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Fils de conquérants. Le monde türk et son essor. Le monde türk et son essor. Fils de conquérants. Hugh Pope. Hugh Pope

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Histoire

Le m on de t ür k e t s on e sso r Fils de conquérants

Photos

Haut de la couverture : © Hugh Pope Bas de la couverture : © iStockphoto

Hugh Pope

traduit par Benoit léger

Hugh P ope

traduit par Benoit léger

Fils de

conquérants

Le monde türk et son essor

e monde türk compte désormais dans son ensemble quelque 140 millions de personnes ; les langues turciques sont parlées par les populations anciennes de la Sibérie et de Chine de même que dans six États qui forment un véritable arc en Eurasie et jusqu’en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Et pourtant, tous ces peuples, malgré une histoire spectaculaire et malgré l’avenir prometteur qui est le leur, restent parmi les moins étudiés. Pour la plupart musulmans, ils sont prêts à travailler avec l’Occident, disposent des ressources pétrolières de la mer Caspienne et offrent une option laïque au reste du monde islamique lui-même pris en étau entre les forces qui veulent le transformer et la menace du fondamentalisme réactionnaire. L’État türk le plus puissant et le plus ancien, la Turquie, s’est longtemps défini par son rôle d’avant-poste de l’OTAN, mais il s’agit désormais du plus démocratique des pays musulmans et Ankara frappe maintenant aux portes de l’Union européenne. Après des débuts chancelants, les cinq États türks du Caucase et d’Asie centrale émancipés par la fin de la guerre froide, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et la République kirghize, ont fait leur entrée sur la scène mondiale avec un caractère qui leur est propre.

Dans cette importante analyse, Hugh Pope, ancien correspondant du Wall Street Journal, trace un portrait saisissant des descendants des armées nomades qui ont autrefois conquis la Chine et l’Empire byzantin. Il montre la multitude des liens qui unissent les Türks du Xinjian en Chine (l’un des derniers bastions de la révolte dans ce pays), des États d’Asie centrale, d’Iran, d’Irak, des Pays-Bas et d’Allemagne, là où dans la capitale on entend parler turc à chaque coin de rue, et même des Appalaches, aux États-Unis. Au cours de ce périple, il nous offre une étude inédite de territoires musulmans autrefois gouvernés par les dynasties türkes avant que leur puissance ne soit écrasée par l’essor de l’Europe, de la Russie et de la Chine, qu’il s’agisse des Moghols qui ont conquis l’Inde, des Safavides qui ont jeté les bases de l’Iran moderne ou encore des Ottomans dont l’empire cinq fois séculaire comprenait la Turquie, les Balkans et le Moyen-Orient.

L L

Le produit d’une ample et intime connaissance et d’une sérieuse réflexion.

L’écriture est superbe et l’auteur a le don du conteur pour le détail éloquent et l’anecdote évocatrice. Le tout est porté par

une solide trame historique et analytique.

(Financial Times)

Un reportage politique et culturel percutant et une série d’épisodes narrés avec brio.

(The Nation, 8 mai 2006) L’étude la plus exhaustive portant sur

les Turcs à ce jour, et le livre abonde en anecdotes savoureuses ainsi qu’en

personnages fascinants.

(The Economist)

Saisissant et rafraîchissant […]. Une puissante description de l’état actuel d’une région où le Grand Jeu est

pleinement de retour.

(Prospect Magazine) Vibrant de vie et de personnalité; une excellente première lecture pour quiconque

s’intéresse à la question.

(Publishers Weekly)

Pope ratisse large, écoute et observe, puis rapporte ses expériences de manière tout à la fois amusante et éclairante. Sans compter

les photos prises au cours de ses voyages.

(Times Literary Supplement) Un ouvrage érudit et éminemment lisible

sur les Turcs comme peuple, de leurs origines dans les steppes d’Eurasie à leur rôle géopolitique moderne, en passant par

l’Empire ottoman. Au fil du texte, on en apprend aussi beaucoup sur la culture et la

stratégie politique de la Turquie.

(Ian O. Lesser, « What to Read on Turkish Politics », Foreign Affairs) HugH PoPe

est l’un des experts mondiaux de la Turquie. Il est l’auteur de Dining with al-Qaeda et coauteur de Turkey Unveiled (classé par le New York Times parmi les livres à lire). Pope a parcouru l’ensemble du monde türk, découvrant et absorbant les multiples facettes de cet

univers fascinant, divers et ambitieux.

Il nous livre ici l’essence même qui fait la force de cette population, montre la nouvelle convergence des langues et des gouvernements et affirme que

ces peuples sont désormais prêts pour une solidarité commerciale et culturelle impensable avant la chute de

l’URSS. Traversé par les histoires et les légendes des siècles passés, de l’héritage

militaire laissé par les hordes d’Attila jusqu’à l’époque du Grand Jeu, Fils de conquérants nous décrit avec simplicité

et passion cet univers encore souvent mystérieux.

Benoit Léger enseigne la traduction et l’histoire de la traduction au Département d’études

françaises de l’Université Concordia à Montréal.

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Fils de conquérants

Le monde türk et son essor

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Remerciements du traducteur

Le traducteur souhaite remercier les institutions et organismes qui lui ont accordé leur soutien matériel ou financier :

Banff International Literary Translation Center (Alberta) Collège des traducteurs (Arles, France)

Département d’études françaises (Université Concordia) Maison de la littérature (Paros, Grèce)

Université Concordia (Faculté des arts et sciences)

Le traducteur aimerait également remercier les amis qui l’ont soutenu dans cette entreprise, ainsi que son excellente assistante et première lectrice, Geneviève Has.

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Fils de conquérants

Le monde türk et son essor

Hugh Pope

Traduit de l’anglais par Benoit Léger

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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

La traduction de cet ouvrage a été réalisée grâce au soutien financier du Conseil des Arts du Canada.

Mise en page : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry

Publié en 2005 aux États-Unis par Overlook Duckworth, Peter Mayer Publishers, Inc., sous le titre Sons of the Conquerors. The Rise of the Turkic World.

Copyright © 2005, Hugh Pope.

Copyright de la traduction française © Les Presses de l’Université Laval, 2011.

Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2011.

ISBN 978-2-7637-8963-7 PDF 9782763711607

Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.

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Table des matières

Prologue . . . .XI Partie i Une naTion de soLdaTs

1 Dans un gant de fer, ou l’emprise de l’armée sur la vie turque . . . .3 2 « Cochons d’infidèles » : dans les Balkans, les conquérants d’hier

sont les réfugiés d’aujourd’hui . . . .21 3 Le sang des montagnes noires ou le baptême du feu

de l’Azerbaïdjan . . . .31 4 Guerriers du commerce ou comment les nouveaux conquérants

turcs se lancent en affaires . . . .47 Partie ii PÈRe, saUVe-noUs !

5 Rakı et République : Atatürk, icône de la révolution laïque turque. . .63 6 Le culte de Türkmenbasy ou la folle tyrannie du Turkménistan . . . . .77 7 Les loups gris, ou comment les nationalistes l’emportent

en Azerbaïdjan . . . .93 8 Pétrole, minerai et démocratie : l’histoire d’un khan

d’aujourd’hui, riche, mais en quête de respectabilité . . . .107 9 Le fantôme d’Isa Beg, chevalier errant du Turkestan . . . .125

Partie iii Une HisToiRe soLiTaiRe 10 La fourmi et l’éléphant ou le combat des Ouïgours

pour survivre en Chine . . . .141 11 Yourtes et yaourt : le patrimoine nomade türk . . . .157 12 L’Iran et Touran : ennemis de toujours en Eurasie . . . .173 13 L’étreinte de l’ours ou l’art de s’arracher enfin

aux bras de la Russie . . . .181

¸

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Fils de conquérants Le monde TüRk eT son essoR X

14 L’inaccessible étoile ou comment les Turcs se lancent

en quête de la pomme d’or en Allemagne . . . .197

15 La rédemption : une fable turque au fin fond de la Virginie . . . .225

Partie iV L’isLam aLLa TURca 16 Au pays de Babur : l’islam et la recherche d’une identité pour l’Asie centrale . . . .237

17 L’empire de l’esprit : le pragmatisme turc l’emporte sur la théocratie iranienne . . . .251

18 L’héritage de Rumi : les Turcs préfèrent un Allah indulgent . . . .267

19 Les Euroturcs des Pays-Bas : un îlot musulman dans une mer chrétienne . . . .289

Partie iV L’eaU eT Le PÉTRoLe ne se mÉLanGenT Pas 20 Hurricane Hydrocarbons Ltd. et le boom pétrolier de la Caspienne 297 21 L’or blanc qui étouffe la mer d’Aral . . . .307

22 Le racket de la Route de la Soie ou comment vivre de la corruption . . . .319

23 Midnight Expresso : les Türks et les droits de la personne . . . .335

Partie Vi Le XXie siÈcLe noUs aPPaRTienT 24 La redoutable poigne de fer des fils adoptifs de Tamerlan en Ouzbékistan . . . .347

25 « Vers la ville » : les Turcs se lancent à nouveau à l’assaut de Constantinople . . . .359

26 Correspondance à Essen : l’Allemagne ne suffit plus. . . .371

27 Jeunes Turcs à jamais : en quête de nouveaux horizons aux États-Unis. . . .379

Épilogue . . . .391

Annexe A : Note sur les langues turciques et sur les différents alphabets. . .407

Annexe B : Généalogie des peuples türks . . . .413

Remerciements . . . .415

Bibliographie. . . .419

Index. . . .431

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Prologue

Dieu le très grand fit s’élever dans le Zodiaque des Turcs le soleil de la fortune ; il leur donna le nom de « Turc » et fit d’eux les rois de l’époque.

Tout homme de raison doit les suivre, de peur de s’exposer à leurs flèches.

(Mahmoud de Kachgar, Dictionnaire turc, xie siècle1)

P

ar une journée de printemps de la fin de la guerre froide, une époque riche en surprises, le téléscripteur des bureaux de Reuters à Istanbul se mit soudain à vrombir. Un collègue m’envoyait un message au sujet des membres d’une minorité dont je n’avais jamais entendu parler, les Ouïgours, qui manifestaient dans les rues d’Urumqi, capitale de la province du Xinjian au nord-ouest de la Chine.

Ils dénonçaient le régime communiste de Beijing et clamaient le nom d’un leader en exil censé vivre en Turquie, un certain « Isa ». Mon collègue avait une seule question à laquelle il fallait trouver réponse dans les plus brefs délais : pouvais-je retracer cet homme ?

Je mis un moment à saisir l’étrangeté de la situation : à des milliers de kilomètres de la Turquie, dans une région que je croyais faire partie intégrante d’une Chine monolithique, des manifestants risquaient leur vie au nom d’un Turc. Il ne me fallut qu’instant pour apprendre que les Ouïgours

1. Sauf indication contraire (par ex., dans le cas de traductions françaises récentes), les citations sont traduites de l’anglais. (Note du traducteur)

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Fils de conquérants Le monde TüRk eT son essoR Xii

forment un peuple « türk2 », expression qui m’était jusque-là inconnue. Je vivais en Turquie, et les habitants de ce pays avaient été jusque-là les seuls Türks dont j’avais connaissance. Je dus contacter plusieurs revues obscures ainsi que des associations d’exilés pour trouver Isa, l’activiste ouïgour, qui habitait une banlieue d’Istanbul, près de la mer de Marmara. Il s’appelait Alptekin ; lorsqu’il m’ouvrit la porte de son modeste appartement, je fis mes premiers pas dans un monde nouveau. Cet homme grand et digne, alors âgé de 87 ans, était celui qui, quarante ans plus tôt, avait mené une révolte nationaliste ouvertement türke contre le pouvoir chinois dans le Xinjian.

Sa République du Turkestan oriental avait tenu quatorze mois. Je fus impres- sionné non seulement par l’allure et la vivacité d’esprit de cet homme presque aveugle, mais aussi par la langue ancienne qu’il parlait. Certaines tournures laissaient deviner qu’il avait reçu une éducation en arabe classique ; d’autres, étrangement familières, évoquaient les ancêtres des Turcs parmi lesquels je vivais et qui étaient jadis venus d’Asie centrale.

En 1989, l’Union soviétique accusait son âge ; les manifestations s’inten- sifiaient sur la place Tien Anmen et le Mur était sur le point de tomber à Berlin. Pendant la guerre froide, la Turquie, malgré sa fidélité à l’OTAN, avait été un endroit isolé et solitaire que ses coreligionnaires du monde musulman haïssaient à cause de son alliance avec l’Occident ; le pays était à couteaux tirés avec la Grèce et Chypre ; de plus, il était coupé du Nord par un bon tiers du rideau de fer qui séparait les pays de l’OTAN des États membres du Pacte de Varsovie. Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, l’ensemble des frontières politiques serait redéfini, de l’Albanie à la mer de Chine, mais, comme plusieurs, je ne me rendais pas compte à l’époque que cette vaste zone tampon, où l’Europe rencontre l’Asie, était majoritairement habitée par des populations türkes. Un siècle de restrictions prenait fin ; la Turquie se retrouva soudainement au centre de quelque chose pour devenir un pays plus excitant et plus cosmopolite où habiter. Je me trouvai pris au piège, fasciné par la nouvelle allure du pays où j’avais choisi de vivre.

* * *

Je passai l’après-midi avec Alptekin, mais ce ne fut que dix ans plus tard que je me trouvai là où il était né, à Yengisar, au bord du désert du

2. Par souci de clarté, on distinguera à partir d’ici les peuples turcs (généralement issus de la Turquie proprement dite) des peuples türks (parfois appelés également turciques [« turkic » en anglais]). Voir à ce sujet l’Annexe A. (Note du traducteur)

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Xiii PRoLoGUe

Taklamakan au Nord-Ouest de la Chine, soit à quelque 4 000 kilomètres de là où nous avions conversé. Beaucoup de choses avaient changé entre- temps. D’abord, Alptekin était mort, mais son nom n’avait pas été oublié : au cours de ces années, les Turcs avaient pris conscience d’une identité nationale nouvelle, plus large, qu’ils partageaient avec une douzaine de peuples. Ils avaient redécouvert Alptekin ainsi que son histoire, et un parc du centre historique d’Istanbul portait désormais son nom, à côté du vieil hippodrome byzantin. Lorsque la Chine avait protesté officiellement contre cet honneur rendu à un « séparatiste », des villes de toutes les régions de la Turquie avaient donné le nom d’Alptekin à des rues, des ponts et des monuments.

Lorsque parvins jusqu’aux Ouïgours d’Alptekin en Chine, j’avais déjà passé une décennie à parcourir les communautés et les États türks apparus après l’implosion de l’Union soviétique. J’avais eu l’occasion de voir de mes yeux s’ouvrir les frontières qui avaient séparé jusque-là les peuples türks de l’Ouest, de la Russie, de la Chine et du Moyen-Orient. De nombreux voyages dans des capitales en pleine expansion et dans les lointains déserts d’Asie centrale m’avaient convaincu qu’une conscience plus vaste était en train de prendre racine. J’avais vu des dialectes jusque-là considérés comme secon- daires devenir des langues nationales que l’on parlait fièrement dans les rues de Bakou, Achgabat et Tachkent.

Contrairement à leurs frères musulmans arabes, les peuples türks eurent le bonheur de voir leurs intérêts coïncider largement avec la politique américaine. Washington avait ouvert le bal en février 1992, lorsque les vols militaires américains furent autorisés pour la première fois à entrer dans l’espace aérien de l’ex-Union soviétique. Je fus l’un des rares journalistes invités à participer au vol inaugural d’aide américaine qui partit d’Ankara pour se rendre au Tadjikistan au cœur de l’Asie centrale, en survolant le Caucase et la mer Caspienne. Les États-Unis avaient délibérément fait passer par Ankara les vols de leur opération Provide Hope pour montrer qu’ils espéraient que les nouveaux États suivraient le modèle turc de gouvernement laïc proaméricain et qu’ils adopteraient l’économie de marché. Nous empor- tions avec nous 26 tonnes de médicaments japonais, de raisins séchés, de sucre et de cigarettes turques, ainsi que des provisions de crèmes à la vanille, de pâtes et de biscuits américains. Cette obole avait peu de chances de sauver l’économe chancelante du Tadjikistan où nous devions atterrir, mais, à bord, nous comprîmes tous que nous entrions dans une ère nouvelle lorsque le crépitement de la voix des contrôleurs aériens nous accueillit dans l’espace aérien si longtemps interdit de Bakou, Boukhara et Samarkand.

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Fils de conquérants Le monde TüRk eT son essoR XiV

Les décisions éclairées des États-Unis avaient essentiellement pour but d’éviter le chaos après la guerre froide, mais elles entraînèrent aussi résolument les pays de l’Ouest à vouloir avoir accès au pétrole et au gaz du bassin de la Caspienne, dont on estime que les réserves avérées représentent au moins l’équivalent de celles du golfe du Mexique ou de la Mer du Nord, et à développer une zone tampon stratégique entre la Russie, la Chine et l’Iran, par laquelle ces ressources pourraient transiter vers les marchés occidentaux. L’Union européenne, soucieuse d’ouvrir de nouveaux marchés, prêta l’argent qui servit à remplacer les anciennes voies de communication tournées vers Moscou par des axes est-ouest. Les gouvernements, les entre- prises et les organisations internationales se mirent à considérer qu’une partie du monde türk ou même son ensemble formait un tout comme zone d’opé- ration, sinon comme région stratégiquement importante. La nécessité d’exporter à l’ouest des ressources énergétiques pourrait bientôt, quant à elle, encourager la collaboration entre les régimes türks qui sont encore souvent en concurrence.

Plus j’étudiais les peuples türks, plus il devenait difficile d’expliquer qu’on les ait oubliés pendant si longtemps. Ils représentent dans leur ensemble l’une des dix grandes familles linguistiques et regroupent 140 millions de locuteurs répartis dans plus de vingt pays qui forment un vaste croissant couvrant l’Eurasie, de la Grande muraille de Chine à l’Europe, en passant par l’Asie centrale, le Caucase, l’Iran, la Turquie et les Balkans, auxquels s’ajoute une communauté fraîchement débarquée aux États-Unis.

La langue que parlent les habitants de la plus importante région, la Turquie, est comprise de groupes ethniques importants dans des pays tels que la France, la Grande-Bretagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Belgique, la Russie et la Roumanie. Ces Turcs sont omniprésents dans le pays européen le plus puissant, l’Allemagne, où l’on entend leur langue dans presque toutes les rues de la capitale. J’avais effleuré le turc pendant mes études à Oxford ; je le parlais depuis une vingtaine d’années et je découvris que, qu’il s’agisse d’acheter un tapis dans un bazar du Kurdistan irakien, d’interviewer des réfugiés kosovars au haut des montagnes d’Albanie ou de trouver une lingua franca lors d’un congrès à Tachkent, parler turc couramment m’ouvrait les portes d’un club nouveau et très sélect. Ainsi que l’écrivait un officier de l’armée britannique en 1835, alors qu’il voyageait dans la région de Merv (actuel Turkménistan) : « La connaissance du persan aidera le voyageur, mais celle du turc sera infiniment plus utile3. »

3. E. Stirling, « On the Political State […] », p. 299.

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XV PRoLoGUe

L’essor qu’a connu l’Occident au xixe siècle efface maintenant les glorieuses prouesses des dynasties turques qui ont dominé les Balkans, le Moyen-Orient et l’Asie centrale pendant la plus grande partie du millénaire.

L’incroyable éventail de leurs réussites dans l’Histoire m’a inspiré le titre de ce livre : evlad-ı fatihan, soit « fils des conquérants », titre honorifique que les Turcs donnent aux colons descendants des armées nomades qui créèrent l’un des plus grands empires türks, l’Empire ottoman. Les historiens turcs font remonter cette tradition aux armées des Huns. Les califes arabes avaient employé des combattants turcs comme mercenaires dès le viie siècle et, bientôt, les guerriers türks formèrent l’épine dorsale du monde musulman.

Du xe au xive siècle, les cavaliers turco-mongols et leurs familles essaimèrent vers l’Ouest en passant par le Moyen-Orient, en compagnie de conquérants tels que les Seldjoukes, les Mamelouks, Gengis Khan et Tamerlan. Puis vint la dynastie ottomane et les conquérants qui prirent Constantinople en 1453 et qui, en moins d’un siècle avaient terminé leur conquête des Balkans, s’étaient emparé des villes saintes de La Mecque et de Médine, ainsi que de l’Égypte et de la plus grande part de l’Arabie. Les Ottomans se déclarèrent califes du monde sunnite et envoyèrent leurs colons dans toutes les régions.

Ils furent à la tête de cet immense empire pendant cinq siècles. Peu de gens se rendent compte aujourd’hui que plusieurs des conquérants qui s’empa- rèrent des trônes d’Iran et d’Inde (Mahmoud de Gazna, les Séfévides, Nâdir Shâh, les Ghajars, les Moghols) étaient eux aussi d’origine türke.

Les terres des populations türkes n’attirent plus l’attention de l’Ouest comme à l’époque où ces peuples habitaient l’échiquier sur lequel s’affron- taient les puissances du xixe siècle. La domination türke s’est transformée en faiblesse et en défaite. Monarques et diplomates disputaient autrefois de la « question de l’Est », à savoir s’il convenait de maintenir en vie « l’homme malade de l’Europe » ou s’il fallait se le partager. Moscou et Londres prenaient part au « Grand jeu » pour exercer leur autorité sur le Caucase et l’Asie centrale. De nos jours, les joueurs ont changé : les nouveaux venus américains sont au sommet de leur puissance et la Chine, longtemps occupée ailleurs, va désormais de l’avant. La Russie, autrefois la plus importante puissance de la région, joue encore un rôle, mais la Grande-Bretagne qui était si redoutable se retrouve désormais à l’arrière-plan. Mais il est un autre changement important : les Türks, même s’ils sont encore faibles, ont repris la partie et l’on ne saurait faire fi de leur existence. Comme l’ont découvert les États-Unis pendant la guerre d’Irak en 2003, on ne peut tenir les Turcs pour acquis. De plus, ce monde forme une immense zone qui couvre ce que le Pentagone appelle désormais des « arcs d’instabilité ». Ceux-ci consti- tuent le nouveau souci d’ordre stratégique dans le monde d’après le 11 septembre. Ainsi que le déclarait en 2003 un haut responsable du

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Fils de conquérants Le monde TüRk eT son essoR XVi

Pentagone à l’un de mes collègues du Wall Street Journal : « Il nous faudra être présents dans des régions du monde qui nous sont peu familières. Nous allons devoir apprendre à les connaître4. »

* * *

Ce livre est le fruit de plus d’une décennie passée à explorer les zones habitées par les populations qui parlent les langues türkes, dont de longues expéditions sur les vestiges de ce qui a pris au xixe siècle le nom de « Route de la Soie ». J’ai rendu visite à des communautés qui forment une ceinture de turcophones qui, si l’on accepte l’hypothèse d’un lien avec les autochtones américains, fait littéralement le tour du globe. Ces voyages m’ont mené des limites du désert du Taklamakan dans ce qui constitue le « Far West » chinois de la province du Xinjian jusqu’aux Appalaches dans l’est des États-Unis, en passant par les canaux des Pays-Bas qui vont jusqu’à la Mer du Nord.

J’ai souvent pris l’avion, bien sûr, mais j’ai aussi franchi par voie de terre toutes ces frontières eurasiennes. Je suis retourné à plusieurs endroits à de nombreuses reprises, ce qui m’a permis de constater les changements specta- culaires qui s’y produisaient. J’ai traversé la mer Caspienne dans les deux sens ; je me suis même rendu à quatre reprises dans l’exclave azérie isolée du Nakhitchévan. J’ai enfin sillonné une douzaine de fois le Caucase en train, en autocar et en voiture.

La tentation était grande de commencer par l’Est et de suivre la grande mouvance des Turcs vers l’ouest qui a commencé il y a plus de mille ans et qui se poursuit toujours. Après avoir revu mes expériences dans plus de vingt pays (dont douze seront traités en profondeur ici), j’ai craint que mon récit devienne difficile à suivre. J’ai plutôt réparti mes impressions en six sections qui, me semble-t-il, reflètent les caractéristiques communes aux peuples türks : leur vocation militaire ; les luttes que se livrent leurs chefs ; leur histoire commune et leurs liens avec leurs voisins ; leurs rapports ambivalents avec l’Occident au sujet du pétrole, de la corruption et des droits humains et, enfin, la conviction qui est la leur que les décennies à venir leur seront plus favorables que les expériences désastreuses des xixe et xxe siècles.

Ce que je cherche à montrer, c’est qu’on ne peut plus traiter ces peuples comme des entités négligeables habitant les marches de l’Europe et du Moyen-Orient, comme des populations éloignées soumises au pouvoir russe

4. G. Jaffe, « Pentagon Prepares […] ».

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XVii PRoLoGUe

ou chinois, ou encore comme des alliés lointains que les États-Unis et l’Europe tiendraient pour acquis. Ces peuples sont en passe de devenir dignes d’intérêt, vivent dans des États légitimes et ont entrepris de mettre en place des liens nouveaux qui les unissent les uns aux autres. Mon souhait est que ce livre permettra à ceux qui ne connaissent ces peuples que sous une seule forme (immigrants en Europe ou en Amérique du Nord, brasseurs d’affaires d’Istanbul, réfugiés au Caucase, négociants de pétrole d’Asie centrale ou dissidents en Chine) de mieux les comprendre. Il n’existe à ma connaissance que peu d’entreprises visant à réunir les peuples türks en un seul récit, du moins avec une telle ampleur. Je crois que celui-ci illustre les efforts que ces peuples ont déployés depuis la fin de la guerre froide pour se donner un avenir meilleur. Efforts parfois téméraires et colossaux, souvent maladroits et sujets à controverse, mais qui font toujours preuve de la détermination passionnée de peuples qui cherchent à reprendre en mains leur destinée.

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Une nation de soldats

L’épine dorsale des États türks fut le plus souvent l’armée

I

I

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1 dans un gant de fer, ou l’emprise de l’armée sur la vie turque

1

Tout au long de l’Histoire, le système politique turc s’est développé de concert avec l’organisation militaire du pays. Les Turcs, le cœur voué à la vie de soldat, ont montré au monde que leur nation est une armée.

(Manuel à l’intention de l’état-major) Là où commence le service militaire, la logique disparaît.

(Proverbe turc)

« A

llez, venez avec moi ! » Le jeune danseur haletant qui me tirait par la manche ne me demandait pas de me lever, il me l’ordonnait. Je glissai les mains sous ma chaise. À un autre de se ridiculiser entre les services, au cours du banquet organisé au mess des officiers dans l’est de la Turquie.

Du regard, j’implorai la pitié des autres convives de la table d’honneur à laquelle je me trouvais assis en compagnie du gouverneur, du maire, du chef de police et d’un éventail de notables de Kars, préfecture de la province du même nom et ville de garnison aux confins du pays vers les montagnes du Caucase. Nous étions une trentaine, réunis par notre hôte, le brigadier- général Ergin Saygun dont les tanks s’alignaient dans la vallée de Kars, large de plus d’un kilomètre, une ancienne route d’invasion menant du Caucase aux hautes terres d’Anatolie. Mais à ce moment-là, à l’occasion d’une semaine consacrée à la visite de la région, c’était la réputation d’hospitalité des Turcs que le pacha (le général) défendait en faisant découvrir les mystérieuses forces armées turques à une poignée de correspondants de presse américains.

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4 Partie i Une naTion de soLdaTs

Le danseur me lançait son ordre au cours du banquet qui se tenait dans un lourd bâtiment de pierre grise érigé par les Russes à l’époque où ils pénétrèrent en Anatolie, il y a un siècle. Entre les multiples services, amuseurs, chanteurs et danseurs faisaient leur apparition. Le dernier groupe avait été le plus surprenant : ses membres arboraient de grands chapeaux blancs de laine brute, des costumes bardés de cartouchières et de longues bottes de cuir souple. Ils avaient entonné un étrange chant en l’honneur du légendaire Chamil qui mena la résistance des musulmans du nord du Caucase contre l’envahisseur russe au milieu du xixe siècle. Ils avaient ensuite sorti des séries de couteaux et, avec beaucoup de démonstrations de bravoure, se les étaient lancés l’un à l’autre. La marge de manœuvre était mince et ils ne semblaient pas se préoccuper outre mesure de leur sécurité. « Venez, montez sur l’estrade », insista le jeune homme.

Je sentis se resserrer sur mon bras une main qui ne souffrirait aucun refus. Ergin pacha et sa suite me regardaient avec indulgence. La musique s’arrêta ; une caméra de télévision se fixa sur moi. « C’est à vous », fit-il en me traînant devant tous les invités.

Se joindre aux danseurs du cru constitue toujours un rite de passage.

Sauf ma timidité devant ce qui ne saurait être qu’une pâle imitation des mouvements de ces hommes, je me dis que je n’avais aucune excuse sérieuse pour refuser. Je m’armai de courage pour affronter le rituel, mais je n’avais prévu ni le lent roulement de tambour, ni que l’un des jeunes danseurs s’approcherait de moi en portant la planche de bois sur laquelle ils lançaient les poignards, comme dans un jeu de fléchettes. « Pas question, je ne fais pas ça », lui murmurai-je en reculant vivement.

Les jeunes hommes s’empressèrent de m’encercler en dansant, ce qui m’enlevait toute issue. Le public nous fixait au comble de la joie. L’un des danseurs se mit à tourner autour de moi, brandissant ses couteaux et sautillant frénétiquement sur la pointe des pieds. Un autre me fit m’étendre au sol. Tous les regards étaient sur moi. Je me demandais si je devais tenir la petite planche sur mon ventre ou entre mes jambes. Le premier choix me sembla plus viril. Le roulement des tambours s’intensifia. Les pieds du derviche sauteur disparaissaient dans un nuage. Il s’élança et, à peu près à deux mètres de moi, me lança un poignard. Avec les dents. L’arme s’enfonça dans le bois avec un claquement sec.

Je tentai de me redresser avec un sourire triomphant, mais une main se posa immédiatement sur mon épaule. L’un des danseurs se tenait à ma tête et l’autre, à mes chevilles. Le spectacle n’était pas terminé. Clac ! Un autre poignard dans la planche. Puis un autre. Je perdis le compte. À la fin, toutes

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les armes avaient atteint leur cible. Il fallut le tonnerre d’applaudissements qui résonnait sur les murs pour me remettre sur pieds. Certaines lames s’étaient plantées à quelques centimètres du bord de la planchette. Je retournai à ma place en tremblant.

Le colonel Hüsnü Dağ, l’attaché de presse qui m’avait invité et qui ne cachait pas sa désapprobation devant ce qu’il considérait comme un préjugé contre l’armée dont j’aurais fait preuve dans certains de mes articles, se leva.

Il vint vers moi et mit la main sur mon épaule : « Ce soir, dit-il, vous avez montré que vous êtes un homme ! »

Voilà ce que représente l’armée pour de nombreux Turcs ordinaires : le passage à l’âge adulte au sein de l’institution nationale la plus importante.

Les Persans se passionnent pour la poésie ; les Arméniens, pour l’artisanat ; les Arabes, pour la langue, et les Juifs, pour la religion. Mais c’est dans l’organisation militaire qu’excelle le génie turc.

* * *

Ce sont des dirigeants türks qui ont érigé les plus grands empires du Moyen-Orient et d’Asie centrale. Les Mongols sont à l’origine du yasak, le strict corps de lois qui fut ensuite adopté par les khans d’Asie centrale. Il distingue à peine ce qui relève du militaire de ce qui a trait au civil. Le mot de yasak est encore utilisé de nos jours en turc pour désigner ce qui est interdit ou simplement pour dire « non ! ». Même l’Iran reconnaît le don turc pour la vie militaire : le chef suprême de l’armée y est traditionnellement issu de la minorité nationale qui parle l’un des dialectes türks (vingt-cinq pour cent de la population). Ceci ne veut pas dire que les Turcs ne se battent pas entre eux ; en fait, leur histoire est truffée de batailles au cours desquelles des groupes türks de diverses origines ont lutté de chaque côté. Une unité de mercenaires turcs combattit même sous les ordres d’un prince ottoman rebelle aux côtés des Byzantins au moment de la conquête de Constantinople en 1453.

Ces combattants ne s’en sont pas toujours sorti aussi bien que la Turquie qui dispose de 600 000 hommes sous les drapeaux ainsi que de la deuxième armée après celle des États-Unis au sein de l’OTAN. Les Turcs de Turquie n’ont jamais été colonisés et, malgré plusieurs périodes de faiblesse et d’impor- tants revers durant la Seconde Guerre mondiale, n’ont jamais été conquis par qui que ce soit. À l’apogée du pouvoir ottoman au xvie siècle, un visiteur vénitien du nom de Francesco Sansovino affirmait qu’« en ce qui concerne l’armée, je ne vois pas quels gens parmi les nôtres seraient plus disciplinés et

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plus proche de l’ordre romain que les Turcs1. » Leur longue tradition militaire a fait que le commandement est une seconde nature pour eux. L’attrait pour la domination de l’armée est si profondément ancré dans la culture turque que Fatih (« conquérant »), une importante compagnie de camions, attire ses clients par sa marque de fabrique. Mieux encore : afin que le message n’échappe à personne, les propriétaires de camions peignent souvent au-dessus de leur pare-brise la mention « imparator ». L’armée turque, elle, s’accorde le droit de gouverner ou d’intervenir dans les régimes en place.

Dans l’Empire ottoman, fondé au xiiie siècle par la dynastie guerrière d’Osman, les troupes d’élite formées de janissaires faisaient et défaisaient les gouvernements. Lady Montagu, l’épouse de l’ambassadeur britannique, note ainsi dans une lettre de 1717 : « Le gouvernement est ici entièrement aux mains de l’armée, et le Grand Seigneur avec son pouvoir absolu est un esclave tout comme chacun de ses sujets et tremble quand un janissaire fronce le sourcil.2 »

Lors d’un soulèvement contre le régime du sultan ottoman en 1908, des unités militaires firent pleuvoir sur le bureau du Premier ministre, la Sublime Porte, des télégrammes de menaces qui affirmaient qu’il était bon de couper la tête des traîtres. La création de la République turque après la Première Guerre mondiale est en grande partie due à la révolte d’une grande partie de l’armée contre le sultan qui était sous la coupe de puissances étran- gères. De nos jours, l’armée participe encore aux intronisations et à la vie politique : on lui doit ainsi les coups militaires de 1960, 1971 et 1980. En fait, deux semaines après mon voyage dans l’Est en 1997, elle provoqua un

« petit » putsch afin de renverser le gouvernement de l’époque. Après l’élection d’un parti pro-islamiste en novembre 2002, elle continua à se manifester chaque fois qu’elle en considérait les politiques comme réactionnaires. Il est clair qu’elle n’a aucune intention de renoncer de sitôt à son rôle.

L’armée turque se voit comme le pilier et le garant de l’indépendance et de la souveraineté du pays, ce avec quoi plusieurs Turcs sont d’accord. La plupart des sondages d’opinion montrent qu’elle reste l’institution en laquelle les gens ont le plus confiance. Elle domine du point de vue idéologique. La conscription est universelle et les rares objecteurs de conscience sont empri- sonnés. Au départ des jeunes conscrits pour leur lointaine base, leurs amis leur disent au revoir à coups de danses, de chants d’encouragement et, en temps de guerre, de slogans patriotiques. Ce n’est généralement qu’une fois

1. Cité par S. Yerasimos, « Quel bonheur […] », p. 23.

2. M. Montagu, L’Islam […], p. 41.

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qu’ils ont complété leur service militaire que la Turquie autorise les hommes à entrer véritablement sur le marché du travail ou à prendre femme. Plus tard, ils feront peut-être des blagues au sujet de ce qu’ils ont vécu, mais ils auront appris à se soumettre à la volonté de l’armée. Tous acceptent les légendes de punitions infligées à des objets inanimés par les commandants et de chars d’assaut mis en garde à vue pour avoir échoué pendant les exercices.

L’architecture d’Ankara ne laisse aucun doute sur les vrais détenteurs du pouvoir dans la capitale. Les grands généraux et les amiraux habitent des demeures réparties dans un complexe qui abrite également le palais prési- dentiel, sur la colline de Çankaya. La large autoroute qui mène à l’Ouest à partir du Parlement qui se trouve au cœur de la ville, est flanquée de grandes tours construites pour la marine, l’armée, la gendarmerie et l’armée de l’air.

Jusqu’au début du siècle, c’étaient les plus grands immeubles du centre.

D’autres complexes militaires s’étalent comme de vastes campements surgis d’un passé nomade.

L’armée a l’art de défendre ses privilèges. Le bâtiment gris-rose qui abrite le quartier général de l’état-major, massif et intimidant, a été construit par des architectes allemands dans les années 1930. Il est encore plus impres- sionnant lorsque, derrière la barrière, le vendredi après-midi, une fanfare joue l’hymne national. Par respect, les civils posent mallettes et sacs et se tiennent au garde-à-vous à l’extérieur. Dans le bâtiment du centre, un escalier s’élève en tournant jusqu’au saint des saints réservé aux officiers. Aux murs de l’escalier, des médaillons de céramique aux couleurs vives rappellent les empires türks autrefois dirigés par des guerriers impitoyables tels que Tamerlan et Attila et qui sont représentés par les seize étoiles qui forment un cercle autour du sceau présidentiel.

D’imposants et antiques meubles ottomans ornent les salles de réception où d’austères gradés en habit noir claquent des talons chaque fois qu’ils tournent sur eux-mêmes. Ils servent le thé dans des verres tulipe à bordure dorée et tendent des assiettes garnies d’un assortiment royal de petits gâteaux, de noix et de fruits séchés. Dans les années 1990, les grands généraux formaient un groupe inattendu : certains avaient presque l’allure aristocra- tique de vieux gentlemen ; d’autres étaient des despotes intransigeants et certains, enfin, débordaient de bonhomie (surtout ceux qui avaient eu la réputation la plus effrayante dans les prisons du putsch de 1980-1983).

Comme les corridors reluisants de leur quartier général, ils brillaient tous de leur passion pour la vénérable institution à laquelle ils appartenaient. Ils étaient fiers d’un corps d’officier qui plongeait ses racines dans l’ensemble de l’Anatolie ; en effet, l’armée, un peu comme à l’époque glorieuse des

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janissaires, choisissait souvent pour joindre ses rangs de petits villageois qu’elle formait et faisait progresser dans la carrière. L’Union soviétique utilisait la même technique pour les cadres du parti communiste dans les républiques türkes ; depuis l’indépendance, ces cadres ont joué dans la construction de chaque État un rôle comparable à celui de l’armée turque, bien que d’une manière moins organisée et moins légitime. En fait, si l’on compare les républiques türkes à celles du reste de l’URSS, c’est au sein des premières que les anciennes structures du Parti furent les plus disciplinées et les mieux en mesure de conserver leur statut pour former chaque fois l’épine dorsale de l’administration. L’ascension sociale se transmet de génération en génération de la même manière : les fiers rejetons des hauts gradés de l’armée ou des hauts fonctionnaires reçoivent une bonne éducation et sont représentés de manière disproportionnée dans les postes les plus prestigieux de tous les États türks.

En cas de divisions internes ou de problèmes, l’armée lave son linge sale en famille. Peu de Turcs remettent publiquement en question ses nobles intentions, mais, en 1998, la journaliste Nadire Mater publia un recueil d’entrevues réalisées auprès de quarante-deux soldats traumatisés par leur expérience de la guerre et de la vie militaire qui fit sensation ; l’auteure dut cependant se défendre en cour pour empêcher que son livre soit interdit.

L’armée était autrefois beaucoup plus agressive, ainsi que s’en souvient Mehmet Dülger, un politicien conservateur aux cheveux blancs. Son père, ministre avant le coup d’État militaire de 1960, fut arrêté puis accusé lors d’un grand procès organisé par l’armée sur une île au sud d’Istanbul. Les accusations portées contre le gouvernement déchu (qui avait tenté d’écarter les militaires) avaient trait le plus souvent à des cas mineurs de corruption et d’abus de pouvoir, mais le père de Dülger n’en fut pas moins condamné à mort. Lors d’un déjeuner à Ankara, le fils me raconta avec un humour grinçant comment l’armée avait envoyé à sa famille une lettre exigeant le paiement de la construction de la potence qui servirait à l’exécution prochaine du père. Il avait également fallu rembourser les billets de ferry du prédicateur musulman qui administrerait les derniers sacrements, le coût de huit mois d’emprisonnement, le cercueil et, enfin, les clous de celui-ci.

Le condamné fut heureusement gracié, ce qui ne fut pas le cas du premier ministre et de deux ministres qui, eux, furent pendus. Mais Dülger n’a jamais oublié cette humiliation :

– La seule vraie administration que nous avons dans ce pays, c’est l’armée. Mais ce qu’on appelle la « confiance » du public envers elle n’est que de la peur dans la vaste majorité des cas. Les civils ne se rendent pas encore compte de leur pouvoir, ajouta-t-il. Les militaires se considèrent comme les

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vrais propriétaires du pays parce qu’ils sont prêts à donner leur vie pour nous sauver. Mais je veux être gouverné, pas sauvé ; je veux qu’on me sauve de ceux qui veulent me sauver.

La période dissidente de Dülger lui permit de gravir les échelons du parti pro-islamiste qui prit le pouvoir en 2002 et entreprit de restreindre l’influence des militaires. Sa réussite est due en bonne partie au fait que l’Occident remettait en question de manière encore plus directe la force et le rôle de l’armée dans la société turque. Ce rôle que l’Ouest avait tant apprécié durant la guerre froide était devenu un obstacle majeur aux efforts de la Turquie pour entrer dans l’Union européenne. La résistance de l’armée et son refus de coopérer avec les Américains lors de la guerre d’Irak en 2003 jettèrent également un froid dans les rapports de la Turquie avec son vieil allié. Les réformateurs qui voudraient réduire le pouvoir de l’armée sont pourtant rapidement confrontés à un establishment qui voit de tels manœuvres comme une nouvelle tentative de la part de l’Ouest pour affaiblir la Turquie même.

* * *

Les militaires turcs aiment se présenter à l’Occident comme le pendant moderne des seigneurs des frontières, comme des alliés qui défendraient l’Europe et les États-Unis contre les réfugiés, le fondamentalisme islamique, les drogues et l’instabilité violente du Moyen-Orient. Les nombreuses années passées au côté de l’Ouest au sein de l’OTAN et la vaillante performance de l’armée turque lors de la guerre de Corée ont étayé cette position, mais il en est également résulté une dépendance élevée envers l’armement américain. En Asie centrale, les pays voisins de l’Afghanistan et de l’Iran ont eux aussi offert leurs services comme gardiens des frontières : l’Ouzbé- kistan a accordé sa préférence aux États-Unis, tandis que le Kazakhstan et le Tadjikistan se tournaient vers la Russie.

L’armée turque fait preuve d’une vigilance indéniable le long de ses marches de l’est. On me fit souvent visiter des postes de surveillance dans des endroits reculés et dont les meurtrières ainsi que la mauvaise qualité de la construction de béton contrastaient avec l’austère beauté des montagnes qui les entourent. Un jour, je fus emmené en hélicoptère jusqu’à un sommet éloigné où j’assistai à un bruyant rituel de tirs d’obus, tout près de la frontière iranienne. Une autre fois, c’est un poste de garde isolé que l’on me montra : un officier de service solitaire me fit voir une petite montagne de poches de coton remplies d’héroïne que l’on avait récemment capturées.

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Lorsque, en de rares occasions, l’armée ressentait le besoin de mieux justifier sa position face une question d’actualité, elle convoquait les corres- pondants étrangers pour un « point de presse ». Le plus formel auquel j’aie assisté se tint en 1997, mais le message aurait été le même à n’importe quel moment au cours de la décennie. Je fus introduit, en compagnie d’un petit groupe de correspondants américains, dans une somptueuse salle de confé- rence. On nous fit prendre place à une longue table incurvée disposée d’un côté. Le numéro 2 de l’état-major et une bande de vieux colonels assis à une table identique nous faisaient face. Au mur, au-dessus des généraux, nous contemplait le spectral masque mortuaire de plâtre de Kemal Atatürk, le général et le chef d’État qui fonda la République turque en 1923. Quand les lumières s’éteignirent, une terrifiante lueur ultraviolette brilla derrière le visage et autour des sourcils héroïquement froncés. Les discours commencèrent et des soldats à l’air tendu se mirent au travail dans une cage vitrée à notre droite pour afficher, à l’aide d’un système de projection informatisé, des cartes et des images résumant sous forme de listes les points importants.

À la fin de la guerre froide, l’importance de la Turquie n’avait pas diminué, bien au contraire, nous affirma-t-on. Le pays n’était plus en première ligne face au Pacte de Varsovie, mais plutôt un contrefort de l’Europe contre ce qui constituait « peut-être les régions du monde les plus instables, soit les Balkans, le Moyen-Orient et le Caucase. » La Russie était un partenaire important, mais la Turquie allait continuer de jouer son nouveau rôle grâce à ses « liens historiques et culturels » avec les États türks récemment libérés à l’Est et en « partageant son expertise » avec eux.

Pour l’armée turque, l’alliance avec les États-Unis était bien garantie.

En 1994, l’état-major avait discrètement signé une entente de coopération militaire avec Israël, ce qui constituait un changement d’orientation straté- gique avec lequel les faibles gouvernements de coalition du milieu de la décennie 1990 avait peu à voir. Comme cela avait souvent été le cas lorsque le gouvernement civil semblait inapte à gérer même les fondements de l’administration, l’armée se remit à tirer sur les rênes du pouvoir. Elle ne s’arrêtait que rarement à constater que son poids était la raison pour laquelle les politiciens civils ne se sentaient jamais vraiment responsables de leurs gestes. À partir de 1996, les dignitaires étrangers (en particulier américains) seraient reçus au quartier général de l’état-major. Loyaux, les États-Unis firent la promotion de leur vision du rôle prépondérant que la Turquie était appelée à jouer en Asie centrale et au Moyen-Orient, ce qui fit le bonheur des généraux se voyant décrits comme l’allié clé des Américains dans la région. Le tout était incestueux.

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En 1997, quelques semaines après notre premier tour d’orientation dans l’est du pays, l’officier américain responsable des relations du Pentagone avec l’armée me reçut pour un café. Il m’expliqua que l’idée de notre voyage avait été encouragée par Washington qui souhaitait vendre l’image d’une république turque laïque et démocratique qui devait servir de modèle au monde musulman. Les États-Unis n’avaient pas vraiment tort de faire mousser cette vérité toute relative, comme le montraient les progrès réalisés en la matière par les Turcs. C’est d’ailleurs maintenant au tour des États türks de l’Est d’être ainsi sélectionnés par les Américains pour leur impor- tance stratégique.

Ces États sont peut-être moins démocratiques que la Turquie, mais ils sont encore plus tournés vers la laïcité, ce qu’apprécient les Américains aux prises avec le fondamentalisme islamique. L’Ouzbékistan, cible occasionnelle de ce qui semble être des attaques terroristes islamistes, est particulièrement actif lorsqu’il s’agit de rejeter l’islam politique. En Turquie, les généraux furent parmi les premiers à reconnaître qu’il fallait s’attaquer de front aux forces réactionnaires menaçant de ramener les Turcs (et par extension le monde musulman) à un passé primitif et théocratique. Lors de notre briefing de 1997, les officiers turcs insistèrent ouvertement pour que les États-Unis prennent au sérieux leurs mises en garde : les talibans, l’al-Qaida d’Oussama Ben Laden et leurs alliés constituaient une sérieuse menace. Le fait que nous ayons accordé si peu d’attention à leurs avertissements donne à réfléchir, mais les commentaires maladroits des militaires à l’endroit des Arabes et des Iraniens, leur ton parfois raciste sont en partie responsables de cette attitude puisqu’ils minaient la qualité et le poids de leur analyse.

– Ce qui compte pour eux [les États islamistes], c’est de répandre le fondamentalisme, annonça un officier (Feyzi Türkeri) qui aboya presque sa riposte. S’ils [les mollahs] veulent survivre en dehors d’Iran, il leur faut exporter leurs idées. Nos amis les Saoudiens financent le fondamentalisme eux aussi. Leur régime est incompatible avec la modernité, mais ils ont des militants qui tentent d’imposer leurs idées en Turquie.

L’Ouest tergiversait, mais il était évident que l’armée turque était prête à réagir contre toute menace islamiste en Turquie. Notre hôte, le colonel Dağ, entretenait la flamme grâce à l’unique image ornant son grand et austère bureau : la photo de fanatiques enturbannés tirée d’un article de 1996 qui racontait le jour de la prise de Kaboul, la capitale afghane, par les talibans : « Nous ne laisserons jamais une telle chose se passer ici », fit-il.

La vigilance de l’armée se relâche rarement face à la menace du fonda- mentalisme. Cela explique en partie pourquoi, à long terme, la Turquie

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retrouvera la faveur américaine. Les méthodes auxquelles elle fait appel lui aliènent pourtant souvent son autre partenaire central, l’Europe. En 2004, les pressions de celle-ci, de même qu’un gouvernement turc plus fort, persuadèrent l’armée de desserrer son emprise sur le Conseil de sécurité nationale. Cet organisme, au plus haut niveau de l’administration, est responsable de l’élaboration des politiques, mais pendant des décennies les généraux en dominèrent les débats. Ilhan Kılıç, l’ancien commandant de la Force aérienne, avait assisté à la longue réunion du 28 février 1997 au cours de laquelle l’armée exposa les exigences séculières qui, en quelques mois, firent tomber le gouvernement pro-islamiste de l’époque. Deux ans plus tard, je me retrouvai assis à côté de lui lors d’un dîner en l’honneur de la société civile en Turquie, organisé par un groupe de gens d’affaires riches et bien intentionnés. Le ton du général, dont l’anglais rapide trahissait la formation au Canada, s’adoucit et ses yeux brillèrent lorsqu’il se mit à décrire comment fonctionnait le Conseil supérieur des affaires turques :

– Quand nous faisions sortir les responsables du briefing, nous nous retrouvions alors entre nous, les onze membres. Nous redevenions alors des citoyens ordinaires ; je pouvais même être en désaccord avec le chef de l’état- major. Ça, c’est de la démocratie !

Le Conseil national de sécurité compte des centaines d’employés hautement qualifiés. Je dis à la blague que c’était probablement plus de gens que le Premier ministre n’en avait sous ses ordres.

– Et pourquoi y a-t-il toujours de gros dossiers devant les généraux et pas devant les ministres ? lui demandai-je.

– Nous nous préparons pour les réunions. Nous avons une rencontre la veille, et nous nous entendons sur celui qui parlera et à quel moment, m’expliqua le général. Les civils ne font jamais ça.

Malgré la rhétorique que l’on trouve dans les manuels scolaires ou ailleurs, et selon laquelle la Turquie serait une « nation de soldats », l’armée et la société civile appartiennent à deux mondes résolument distincts. Les officiers vivent dans des zones réparties à travers le pays et ont rarement l’occasion de rencontrer leurs concitoyens. L’armée bénéficie aussi d’une économie quasi parallèle : les soldats s’approvisionnent au rabais dans leurs propres magasins et ont accès à des hôtels et à des villages de vacances à tarif réduit. La caisse de retraite de l’armée est majoritaire dans l’une des plus grandes sociétés de portefeuille du pays. Le budget de l’armée, tradition- nellement adopté sans débat et par acclamation, représente officiellement dix pour cent des dépenses du gouvernement, mais ce chiffre pourrait être

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trois fois plus élevé. Ce n’est qu’en 2004 que fut votée une première mesure permettant une certaine surveillance civile.

Ce statut d’exception constitue le principal frein à la candidature du pays pour joindre les rangs de l’Union européenne dont la culture s’oppose au militarisme et à la conception restreinte de l’État-nation si chers à l’armée.

Les exigences des Européens qui voudraient la voir se soumettre aux autorités civiles sont irrecevables pour les militaires qui rejettent également la vision européenne des droits des minorités. La situation évolue bien sûr : le pouvoir du secrétariat du Conseil de sécurité est progressivement éclipsé par celui de son voisin à Ankara, la Direction Générale de l’élargissement de l’Union européenne, chargée de superviser la rapide démocratisation du système judiciaire turc depuis 1999. Le bâtiment sombre et clos du Conseil contraste avec celui du Secrétariat de l’UE, ouvert, fraîchement repeint et rempli d’œuvres d’art turques contemporaines aux couleurs vives. Mais deux visions du monde continuent de s’affronter : avant que les exigences imposées par l’UE ne forcent la Turquie à abolir la peine de mort, les militaires allèrent jusqu’à affirmer en public qu’il s’agissait d’une bonne chose pour les Turcs.

Il est ironique que l’armée ait longtemps présenté à ses compatriotes l’Europe comme un modèle à imiter. En 1999, elle tenta même de justifier son omniprésence dans la vie turque en comparant son rôle à celui des familles royales européennes. Une déclaration intitulée « Questions d’actualité » affirmait ainsi que :

Près de la moitié de pays membres de l’OTAN sont toujours gouvernés par des monarques, ce qui en fait pourrait en faire des systèmes antidémocratiques.

Plutôt que de remettre en question la pertinence de la monarchie dans un régime démocratique, ces pays préfèrent considérer que cela relève des traditions et des coutumes. […] Voilà pourquoi la Turquie ne devrait pas être condamnée pour avoir choisi son propre mode de fonctionnement, pour des raisons semblables et en accord avec ses propres besoins.

* * *

L’armée aurait pu en arriver à régler son différend avec les critiques occidentaux si elle ne s’était pas donné un autre mandat en plus de la lutte contre l’islam réactionnaire : « civiliser » et « turquifier » le pays afin de créer un État-nation. La jeune République turque ne voulait pas que remplacer l’identité ouvertement islamique de l’Empire ottoman et de son califat ; elle cherchait à créer une sorte d’homo turkicus. Cet idéal se heurta souvent aux aspirations des membres du dernier groupe ethnique non-turc : les Kurdes.

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Il en résulta deux rébellions majeures, l’une dans la décennie 1920 et l’autre de 1984 à 1999. J’ai vu de telles tensions dans plusieurs régions du monde türk où la colère montait entre Azéris et Arméniens, Ouzbeks et Tadjiks ou Ouïgours et Chinois. Des affrontements éclataient même entre des peuples voisins tels que les Ouzbeks et les Kirghizes ou les Turkmènes et les Turcs Ahiska exilés au Turkménistan après avoir été chassés de Géorgie pendant la Seconde guerre mondiale. La violence tirait presque toujours son origine de revendications territoriales. Le rejet catégorique par le gouvernement turc de tout renforcement de l’autonomie kurde en Irak s’explique par la même logique élémentaire : les Kurdes de Turquie pourraient y voir (et ce fut d’ailleurs le cas) un encouragement à leurs aspirations séparatistes. La question des rapports entre Turcs et Kurdes constitue encore un exercice de gestion de crise dans lequel s’opposent l’atavisme qui voudrait trouver une solution militaire et le sentiment toujours plus présent qu’il faut faire des compromis et accorder aux Kurdes des droits culturels plus importants.

Notre tournée des troupes dans l’Est en février 1997, organisée pour les journalistes, était en partie destinée à célébrer la victoire de l’armée contre la dernière rébellion kurde. Dans la ville de garnison de Kars, le général Saygun, commandant en poste, nous fit monter dans des hélicoptères pour visiter le village kurde isolé de Kocaköy, dont l’histoire symbolisait la réussite de l’armée dans cette lutte. Alors que nous en approchions, un groupe de villageois à cheval vint à notre rencontre. Un homme portait un grand drapeau turc, à l’étoile et au croissant, qui claquait au vent pendant qu’il galopait à côté de notre minibus. L’un des cavaliers qui l’escortaient fit cependant une chute spectaculaire dans la neige.

Le service militaire est obligatoire pour les jeunes Kurdes comme pour les Turcs. Cela fait partie des efforts du pays pour homogénéiser sa population et la méthode fonctionne à l’occasion. Les jeunes conscrits venus des villages acquièrent des compétences professionnelles de base, découvrent d’autres régions et apprennent à se débrouiller en turc. Plus de la moitié des dix à quinze millions de Kurdes vivent désormais parmi les Turcs dans les zones plus prospères de l’Ouest. Il semble inévitable qu’ils soient un jour comme les Écossais revendiquant une identité distincte au sein de la Grande- Bretagne, même si les Kurdes ne disposent pas d’une langue aussi internationale que le turc, et qu’ils souhaiteront bénéficier des avantages liés à l’entrée potentielle dans l’Union européenne d’un pays de 70 millions d’habitants.

En 1984, la Turquie ayant échoué à donner aux Kurdes le sentiment que ce pays était également le leur, la répression brutale du nationalisme kurde et des relations hostiles avec les États voisins à l’Est contribuèrent

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alors à alimenter la rébellion. La Turquie mit du temps à réagir à ce qui ne lui sembla au début qu’une série d’escarmouches. Jusqu’à ce que le chaos dans les montagnes à la frontière de l’Irak offre aux rebelles une base straté- gique et lui donne accès à un lot d’armes inespéré.

Au cours de la décennie 1990, j’effectuai des reportages sur la réaction de la Turquie, qui consistait en une campagne totale pour rétablir son emprise. Les troupes avaient quitté leurs bottes de parade et brandissant l’étendard de la « guerre contre le terrorisme » ; elles avaient appris à faire la chasse à la guérilla jusque dans les montagnes et à combattre de nuit. Des centaines de milliers de Kurdes furent expulsés sans pitié d’obscurs hameaux où l’on craignait qu’ils aident les rebelles. Les procureurs poursuivaient sans relâche les intellectuels. Des escadrons de la mort, qui selon les groupes de défense des droits humains étaient liés à l’État, exécutèrent des centaines de nationalistes kurdes.

D’après les aînés du village, le conflit fit rage pendant trois ans autour de Kocaköy. Les villageois n’osaient plus se rendre dans les montagnes pour ensemencer leurs champs arides et rocailleux. Lorsque, dans la région, des militants kurdes avaient tué des travailleurs de la santé et des instituteurs d’origine turque, l’école et la clinique avaient été fermées. Privés de travail, de nombreux habitants de cette bourgade de 5 000 âmes s’en allèrent pour aboutir dans les grandes villes de l’Ouest. Heureusement pour Kocaköy, le village ne se trouvait pas dans une lointaine vallée de montagne. Les militaires décidèrent donc de l’épargner et de ne pas le raser.

La petite salle commune dans laquelle nous avions pris place avait été construite par les soldats qui avaient également bâti une nouvelle école.

Depuis quatre ans, huit enfants avaient même réussi à aller à l’université.

La femme du général Saygun coordonnait des projets pour les villageoises.

Les Kurdes de la région étaient naturellement ravis de toute cette attention inhabituelle. « Le seul avantage du terrorisme, c’est que l’armée a été forcée de venir ici. Nous sommes devenus un village modèle. Si au moins l’armée était arrivée plus tôt ! affirma le muhtar (le responsable du village) dans son diplomatique discours d’accueil. »

Les nationalistes kurdes considèrent toujours les Turcs comme des oppresseurs et des intrus venus d’Asie centrale. Mais d’autres, comme le muhtar, ont soif d’un gouvernement qui soit à la foi compétent et généreux.

Les Turcs, eux, n’en sont plus à la vision absurde des débuts de la République qui voyait les Kurdes comme des « Turcs des montagnes » et, malgré d’impor- tantes réserves (surtout au sein de l’armée) commencent à doucement revenir sur l’interdiction d’utiliser le kurde et les autres langues minoritaires dans

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16 Partie i Une naTion de soLdaTs

la vie publique. La plupart reconnaissent que les Kurdes forment un peuple indocile mais ancien, divisé par les montagnes qui constituent les frontières avec la Syrie, l’Irak et l’Iran. Les langues qu’ils parlent sont issues d’un idiome indo-européen proche du perse, mais la religion et l’histoire récente des Kurdes sont celles des Turcs.

– Plus on donne aux villageois, plus ils en veulent. Et si je peux leur donner ce qu’ils demandent, je le fais, me dit le général Saygun. Les terro- ristes avaient le soutien des gens, ajouta-t-il, mais c’était sous la menace des armes. Autrefois, les terroristes brûlaient nos bulldozers, mais maintenant les gens comprennent que sans eux il n’y aura pas de routes.

Pendant que nous buvions notre thé, des hommes se levèrent l’un après l’autre pour demander au général d’autres commodités et des services supplémentaires.

– Un jour, j’ai essayé de ramener les soldats à leurs baraquements, mais le muhtar est venu me dire qu’il démissionnerait, me dit le général. Ici, les soldats aident à irriguer les terres, à repeindre les murs, à construire des fabriques de tapis, etc. Quand l’armée est ici, les gens ont même un médecin et ils ont accès à des médicaments gratuits.

Alors que nous quittions la salle de réunion aux murs blanchis à la chaux pour nous rendre en minibus à la maison du muhtar située à proximité, un vieil homme baisa la main du général pour obtenir une dernière faveur.

D’autres remirent des notes à son ordonnance. Une femme, la tête couverte d’un foulard, se mit à trottiner accrochée à la fenêtre ouverte du général.

– Vous devez vous sentir comme un lord anglais. Ou même comme le pacha de Kars à l’époque des Ottomans, lui dis-je plus tard, alors que nous dînions dans la maison du muhtar où les plateaux de cuivre débordaient de mouton et de riz.

– Si au moins c’était le cas, répondit le général. Vos lords étaient très riches. Et, à l’époque des Ottomans, j’aurais au moins eu le pouvoir de lever des impôts.

Plus tard, dans la même région, un vol à partir de l’aérodrome de Van me rappela que cette zone a longtemps été une ligne de fracture entre les Turcs et leurs voisins. Peu après le décollage, l’hélicoptère de l’armée longea une arête rocheuse puis plongea vers les eaux lumineuses du lac de Van. Le pilote voulait me montrer un site touristique : les murs effondrés de la forteresse de Van au haut de la montagne. Mon regard fut plutôt attiré par la zone abandonnée située à côté, au bord du lac, où il ne reste que les vestiges de deux mosquées ottomanes. C’est là que se trouvent les ruines de

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