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Insécurité, déprise et colère. Les répercussions spatiales des violences faites aux femmes

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Academic year: 2022

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114 | 2020

Géographies de la colère

Insécurité, déprise et colère

Les répercussions spatiales des violences faites aux femmes

Insecurity, disempowerment and anger: spatial repercussions of violence against women

Éva San Martin

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/gc/15161 DOI : 10.4000/gc.15161

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 juin 2020 Pagination : 153-168

ISBN : 978-2-343-22146-5 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Éva San Martin, « Insécurité, déprise et colère », Géographie et cultures [En ligne], 114 | 2020, mis en ligne le 07 avril 2021, consulté le 24 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/gc/15161 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.15161

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2021.

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Insécurité, déprise et colère

Les répercussions spatiales des violences faites aux femmes

Insecurity, disempowerment and anger: spatial repercussions of violence against women

Éva San Martin

Introduction

1 Dans une scène du film intitulé « Ne dis rien » de la réalisatrice espagnole Iciar Bollain, un couple et leur enfant mangent à table en silence. Une ambiance glaciale y règne. Les gestes de la partenaire sont contenus et contrôlés au diapason de la peur qui s’insinue subrepticement dans ce huis clos ; le seul bruit qu’on entend, métallique, est celui des couverts en contact entre eux. Cette scène, où la fixation des gestes et le manque de liberté coupent le souffle, me revient en mémoire quelques années plus tard lorsque, au cours d’un entretien, une femme victime de violence conjugale affirme : « Moi, j’avais tellement peur que mon corps était… (…) il était figé. Il y avait quelque chose en moi qui… voilà…

même, ce n’est même pas le corps, c’est le geste, la gestuelle. Je m’empêchais de faire un truc des fois parce que je me disais “si je change la fourchette de place, ça va pas aller.” (…) Je sais que des fois je préférais rester dans la cuisine ou dans la salle à manger, parce que je sentais qu’il était prêt… voilà…si j’avançais, vous voyez… C’est-à-dire que… on n’ose pas donc on réduit… On ne se promène pas chez soi ». Dans ces deux situations, la peur provoque une inhibition de l’agir de la partenaire-féminine et une réduction de sa spatialité.

2 Cette appréhension est également observable dans les espaces publics. La peur influe sur la mise en scène des corps des femmes, sur leur manière d’agir, d’occuper l’espace et de se déplacer. Au cours d’un entretien effectué dans un quartier de Toulouse autour du thème « Ici et maintenant la rue est à nous »1 le 07 avril 2018, une femme exprime ce sentiment d’anxiété : « eh ben, c’est-à-dire que… je sais que nous à une certaine heure, il est très difficile d’accéder à la place parce que c’est euh…malheureusement il y a que des mecs, des vieux, des jeunes, des toxicos, et les femmes elles n’osent pas y aller. Et à partir de 19 heures voilà, vous ne voyez plus de femmes, pourquoi ? “Prrrr”, on dirait que c’est une interdiction ».

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3 Ces deux vignettes sociales sont illustratives de ce que les violences faites aux femmes, perpétrées dans l’espace public et privé, laissent comme empreintes spatiales.

Formatant trop longtemps les conditions de vie des femmes, les agressions dont elles font l’objet cultivent leur colère. Dans le film Les femmes du bus 678 de Mohamed Diab, Fayza, mère de famille et de milieu modeste, révoltée par le harcèlement sexuel qu’elle subit au quotidien dans les transports en commun, répond à coups d’épingle à cheveux aux maraudeurs sexuels. Bien que cette colère, cette rage ressentie par les femmes envers des comportements machistes quotidiens soit souvent tue, niée, réduite au silence, délégitimée et essentialisée dans une nature féminine éloignée de la raison, certains collectifs parviennent à transformer cette peur et cette colère en un agir collectif et émancipateur.

4 Alors que j’avais consacré ma thèse doctorale à l’étude de cette géographie du sexisme ordinaire par l’analyse de la dimension spatiale de la violence conjugale2, je vise, dans le cadre de cet article, à relier ce thème à celui de la colère : de la colère et de la violence physique et psychique des hommes à la colère salvatrice des femmes. Pour ce faire, j’exposerai dans un premier temps le cadre théorique dans lequel s’inscrit ma proposition. Je décrirai ensuite le dispositif méthodologique mobilisé dans le cadre de ma thèse ainsi que les principaux résultats obtenus. Dans un troisième temps, je procéderai à la mise en discussion de ces résultats avec le sujet de la colère en portant un regard sur les actions qui en émanent.

La violence faite aux femmes sous l’angle de la géographie…

5 Les enjeux spatiaux de la violence sont aujourd’hui amplement documentés (Coutras, 2003 ; Lieber, 2008 ; Di Méo, 2011 ; Bernard-Hohm & Raibaud, 2012). Les actes sexistes ont des effets de pouvoir sur l’utilisation et l’occupation des espaces par les femmes et sur leurs déplacements. Ils constituent un mode de contrôle et d’exclusion des femmes des espaces publics, notamment la nuit (Blidon, 2008). Les agressions sexuelles (attouchements, tentatives de rapports forcés, rapports forcés) sont le plus souvent le fait d’hommes que les femmes connaissent. À cet égard, elles courent plus de risques d’être agressées à l’intérieur du domicile que dans l’espace public. Ainsi, longtemps considéré comme le lieu où l’individu peut déployer son être vrai, comme le lieu qui rassure, protège, enveloppe et fourni des repères, le foyer est resté, dans la conceptualisation faite par la pensée moderne, aveugle à la condition de vie des femmes. Que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur du domicile, ce sentiment d’insécurité, mobilise des stratégies de déplacement, inhibe l’appropriation et l’occupation des lieux et limite leurs mobilités et leur liberté. À l’extérieur, ce sentiment incite les femmes à s’organiser et à développer des stratégies pour sortir et préserver une vie sociale. La plupart composent ainsi avec la peur et assument la possibilité de subir une agression même si elles s’arrangent pour éviter certains lieux (Raibaud, 2018). Nombreuses sont celles qui font l’expérience de devoir déjouer une féminité selon les normes implicites véhiculées par le contexte. Si à certains moments, il convient de rester féminine, à d’autres, c’est tout le contraire qui prévaut. La peur fonctionne ainsi comme un mode de régulation des comportements et des déplacements. Mais cette mise en conformité avec les attentes du moment, cette docilité (Foucault, 1975 ; Bourdieu, 1998), peut se transformer en colère quand un sentiment d’injustice apparaît. La peur est de cette

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manière modifiée en élan vital, comme le dit Soraya Chemaly dans le livre Le pouvoir de la colère des femmes en possibilité d’action et d’affirmation. La colère permet de contester la condition subordonnée à laquelle les femmes sont historiquement reléguées. Elle permet de contester l’inégal accès aux espaces de la ville, l’expropriation du temps personnel, l’aliénation des corps, l’exploitation du travail, la chosification. Les réactions qui en émanent posent les jalons pour se construire une identité en tant que sujets ayant une voix propre.

… un domaine fécond pour la recherche

6 Ayant une trajectoire académique et professionnelle dans le domaine de la violence conjugale, la lecture géographique de ce phénomène m’a conduit à m’intéresser à la dimension spatiale de la violence conjugale. Mon travail de recherche s’est alors centré sur des femmes majeures accompagnées par des associations spécialisées dans la violence conjugale. Le profil de ces femmes était diversifié. Leur âge, leur parcours de vie, tout comme leur classe sociale n’ont pas été des variables discriminantes. Certaines ont fait des études, des enfants, avaient un travail salarié, d’autres non. Sans pour autant nier l’influence des appartenances sociales sur les expériences traversées, j’ai choisi de porter le focus sur le lien existant entre le phénomène de la violence conjugale et le rapport que les femmes concernées tissent avec les différents espaces qui conforment leur vie quotidienne. Le dispositif méthodologique a mobilisé une période d’immersion dans une association spécialisée dans la violence conjugale3, des groupes de discussion, des entretiens semi-directifs des ateliers de cartographie auprès des femmes accompagnées et des récits enregistrés pour une émission de radio toulousaine autour du sujet « La rue est à nous ». Ces récits, si singuliers soient-ils, reflétaient quelque chose de l’ordre du commun. De plus, les composants machistes dont est faite la violence conjugale, faisaient écho et résonnaient dans d’autres scènes de la vie quotidienne que les femmes expérimentent par le simple fait d’être femmes.

Cela venait interroger l’existence d’une frontière nette qui séparerait celles qui ont fait l’expérience d’une conjugalité marquée par la violence conjugale de celles qui n’ont pas été confrontées à ce type de conjugalité. Au fur et à mesure que la frontière s’amincissait, le continuum de la violence en tant que lien structurant de l’ordre social apparaissait (Kelly, 2019). Cet ordre social organise les espaces. C’est cette configuration que l’on va essayer de rendre visible à partir d’une analyse des effets de la violence conjugale sur les spatialités des femmes.

Quand l’insécurité et la déprise provoquées par la violence…

7 Tout d’abord, la violence conjugale sexualise les espaces. En effet, dans une telle situation, les partenaires féminines portent seules la charge exclusive des enfants et de la gestion domestique. Cela renforce leur expertise à l’égard de la gestion de tout ce qui concerne la vie familiale et réduit tout éventuel écart entre la sphère reproductive et d’autres espaces. De ce fait, les espaces occupés à l’extérieur du domicile coïncident avec ceux qui ont un rapport avec l’univers de la sphère reproductive (école, courses, médecin, démarches en lien avec les besoins du foyer…).

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8 Mme R. — Oui les enfants et faire les courses, et les emmener à l’équitation, les emmener à la peinture, les emmener à la musique, les emmener au karaté, les emmener chez les copains…

9 Mme H. — C’était moi qui m’en occupais [des démarches administratives]. Tout… Pour l’école aussi, pour la scolarité de ma fille, c’était moi. Tout ça, à l’extérieur, c’était moi. Et il y avait un moment même l’école pensait que j’étais une femme seule avec ma fille, parce que monsieur ne s’est jamais manifesté. Il se manifestait, mais c’était rare.

10 Lorsque les partenaires féminines se trouvent en présence de leur compagnon, elles se font discrètes, adoptent une attitude de soumission, essaient de ne pas attirer l’attention et agissent selon ce qu’elles supposent être l’attitude la plus conforme aux attentes du moment. Mais l’absence du conjoint à leur côté n’est pas pour autant synonyme d’absence de pression à leur égard. Le contrôle reste incessant, notamment par le biais du téléphone. Nombreuses sont celles qui sont appelées en permanence et qui doivent fournir des preuves et montrer que le lieu où elles se trouvent, et/ou ce qu’elles font est bien en conformité avec ce qui était convenu.

11 Mme R. — Oui, parce que quand je faisais les courses, au bout d’une heure si je n’étais pas rentrée, il m’appelait. Je lui disais : “Je suis dans la voiture”, “Je suis en train de rentrer”, ou, etc.

Donc les courses, j’avais une heure pour les faire. Au bout d’une heure, si je n’étais pas rentrée :

“Ça va ?” “Oui pourquoi tu m’appelles ?” “Je suis inquiet.” Pour faire les courses en une heure toute seule, il faut vraiment courir, courir, courir. Faire vite, mettre dans le caddie, mettre dans la voiture, etc.

12 Mme R. — Et après quand on allait à l’anniversaire des unes ou des autres, j’y allais, mais il me surveillait. Il m’appelait tout le temps. Il m’appelait deux ou trois fois, pour voir si vraiment j’étais avec les filles.

13 Ce contrôle permanent détermine les pratiques sociales et spatiales. En conséquence, ces dernières dégénèrent en conduites et routines rationalisées, fonctionnelles et conditionnées. En outre, la disqualification permanente dont ces femmes font aussi l’objet, atteint leurs compétences spatiales. Elles perdent leur confiance en elles et doutent de leurs capacités. Ainsi, alors que certaines affirment ne plus conduire de voiture, d’autres disent ne pas se sentir capables d’effectuer seules des démarches à l’extérieur.

14 Mme M. — Non je ne travaillais pas. J’avais tellement plus confiance en moi. J’avais tellement perdu l’estime de moi-même que j’avais peur de tout. Même avant, quand j’avais 20 ans, je prenais ma voiture et me disais “Bon faut que tu ailles là et si tu ne trouves pas, c’est pas grave, tous les chemins mènent à Rome. Tu vas trouver ton chemin, tu vas y arriver”. Eh ben, au bout de quelques années de mariage, je ne le faisais plus du tout. J’avais une peur bleue. Je disais à mon mari “Il faut que tu viennes avec moi” pour que j’aille d’un point A à un point B. Ou alors “Il faut que tu me marques le trajet sur un papier” parce que j’avais peur de ne pas y arriver. Et mon mari le faisait. Il me montrait que j’avais toujours besoin de lui, que sans lui j’étais rien du tout. Et je n’étais plus rien sans lui. Il était arrivé à faire en sorte que je n’étais plus rien sans lui.

15 Cette dégradation de leur estime de soi augmente leur dépendance à l’égard de leur partenaire et renforce des pratiques de genre tournées vers l’intérieur au détriment d’autres espaces. Elles rangent, nettoient, repassent le linge, font à manger, s’occupent des enfants et du conjoint, ce qui ne rentre pas en contradiction avec la socialisation sexuée des femmes en général. Dans cette optique, les effets de la violence conjugale sur l’occupation et l’utilisation des espaces trouvent des points de convergence avec le modèle de féminité forgé par notre société.

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16 Quant à l’espace du domicile, il est pour les partenaires féminines, un espace générateur de domesticité et non pas un espace générateur de privacité (compris comme un espace à soi et pour soi). À l’appauvrissement des espaces de vie à l’extérieur, s’ajoute la diminution progressive des espaces à l’intérieur. En effet, l’ensemble des espaces susceptibles d’échapper au regard du partenaire diminue et, en conséquence, il se rétrécit.

17 Mme L. — Vous savez pourquoi ? Parce qu’on est à l’extérieur quand on rentre, et on ne sort plus. Donc pour moi c’est ça le cheminement. Ça a commencé par les privations des sorties, donc de l’extérieur, de moins en moins. Et après à l’intérieur de moins en moins.

18 Mme MC. — Oui on est robotisée. Oui on est conditionnée. Si vous voulez, on ne peut… On rentre dans des choses très folles. Vous savez ça ressemble aussi un peu je pense, enfin moi je n’y suis jamais allée en prison, mais je pense que ça peut ressembler aussi à de l’enfermement, vous savez quand on est dans une prison, qu’on n’a pas le droit à l’extérieur ou très peu, ou alors qu’on n’y va pas, qu’on ne se l’autorise plus parce que c’est trop compliqué l’extérieur.

19 Ce rétrécissement spatial se prolonge par l’appropriation des biens appartenant à la conjointe. Du portable, aux documents personnels, aux espaces virtuels, les interstices susceptibles d’être habités par ces femmes, y compris les « jardins secrets », sont progressivement usurpés.

20 Mme H. — Oui il fouillait tout. Donc par exemple je ne pouvais pas mettre… non… je n’ai pas de jardin secret. Il fouillait tout, de tout voir… Tout tout tout.

21 Mme L. — Je n’avais pas d’espace à moi. Le seul espace qui me restait c’était les rêves, dans ma tête […] J’ai toujours été une femme de caractère et, du jour au lendemain, je cède, je cède, je cède, pour éviter le conflit. Ce que je n’aime pas c’est les conflits, les cris… Donc, pour éviter les conflits et les coups aussi, car ça peut aller jusqu’aux coups, donc je le sais et je me suis un peu réfugiée dans les rêves. Je rêvais d’une vie meilleure en attendant. C’était comme ça […] Et après… après la ligne rouge a été franchie, quand il voulait investir mes rêves, rentrer dans mon jardin secret. C’est là où j’en pouvais plus.

22 Le témoignage de Mme L. délimite, d’une certaine manière, les frontières de la colère.

Si son énergie a longtemps été tournée vers une anticipation des possibles réactions violentes de son conjoint, les tentatives de franchissement de son monde intérieur, ultime patiemment pré carré fortifié pour contenir les agressions récurrentes, provoque une colère salvatrice qui lui permet de penser en termes de droits légitimes.

23 Semblablement, alors que dans la plupart des cas les personnes de l’entourage de la partenaire ne sont pas autorisées à y entrer, les proches du partenaire masculin peuvent aisément le faire. Cela génère un isolement social et spatial. Cette territorialisation extrême s’exerce également par les prérogatives dont il dispose pour décider de l’organisation spatiale du logement. À ce sujet, certaines femmes font part de l’impossibilité de choisir de (ou de préserver) l’organisation de l’aménagement intérieur. Le conjoint change la décoration ou les objets de place d’une manière unilatérale, mettant à mal les repères ; ou bien il occupe tous les espaces, comme dans la situation de Mme V.

24 Mme V. — Quand on s’est mariés et tout ça, il ne faisait pas à manger, il ne faisait jamais la cuisine, mais par contre, un jour, je suis rentrée et il m’a dit : “Je t’ai tout mis… les fourchettes là…” Il avait tout changé ! “Mais, pourquoi tu as tout changé ? Tu n’es jamais dans la cuisine ! Tu ne fais jamais à manger ! C’est moi…” “Oui, mais bon, c’est mieux comme ça.” Il m’avait organisé

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le truc, enfin il avait tout fait quoi. La décoration dans la maison, c’est lui qui a tout fait aussi, moi je n’ai pas eu à faire […]

25 Je lui disais toujours : “C’est ta maison et je ne me sens pas chez moi ici.” Il y avait des affaires à lui… Je n’avais pas d’endroit spécifique à moi. Par exemple pour les placards, chaque chambre avait un placard, donc les enfants avaient leurs habits dans leur chambre ; chaque enfant avait sa chambre. Moi je n’ai jamais eu de placard à moi, spécifiquement. C’est-à-dire que j’avais un peu d’habits dans chacun des placards de tout le monde.

26 Cela peut se traduire par une maîtrise et un contrôle exhaustif de la disposition des meubles, ou bien par une occupation unilatérale de l’espace par le biais de la monopolisation de certains objets comme la télé par exemple (généralement située dans le salon).

27 Mme L. — … Bon… Lui, il a commencé par l’extérieur. Il a commencé à m’interdire de sortir seule. Donc moi je me suis dit : “Tant pis, c’est pas grave.” J’avais l’habitude de rester chez moi, j’aime bien rester chez moi. Donc après, c’était le salon, la pièce à vivre. Le salon, la salle à manger où je vis : il vient, il investit l’endroit. Donc c’est lui qui choisit la chaîne qu’il veut, la place qu’il veut… Et il m’est arrivé une fois, ça je m’en rappellerai toujours… J’étais en train de regarder un film, il vient, il prend la télécommande, il change la télé et il met le match. Sans me demander ni rien du tout. Je lui dis : “Tu ne demandes pas la permission de changer, tu changes comme ça, comme s’il y avait un animal quoi.” Il me dit : “Je fais ce que je veux, c’est ma télé.”

“Tu as raison : c’est ta télé, c’est chez toi…” Donc j’ai dit : “Dorénavant, puisque c’est ta télé, je ne l’allumerai plus.” Et j’ai juré ne plus y toucher. Je n’ai pas allumé la télé. Donc là je me suis réfugiée dans la lecture et dans ma chambre. Je prenais le livre et j’allais dans ma chambre. Il venait investir la chambre.

28 Ces accommodements spatiaux, cette « acceptation », fondés sur la crainte de la colère et de la violence du conjoint, sont sans fin et se traduisent par une insécurité permanente. À l’exception de quelques pièces susceptibles de fermer à clés et de jouer ainsi un rôle de refuge (toilettes, salle de bain…), la presque totalité des pièces du domicile est le théâtre d’épisodes de violence.

29 Dans un atelier de cartographie animé auprès des femmes accompagnées par l’association APIAF, celles-ci ont représenté à l’aide d’émoticônes, les sentiments et les actes de violence qu’elles vivaient au sein du logement. Six sentiments ont été retenus ; la sécurité, le bien-être, le repos, la frustration, la peur et la tristesse. Les gommettes expriment les actes d’hostilité ou tout acte ressenti comme violent (cartographie 1).

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Cartographie 1 – Spatialisation de la violence conjugale au sein du domicile

Mme P. habite avec son compagnon. Ils n’ont pas d’enfant. L’appartement dispose d’une salle à manger ouverte sur la cuisine, une toilette, une salle de bain, une chambre pour chaque partenaire. Il y a aussi une terrasse et un jardin. La salle de bain peut fermer à clef, ce que Mme P. fait lorsqu’elle veut trouver du repos. La télévision qui se trouve dans la chambre de Mme P. peut aussi jouer un rôle positif. À l’exception de ces éléments, la violence se fait omniprésente, y compris dans les espaces extérieurs – la terrasse et le jardin. Cela génère des ressentis et des émotions comme la peur, la frustration, la tristesse et influe le rapport aux espaces.

30 Bien que la violence puisse avoir lieu dans l’ensemble des espaces, traduisant ainsi un état d’insécurité permanent et généralisé, ceux-ci revêtent une signification différente le jour et la nuit. Les agressions sexuelles sont fréquentes dans la chambre conjugale surtout la nuit. En conséquence, les femmes développent un rapport aux espaces sous forme d’évitement. Cela explique l’impossibilité d’habiter et d’investir les espaces comme elles le souhaiteraient et la sensation de ne pas avoir un « chez-soi ».

31 En définitive, les espaces du domicile ne présentent pas la possibilité d’un espace privé pour les femmes vivant la violence conjugale.

32 L’emprise et le contrôle opéré par la violence conjugale ont pour effet une appropriation complète de la partenaire. Le lien à soi, aux autres et à l’environnement proche est mis à mal. L’appropriation dont la conjointe fait l’objet l’assigne uniquement aux tâches relatives à la gestion de l’espace domestique et aux besoins des personnes qui y habitent. En ce sens, la violence conjugale provoque une domesticité et un asservissement semblables, à bien des égards, à ceux que l’on observe dans les situations d’esclavage. Les partenaires sont dépossédées du lien garant de leur participation sociale en tant que sujets. D’un point de vue géographique, cela se traduit par une déprise spatiale. Cette notion, développée à Toulouse autour des études sur la sociologie de la vieillesse, correspond, chez les personnes âgées, « à l’abandon de certaines activités, à la baisse des relations sociales et au désir de se mettre en retrait » (Meidani & Cavalli, 2018, p. 9). Ces facteurs entrent en connexion avec les effets

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spatiaux induits par la violence conjugale. L’emprise, les interdictions explicites concernant les sorties, l’autocensure, tout comme les problématiques physiques et psychiques qui émergent dans ce type de situations, jouent un rôle actif dans la perte d’engagement social des femmes concernées.

33 Mme M. — Oui c’est ça en fait. J’avais même plus peur de l’extérieur que de lui. J’ai eu peur de tout. Je ne savais même plus remplir un papier administratif. J’avais peur de me tromper. Je ne faisais plus rien.

34 Les agressions répétées s’attaquent à la possibilité d’habiter, à la capacité d’avoir un territoire à soi, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison. Mais cette géographie dessinée par la violence conjugale récolte parfois la colère de celles qui s’en estiment victimes. En effet, les femmes, loin d’être des personnes passives incapables d’agir, développent des stratégies pour composer avec la situation. Chacune à sa manière, avec ce qu’elles ont et avec ce qu’elles sont, selon le contexte dans lequel elles se trouvent, essaye de trouver la manière de vivre, de survivre, et de s’en sortir.

35 Mme L. — Au début je devenais de plus en plus silencieuse. Je ne parlais pas, je ne répondais pas.

Jusqu’au jour où j’ai éclaté et je lui ai dit ses quatre vérités. Je lui ai dit : “Voilà mon rêve c’est ça.

Mon rêve c’est te quitter ou te voir partir, que tu meurs, que tu disparaisses de ma vie d’une façon ou d’une autre et de ne plus te voir. Tu m’étouffes. Je manque d’oxygène. J’ai envie de respirer. Voilà c’est ça. Tu veux savoir la vérité ? Ce qu’il y a dans ma tête ? C’est ça.”

36 Mme V. — Je me suis beaucoup investie dans mon travail à partir de là. Bon j’ai toujours été quelqu’un qui travaillait énormément parce que je n’ai pas de facilités. Même dans les études, j’ai fait beaucoup d’études, mais je dois beaucoup beaucoup travailler. Mais je me suis investie encore plus. C’était un refuge en fait.

37 La prise de contact et l’accompagnement par une association spécialisée dans la violence conjugale leur permettent de tracer progressivement le chemin permettant de sortir de cet univers – qu’on peut qualifier de carcéral –. Cela passe d’abord par la mise en place des conditions nécessaires pour que leur parole soit entendue. Cette parole circule de l’individuel, avec une ou plusieurs professionnelles, au collectif, avec d’autres femmes. Le poids et l’importance de l’écoute et des échanges d’une part, et les rebondissements, les échos qu’un récit, un propos, peut produire chez les autres femmes d’autre part, constituent le matériau nécessaire pour tisser du commun. On interroge ainsi les explications d’ordre individuel que chacune s’est forgées sur les situations vécues. Cela permet de modifier les représentations, souvent culpabilisantes, qui ont pu être créées pour expliquer la violence, et rentrer dans le registre du politique. Les espaces de vie s’élargissent progressivement et les femmes parviennent, chacune à leur rythme, avec leurs ressources et leurs problématiques, à modifier leurs conditions de vie. Cet accompagnement et ce procédé sont possibles grâce à celles qui, portées par la conscientisation de la situation subordonnée des femmes, et la colère qui en émane, ont dénoncé et contesté cette réalité sociale.

… génèrent la colère de celles qui la subissent

38 Une manière de voir les implications que la violence conjugale a sur la colère des femmes suppose de porter le regard sur les actions féministes qui s’y rapportent. Bien que la mobilisation collective contre les violences faites aux femmes commence à prendre de la vigueur à la fin des années 1970, c’est à partir des années 1990 que la

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mobilisation publique contre ces violences se fait visible. Des associations comme l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail), le CFCV (Collectif féministe contre le viol), la FNSF (Fédération nationale Solidarité femmes) sont subventionnées par l’État. Ces associations, gérées au départ majoritairement par des bénévoles féministes, se professionnalisent progressivement rentrant ainsi dans le registre des structures du travail social. Dans les années 2000, l’État réaffirme son implication dans la lutte contre les violences conjugales. Ainsi, des avancées en matière juridique sont faites4 et de plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes sont promulgués ; véritables feuilles de route pour la mise en place des services et des dispositifs de prévention, de sensibilisation, d’accompagnement et d’aide aux victimes.

39 Les femmes disposent ainsi, plus que les générations précédentes, de moyens pour rompre avec une situation de violence conjugale. Pour autant, l’important taux de féminicide enregistré en France (selon les données du ministère de l’Intérieur, 146 femmes ont été tuées en 2019 par leur conjoint ou ex-compagnon), montre qu’on est face à une problématique sociale qui est loin d’être résolue. Des obstacles sociaux, voire judiciaires, demeurent bien réels, quand ne s’y greffe pas l’hostilité des proches, des forces de l’ordre ou l’incompréhension des professionnels de la santé, du travail social, ou de l’administration. Cela a été à l’origine de l’initiative gouvernementale de lancer en septembre 2019 le premier Grenelle contre les violences conjugales.

40 À l’échelon individuel, la colère générée par ce contexte, peut donner lieu dans certains cas, à des situations dramatiques comme le passage à l’acte de la part de la partenaire féminine qui, cherchant à se défendre et ne trouvant pas d’autre issue pour se protéger, tue son partenaire5. Sans pour autant arriver au meurtre, la colère face aux agressions dont font l’objet les femmes, suscite d’autres types d’actions individuelles. Certaines ont lieu dans l’espace public : Adélaïde, la trentaine, filme son agresseur qui l’a harcelée dans le métro et partage la vidéo sur Twitter « Je me suis mise à filmer parce qu’il m’a frôlée en me touchant les fesses et s’est retourné en faisant un clin d’œil. »6 Prenant connaissance de la vidéo, la brigade des réseaux ferrés, spécialisée dans les infractions à caractère sexuel, se saisit de l’enquête avant même que la victime ne dépose une plainte. Le processus traditionnel selon lequel le procès judiciaire est précédé par une plainte se voit en conséquence renversé. Mais la colère surgit aussi de l’intérieur des cercles fermés et trop longtemps emblématiques d’un pouvoir masculin et machiste comme l’Académie du cinéma. Ainsi, Adèle Haenel, en colère à l’annonce de la récompense de trois Césars à Roman Polanski – réalisateur accusé de viol par une douzaine de femmes – se lève et quitte la salle. Ce prix octroyé devient l’emblème d’une domination et d’un pouvoir machiste bien portant. Désormais, les règles du jeu établies par ce type de domination trouvent des dissidentes. Comme le dit Virginie Despentes dans une tribune publiée par le journal « Libération » le 01 mars 2020, « Célébrez-vous, humiliez- vous les uns les autres, tuez, violez, exploitez, défoncez tout ce qui vous passe sous la main. On se lève et on se casse. C’est probablement une image annonciatrice des jours à venir. La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant. » Bien que ces actions aient été médiatisées, l’immense majorité est le produit des femmes anonymes et se déroule dans l’ombre de la vie quotidienne. Des femmes qui ne rient pas aux blagues sexistes au risque d’être accusées de ne pas avoir le sens de l’humour. Des femmes qui pensent à leur propre bien-être au risque d’être

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accusées d’égoïstes. Des femmes qui expriment leur mécontentement et leur désaccord au risque d’être étiquetées d’hystériques. Des femmes qui disent « non » au risque qu’on leur dise qu’en réalité elles veulent dire « oui ». La trame de la vie quotidienne est faite d’une multitude d’actes de résistance individuelle des femmes qui disent

« non » aux règles du jeu imposées par le sexisme ordinaire. Leur colère est ainsi le moteur d’un contre-pouvoir qui, bien qu’il n’ait pas une reconnaissance légitime par le système en place, casse le monopole de la parole, brise le silence et ouvre une brèche dans l’ordre établi.

41 À côté de ces actions individuelles coexistent d’autres mouvements plus collectifs et organisés. Le mouvement contre les féminicides, initié en Amérique latine, est de ce point de vue remarquable, notamment celui très médiatisé qui se déroule au Mexique, à Ciudad Juarez. Les nombreuses disparitions et les innombrables viols des femmes qui y ont lieu suscitent désormais une contestation et une mobilisation importantes de la part de la société civile et du mouvement féministe. Ce dernier, initié en 2009, conduit à ce qui sera connu comme l’affaire « Champ de coton ». Les nombreuses plaintes déposées suite aux disparitions, viols et assassinats de femmes ont amené la Cour interaméricaine à adopter la notion de « violence de genre structurelle » pour se référer à ces situations de violences à l’encontre des femmes qui règnent à Ciudad Juarez. Cette affaire s’inscrit dans un contexte où les luttes féministes et la pression populaire parviennent à faire adopter le terme « féminicide » dans le Code pénal du Mexique. D’autres pays l’avaient déjà intégré comme le Costa Rica (2007), le Guatemala (2008), le Chili (2010) et le Pérou (2011).

42 Face à la gravité des meurtres commis contre les femmes au Mexique, la poétesse et militante mexicaine Susana Chavez, a écrit en 1995 la phrase suivante « Ni une femme de moins, ni une morte de plus » qui est rapidement devenue le symbole de la lutte contre les féminicides dans toute l’Amérique latine. Par exemple, en 2015, suite à la situation alarmante des féminicides en Argentine, cette phrase de la poétesse mexicaine a inspiré le nom du grand collectif de militantes « Pas une de moins ». Le 11 avril 2015, peu après sa création, la découverte du corps sans vie de Chiara Paez, assassinée à 14 ans par son compagnon de 16 ans, déchaîne la colère de centaines de milliers de personnes dans plusieurs villes en Argentine. Des manifestations s’organisent pour protester contre les crimes machistes et exiger des mesures gouvernementales. Des slogans comme « Pas une de moins » « Pas un meurtre de plus », « Stop féminicides » défilent et occupent les rues et les écrans des mass media.

Les manifestations se multiplient et le mouvement prend une telle ampleur qu’il est vite suivi par d’autres pays voisins comme le Chili, l’Uruguay et le Pérou, pour devenir ensuite transcontinental. Ainsi, en France, en septembre 2019, une centaine de militantes se rassemblent devant la tour Eiffel pour dénoncer le « 100e féminicide » et réclamer un budget plus important pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. En octobre 2019, c’est avec ces mêmes slogans venus d’Amérique latine, qu’une centaine de féministes se rassemblent au cimetière de Montparnasse. Dans un contexte d’ébullition sociale généralisée et avec 129 féminicides sur le sol français, le 23 novembre 2019, des organisations comme « Nous Toutes », organisent la plus grande manifes6tation contre les féminicides tenue jusqu’alors en France.

43 Quel que soit le pays ou la culture, les problématiques et les agressions perpétrées envers les femmes suscitent la même colère et tissent des liens et des ponts de sororité transnationaux et transcontinentaux. Par ailleurs, l’importante utilisation par le

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mouvement féministe de l’espace numérique et des réseaux sociaux comme Twitter, diversifie son répertoire d’action et fait parler une nouvelle vague féministe. Un

« féminisme de clics », comme le souligne Josiane Jouet dans un article intitulé « Web et les réseaux sociaux, dernière vague du féminisme ? », fait irruption dans la sphère numérique. Selon cette auteure, cet agir féministe assure une veille sur le sexisme, relaie des informations issues de plusieurs sources, renvoie à de nombreux liens hypertextes ou comptes Twitter. Cette manière de procéder, touche une audience qui déborde le cercle des militant.e.s pour atteindre aussi d’autres franges de la population qui, sans forcément s’identifier au féminisme, sont sensibilisées aux violences faites aux femmes. Le féminisme sur le Web est alors hétéroclite, diversifié, vivace, réactif, ouvert sur le monde et au service de la création de liens entre les femmes de différentes origines et cultures. La colère collective peut s’avérer ainsi une ressource pour la dénonciation, la création d’une sororité entre femmes et l’impulsion d’un changement social. Aux côtés de ces violences quotidiennes que les femmes subissent dans le cadre privé et public, s’ajoutent l’invisibilité et le manque de reconnaissance et de valorisation de toutes ces tâches et actions indispensables à la vie : changer une couche, prendre la température d’une personne malade, préparer à manger, faire les courses, accompagner quelqu’un qui ne peut pas se déplacer seul.e, se rappeler de la nécessité d’appeler un proche pour prendre des nouvelles, laver le linge, trouver des stratégies pour subvenir aux besoins primaires du foyer quand bien même on a du mal à finir le mois, raccommoder, concilier, trouver des compromis, arrondir les angles, avoir la charge mentale de ce qu’il faut faire le lendemain… La colère provoquée par la cécité généralisée à l’égard de ces actions a été à l’origine d’une manifestation et d’une grève des femmes en Espagne à l’occasion de la journée internationale des femmes du 8 mars 2018. Ainsi, des centaines de milliers des personnes, de cent vingt villes espagnoles, se sont unies dans une manifestation collective pour dénoncer non seulement les féminicides, les viols et le harcèlement, mais aussi les inégalités salariales et le travail dévalorisé du care. La grève qui s’est ensuivi, visait à rendre visible ce travail invisible et non rémunéré que les femmes effectuent au quotidien et qui est essentiel à la perpétuation et au maintien de la vie (Tronto, 2009). La crise sanitaire liée au COVID-19 a contribué à rendre visible cette fonction essentielle jouée par les femmes dans les activités du care. Le travail de soin, de ménage, de soutien scolaire, d’éducation, d’aide et d’accompagnement social aux personnes en difficulté est, depuis longtemps, un travail féminisé, faiblement rémunéré et généralement banalisé et dévalorisé. En période de confinement, ces métiers ont été reconnus comme étant centraux. Pour autant, les politiques d’austérité menées en France génèrent des carences et des difficultés pour la prise en charge des personnes. Cet état de fait a pu être particulièrement observé pendant la gestion de la crise sanitaire, notamment dans le milieu hospitalier où, selon une publication de l’ONU Femmes, les femmes représentent environ 67 % des effectifs parmi les professionnels de santé (Bhatia, 2020). Non seulement elles sont plus vulnérables au risque d’infection, mais elles doivent de surcroît trouver des stratégies pour pallier le manque de moyens pour effectuer correctement leur travail. Bien que la société ait été sensible à l’implication et au dévouement de ces professionnel·le·s, d’autres corps des métiers, comme ceux du monde du travail social, féminisés et en première ligne du front aussi dans la gestion de la crise, sont restés davantage dans l’ombre.

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Conclusion

44 La plus grande exposition des femmes à la violence, articulée avec le manque de reconnaissance et de valorisation des activités du care, construit les fondations sur lesquelles se déroule leur vie sociale, économique et spatiale. Ces conditions de vie, marquées par un accès plus restreint à la citoyenneté, par un accès plus limité aux espaces publics, par l’injonction à mener une vie indépendante et autonome, tout en restant disponible pour venir en aide aux proches, etc., génèrent la colère de celles – et aussi de ceux – qui estiment que ces règles du jeu social ne sont pas égalitaires et laissent pour compte une bonne partie des personnes, en majorité des femmes. La colère est ainsi à l’origine des actions de contestation et des revendications individuelles et/ou collectives qui rappellent que le privé est politique et que les femmes ne sont ni un territoire à occuper ni une main-d’œuvre à exploiter. Du sexisme ordinaire jusqu’au féminicide, en passant par les inégalités qu’elles traversent au niveau du travail et de l’emploi, le continuum de la violence envers les femmes trouve son corrélat dans des actions de résistance et de contestation. La colère d’ici embrasse et tisse des étreintes avec celle qui, indépendamment du pays ou de la culture où elle se manifeste, décrit la même réalité d’oppression. Cette colère est ainsi profondément solidaire et ouverte vers le monde. Elle porte et reflète la capacité des femmes à faire alliance entre elles et à tisser des liens de sororité au-delà des frontières. Protéiformes et hétéroclites, spontanées ou organisées et coordonnées, réactives, vivaces, les actions qui en émanent constituent un contre-pouvoir qui défie l’ordre sexiste. La colère porte alors en elle la possibilité de développer des capabilités (Amartye Sen, 2010) et de troubler les contours d’une géographie bâtie par le sexisme de la vie quotidienne pour construire des espaces qui puissent être occupés par les femmes en toute liberté.

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TRONTO Joan, 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte.

NOTES

1. À l’occasion du « Marché de créatrices », organisée le 7 avril 2020 par l’association toulousaine

« Parle avec elles », l’émission de radio Ici et maintenant la rue est à nous réalisée par « Radio Basta » et en partenariat avec cette même association, a recueilli les paroles des habitantes sur leurs expériences, sentiments et rapports aux espaces publics. Ce recueil a été mobilisé dans le cadre de ma thèse doctorale.

2. Thèse doctorale intitulée La dimension spatiale de la violence conjugale, effectuée sous la direction d’Yves Raibaud, maître de conférences HDR de géographie à l’Université Bordeaux Montaigne.

Thèse soutenue le 16 octobre 2019.

3. L’association APIAF (Association pour l’initiative autonome des femmes) à Toulouse a été mon terrain de recherche tout au long de ma thèse. Son histoire et sa longue trajectoire de travail auprès des femmes faisaient de cette association un lieu privilégié pour le recueil des données.

4. À titre d’exemple on peut citer la loi du 26 mai 2004 sur l’éviction du conjoint violent du domicile conjugal, la loi du 4 avril 2006 sur l’application de la circonstance aggravante à de nouveaux auteurs (pacsés et « ex »), la loi du 9 juillet 2010 sur l’ordonnance de protection des victimes. Loi du 4 août 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes…

5. Selon l’étude annuelle des morts violentes au sein du couple menée par le ministère de l’Intérieur, 28 hommes ont été tués par leur compagne ou ex-compagne en 2018. Parmi eux, 15 avaient commis des violences sur sa partenaire.

6. Dans http://cheekmagazine.fr/societe/filme-agression-sexuelle-metro/ (consulté le 4 juillet 2020).

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RÉSUMÉS

Cet article aborde la géographie du sexisme ordinaire et la colère qui s’y rapporte. En partant de la présentation des résultats d’une recherche dans le cadre d’une thèse doctorale sur la dimension spatiale de la violence conjugale, ce texte fait ensuite le lien avec les actions de dénonciation et de contestation qui en émanent. Individuelles et/ou collectives, spontanées ou organisées au sein de mouvements féministes, ces actions contestent la domination masculine inscrite dans l’ordre social. Du sexisme ordinaire au féminicide, la colère qui en résulte est un terreau fertile pour des actions qui tissent des liens de sororité au-delà les frontières nationales et des cercles strictement féministes. Par ailleurs, l’utilisation des réseaux sociaux comme moyen d’information, d’organisation et de diffusion des actions, les inscrit dans un mouvement vigoureux et réactif. Ces actions constituent ainsi un contre-pouvoir en place, capable de troubler les contours de l’ordre établi.

This article discusses the geography of ordinary sexism and the anger that goes with it. Starting from the presentation of the results of a research in the framework of a doctoral thesis on the spatial dimension of conjugal violence, this text then makes the link with the denunciation and protest actions that emanate from it. Individual and/or collective, spontaneous or organized within feminist movements, these actions challenge the male domination inscribed in the social order. From ordinary sexism to feminicide, the resulting anger is the breeding ground for actions that weave bonds of sisterhood across national borders and strictly feminist circles. Moreover, the use of social networks as a means of information, organization and dissemination of actions, makes them part of a vigorous and responsive movement. These actions thus constitute a counter-power in place, capable of disturbing the contours of the established order.

INDEX

Mots-clés : colère, sexisme ordinaire, féminicide, féminisme Keywords : anger, ordinary sexism, feminicide, feminism

AUTEUR

ÉVA SAN MARTIN CFTS La Rouatiere

esanmartin@larouatiere.com

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