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Le travail au Moyen Âge, entre enfer et paradis

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Academic year: 2022

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L’Information psychiatrique 2019 ; 95 (5) : 323-9

Le travail au Moyen Âge, entre enfer et paradis

Simon Hasdenteufel

Agrégé d’histoire et doctorant contractuel en histoire médiévale,

Sorbonne Université, France

RésuméCet article de diffusion de la recherche historique entend donner quelques pistes pour comprendre le travail au Moyen Âge et le penser par rapport à notre actualité. Au niveau des conceptions du travail, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les médiévaux ne considéraient pas leur labeur comme une punition infligée à l’humanité pour le péché originel. C’était plutôt une activité valorisée dans la mesure où leslaboratores– ceux et celles qui travaillent – contribuaient au bon ordre de la société, telle qu’elle était voulue par Dieu. Les différentes représentations iconographiques des travaux soulignent ainsi que ceux-ci étaient empreints d’une dimension religieuse. Dès lors, le travail devient tantôt un outil de domination aux mains des autorités, tantôt un instrument de négociation pour les travailleurs.

Mots clés :travail, Moyen Âge, épuisement professionnel, condition de vie, temps de travail

Abstract.Work in the Middle Ages, between heaven and hellThis article, which disseminates historical research, seeks to offer some suggestions that might allow us to understand the nature of work in the Middle Ages and to think about it in relation to our current world. In terms of conceptions of work, contrary to what one might think, medieval people did not consider their labor as a punishment inflicted on humanity due to original sin. It was, rather, a valued activity in the sense that the laboratores—those men and women who worked—contributed to the good order of society, just as God had intended. The different iconographic representations of work activities thus highlight the fact that these were imbued with a religious dimension. Thus, work sometimes became a tool of domination in the hands of the authorities, and at other times an instrument of negotiation for workers.

Key words:work, Middle Ages, burn out, living conditions, working hours

Resumen.El trabajo en la Edad Media, entre infierno y paraísoEste artículo de difusión de la investigación histórica pretende proporcionar algunas pistas para comprender el trabajo en la Edad Media y pensarlo con relación a nuestra actua- lidad. A nivel de las concepciones laborales, al contrario de lo que podría creerse, los medievales no consideraban su labor como un castigo infringido a la huma- nidad por causa del pecado original. Era más bien una actividad valorizada en la medida en que loslaboratores- aquellos y aquellas que trabajaban – contribuían al buen orden de la sociedad, tal como la quiso Dios. Las diferentes representaciones iconográficas de las labores subrayan así que las mismas estaban impregnadas de una dimensión religiosa. Así las cosas, el trabajo se convierte unas veces en herramienta de dominación entre las manos de las autoridades, otras veces en un instrumento de negociación para los trabajadores.

Palabras claves:trabajo, Edad Media, agotamiento profesional, condición de vida, tiempo de trabajo

Introduction : un autre monde, des logiques similaires

Pourquoi évoquer le Moyen Âge pour parler du«burn out»aujourd’hui ? Après tout, le burn out n’existe pas au Moyen Âge – ni le mot, bien sûr, ni les symptômes médi- caux que nous lui associons. Néanmoins, l’histoire a un rôle à jouer dans la compréhension de ce phénomène contemporain afin d’y apporter, peut-être, des solutions.

L’histoire permet de comparer, de saisir les dif- férences ainsi que les similitudes, afin de mieux comprendre notre actualité. Parmi les différences, les plus notables sont les suivantes : le travail médiéval était dépendant du rythme des saisons ; il s’effectuait au service d’un ordre seigneurial, royal, mais aussi ecclé- siastique ; il était imprégné d’une dimension religieuse ; il impliquait des solidarités familiales ou de compagnon- nage. Surtout, ce travail s’effectuait majoritairement en milieu rural : pour rappel, au milieu du Moyen Âge, 90 % de la population vit et travaille à la campagne [1]. La ville, pour sa part, est le lieu de l’artisanat – avant l’avènement de l’industrie – ainsi que de la naissance progressive d’une économie de marché. Tous ces éléments ont défini

doi:10.1684/ipe.2019.1956

Correspondance :S. Hasdenteufel

<simon.hasden@lilo.org>

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le travail médiéval comme âge de la ruralité et de l’artisanat [2]. Ces caractéristiques s’avèrent par ailleurs relativement stables jusqu’à la fin duXVIIIesiècle. Le tra- vail médiéval est ainsi l’une des grandes permanences identifiées par Jacques Le Goff pour parler d’un«long Moyen Âge » qui irait du Ve au XVIIIe siècle [3]. C’est avec la première révolution industrielle et le nouvel ordre politique et libéral introduit par la Révolution franc¸aise à la fin duXVIIIe siècle, que les conceptions du travail se trouvent bouleversées et que l’on entre dans l’ère contemporaine.In fine, c’est de ce travail contemporain que naît le«burn out».

Pourtant, malgré ces ruptures, il faut aussi souligner que le Moyen Âge offre des éléments de ressemblance intéressants. Plus encore, ces rapprochements peuvent permettre de mieux saisir les logiques à l’œuvre dans le travail contemporain. Si l’on considère le travail comme toute activité de production économique qui suppose des efforts physiques, ainsi qu’un ensemble de gestes et de pratiques, ce travail exclut les élites politiques et religieuses du Moyen Âge. En ce sens, les aristo- crates laïcs et ecclésiastiques – par exemple un baron ou un évêque – ne travaillent pas, mais font la guerre ou assurent le maintien de l’Église. Le travail médiéval concerne donc avant tout une population politiquement dominée et, à ce titre, fait partie des outils de domina- tion des gouvernants. Il peut néanmoins aussi devenir un objet de négociation du rapport de force entre les mains des dominés. Par ailleurs, gardons à l’esprit que certains petits chevaliers ou bien membres du bas clergé, ainsi que les moines dans leurs abbayes, doivent souvent tra- vailler, mais sous un régime différent des paysans. Pour les moines, le travail fait même partie de leurs vocations religieuses et structure ainsi leur vie.

Enfin, comme à notre époque, le travail au Moyen Âge fait l’objet chez les contemporains de réflexions, de représentations et a des implications morales et symboliques. Les élites religieuses, qui sont nos prin- cipales sources pour connaître le travail, se demandent quelle vision avoir du travail et comment considérer les hommes et femmes qui, sous le gouvernement des puis- sants, travaillent pour assurer le fonctionnement de la société. Il ne suffit donc pas de limiter le travail médié- val à une vague image d’exploitation humaine. Il faut voir quelles conceptions, quels débats et quelles tensions il suscite.

Les conceptions du travail médiéval : malédiction ou bénédiction ?

L’Antiquité gréco-romaine établit une distinction entre l’otium, le loisir, et lenegotium, le travail. Il faut entendre«loisir»au sens large de tout ce qui éloigne l’individu de la vie active et publique, pour lui permettre de méditer ou de se consacrer à l’étude. Par opposition, le negotium, c’est l’occupation, le travail, l’affaire. Or,

cette distinction antique associe le travail à des repré- sentations négatives : travailler pour quelqu’un d’autre que soi-même, c’est lui être aliéné ; travailler en perma- nence, c’est ne pas disposer de temps de loisir pour cultiver sa personne par la méditation philosophique.

Le travail apparaît ainsi comme l’une des lignes de dif- férenciation entre le maître et l’esclave. Dans la Rome antique, l’artisanat et le commerce ont donc tendance à être dévalorisés par les élites citoyennes – alors même que ces activités occupent une place considérable dans l’économie antique.

Cette vision négative du travail connaît des mutations au Moyen Âge, notamment sous l’influence culturelle de la Bible qui devient la principale grille de lecture du monde. À cet égard, on a souvent eu l’impression que le christianisme véhiculait une vision très négative du travail comme punition divine. L’interprétation que font les médiévaux est en réalité plus complexe. Prenons tout d’abord le récit de la Genèse, dans l’Ancien Tes- tament :«Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder»(Gen. 2. 15).

«Cultiver»est la traduction du terme latin«operare- tur»et«garder»de«custodiret»: le premier terme s’inscrit clairement dans le champ du travail, si bien que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, selon la Genèse, Dieu avait prévu du travail même au paradis. La dimension punitive du travail n’apparaît donc qu’après le péché. C’est en effet à ce moment que Yahvé déclare à Ève«Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils»(Gen. 3. 16), tandis qu’il condamne Adam à éprouver de la fatigue au travail :

«Maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie [. . .] à la sueur de ton visage tu mangeras ton pain»(Gen. 3.

17-19).

Surtout, il semble que nous ayons tendance à surva- loriser l’influence que ce passage aurait eue au Moyen Âge et à y ajouter nos propres clichés sur la période médiévale. Cela nous conduit à penser que le travail médiéval est un moment sombre de l’histoire humaine, par différence avec le travail contemporain de«l’homme moderne». Dans cette logique, ce dernier serait l’acteur de sa propre vie, se réalisant et s’épanouissant par son activité professionnelle, loin de l’obscurantisme médié- val. Or, les difficultés actuelles posées par les conditions de travail tendent à remettre en cause cette opposition caricaturale.

De fait, au Moyen Âge, le travail acquiert une dignité nouvelle, sous l’influence d’autres extraits de la Bible que le seul récit de la «chute » [4]. On est très sen- sible au Nouveau Testament qui fait du Christ le fils d’un charpentier, « fabri filius » (Mt. 13. 55) – alors même que le texte ne présente jamais le Christ en train de travailler. C’est toutefois le modèle du tra- vailleur que retiennent les communautés monastiques qui retournent la terre, défrichent des terrains, pro- duisent de la bière et construisent des abbayes où ils

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prient. D’autres passages du Nouveau Testament valo- risent de la même manière le labeur. Dans l’Évangile de Luc :«l’ouvrier est digne de son salaire»(Lc. 10. 7). Ce verset, qui renvoie d’abord à l’idée du paradis comme récompense pour le bon chrétien, a fini par être compris dans certains textes du Moyen Âge, comme l’idée que tout travail mérite rétribution et a ainsi pu engendrer des revendications fondées sur cet extrait.

Enfin, les grands interprètes de la Bible ont tendance à donner au travail une connotation positive. Augustin, qui écrit dans les années 410 et devient une autorité inconditionnelle du Moyen Âge, se pose ainsi la ques- tion de savoir si l’homme travaillait au Paradis, dans son De Genesi ad litteram– un commentaire de la Genèse [5].

Or, il répond à cette question par l’affirmative, quand il dit observer«certains s’adonner avec tant de plaisir au travail de la terre qu’ils ne l’abandonnent qu’à contre- cœur pour d’autres tâches». Augustin propose donc ici une vision enthousiasmante du travail, comme connais- sance et prise de possession par la créature elle-même.

La chute, par le péché originel, n’a pas créé le travail, qui existait déjà ; en revanche, elle l’a rendu pénible du fait des besoins du corps qui contraignent désormais l’individu et surtout, du fait de l’éloignement avec Dieu.

Cette distinction opérée par Augustin se retrouve dans le vocabulaire même des médiévaux. D’un côté, il y a le labor, que l’on peut traduire par«labeur»et qui renvoie à la peine ou souffrance physique. De l’autre, il y a l’ars ou encore l’opus, qui est souvent le métier de l’artisan et que l’on peut traduire par le terme«d’œuvre».

À côté des références chrétiennes, la tradition germa- nique a également influencé les cultures du Moyen Âge, avec une vision méliorative du travail artisanal. L’artisan se voit attribuer une fonction centrale dans la société guerrière et un rôle magique. On le retrouve dans la mythologie scandinave, transposée dans la légende des Nibelungen qui a été mise par écrit et«christianisée» au XIIIe siècle. Ce sont surtout le forgeron et l’orfèvre que l’on glorifie. Dans la première moitié duVIIesiècle, à l’époque des rois mérovingiens, le«bon saint Éloi»du roi Dagobert est un évêque et responsable des finances – mais c’est aussi un grand orfèvre. Une hagiographie lui est consacrée, laVita Eligii, où il est présenté comme un grand religieux, pas seulement du fait de sa piété mais aussi en raison de son habilité d’orfèvre. Il est considéré comme le saint patron des ouvriers qui travaillent au marteau – donc, notamment, les joailliers. Le Moyen Âge serait ainsi un«âge du travail». La dimension de souf- france et de punition divine est évidemment présente, mais elle n’obscurcit pas complètement une vision du travail qui était plus nuancée.

Les conditions du travail au Moyen Âge

Le travail à la campagne s’effectue dans le cadre d’une seigneurie : les paysans, qualifiés de «vilains »

ou«serfs», sont au service d’un seigneur et, dans le cas des«serfs», en sont la propriété. À noter que l’esclavage antique tend à disparaître à partir duVIIIe-IXesiècle, pour laisser place au servage [6]. Les paysans doivent au sei- gneur diverses taxes, le plus souvent en nature, ainsi que des corvées – des moments où ils travaillent sur les terres du seigneur. En échange, ils obtiennent sa protec- tion. Par ailleurs, le seigneur est loin de représenter un inconnu pour ses paysans. Aux alentours de l’an mil, en plein âge d’or féodal, c’est la seigneurie qui prédomine en Occident : un seigneur gouverne un petit territoire qu’il parcourt fréquemment pour se montrer, prélever des taxes et affirmer son autorité [7]. Le travail rural s’effectue donc en grande partie dans le cadre du lien de dépendance avec le seigneur.

Cette dépendance s’exprime aussi dans l’utilisation de certains équipements : pour se servir d’un moulin ou d’un four, les serfs doivent ainsi s’acquitter de droits auprès du seigneur. La construction d’un four ou d’un moulin devient d’ailleurs un intense moment de négo- ciations, voire de confrontations pour fixer les modalités d’usage et de construction. D’un côté, le seigneur dis- pose du pouvoir politique ; de l’autre, il a besoin des compétences physiques et techniques des paysans pour l’édification et l’exploitation. Cette question des moulins et fours rappelle également que le travail du Moyen Âge est loin des images caricaturales de paysans crasseux grattant la terre avec trois morceaux de bois. À partir du

Xesiècle, on observe de nombreuses innovations tech- niques qui permettent d’accroître la production et qui entraînent également des négociations entre paysans et seigneur sur leur utilisation [8].

Vient ensuite la question des rythmes [9]. C’est celui des saisons qui s’impose tout d’abord. Cela donne un grand nombre de travaux différents, ainsi que des inten- sités de labeur variables selon la saison, comme le montrent les enluminures. Le travail est particulièrement intense pendant la période des moissons et il mobilise hommes, femmes et enfants. À l’inverse, l’hiver repré- sente un moment de moindre activité, où, délaissant le travail des champs, on fait surtout de l’artisanat domes- tique et où l’on vit sur les récoltes. Sur ce rythme des cycles naturels vient se superposer celui de l’Église.

Le son des cloches, depuis le clocher visible par tous, rythme notamment la semaine avec l’obligation de plus en plus forte de réserver le dimanche à la messe.

La semaine de six jours de travail et d’un septième jour chômé est ainsi une innovation du Moyen Âge qui commence à s’imposer à partir du VIe siècle [10].

L’empereur Charlemagne, qui se voulait très chrétien, impose d’ailleurs dans l’Admonitio generalisde 789, où il entend fixer les grandes règles de son empire, de pros- crire le travail dominical :«aucune œuvre servile ne doit être accomplie le dimanche, et les hommes ne devront pas s’y livrer aux travaux de la campagne». Progres- sivement, tout un système de coercition symbolique et de répression concrète se met en place pour imposer

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le dimanche chômé. On invente même une lettre de menace que Jésus aurait adressée du ciel aux fidèles pour leur enjoindre de respecter le repos dominical. De même, les actes du concile des évêques réunis à Paris en 829 déclarent que ceux qui ont pratiqué des travaux agricoles un dimanche ont été tués par la foudre, embra- sés d’un feu céleste ou alors que leurs membres ont été paralysés [11]. Imposer le dimanche chômé, c’est un des éléments qui permet aux pouvoirs de l’époque d’imposer la christianisation et par-là même le contrôle de la société. Pour autant, ces textes ne doivent pas mas- quer la réalité : le petit peuple travaille les jours de fêtes – soit pour payer les redevances seigneuriales, soit pour compléter la récolte ou terminer des travaux, soit pour espérer dégager plus de rendements et ainsi s’enrichir.

Tous ces éléments tendent à présenter le travail médiéval comme un système de contraintes qui marque la domination sur une partie de la population. Cet ensemble de dispositions peut entraîner diverses formes d’épuisement, liées à la difficulté des tâches, à la préca- rité économique ou encore à de mauvaises conditions de santé, avant l’avènement de la médecine moderne [12]. Pour autant, on ne peut généraliser ces formes d’épuisement à toute la population travailleuse, ni même à la vie d’un individu, au risque de retomber dans les clichés sur le Moyen Âge.

Les conditions sociales peuvent être extrêmement différentes. Parmi les serfs, certains disposent de très peu de ressources, tandis que d’autres ont des lopins de terre. Plus encore, des serfs sont parfois des agents du seigneur et obtiennent donc des gratifications et des armes. Ils deviennent des « serfs huppés » [13]

qui peuvent maltraiter les autres paysans pour exiger davantage de taxes afin de se garantir un pourcentage ou bien conspirer contre le seigneur si celui-ci pense un jour à leur ôter leurs privilèges. Par ailleurs, des formes d’enrichissement sont parfois possibles, notam- ment lorsque la seigneurie se trouve dans une période de dynamisme économique. Le«monde paysan»est donc un ensemble plus complexe qu’il n’y paraît au pre- mier abord.

Les représentations symboliques du travail médiéval

La place du travail dans la société médiévale est justi- fiée par un ensemble de représentations. Aujourd’hui, on peut voir de nombreuses publicités où les gens sont pré- sentés comme heureux au travail, qu’ils soient dans un bureau ou derrière le comptoir d’une enseigne de restau- ration rapide. Des similitudes dans les représentations existent au Moyen Âge car on trouve de nombreux sup- ports visibles sur lesquels le travail se trouve représenté.

À l’époque de Charlemagne, on observe la production de cycles de saisons dans les manuscrits, composés par des clercs, le plus souvent les moines dans leursscriptoria

Figure 1. Cathédrale de Chartres. Tympan du portail gauche, dit«de l’Ascension». Réalisé vers 1150.

Source :Wikimedia Commons, domaine public.

qui sont les salles du monastère où l’on copie les livres à la main. Le calendrier de Salzbourg qui date de 818 est ainsi le plus ancien des cycles médiévaux connus : des personnages isolés y effectuent des travaux agraires ou présentent des objets [14].

À partir du XIe siècle, à côté des enluminures qui continuent de décorer les manuscrits, on trouve des représentations des travaux sur les sculptures des églises que tous les membres d’une paroisse peuvent regarder quotidiennement et qui sont potentiellement, pour une population majoritairement illettrée ou anal- phabète, des livres de pierre [15]. Il en va de même auXIIIesiècle avec les vitraux des cathédrales. À Notre- Dame de Chartres, nous retrouvons par exemple, à gauche du tympan du portail gauche, des représenta- tions des travaux dans le cycle des saisons, notamment un personnage en lutte contre une abondante végéta- tion. À l’intérieur de l’édifice, on retrouve également des scènes de labeur qui correspondent chacune à un moment précis de l’année agricole (figures 1 à 3).

On observe que toutes ces représentations sont extrê- mement épurées : les scènes montrent souvent un personnage unique, dans une posture digne, voire hiéra- tique, et en pleine action. Ces images, produites par des religieux, se trouvent systématiquement associées aux signes du zodiaque et à des scènes religieuses – notam- ment à de grands épisodes bibliques. Ces images du travail en tirent ainsi une forte résonance religieuse et ne sont pas seulement une activité«profane»de subsis- tance. Dans les mentalités médiévales, le fait de travailler possède des implications religieuses. Le labeur comme action et ensemble de gestes est à la fois ce qui confère sa dignité à l’individu et la marque de sa soumission à Dieu. Par ailleurs, une partie du produit du travail est concrètement destinée à l’Église, à savoir la dîme. Il s’agit d’une taxe d’un dixième de la récolte, versée au clergé. C’est tout à la fois, au plan politique, un instru- ment de domination entre les mains des ecclésiastiques,

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Figure 2.Vitrail représentant les travaux de juin (fauche du blé). Cathédrale de Chartres. Intérieur sud, baie 28a, chœur, deuxième travée du bas-côté sud du chœur.

Source :Wikimedia Commons, domaine public.

Figure 3. Vitrail représentant le signe du cancer. Cathédrale de Chartres. Intérieur sud, baie 28a, chœur, deuxième travée du bas-côté sud du chœur.

Source :Wikimedia Commons, domaine public.

mais aussi, au plan économique et social, un mode de redistribution de la richesse au sein de la communauté des croyants. On retrouve ainsi, sur la taxation du travail, une imbrication entre domination et négociation.

Enfin, à la fin du Moyen Âge, on observe une évo- lution qui confère aux représentations du travail une symbolique plus sociale et politique. Les illustrations de

Figure 4.Mois de juin, consacré à la fenaison, dans lesTrès Riches Heures du Duc de Berry, frères Limbourg (?), 1412-1426, ms. 65, f. 6v, Musée Condé.

Source :Wikimedia Commons, domaine public.

travaux viennent décorer les objets de luxe réservés à l’élite politique, comme par exemple les livres de chevets des aristocrates. Dans ces ouvrages, on abandonne les représentations épurées et on observe un grand souci du détail – la richesse de l’illustration devient le reflet du prestige social et culturel du détenteur du livre. Le livre desTrès riches heures du duc de Berry, réalisé par des artistes de cour au début duXVesiècle pour Jean de Berry, frère du roi de France, Charles V, est un livre de prière que son détenteur consulte régulièrement dans le cadre de sa dévotion religieuse privée. À côté de scènes religieuses ou de cour, le livre reprend la tradition des représentations des saisons et propose de petites illus- trations qui donnent à voir une certaine image de la société [16].

Au mois de juin, on observe un monde ordonné. On reconnaît le palais de la Cité à Paris avec le dessin de la Sainte-Chapelle qui domine le paysage, tandis que d’épaisses murailles protègent la ville (figure 4). Aux pre- mier et second plans, des scènes de travaux agricoles

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soulignent l’harmonie et la tranquillité des campagnes : les hommes et femmes au travail n’ont pas l’air de ressentir la peine, leurs mouvements constituant une chorégraphie harmonieuse. Or, non seulement les tra- vaux des champs sont en réalité une tâche physiquement éprouvante mais, surtout, ces enluminures semblent se garder de montrer que le début du XVe siècle est une période d’accumulation de divers fléaux : pestes, famines, sans parler de la guerre de Cent ans et de l’une de ses ramifications, la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Par opposition à ces réalités, Jean de Berry souhaite plutôt faire des enluminures de son livre d’heures un manifeste politique mettant en scène une France protégée et sereine au sein de laquelle les travaux et les mois s’écoulent paisiblement.

La vision du rôle des travailleurs

dans la société : une théorie médiévale du travail

Il faut, dans un dernier temps, resituer le travail médié- val dans le cadre d’une des évolutions majeures du Moyen Âge, à savoir la phase historique de croissance démographique et économique en Occident à partir du

XIesiècle. La population augmente et, avec elle, la sur- face des terres cultivées et cultivables. Parallèlement, on observe des progrès techniques dans le matériel ou encore l’utilisation des sols et la répartition des cultures.

Loin du Moyen Âge sauvage et sombre, on se trouve dans un grand moment d’emprise sur la nature, de construction et d’aménagements [17], parfois de grande ampleur, comme en témoigne le temps des cathédrales gothiques à partir du milieu duXIIesiècle.

Dans un tel contexte, les conceptions positives du travail que nous avons mentionnées s’accentuent sous l’influence de nouvelles visions du monde, en germe dès leIXe siècle : la théorie des trois ordres du monde médiéval [18]. Cette théorie est relativement bien résu- mée dans un passage célèbre duPoème au roi Robert, composé à la fin des années 1020 par l’évêque du nord de la France Adalbéron de Laon : il y aurait trois ordres dans la société, ceux qui prient (lesoratores), ceux qui combattent (les bellatores) et ceux qui travaillent (les laboratores). Cette théorie ne reflète pas entièrement la réalité mais plutôt la vision que les élites souhaitent éta- blir – en particulier le haut clergé – qui voient dans ce partage des tâches un équilibre pouvant leur assurer leur statut. Par ailleurs, cette théorie, par imitation, produit des effets dans la réalité dès que les groupes cherchent plus ou moins à s’y conformer. Or, dans le cadre de cette théorie des trois ordres, il est proclamé que le rôle social des laïcs non-nobles est le travail. Dans les années 1170, l’évêque Étienne de Fougère propose ainsi dans son Livre des manièresle portrait du paysan loyal et paisible, qui accepte son labeur. Il décrit toutes ses différentes tâches – le travail de la terre, la récolte, la construction

de murs, le creusement des étangs – et conclut de tout cela«Il ne mangera pas le bon pain/Son meilleur grain est pour nous/Et le plus beau et le plus sain:/Au vilain les mauvaises herbes», avant d’ajouter plus loin«Plus il vit une pauvre vie/Plus son mérite est grand». Autre- ment dit, les clercs conc¸oivent le travail paysan comme nécessaire et bénéfique pour le fonctionnement de la société. Leur labeur n’est pas une tâche ingrate mais per- met au contraire le maintien des deux autres ordres ainsi que la paix dans la société. L’historien Mathieu Arnoux a cherché dans un ouvrage de 2012,Le Temps des labou- reurs, à étudier de plus près la manière dont les paysans occidentaux ont pu s’approprier cette vision des trois ordres [19]. Son étude souligne qu’ils ont pu en partie revendiquer le travail des champs comme un élément de leur identité. Ils se sont ainsi auto-valorisés dans la société par le travail ce qui a, par conséquent, favorisé la croissance économique de l’Occident. Cette intériori- sation, au demeurant difficile à saisir du fait du manque de sources documentaires, peut néanmoins rappeler des phénomènes très contemporains.

Les révoltes du groupe des travailleurs ont bien sûr existé dans la société médiévale. Les causes et motifs de ces révoltes sont toutefois variables et pas toujours aisés à saisir, d’autant plus que la documentation à dis- position est très partielle et partiale. Nous n’avons pas véritablement de textes qui donneraient le point de vue des paysans. Le récit des révoltes se retrouve à nouveau dans des sources produites par des ecclésiastiques et destinées à être lues par les élites politiques et intellec- tuelles. Les soulèvements sont souvent résumés à une folie des paysans qui veulent bouleverser l’ordre divin du monde. Il est rarement question des conditions de travail. Dans son portrait du paysan idéal, Étienne de Fougères montre que la résignation du paysan finit par se muer en désir de révolte, contre Dieu lui-même :«[le paysan] s’irrite au contraire et tance Dieu/“Hé Dieu”, fait-il, “par quel accord/M’avez-vous donné telle pesti- lence”». Les tensions qui ont pu exister entre le groupe paysan et le groupe seigneurial sont ainsi réduites à la mauvaise volonté des paysans qui, refusant l’ordre du monde, mettent leur âme en péril. Lorsque la punition du seigneur tombe, les auteurs ecclésiastiques consi- dèrent ainsi que c’est un juste châtiment qui s’abat sur les travailleurs.

Toutefois, à considérer ces textes trop vite, on pourrait être tenté d’en faire une lecture anachronique, teintée d’un marxisme simplificateur : les classes populaires réclamant à grands renforts d’actions violentes leur liberté aux classes dominantes. Il n’en est rien. Tout d’abord parce que, répétons-le, les conditions sociales sont très hétéroclites au sein du groupe paysan. D’autre part, du fait que les soulèvements contre les seigneurs n’ont pas pour but de renverser un ordre établi. Il s’agit plutôt de négocier, parfois violemment, certes, avec le pouvoir seigneurial, pour obtenir de plus grandes marges de manœuvre dans la quantité de corvées et de

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taxes dues. D’ailleurs, ces négociations ne se font pas forcément au profit de tous les paysans comme groupe soudé, mais parfois à l’avantage de certains d’entre eux, notamment des chefs de village ou des riches

«laboureurs», qui espèrent ainsi diminuer la pression fiscale pour améliorer leurs profits. Nos sources pour la connaissance de ces négociations sont les«chartes de franchise»qui établissent les conditions des accords entre un seigneur et une communauté. Elles sont dif- ficiles à analyser car, étant rédigées par la chancellerie du seigneur, elles donnent à voir uniquement le point de vue de l’aristocratie. Il faut alors deviner derrière les concessions, parfois très symboliques et limitées, quelles pouvaient être les revendications paysannes.

Le travail médiéval est ainsi conc¸u comme un pilier de la société. Il n’est pas seulement une punition divine ou une marque de péché, mais peut au contraire renvoyer à l’ordre social qu’il s’agit de maintenir, et à la capacité vertueuse des êtres humains à cultiver le monde d’en bas que leur a confié Dieu. Face à cette vision positive du travail, à la fin du Moyen Âge les groupes de personnes mendiantes, les sans-emplois, les vagabonds et toutes sortes de marginaux sans travail sont assimilés à des dangers pour la société [20]. Inversement, les années 1250 ont vu dans un poème satirique la naissance du mythe du pays de cocagne, où l’on est comblé de biens sans travailler.

Liens d’intérêt l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.

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Références

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