux sur le seul indice d’une saillance pi- leuse ? De manière indéniable – et l’abondante iconographie en atteste avec force.

Les représentations de Verhaeren comme ses évocations les plus anecdotiques re- posent sur la présence essentielle des moustaches, comme une signature inaliénable dont la fortune en tant que trait de reconnaissance se proroge jusqu’à aujourd’hui.

En s’appropriant, de manière implicite et par capillarité, l’aura de célèbres barbares qui ont contribué, a posteriori, à forger une identité nationale, Verhaeren devient passeur d’un substrat idéologique patriotique associé à un jeu relativement ambigu sur le genre. La posture singulière se fait alors porteuse de la voix d’un ethos collectif41, a fortiori au moment où la nation belge toute entière cherche à se définir.

« C’est quelque part en un très vieux pays du Nord, – que sais-je ? / Mais c’est aussi dans un vieux cœur du Nord – en moi ».42

Dans cette optique, la posture de Verhaeren participe de l’engendrement d’une identité belge indécise, à la fois hétérogène et homogène, à la fois nettement genrée et subtilement teintée d’androgynie, dont la virilité apparente recèle et pro- tège une sensibilité plus féminine. La bravoure virile ne prenant sens, en dernière analyse, qu’à naître d’une intériorité à fleur de peau. Car, après tout : « L’homme qui pense est un héros silencieux »43.

Christophe Meurée

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles)

41. Voir Ruth aMossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, « L’interrogation philosophique », 2010, en particulier pp. 156 sq.

42. Émile verHaeren, « Sais-je où ? », in Poésie complète 6, op. cit., p. 121.

43. Émile verHaeren, « L’étude », in Poésie complète 10, op. cit., p. 265.

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