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La sandale d'Aristote. Avant-propos

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Academic year: 2022

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AVANT-PROPOS

LA SANDALE D'ARISTOTE

La Journée d'Études consacrée à l'Événement1 — et dont ce recueil présente les contributions — trouve son origine dans le questionnement, central, de l'équipe Écritures et Histoire du CERIEC, qui est celui des rapports de la narration et de l'histoire. Comment s'opère le travail de narration quand celle-ci sort du cadre littéraire et qu'elle s'empare d'histoires, de faits d'histoire, de l'Histoire ? Elle devient alors l'affaire des historiens, qui ont effectivement répondu présents à l'invitation du CERIEC de rapprocher nos interrogations. Qu'ils en soient ici remerciés, la richesse des échanges de vue — la "vue" s'est révélée centrale dans toutes les contributions —, conduits depuis des champs de recherche variés, depuis des préoccupations diverses, ayant permis de confronter des questionnements et des résultats de recherche. Les regards croisés qui ont été autorisés par ces contributions prouvent que par-delà la diversité des spécialités et des matières, des points communs, des rapprochements se dégagent, viennent au jour, et que la pensée de chacun peut être fortifiée par cette découverte de terrains communs. Des termes récurrents sont survenus : ceux de "rupture", d'"intérieur", d'"extérieur" — avec des variantes "privé", "public" —, de "regard", de

"subjectivité"…

C'est moins aux techniques de narration (qu'elles soient celles des historiens ou des littéraires) qu'à la "matière" elle-même de la narration que sont en effet consacrés ces textes rassemblés, qui interrogent, cernent et analysent ce qu'il est convenu d'appeler l'"événement". Ces contributions soulèvent les questions de fond : "Qu'est-ce qu'un événement ?", "Qu'appelle-t-on événement ?", "Comment une pluralité de faits, de coïncidences, de paramètres se mue-t-elle — et pour qui ? — en un événement" ? Cette coïncidence, cette convergence de faits, le mot grec d'"événement" le dit littéralement : suvmbama veut dire "marcher ensemble, se rassembler". Le sens premier de cette

"coïncidence" fut celui "des talons qui s'adaptent à des traces de pas", comme l'atteste son emploi dans les Choephores d'Eschyle.

S'il y a accord sur le fait que l'événement est quelque chose de visible, de repérable, en revanche ce "quelque chose de visible" prêtera à discussion : les mêmes choses ne "font pas événement" pour tous. Les questions de la "mêmeté" et de l'"altérité", de l'"impersonnalité neutre" de l'événement sont convoquées. La nature impersonnelle de l'événement, de "ce qui se produit", de "ce qui arrive", est bien sûr au cœur du problème, avant toute saisie de l'événement par un sujet / des sujets, avant sa perception (visuelle, affective, sensible), et avant son traitement, son entrée (ou son absence, sa disparition, son refoulement) dans la mémoire de chacun ou de tous. D'où la question de Jean-Marie Paul : "Les événements existent-ils ?" Ces saisies de l'événement — qu'il soit réel, rêvé, imaginé — s'imprimeront dans les mémoires, dans les archives (privées, publiques), dans les œuvres littéraires (qu'elles soient fictionnelles

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ou non, poétiques ou romanesques), dans l'histoire (d'une époque, d'un mouvement).

Claude Jamain, Anne-Marie Baranowski et Jacques Lardoux en ont recueilli les échos littéraires.

D'autres registres sont également travaillés : le rôle des événements, dans une vie particulière, ou dans le cours de l'Histoire. Quelles sont les structures que l'événement fournit à l'histoire ? Quelles marques inscrivent-ils, quelles "ruptures" dans le temps de l'histoire, dans le temps de l'individu, de la mémoire individuelle, nationale ? Ce sont les interrogations de Manfred Gangl et de Hugues de Changy.

Nous avons déjà parlé d'une étymologie, celle du mot grec. Celle du mot allemand nous conduit au "voir". Le rapport entre l'"événement" et le "voir" est également central.

La subjectivité de ce "voir" (ou de ce "non-voir", le non-événement n'étant pas vu comme un "événement") soulève entre autre la question du genre que pose Christine Bart : "Quels sont les événements qui, oubliés par les hommes, doivent être — aux yeux des femmes — retrouvés pour figurer dans l'histoire des femmes ? De quelle nature sont-ils, ces événements qui sont dignes d'entrer dans leur histoire ?"

Si nous avions étudié les difficultés liées à la narration de cet événement dernier qui ne peut pas être narré par soi-même — la mort (Le récit de la mort2) —, c'est ici le terme générique "événement" qui transcende les espèces particulières (la mort, la naissance, le mariage, l'épidémie, la peste, la guerre, etc.) qui est questionné. Les espèces particulières viennent alors déposer leur réalité sensible dans l'enveloppe abstraite du concept, comme cette première communion, traitée par Pascale Quincy- Lefebvre dans ce recueil.

Difficultés de la narration (étudiées dans le Récit de la mort), difficultés de saisie de cette matière à narrer (analysées dans ce recueil). Elles s'interpénètrent bien sûr.

Selon ce qui sera saisi et retenu de l'Histoire, ou des histoires des particuliers, surviendront des types de récits (littéraires, historiques), des concepts (la longue durée de F. Braudel), se définiront des courants ou des écoles (la Nouvelle Histoire, l'Histoire événementielle, l'école des Annales). Nous souhaitons ici diriger le projecteur, en focaliser l'éclairage sur ce "quelque chose" — fait de la rencontre du temps, d'un lieu et d'un ou de sujets — qu'est l'événement.

Questionner ce terme d'événement, c'est aborder l'immense champ de la question du temps, à l'échelle de l'événement. Si la question "Qu’est-ce que le temps ?" est en effet redoutable par son ampleur (une question qui ne permet pas de réponse dès lors qu'on se la pose3), il est possible de poser des questions qui permettent de mieux cerner la saisie du temps par la pensée, par exemple si on interroge, en particulier, celle d'événement. Avec quelles notions travaille-t-on quand on parle d'"événement(s)" ? Avec quelles notions travaille-t-on quand on le(s) narre ? Avec quelles facultés médiatise-t-on l’événement et le récit dans le cas de dysfonctionnements pathologiques, observables en creux ? Jean-Paul Hugot en rend compte. Des travaux récents témoignent de l'intérêt de toutes ces questions4, de ces champs d'études auquel cet ouvrage apporte sa contribution.

* * *

Pourquoi avoir donné ce titre à cet ouvrage : Événement : formes et figures ? C'est que ces concepts de "forme" et de "figure" nous aident à formuler les termes généraux du questionnement, car ils permettent d'établir des catégories et des oppositions essentielles : intérieur / extérieur, unité / pluralité, continu / discontinu, partie / tout. Ces deux concepts fondamentaux, celui de forme et celui de figure, nous en avons retrouvé

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la trace chez Aristote, qui utilise la sandale comme métaphore de la question de la forme.

Aristote écrit :

"si nous pouvons dire qu'une chose est une quand elle est quantité et continuité, en un autre sens nous ne le pouvons pas : il faut encore qu'elle soit un tout, autrement dit qu'elle soit une par sa forme. Par exemple, nous ne saurions parler d'unité, en voyant, rangées en désordre, l'une près de l'autre, les parties de la [sandale] ; et c'est seulement s'il y a, non pas simple continuité, mais un arrangement tel que ce soit une [sandale], ayant déjà une forme une et déterminée. Pour la même raison, la ligne circulaire est la ligne la plus une de toutes, car [outre sa continuité], elle forme un tout et elle est achevée."5

La forme apparaît ainsi comme principe d'unité.

La forme est d'autre part un principe d'organisation et de réalisation d'une matière, et cela est déterminant dans le traitement de cette "nébuleuse" qu'est l'événement : "la matière, informe, indéterminée ne peut se réaliser que dans et par une forme."6 La forme est ce qui assure l'unité, la structure à une pluralité d'éléments. Ce sera l'objet de notre contribution que de développer ces points afin qu'ils servent de colonne vertébrale au concept d'"événement".

Qu'en est-il du mot figure7 ? Si forme et matière forment ainsi ce couple de complémentaires, forme et figure ont fini, quant à eux, par se confondre. Mais à l'origine, une figure est "l'ensemble des contours d'un objet, d'un être, résultant de l'organisation de ses parties, et est ainsi à rapprocher des mots "apparence", "aspect",

"configuration", "conformation", "contour", "dehors", "disposition", "extérieur" (Le Robert).

Quelques exemples d'auteurs latins8 suffiront à illustrer cette complémentarité (et cette opposition) de la forme et de la figure : le premier dit la structure interne, le second l'enveloppe externe, mais les deux assurent (en se complétant) l'unité d'un tout, l'enveloppe permettant de rassembler et d'organiser un contenu qui serait resté épars.

Pour rester dans des images tirées de l'Antiquité, comme celle de la sandale d'Aristote, le caractère de globalité reconnu à l'événement nous renvoie à cette balle d'argile mésopotamienne, qui assurait par sa fermeté externe un vide (un creux interne) qui pouvait être rempli — de jetons ou d'objets symbolisant les valeurs lors des échanges commerciaux. Dans le cas de l'événement, de la notion générique, cette balle d'argile recueille tous les types particuliers d'événements.

Le mot figura survient ainsi dès qu'il s'agit de la forme "prise" (faire figure de), cet aspect étant central dans la mesure où l'événement est quelque chose qui se montre, comme nous le verrons. Que le terme de forme ait fini par glisser de la désignation de la structure interne pour concurrencer le terme de figure sur son propre terrain, celui de la forme extérieure, ce n'est pas ce qui nous préoccupe ici9. Nous ne retenons que l'opposition et la complémentarité des deux concepts.

Ainsi, dans ce recueil, les contributions vont s'attacher à éclairer l'événement de l'intérieur, et de l'extérieur, comme le veut cette distinction ancienne entre forme et figure.

Françoise Daviet-Taylor

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NOTES

1 Une journée d'études consacrée à l'événement — Événement : Formes et Figures — s'est tenue le 11 mars 2005, à la M. S. H. de l'Université d'Angers.

2 Le récit de la mort, Gérard Jacquin (sd), PUR, 2003.

3 Saint Augustin, Les confessions, Livre XI.

4 Le lecteur se reportera dans ce recueil à l'article de M. Gangl, Événement, structure et histoire, note 1.

5 La Métaphysique, Livre D, 6, 266.

6 La Métaphysique, Livre Z, 8, 392.

7 Le mot latin figura, (dérivé du verbe fingo "façonner, pétrir") signifie "configuration", forme extérieure d'un corps. Nous avons cette acception dans cera figuris "figures d'argile".

8 Formae figura chez Lucrèce 4, 69 ou chez Cic. (Nat. 1, 90) qui signifie "l'ensemble des traits [extérieurs] (figura) qui constituent la forme [interne] d'un corps (formae)" ; de même chez Cicéron (De finibus 5, 35) nous trouvons corporis nostri figura et forma "la structure [les contours] et la forme de notre corps".

9 Il faudrait rechercher de très près les différences que Cicéron fait entre forma et figura dans ces emplois, comme par exemple : omnium animantium formam vincit hominis figura "la configuration humaine est supérieure à tous les types d'êtres vivants / d'animaux" (Cic. De natura deorum 1, 48) ; formae semble chez lui renvoyer au "type de", comme dans cet exemple : una et viginti formae litterarum "vingt et une formes [21 types] de lettres" (Cic. De natura deorum 2, 93). Il ne faudrait pas oublier ces emplois (Cic.

De inventione 2, 1), propres à interpeller Christine Bard : hominis figura, muliebris forma dans lesquels figura survient pour l'homme, forma pour la femme, la forme féminine ; cf. aussi Cic. Pro A. Cluentio habito oratio, 199 : hoc dico, non ab hominibus formae figuram venisse ad deos "voici ce que je dis, c'est que les dieux ne tiennent pas des hommes l'ensemble des traits qui constituent leur forme [la structure de leur forme]".

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