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Les Chartes de l’eau : vers une nouvelle conception de la gestion des ressources en eau partagées en Afrique ?

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Les Chartes de l'eau : vers une nouvelle conception de la gestion des ressources en eau partagées en Afrique ?

MBENGUE, Makane Moïse

MBENGUE, Makane Moïse. Les Chartes de l'eau : vers une nouvelle conception de la gestion des ressources en eau partagées en Afrique ? In: Kamga, M. & Mbengue, M. M. Variations sur l'Organisation internationale. Liber Amicorum Judge Raymond Ranjeva . Paris :

Pedone, 2013. p. 201-213

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:56078

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LES CHARTES DE L'EAU:

VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA GESTION DES RESSOURCES EN EAU PARTAGEES EN AFRIQUE?

MAKANE MOÏSE MBENGUE,

Pro,fesseur associé à la Faculté de droit de! 'Université de Genève

«Je ne peux souscrire à ! 'idée selon laquelle la souveraineté territoriale conférerait à un Etat la faculté d'aménager de façon unilatérale l'utilisation d'un cours d'eau international dont le régime juridique a.fait l'objet d'une convention internationale»

(Opinion dissidente de M RANJEVA, Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 174).

J'ai eu l'honneur de faire la connaissance de Raymond Ranjeva, alors que j'étais référendaire à la Cour internationale de Justice (C.U.) de 2004 à 2005.

Durant ce bref passage à la Cour, j'ai pu partager des moments privilégiés avec Raymond Ranjeva, à travers notamment des échanges fructueux et animés sur la régulation et la gestion des fleuves internationaux en Afrique. Tout au long de sa fascinante carrière de Juge à la C.I.J., Raymond Ranjeva a, à maintes reprises, siégé dans des affaires concernant des fleuves africains. Qu'il s'agisse du différend territorial entre la Libye et le Tchad qui évoque les expéditions coloniales au bord du Lac Tchad1, ou du différend entre le Cameroun et le Nigéria dans lequel la souveraineté sur certaines zones du Bassin du Lac Tchad faisait partie des points litigieux:2, ou du différend entre le Botswana et la Namibie au sujet du tracé de la frontière sur le Fleuve Chobe3 ou encore du

1 D(fférend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad}, arrêt, C.l.J. Recueil 1994, p. 17, para. 27.

Selon la Cour, «L'expansion coloniale française dans la région du Tchad se fit en provenance du sud, de l'ouest et du nord. Une expédition fut menée du sud en direction du lac Tchad entre 1875 et 1897 ; une autre expédition se dirigea vers le lac Tchad à partir de l1ouest entre 1879 et 1899; enfin, à partir d'Alger, au nord, une troisième expédition avança vers le lac entre 1898 et 1900. A la suite de cette expansion, de vastes territoires africains se trouvèrent ultérieurement regroupés au sein d'entités qui furent dénommées Afrique occidentale française et Afrique équatoriale française>>.

2 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.l.J Recueil 2002, p. 303. Voir également l'opinion individuelle du juge Ranjeva dans cette affaire, C.l.J Recueil 2002, p. 469.

3 Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C. !. J. Recueil 1999, p. 1045.

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Makane JVfoi:re iWbengue

différend entre le Bénin et le Niger dont le cœur portait sur la délimitation de la frontière entre ces deux Etats sur le Fleuve Niger4, tous ces différends ont eu pour dénominateur commun de soulever des questions de gestion et de régulation des fleuves transfrontières en Afrique.

L'on se souvient, en particulier, de la Déclaration « interprétative » du Juge Ranjeva jointe à l'arrêt de la Cour dans l'affaire de !'Ile de Kasikili/Sedudu, déclaration certes courte mais ô combien importante puisqu'elle visait en filigrane à renforcer la notion de <<communauté d'intérêts »5 sur les fleuves internationaux africains. Bien qu'elle ait reconnu la souveraineté du Botswana sur l'île de Kasikili/Sedudu, la Cour, dans son arrêt, a déclaré que « dans les deux chenaux autour de l'île de Kasikili/Sedudu, les ressortissants et les bateaux battant pavillon de la République du Botswana et de la République de Namibie doivent bénéficier, sur pied d'égalité, du régime du traitement national ».6 S'inscrivant dans la même logique, le Juge Ranjeva a tenu à préciser dans sa Déclaration le contenu et la portée juridiques du dispositif de l'arrêt de la Cour7, tout en battant en brèche l'idée de souveraineté absolue et en faisant prévaloir la

« conununauté de droit[ s] » 8 sur le Fleuve Cho be ainsi que la nécessité d'une coopération aux fins d'une utilisation équitable, commune et partagée des eaux dudit fleuve. La Déclaration du Juge Ranjeva parle d'elle-même:

«Je souhaiterais d'abord préciser l'interprétation que je donne de la réponse à l'article 1 du compromis concernant les alinéas 2 et 3 du dispositif relatifs au statut de l'île de Kasikili/Sedudu:

1. Par l'effet dévolutif attaché au choix du chenal nord comme chenal principal, l'arrêt a retenu la solution la moins invraisemblable en l'absence d'une comparaison systématique des deux chenaux de navigation; ainsi s'explique le rattachement de l'île de Kasikili/Sedudu au territoire botswanais.

4 D!fférendfrontalier (Bénin/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 90. L'arrêt dans ce différend a été rendu par une Chambre de la Cour présidée par le Vice-Président Raymond Ranjeva.

5 Voir Juridiction territoriale de la Commission internationale de !'Oder, arrêt n° 16, 1929, C.P.J.I.

série A n° 23, p. 27: «[la] communauté d'intérêts sur un fleuve navigable devient la base d'une communauté de droit, dont les traits essentiels sont la parfaite égalité de tous les Etats riverains dans l'usage de tout le parcours du fleuve et l'exclusion de tout privilège d'un riverain quelconque par rapport aux autres"· Voir également Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.l.J.

Recueil 1997, p. 56, para. 85.

6 Ile de Kasiki.li!Sedudu (Botswana/Namibie), op. cit., p. l 108, para. 104.

7 Le dispositif formulé au paragraphe 104 de l'arrêt résulte de l'interprétation par la Cour du Communiqué de Kasane (communiqué par le biais duquel le Botswana et la Namibie ont décidé, inter alia, que l'interaction sociale existante entre la population namibienne et celle du Botswana devait se poursuivre ; et que les activités économiques comme la pêche devaient continuer, étant entendu qu'aucun filet de pêche ne devait être tendu en travers du fleuve). Voir, Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), op. cit., p. 1107, para. 103.

8 Permanent Court of Arbitration, Case concerning the Auditing of Accounts between the Kingdom of The Netherlands and the French Republic pursuant to the Additional Protocol of 25 September 1991 ta the Convention on the Protection of the Rhine against Pollution by Chlorides of 3 December 1976, Arbitral Award of 12 March 2004, para. 97.

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lvfélanges en l'honneur de Rqymond Ranjeva

2. Le communiqué de Kasane a créé des obligations juridiques à la charge des deux Etats parties au litige à propos de la jouissance et l'exercice des droits de leurs ressortissants dans la zone pertinente ; en plus du droit de navigation et de pèche dans le chenal, s'ajoute celui du libre accès dans les eaux environnantes et sur le territoire de l'île de Kasikili/Sedudu ».9

La présente contribution a pour objet de brosser un panorama de 1 'évolution du cadre juridique de la coopération sur les fleuves internationaux en Afrique, évolution qui est souvent allée dans le sens du renforcement de la communauté d'intérêts et de droits des Etats riverains de fleuves ou de lacs internationaux.

La régulation juridique de~ la gestion <lesdits espaces s'est d'abord nourrie d'instruments conventionnels classiques (I). Depuis le nouveau millénaire, et face aux enjeux récents de la gestion des ressources en eau en Afrique, des instruments atypiques ont vu le jour: il s'agit des Chartes de l'eau (Il).

I. DE L'ADOPTION D'INSTRUMENTS CONVENTIONNELS CLASSIQUES REPOSANT SUR LE BINÔME CONVENTION/STATUT ...

Dans l'Afrique post-indépendances, les Etats riverains du Fleuve Niger et ceux du Bassin du Lac Tchad ont été pionniers dans la formulation de règles et principes applicables à un cours d'eau partagé. Autant l'adoption de l' Acte relatif à la navigation et à la coopération économique entre les Etats du Bassin du Niger (ci-après, l' Acte de Niamey) que la conclusion de la Convention du 22 mai 1964 créant la Commission du Bassin du Lac Tchad (ci-après, la Convention de 1964) constituent, en effet, une étape majeure dans l'édification de régimes juridiques relatifs à la gestion et à l'utilisation des cours d'eau en Afrique.

L' Acte de Niamey de 1963 et la Convention de 1964 sont les deux premiers instruments en Afrique à poser les jalons d'une gestion 'intégrative' d'un fleuve international. La gestion 'intégrative' fait référence à la mise en place d'un cadre juridique et institutionnel10

apte à associer tous les Etats à la gestion et à l'utilisation des eaux partagées. Le Statut annexé à la Convention prévoit en son article 1er que «le Bassin du Tchad est ouvert à l'exploitation à tous les Etats membres parties à la Convention, dans le respect des droits souverains de chacun d'entre eux».

Plus spécifiquement, le Statut (Article V) dispose que:

«les Etats membres s'engagent à s'abstenir de prendre sans sa1sir au préalable la Commission, toutes mesures susceptibles d'exercer une influence sensible tant sur l'importance des pertes d'eau que sur la forme de l 'hydrogramrne et du limnigrarnme annuel et certaines caractéristiques biologiques de la faune ou de la flore du Bassin. En particulier, les Etats membres s'engagent à ne procéder sur la portion du Bassin relevant de leur

9 Déclaration de M. Ranjeva, Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), op. cit., p. 1110.

10 L'Acte de Niamey de 1963, bien qu'il prévoyait l'établissement d'Wl organisme de bassin (article 5) n'a pas été effectivement accompagné de la mise en place d'un tel organisme. Il faudra attendre novembre 1964 pour qu'un Accord sur la création de la Commission du Fleuve Niger soit conclu.

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Makane MoiSe Mbengue

juridiction à aucun travail d'aménagement hydraulique ou d'aménagement du sol susceptible d'influencer sensiblement le régime des cours d'eau et des nappes du bassin, sans préavis suffisant et consultation préalable de la Commission [ ... ] >>.

Un tel langage révèle que, très tôt, certains Etats africains ont mis au centre de leur coopération la nécessité d'une utilisation équitable et raisonnable, ainsi que l'importance de l'utilisation non dommageable des cours d'eau transfrontières.

Ainsi, même si le principe coutumier d'utilisation équitable et raisonnable et celui de l'utilisation non dommageable n'étaient pas consacrés formellement, le cadre juridique afférent au Lac Tchad incorpore implicitement, et dès ses débuts, ces principes fondamentaux d'une gestion 'intégrative'.

Le «modèle du Lac Tchad» a fait des émules en Afrique. L'on retrouve, par exemple, une disposition quasi-similaire à l'article V du Statut Annexé à la Convention de 1964 dans l' Accord relatif à la Commission du Fleuve Niger ainsi qu'à la navigation et le transport sur le Fleuve Niger (1964, article 12), dans la Convention relative au Statut du fleuve Sénégal (1972, article 4)11, dans !'Accord portant création de l'organisation pour l'aménagement et le développement du Bassin de la Rivière Kagera (1977, article 2, paragraphe 3), dans la Convention relative au Statut du fleuve Gambie (1978, article 4), dans la Convention révisée portant création de l' Autorité du Bassin du Niger (1987, article 3, paragraphe 3), dans le Treaty on the establishment and functioning of the joint water commission between the government of the Kingdom of Swaziland and the government of the Republic of South Africa (1992, article 3), pour ne citer que ceux-là.

Le« modèle du Lac Tchad» ne s'est pas limité à inspirer le contenu des divers instruments juridiques régissant les fleuves africains. Il a surtout servi de référentiel dans l'identification du système d'instrument(s) adéquat(s) pour réguler la gestion des fleuves transfrontières en Afrique. Très vite, nombre d'Etats ont adhéré à un système de régulation reposant sur le binôme Convention/Statut ou sur le binôme traité de caractère« conventionnel »/traité de caractère «institutionnel ».12 Bien que ces deux types d'instruments soient des traités au sens du droit international général13, ils n'obéissent pas à la même logique fonctionnelle en « droit international des ressources en eau continentales

11 L'article 4 de la Convention relative au Statut du fleuve Sénégal se lit cormne suit:« Aucun projet susceptible de modifier d'une manière sensible les caractéristiques du régime du fleuve, ses conditions de navigabilité, d'exploitation agricole ou industrielle, l'état sanitaire des eaux, les caractéristiques biologiques de sa faune ou de sa flore, son plan d'eau, ne peut être exécuté sans avoir été au préalable approuvé par les Etats contractants après discussions, et justifications des oppositions éventuelles[ ... ]>>.

12 Distinction inspirée de l'avis de la Cour rendu dans Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé, avis consultatif, C.l.J. Recueil 1996, p. 75, para. 19.

13 Voir la définition du traité en vertu de l'article 2 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (1969): <<L'expression« traité>> s'entend d'un accord international conclu par écrit entre Etats et régi par le droit international, qu'il soit consigné dans un instrument unique ou dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa dénomination particulière >>.

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l'vfé!anges en l'honneur de Raymond Ranjeva

africaines ».14 La Convention (ou traité à caractère 'conventionnel') a pour objet et but de fixer les règles matérielles (substantive ru/es) de gestion, d'utilisation, d'exploitation et de partage des ressources en eau d'un fleuve international. Les règles matérielles régissent généralement trois catégories d'utilisations essentielles - du moins à l'époque - des fleuves africains, à savoir les utilisations agricoles et industrielles, les utilisations domestiques, la navigation et le transport. Le Statut (ou traité à caractère 'institutionnel'), quant à lui, a généralement pour fonction, d'une part, de poser les règles procédurales (procedural ru/es) de gestion, d'utilisation ainsi que d'exploitation d'un fleuve international et, d'autre part, d'établir une commission ou un organisme de bassin.15

Dans la conception africaine du droit des cours d'eau internationaux, les deux éléments du binôme sont interdépendants, inséparables et indissociables. Tant les obligations de fond (règles matérielles) que les obligations procédurales sont rattachées les unes aux autres par un« lien fonctionnel »16 qui consiste à garantir l'équilibre dans l'utilisation et l'exploitation d'un fleuve international par les Etats riverains. Ainsi que l'a souligné la C.I.J. dans l'affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay,

«c'est en coopérant que les Etats concernés peuvent gérer en commun les risques de dommages à l'environnement qui pourraient être générés par les projets initiés par l'un ou l'autre d'entre eux, de manière à prévenir les dommages en question, à travers la mise en œuvre des obligations tant de nature procédurale que de fond. [ ... ] Cependant, alors que les obligations de fond sont libellées le plus souvent en termes généraux, les obligations de nature procédurale sont plus circonscrites et précises afin de faciliter la mise en œuvre du statut à travers une concertation permanente entre les parties concernées >>. 17

Certes, la Cour a formulé un tel dictum en ayant à l'esprit le Statut du fleuve Uruguay de 1975. Néanmoins, c'est dans cette même dynamique que s'inscrit l'approche africaine de régulation des fleuves internationaux par le biais d'un système dont le substratum repose de manière concomitante sur le conventionnel

14 Sur cette expression, voir M. Kamto, <<Le droit international des ressources en eau continentales africaines>>, Annuaire français de droit international, vol. 36, 1991, pp. 843-991.

15 En ce sens, le Statut dans la conception africaine du droit des cours d'eau internationaux se rapproche de ce que la C.I.J. a qualifié d'« actes constitutifs d'organisations inten1ationales )) c'est-à- dîre de« traités d'un type particulier [qui] ont pour objet de créer des sujets de droit nouveaux, dotés d'une certaine autonomie, auxquels les parties confient pour tâche la réalisation de buts communs», Licéité de l'utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé, op. cit., para. 19.

La C.I.J. n'a pas hésité à reconnaître la personnalité juridique internationale de certains organismes africains de bassin fluvial. Voir, par exemple, Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigèria, exceptions préliminaires, arrêt, C.l. J Recueil 1998, pp. 306-307, para. 67: «Il ressort des textes conventionnels et de la pratique analysés que la commission du bassin du lac Tchad constitue une organisation internationale exerçant ses compétences dans une zone géographique déterminée.

Sur les commissions ou organismes de bassin, voir dans les présents Mélanges, L. Boisson de Chazournes, «Organismes et corrunissîons de bassin : aspects de coopération régionale et de règlement des différends».

16 Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.J.J Recueil 2010, p. 49, para. 79.

17 Ibid., p. 49, para. 77.

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Makane l\tioi"se Mbengue

et l'institutionnel. Ce système qui remonte à 1964 autorise, voire légitime à penser que d'autres continents ont également pu s'inspirer du «régime [relative1nent] complet et novateur »18 mis sur pied dans le cadre du Bassin du Lac Tchad.

Toutefois, force est de constater que la 'réception' du« modèle du Lac Tchad»

dans le contexte d'autres bassins fluviaux africains a donné lieu à des variations structurelles et terminologiques. En d'autres termes, la démarcation entre le conventionnel et l'institutionnel ou, pour reprendre le vocable de la C.I.J., entre le fond et le procédural n'est pas toujours chose aisée et ne fait pas l'objet d'une pratique constante et uniforme. Tandis que la Convention de 1964 a opté pour une intégration simultanée du Statut en tant qu'annexe faisant partie intégrale de la Convention de 1964, l' Acte de Niamey de 1963 a lui opté pour un processus 'en cascade' qui donna lieu un an plus tard à l'adoption de !'Acte de Niamey de 1964 établissant la Commission du Fleuve Niger. Il est intéressant de relever que tant le régime de la Convention de 1964 (Statut inclus) que le régime de Niamey (deux Actes de 1963 et de 1964) brouillent à certains égards l'idée d'une distinction nette entre le conventionnel et l'institutionnel (le fameux binô1ne).

En effet, le Statut de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBL T), incorpore également des règles relatives à l'utilisation agricole, industrielle, domestique ainsi qu'à la navigation. 19 De même, l' Acte de Niamey de 1964 - qui était censé a priori régir les aspects de procédure devant la Conunission du Bassin du Niger - contient nombre de règles sur les utilisations agricoles et industrielles du Fleuve Niger, la navigation et le transport.

Il faudra attendre 1972 pour voir apparaître à l'échelle africaine un système d'instruments conventionnels faisant une distinction plus nette entre traités à caractère conventionnel et traités à caractère institutionnel en matière de régulation des cours d'eau transfrontières africains. 1972 coïncide avec, d'une part, la conclusion de la Convention relative au Statut du fleuve Sénégal (ci-après, le Statut du fleuve Sénégal) et, d'autre part, la conclusion de la Convention portant création de !'Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) (ci-après, le Statut de l'OMVS). Non seulement, le Statut du fleuve Sénégal et le Statut de l'OMVS rompent avec la dichotomie terminologique Convention/Statui'0 mais aussi et surtout, ils permettent - peut-être pour la première fois dans la pratique africaine - de tracer une ligne de démarcation entre le conventionnel et l'institutionnel. Le Statut du fleuve Sénégal contient essentiellement les règles et principes matériels (ou de fond) d'utilisation, d'exploitation et de gestion des ressources en eau du fleuve Sénégal. Le Statut de l'OMVS, quant à lui, édicte

rn Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), mesures conservatoires.

ordonnance du 13 juillet 2006, C.LJ. Recueil 2006, p. 133, para. 81.

19 Voir, en particuÜer, articles 5 et 7 du Statut de la CBLT.

2

°

Contrairement à la Convention de 1964 sur le Bassin du Lac Tchad, la Convention de 1972 n'a pas pour annexe un Statut établissant une commission de bassin. La Convention de 1972 est une

<<Convention relative au Statut». Du coup, la dichotomie traditionnelle entre Convention et Statut est abandonnée. Ce qui fait sûrement du sens, car comme il a été expliqué, dans certains cas, la frontière entre la Convention et le Statut dans la régulation de la gestion des fleuves africains n'était pas toujours perceptible.

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Mélanges en l'honneur de Rcçymond Ranjeva

exclusivement les règles procédurales de coopération entre Etats riverains du fleuve Sénégal au sein de l'OMVS et les règles de fonctionnement de cet organisme africain de bassin fluvial.

Le Statut du fleuve Sénégal et le Statut de l'OMVS se sont donc inspirés à la base du «modèle du Lac Tchad», mais pour ensuite le transcender et mettre en place une architecture juridique beaucoup plus cristalline et cohérente. Cette réadaptation de la conception classique de la régulation des fleuves et lacs africains transfrontières, fera également des émules.21 Par exemple, en 1978, les Etats riverains du fleuve Gambie importèrent mutatis mutandis l'approche préconisée au niveau du fleuve Sénégal, avec la conclusion de la Convention de 1978 sur le statut du fleuve Gambie, ainsi que de la Convention portant sur la création de l'Organisation de mise en valeur du bassin du fleuve Gambie (OMVG). Pour d'autres bassins fluviaux africains, qui ont choisi de ne pas adopter à la lettre l'approche des Etats riverains du fleuve Sénégal, il a été décidé, néanmoins, de ne pas confondre le fond et le procédural au sein d'lm même instnunent conventionnel. Ainsi, pour illustration, les Etats riverains du Bassin de la Rivière Kagera (Bun1ndi, Rwanda, Tanzanie)22 se sont limités à adopter en 1977 un Accord portant création de !'Organisation pour l'aménagement et le développement du Bassin de la Rivière Kagera. Aucun traité de caractère conventionnel ne régit le Bassin de la Rivière l(agera et l'Accord de 1977 ne contient aucune règle matérielle concernant la gestion, l'utilisation et l'exploitation dudit bassin. C'est aussi le cas de !'Agreement between the government of the republic of South Africa, the government of the Kingdom of Swaziland and the government of the people's Republic of Mozambique relative to the establishment of a tripartite permanent technical committee (1983), de la Convention for the establishment of the Lake Victoria fisheries organization (1994)23 et de !'Agreement on the establishment of a permanent Okavango river basin water commission (OKACOM) (1994).24 Tous ces instruments conventionnels établissent des commissions de bassin fluvial sans incorporer aucune «obligation de fond >>25 ni être reliés à un traité à vocation matérielle (c'est-à-dire un traité qui fixerait les principes/règles d'utilisation et de gestion des eaux internationales).

21 Sur la contribution du régime juridique du fleuve Sénégal au développement du droit des cours d'eau internationaux en Afrique, voir M. M. Mbengue, "The Senegal River Legal Regime and its Contribution to the Development of the Law of International Watercourses in Africa, in L. Boisson de Chazounes, C. Leb and M. Tignino (eds.), Freshwater Water and International Law: The Multiple Challemges, Ashgate, à paraître 2013. Voir également, A. S. Ba, M. M. Mbengue, "Le régime juridique du fleuve Sénégal: aspects du droit des cours d'eau dans un contexte régional, African

Yearhookof!nternational Law, vol. 12, 2006, pp. 309-347.

22 L'Ouganda est devenu membre de cette organisation en 1981.

23 Les Etats riverains du Lac Victoria concernés par cet instrument sont le Kenya, l'Ouganda et la Tanzanie.

24 Les Etats riverains du Fleuve Okavango régis par cet instrument sont l'Angola, le Botswana et la Namibie.

25 Cette expression est utilisée tout au long de l'arrêt de !a Cour dans Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay). arrêt, C.1.J Recueil 2010, p. 14.

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Makane Moi:Se Mbengue

En dépit des variations structurelles et terminologiques, il apparaît clairement qu'à la fin des années 1980, l'Afrique n'était pas en reste en matière d'élaboration d'instruments conventionnels susceptibles de garantir une gestion

«commune» des fleuves et lacs internationaux. Toutefois, aujourd'hui, et à l'aune de la situation alarmante à laquelle font face certains fleuves internationaux en Afrique26, le défi est de passer d'une gestion 'intégrative' à une gestion 'intégrée'. La gestion intégrée requière un processus qui concilie tous les piliers du développement d'un fleuve international, à savoir les piliers économique, environnemental et social du développement durable. Une telle approche est désignée sous le concept de «gestion intégrée des ressources en eau» (GIRE). Selon la définition retenue par le Partenariat Mondial de l'eau27,

le GIRE s'entend d'

«un processus qui favorise le développe1nent et la gestion coordonnée de l'eau, des terres et des ressources connexes, en vue de maximiser, de manière équitable, le bien-être économique et social en résultant, sans pour autant compromettre la pérennité d'écosystèmes vitaux».

La sauvegarde des fleuves et lacs internationaux en Afrique passe nécessairement par la mise en œuvre d'une véritable gestion intégrée au sein du Bassin. Pour favoriser une telle gestion intégrée, un nouveau type d'instruments juridiques a vu le jour dans la pratique africaine: les Chartes des eaux, encore dénommées Chartes de l'eau.

IL ... A LA FORMULATION DE CHARTES DES EAUX

Qu'on se le dise d'emblée: les Chartes des eaux sont des traités en vertu du droit général des traités, tel que codifié dans la Convention de Vienne sur le droit des traités (1969).28 A cet égard, il n'y a pas de différence de nature entre les instruments conventionnels classiques sus-décrits et les Chartes de l'eau. Là où réside la distinction entre Chartes des eaux et instruments conventionnels classiques, c'est au niveau de l'objet et du but de ces deux catégories d'instruments juridiques. Les instruments conventionnels classiques de régulation des fleuves et lacs internationaux en Afrique avaient/ont pour objet et but principal de poser les jalons de la coopération entre Etats aux fins d'une utilisation et d'une exploitation, communes, rationnelles et optimales des

26 C'est le cas, par exemple, du Bassin du Lac Tchad. Sur ce point, voir A. Mbodou Mbami, la gestion des ressources en eau dans le bassin conventionnel du Lac Tchad: Etat des lieux et perspectives, Mémoire de Master 2 en droit international de l'environnement, Université de Limoges, Faculté de droit, 2007, disponible sur: http://www.memoireonline_com/02/09/1953/la-gestion-des- ressources-en-eau-dans-le-bassin-conventionnel-du-Lac-Tchad-etat-des-lieux-et-

ferspe.htrnl# _ Tocl 76238940.

7 Partenariat Mondial de l'Eau (Comité technique consultatif), «La gestion intégrée des ressources en eau», Background paper n°4, novembre 2000.

28 Voir, par exemple, Article 1, paragraphe 3 de la Charte de l'eau du Bassin du Niger (2008):

«La Charte est un accord international conclu par écrit entre les Etats membres de l' Autorité du Bassin du Niger et qui est régi par Je droit international >>.

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Mélanges en l'honneur de &ymond &f!ieva

ressources en eau partagées.29 Les Chartes des eaux n'ont pas pour vocation exclusive d'encadrer la coopération sur un bassin fluvial africain. Ce sont tout d'abord, et avant tout, des instruments de protection des ressources en eau partagées. C'est là un changement de paradigme notable. Les instruments conventionnels classiques ne protégeaient pas la ressource en eau per se mais visaient plutôt à coordonner l'exploitation des ressources en eau afin que chaque Etat riverain d'un fleuve international puisse en tirer des bénéfices et des avantages. Les Chartes de l'eau mettent désormais la ressource 'eau' au centre des préoccupations du droit des cours d'eau transfrontières en Afrique.3

°

C'est le

concept même de droit international des cours d'eau internationaux qfricains31 qui est mis en branle par les Chartes des eaux. Ces dernières préfèrent évoquer un« droit de l'eau »32, un« droit international de l'eau >>33, voire un« droit des eaux partagées ».34 Et lorsqu'elles s'occupent de coopération, les Chartes de l'eau transcendent la dimension interétatique de la coopération, qui prévalait au sein des instruments conventionnels classiques, pour exiger « la coopération entre les Etats et les peuples »35 dans la mesure où ce ne sont pas que les Etats qui ont droit à une utilisation équitable et raisonnable des eaux d'un fleuve international mais« chaque usager >>36 dudit fleuve.

L'adoption de Chartes des eaux est une tendance récente et nouvelle qui consiste à promouvoir la gestion intégrée des ressources en eau au sein des bassins fluviaux africains.

29 Voir, par exemple, Préambule de !'Acte de Niamey de 1963: « Desîrous of developing close co- operation for the judicious exploitation of the resources of the River Niger Basin as well as to guarantee the freedom of navigation on the River, its tributaries and sub-tributaries and to ensure equality of treatment to those who use it; CONSIDERING the need to establîsh a joint institution to increase co-operation amongst the States iriterested in common projects concerned wlth the Basin of the River Niger and to ensure the maintenance and application of the agreed major principles ».Voir également l'article 1 du Statut de 1964 sur le Bassin du Lac Tchad: «The Me1nber States solemnly affinn thcîr determination to intensify their co-operation and efforts towards the development of the Chad Basin as defincd by article 2 ».Voir, dans le tnême sens, Article 2 du Statut du fleuve Sénégal de 1972: «Les Etats du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal ci-après désignés "Etats contractants"

affirment solennellement leur volonté de développer une étroite coopération pour permettre l'exploitation rationnelle des ressources du fleuve Sénégal et garantir la liberté de navigation et l'égalité de traitement des utilisateurs».

30 Voir par exemple, Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Niger: «Considérant que l'eau est un bien écologique, social et économique dont la préservation est d'intérêt général». Voir également Préambule de la Charte des eaux du fleuve Sénégal (2003) : «Conscients de la vulnérabilité et de la rareté des ressources en eau douce, ainsi que de l'importance des fonctions qu'elles remplissent aux plans économique, social et environnemental >>. Voir, Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad (2012): «Considérant que la gestion durable du Bassin doit associer étroitement les principaux actems que sont notamment, les usagers, !es gestionnaires, les décideurs politiques, les experts du monde scientifique et les organisations de la société civile>>.

31 Seul le Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad (2012) parle de« droit des cours d'eau et lacs internationaux».

32 Préambule de la Charte des eaux du fleuve Sénégal.

33 Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Niger.

34 Préambule de !a Charte des eaux du fleuve Sénégal.

35 Ibid.

36 Ibid.

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Makane Moïse lvfbengue

La première Charte des eaux qui a été adoptée est la Charte des Eaux du fleuve Sénégal (2003). Le mérite de la Charte des Eaux du fleuve Sénégal est de 'replacer', voire de 'réintégrer' le droit international africain des ressources en eau partagées dans une perspective universelle ou universaliste. La quasi-totalité des instruments conventionnels classiques susmentionnés ne font pas référence au droit international coutumier et général applicable aux cours d'eau internationaux - hormis de brèves et vagues références à la Charte des Nations Unies et/ou à la défunte Charte de !'Organisation de !'Unité Africaine (OUA).

A tel point que tout analyste de la pratique conventionnelle - « classique >> - en matière de fleuves internationaux en Afrique, serait légitimé à penser que le droit international africain opérait en « isolation clinique du reste du droit international public »37 et que cette <<!ex regionalis »38 africaine aurait favorisé 1' émergence de coutumes régionales ou locales dans le champ du droit des ressources en eau partagées. 39 Dans le cadre de la présente contribution, la plausibilité et/ou véracité de telles hypothèses ne seront pas analysées.

Il suffit de relever qu'aujourd'hui, plus que jamais, le droit des fleuves et lacs internationaux en Afrique se nourrit pleinement des règles et principes universels - conventionnels et coutumiers - du droit général des cours d'eau internationaux, tel que codifié principalement par la Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation (1997).40 Suite au mouvement lancé par la Charte des eaux du fleuve Sénégal, toutes les Chartes des eaux, sans exception, s'arriment auxdits règles et principes (utilisation équitable et raisonnable, utilisation non-dommageable, etc.), certes avec des variations sémantiques, mais sans laisser de doute sur la nécessaire complémentarité entre l'approche africaine et l'approche universelle du droit des fleuves transfrontières. La Charte des eaux du fleuve du Sénégal souligne :

« Conscients de la nécessité du respect des principes généraux du droit de l'eau résultant du droit international et du droit coutumier international qui ont inspiré le régime des cours d'eaux internationaux, et en particulier la

37 Expression empruntée à l'Organe d'appel de l'OMC. Voir, Etats-Unis -Nonnes concernant! 'essence nouvelle et ancîennejOrmu/es, Rapport de l'Organe d'appel, 29 avril 1996, WT/DS2/AB/R, p. 19.

38 Sur ce concept, voir L. Boisson de Chazournes, «Les relations entre organisations régionales et organisations universelles>!, Recueil des cours, vol. 347, 2011, pp. 79-406.

w Sur la coutume locale, voir par exemple, Affaire du droit de passage sur territoire indien {fànd), Arrêt du 12 avril 1960: C. !. J. Recueil 1960, p. 39: «On voit difficilement pourquoi le nombre des États entre lesquels une coutume locale peut se constituer sur la base d'une pratique prolongée devrait nécessairement être supérieur à deux. La Cour ne voit pas de raison pour qu'une pratique prolongée et continue entre deux Etats, pratique acceptée par eux comme régissant leurs rapports, ne soit pas à la base de droits et d'obligations réciproques entre ces deux Etats>>.

40 Voir, Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.LJ Recueil 1997, p. 56, para.

85. Dans ce paragraphe, la Cour reconnaît l'importance de la Convention de 1997 sans affirmer de maniére absolue qu'elle codifie le droit coutumier des cours d'eau internationaux. Selon la Cour:

«Le développement moderne du droit international a renforcé ce principe également pour les utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation, corrune en témoigne l'adoption par l'Assemblée générale des Nations Unies, le 21 mai 1997, de la convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation >f.

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Mélanges en l'honneur de Raymond Rar!)eva

Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation du 21mai1997 ».41 La Charte de l'eau du Bassin du Niger (2008) tout en énonçant

« les progrès réalisés dans le développement et la codification du droit international de l'eau initiée par les règles d'Helsinki relatives aux utilisations des eaux des fleuves internationaux de 1966 [ ... ]se réflère) à la Convention d'Helsinki du 17 mars 1992 relative à la protection et à l'utilisation des cours d'eau transfrontières et des lacs internationaux et à la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation, adoptée à New York le 21 mai 1997 ».42

Dernière-née de la série, la Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad (2012) note

«l'apport décisif des instruments internationaux conventionnels à la codification et au développement progressif du droit des cours d'eau et lacs internationaux notamment : la Convention relative à la protection et à l'utilisation des cours d'eau transfrontières et des lacs internationaux du 17 mars 1992 ; la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d'eau internationaux à des fins autres que la navigation du 21mai1997 », et va jusqu'à recommander la négociation et l'adoption d'une «convention universelle sur les aquifères transfrontières sur la base de la Résolution A/RES/63/124 du 11 décembre 2008 sur le droit relatif aux aquifères transfrontières ».43 Il est donc patent que les Chartes des eaux ont pour souci d'établir des vases communicants entre le régional et l'universel44 en matière de régulation de la gestion des bassins fluviaux africains. La Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad aurait pu se limiter à suggérer une approche régionale en matière d'aquifères transfrontières dans la mesure où la Résolution A/RES/63/124 de l'Assemblée générale des Nations Unies, elle-même,

« encourage les Etats concernés à conclure des accords bilatéraux ou régionaux appropriés pour gérer convenable1nent leurs aquifères transfrontières J>.45 Néamnoins, la Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad a choisi d'opter pour une approche universelle.

Hormis ces aspects d'universalisation et d'intégration du droit international général des cours d'eau transfrontières, les Chartes des eaux constituent une étape essentielle tant dans la mise en œuvre que dans la réalisation de la gestion intégrée des ressources en eau. C'est ici un autre élément de différenciation entre les Chartes des eaux et les instruments conventionnels classiques régissant les bassins fluviaux africains. Ces derniers mettaient essentiellement l'accent sur la

41 Préambule de la Charte des eaux du fleuve Sénégal.

42 Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Niger.

43 Préambule de la Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad. La Résolution

44 Sur la dialectique entre le régional et l'universel dans le droit des cours d'eau internationaux, voir L. Boisson de Chazoumes, Freshwater and International Law: The lnterplay between Universal, Regional and Basin Perspectives, The United Nations World Water Programme, UNESCO, Paris, 2009. pp. 6-9.

45 A/RES/63/124, para. 5.

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Makane Moïse lvlbengue

fonction économique des ressources en eau46 et pour certains avaient pour objectif premier de garantir la liberté de navigation sur les fleuves africains. Les Chartes des eaux reconnaissent l'importance des fonctions que remplissent les ressources en eau aux plans économique, social et environnemental. De ce fait, les Chartes des eaux s'inscrivent dans l'air du te1nps et se profilent comme de véritables 'manifestes' du développement durable. Contrairement à leurs prédécesseurs, les Chartes des eaux contiennent des règles sur la protection de l'environnement, sur la protection de la santé, sur la préservation des droits fondamentaux, sur la protection et la réalisation des besoins humains essentiels, sur la lutte contre la pauvreté, sur la participation et l'information du public, etc.

La Charte de /'Eau du Bassin du Niger (2008), seconde expérience africaine d'adoption d'une Charte des eaux, tout en s'inspirant partiellement de l'expérience tirée de la Charte des Eaux du fleuve Sénégal, apporte de nouveaux éléments. La gestion intégrée s'appuie principalement sur la reconnaissance d'un droit fondamental pour chaque individu d'accès à l'eau. La Charte de l'Eau du Niger définit le droit à 1' eau comme « le droit fondamental à un approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût abordable, d'une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques de chacun ».47 A ce niveau encore, il faut relever l'émulation entre le régional et l'universel dans le champ du droit des cours d'eau internationaux.

En effet, ce n'est qu'en 2010 que l'Assemblée générale des Nations Unies a consacré le droit à l'eau dans sa Résolution 64/292 sur « Le droit de l'homme à l'eau et à l'assainissement ». 48

Les Etats riverains du Bassin du Niger ont fait œuvre de pionniers en consacrant le droit à l'eau dans un instrument de régulation d'un fleuve transfrontière. Les instruments de régulation des cours d'eau transfrontières ne sont pas a priori des instruments de protection des droits de l'homme. C'est là une étape majeure dans la mise en relation du droit international africain de l'eau avec d'autres régimes juridiques internationaux tels le droit international des droits de l'homme. La Charte de /'Eau du Bassin du Lac Tchad consacre également le droit à l'eau.49 C'est la troisième Charte de l'eau adoptée à l'échelle du continent africain et un résultat à saluer. Elle sera d'un apport essentiel pour le développement durable du Lac Tchad, vu la situation écologique catastrophique qui caractérise cet espace. La Charte de l'eau du Bassin du Lac

46 Voir, par exemple, Préambule de la Convention de 1964 sur le Bassin du Lac Tchad:

« Recognising the need to fonnulate principles for the utilisation of the resources of the Chad Basin for economic ends, including hamessing of the waters)).

47 Charte de l'eau du Bassin du Niger, article l, paragraphe 10.

48 La Résolution «Reconnaît que le droit à l'eau potable et à l'assainissement est un droit de l'homme, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l'exercice de tous les droits de l'homme)).

49 La Charte de l'eau du Bassin du Lac Tchad définit le droit à l'eau comme suit:

«approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût abordable, d'une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques de chacun. Une quantité adéquate d'eau salubre est nécessaire pour prévenir la mortalité due à la déshydratation et pour réduire le risque de transmission de maladies d'origine hydrique ainsi que pour la consommation, la cuisine et l'hygiène personnelle et domestique».

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Mélanges en l'honneur de Reymond Rat!}eva

Tchad s'appuie sur les expériences tirées de la Charte des eaux du fleuve Sénégal et de la Charte de l'eau du Bassin du Niger. Comme ces instruments, elle promeut également la gestion intégrée des ressources en eau.

Il est souhaitable que d'autres Chartes des eaux soient élaborées au niveau des bassins fluviaux africains afin de compléter le cadre juridique de coopération mis en place depuis les indépendances au sein <lesdits bassins. A terme, il est même préférable que les Chartes des eaux remplacent les instruments classiques de caractère conventionnel (ce qui a été décrit plus haut comme les traités de caractère conventionnel). Ces derniers ne contenaient que peu de règles relatives à l'utilisation équitable et raisonnable, à l'utilisation non-dommageable, à la protection de l'environnement, au règlement des différends, à la réalisation du droit à l'eau, et à la participation du public dans le processus décisionnel en matière de cours d'eau internationaux. Le souhait visant à ce que les Chartes des eaux remplacent les traités de caractère conventionnel est guidé par un souci de cohérence. L'inflation juridique a pour effets pervers - et peut-être paradoxal - de créer des poches d'incertitude juridique dans les relations entre Etats riverains d'un fleuve africain. Or, la gestion intégrée, commune et pacifique des cours d'eau transfrontières en Afrique nécessite un cadre juridique prévisible ainsi qu'un système cohérent de droits et obligations. Il convient d'éviter que les Etats riverains d'un fleuve africain se trouvent régis par un régime fragmenté de droits et obligations et que le droit africain des fleuves et lacs internationaux devienne un droit 'à la carte'. Par exemple, au niveau du fleuve Sénégal, la Guinée- Conakry, suite à son adhésion à l'Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS), est devenue partie à la Charte des eaux du fleuve Sénégal sans devenir partie au Statut du fleuve Sénégal de 1972. Certes, les autres Etats membres de l'OMVS ont accepté un traitement spécial et différencié pour la Guinée-Conakry, mais une telle situation juridique n'est pas sans poser des risques d'incohérence juridique et de blocages dans le futur.

Les Chartes de l'eau sont une occasion de repenser le droit des cours d'eau internationaux en Afrique et de donner un autre sens à la coopération en matière de ressources en eau partagées. Elles peuvent générer de nouveaux modèles juridiques de gestion des ressources en eau aptes à concilier développement économique et protection de l'environnement tout en servant de réceptacles à un système de droits et d'obligations détaillés et sophistiqués50 par opposition au caractère laconique des instruments conventionnels classiques.

50 Voir, par exemple, le projet d'adoption d'une Annexe I à la Charte de !'Eau du Bassin du Niger relative à la protection de l'environnement (201 l).

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