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Le vocabulaire de la création artistique dans les signatures épigraphiques du Moyen Âge central

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Le vocabulaire de la création artistique dans les signatures épigraphiques du Moyen

Âge central

Mineo, Emilie

Published in: Créer Publication date: 2019 Document Version le PDF de l'éditeur Link to publication

Citation for pulished version (HARVARD):

Mineo, E 2019, Le vocabulaire de la création artistique dans les signatures épigraphiques du Moyen Âge central. Dans F Besson, V Griveau-Genest & J Pilorget (eds), Créer: créateurs, créations, créatures au Moyen Âge. Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, Paris, p. 195-214.

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SORBONNE UNIVERSITÉ PRESSES

FLORIAN BESSON, VIVIANE GRIVEAU-GENEST

ET JULIE PILORGET (DIR.)

CRÉER

Créateurs, créations, créatures au Moyen Âge

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collection dirigée par Jacques Verger & Dominique Boutet

Fondée en 2001, Questes est une association interuniversitaire qui rassemble des jeunes chercheurs et chercheuses médiévistes, de toutes les disciplines : histoire, littérature, histoire de l’art, philologie, archéologie, philosophie... En croisant les approches, elle entend promouvoir une vision transversale

de la période médiévale, à la pointe de l’actualité de la recherche. Elle organise deux à quatre séminaires thématiques par an –

et en publie les contributions dans la revue Questes (https://journals.openedition.org/questes/) –,

et une journée d’étude tous les deux ans.

Dernières parutions de la série Questes

Ambedeus. Une forme de la relation à l’autre au Moyen Âge Cécile Becchia, Marion Chaigne-Legouy & Laëtitia Tabard  (dir.)

Intus et foris. Une catégorie de la pensée médiévale ? Manuel Guay, Marie-Pascale Halary & Patrick Moran  (dir.)

Rêves de pierre et de bois Imaginer la construction au Moyen Âge

Clotilde Dauphant & Vanessa Obry (dir.)

Laver, monder, blanchir

Discours et usages de la toilette dans l’Occident médiéval

Sophie Albert (dir.)

La Mort écrite

Rites et rhétoriques du trépas au Moyen Âge

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Florian Besson, Viviane Griveau-Genest et Julie Pilorget (dir.)

Créateurs, créations,

créatures au Moyen Âge

Créer

SORBONNE UNIVERSITÉ PRESSES PARIS

(6)

© Sorbonne Université Presses, 2019 isbn de la version papier : 979-10-231-0652-7 isbn de la version numérique : 979-10-231-1172-9

isbn des TAP numériques : Prologue et Introduction : 979-10-231-1173-6 Chapitre de David Lemler : 979-10-231-1174-3 Chapitre de Florian Métral : 979-10-231-1175-0 Chapitre d’Anne-Lydie Dubois : 979-10-231-1176-7

Chapitre de Lucie Blanchard : 979-10-231-1177-4 Chapitre de Julie Marquer : 979-10-231-1178-1 Chapitre de Mélanie Lévêque-Fougre : 979-10-231-1179-8

Chapitre d’Anne Kucab : 979-10-231-1180-4 Chapitre de Sarah Delale : 979-10-231-1181-1

Chapitre d’Émilie Mineo : 979-10-231-1182-8

Chapitre de Vincent Deluz : 979-10-231-1183-5 Chapitre de Cândida Laner Rodrigues : 979-10-231-1184-2 Chapitre de Joanna Pavlevski-Malingre : 979-10-231-1185-9

Chapitre de Lucie Herbreteau : 979-10-231-1186-6 Chapitre d’Emanuele Arioli : 979-10-231-1187-3 Chapitre de Gwenaëlle Medici : 979-10-231-1188-0

Conclusion : 979-10-231-1189-7 Mise en page Gaëlle Bachy d’après le graphisme de Patrick Van Dieren Adaptation numérique : Emmanuel Dubois/3d2s

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Sorbonne Université Presses est un service général de la faculté des Lettres de Sorbonne Université.

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QUATRIÈME PARTIE

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cr éer • sup • 2019 195

VOCABULAIRE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE DANS LES SIGNATURES ÉPIGRAPHIQUES

DU MOYEN ÂGE CENTRAL

Émilie Mineo

Université de Poitiers, CESCM

Le vocabulaire est bien sans doute le document le plus riche dont dispose l’historien de la psychologie sociale.

Georges Duby 1.

Les auteurs du Moyen Âge ont abordé le problème de la création surtout d’un point de vue théologique. Au sein de ces spéculations savantes, on rencontre parfois des références, essentiellement allégoriques, à la pratique artistique. Cette dernière y est cependant envisagée d’une manière purement abstraite, qui ne permet pas de comprendre comment les acteurs de la création d’art concevaient leur propre activité. Cette problématique peut pourtant être abordée grâce à un autre type de sources. En effet, les artistes du Moyen Âge ont parfois laissé le souvenir d’eux-mêmes sur les tympans des églises, sur les chapiteaux, sur le mobilier liturgique, dans ce que l’on appelle communément des « signatures » épigraphiques, c’est-à-dire des inscriptions comportant une mention de responsabilité dans la réalisation de l’œuvre. Manifestations d’une volonté de s’afficher publiquement en relation étroite, physique et verbale, avec l’œuvre créée, ces témoignages représentent un observatoire privilégié pour essayer de comprendre la façon dont les artistes envisageaient la création d’œuvres. Contrairement aux autres sources textuelles, narratives en particulier, ces inscriptions ont la particularité d’être, sinon toujours autographes 2,

du moins souhaitées et vraisemblablement supervisées par l’artiste (et/ou le

1. Georges Duby, « La Féodalité ? Une mentalité médiévale », Annales ESC, 13/4, 1958, p. 765-771, ici p. 766. 2. Sur le problème de l’autographie des signatures d’artiste médiévales, voir Maria Monica Donato, « Kunstliteratur monumentale : qualche riflessione e un progetto la firma d’artista, dal Medioevo al Rinascimento », Letteratura e arte, vol. 1, 2003, p. 23-47, en particulier p. 23-28 ; Emilie Mineo, « Œuvre signée/œuvre anonyme : une opposition apparente. À propos des signatures épigraphiques d’artistes au Moyen Âge », dans Sébastien Douchet

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commanditaire) : elles constituent par conséquent la source qui nous rapproche le plus des créateurs eux-mêmes.

À partir de cette documentation, il est possible d’interroger le rapport des artistes à la création et production artistique en parcourant quelques pistes offertes par l’étude du vocabulaire qui est, comme le rappelle Michel-Benoît Tock, « le vecteur par lequel les chercheurs entrent, ou essayent d’entrer, dans la conscience ou les inconscients médiévaux 3 ».

Pour mener cette enquête, le choix a été fait de se limiter aux inscriptions des xie-xiie siècles. Après un long silence qui dure pendant tout le haut Moyen Âge

et qui ne connaît que de rarissimes interruptions 4, on observe, à l’échelle

européenne, une augmentation très sensible de cette documentation peu après l’an mil, qui s’accélère considérablement au cours du xiie siècle. Compte tenu

de l’état actuel des connaissances 5, cette fourchette chronologique permet de

constituer un corpus de quelque 500 inscriptions, concentrées principalement en Italie et en France et, en moindre mesure, dans le reste de l’Europe. La période pendant laquelle ces inscriptions-signatures réapparaissent et se diffusent est aussi celle au cours de laquelle ces textes font état d’une plus grande liberté expressive, le poids de la tradition n’ayant pas encore figé les mots et les expressions, ce qui offre donc une plus riche gamme lexicale et une palette d’informations plus variée.

Les signatures épigraphiques étant elles-mêmes des créations littéraires et matérielles, il faudra d’abord chercher à établir la méthode qui en permet le décryptage historique. Ensuite, il sera possible de les interroger pour essayer de comprendre comment, à travers elles, les créateurs médiévaux donnent à

et Valérie Naudet (dir.), L’Anonymat dans les arts et les lettres au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016, p. 37-52.

3. Michel-Benoît Tock, « La Mutation du vocabulaire latin des chartes au xie siècle », Bibliothèque

de l’École des Chartes, 155/1, 1997, p. 119-125, ici p. 119.

4. On rappellera, parmi les exemples les plus connus, la plaque-boucle signée par Achilaus,

aujourd’hui à Genève au musée d’Art et Histoire (début vie-milieu viie siècle) ; le coffret reliquaire

signé par Undiho et Ello au trésor de l’abbaye de Saint-Maurice-d’Agaune (viie siècle) ; le

devant d’autel en pierre signé par Ursus magester à San Pietro in Valle, Ferentillo (739-742) ; ou encore le retable d’autel précieux de Saint-Ambroise à Milan, signé par Vuolvinus magister phaber (vers 850). 5. En raison de la dispersion des attestations et de l’intérêt relativement récent pour le sujet, le recensement des signatures épigraphiques du Moyen Âge occidental est encore largement incomplet et inégal d’un point de vue territorial. Pour la France, je m’appuie sur l’inventaire dressé dans le cadre de ma thèse (en préparation au moment de la rédaction de cet article et soutenue depuis) L’Artiste, l’écrit et le monument. Signatures épigraphiques en France au Moyen Âge central, sous la direction de C. Treffort, à l’université de Poitiers, 2016. Pour le reste de l’Europe et pour l’Italie en particulier, cette étude est tributaire du catalogue réalisé par Albert Dietl, Die Sprache der Signatur Die mittelalterlichen Künstlerinschriften Italiens, Berlin/Munchen, Deutscher Kunstverlag, 2009 (qui ne comprend toutefois pas les œuvres peintes – tous supports confondus – et certaines catégories d’objets, comme les cloches – pourtant très fréquemment signées).

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197 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

voir une image d’eux-mêmes et de leur activité. Enfin, une étude de cas visera à révéler des (im)possibles passerelles entre création artistique humaine et Création divine au xiie siècle.

LE « DISCOURS » DES SIGNATURES ÉPIGRAPHIQUES : RÈGLES DE CRITIQUE ET LIMITES INTERPRÉTATIVES

L’exploration du lexique des inscriptions fait partie des souhaits 6 et des pistes

initialement envisagées par les pionniers de l’étude des signatures épigraphiques 7.

Les premiers sondages en ce sens ont permis de dégager des tendances évolutives des formulations employées 8 ou d’observer que, dans certaines régions, les

épithètes louangeuses qui se rapportent aux artistes constituent des indices culturels par leur référence à des textes littéraires ou scripturaires 9.

Si la démarche présente un intérêt certain, elle souffre cependant de très nombreuses limites qui sont liées à la fois au caractère particulier de cette documentation et à l’absence d’une réflexion approfondie sur la méthode à mettre en œuvre pour l’analyser 10. L’exploitation de la matière historique

contenue dans les sources – langue comprise – ne peut pourtant s’entreprendre sans avoir préalablement procédé à une critique des documents. Les témoignages épigraphiques n’échappent pas à cette règle, mais leurs spécificités sont suffisamment peu connues en dehors du cercle restreint des spécialistes de la discipline pour qu’il ne soit pas inutile de les rappeler ici, en guise de prolégomènes méthodologiques. En effet, l’analyse du vocabulaire des signatures ne peut s’envisager sans prendre en compte les codes qui régissent le « discours » épigraphique 11.

6. Enrico Castelnuovo, « I volti dell’artista medievale. Molte domande, poche risposte », dans Maria Monica Donato (dir.), L’Artista medievale, Pisa, Scuola Normale Superior, 2008 [2003], p. 3-10, en part. p. 7 ; Maria Monica Donato « Il progetto Opere firmate nell’arte italiana/ Medioevo: ragioni, linee, strumenti. Prima presentazione », ibid., p. 365-413.

7. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., t. 1.

8. Peter Cornelius Claussen, « Früher Künstlerstolz. Mittelalterliche Signaturen als Quelle der Kunstsoziologie », dans Karl Clausberg, Dieter Kimpel, Hans-Joachim Kunst (dir.), Bauwerk und Bildwerk im Hochmittelalter, Giessen, Anabas, 1981, p. 7-34.

9. Albert Dietl « In arte peritus. Zur Topik Mittelalterlicher Künstlerinschriften in Italien bis zur Zeit Giovanni Pisanos », Römische Historische Mitteilungen, 29, 1987, p. 75-125 ; Id., Die Sprache der Signatur, op. cit., t. I, p. 41-146.

10. À l’exception des quelques remarques formulées par Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., p. 46-50 et p. 100-103.

11. Je reprends la notion de « discours épigraphique » et de son système de codes langagiers à l’étude magistrale d’Estelle Ingrand-Varenne, Langues de bois, de pierre et de verre. Latin et français dans les inscriptions médiévales, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 109-225.. Voir aussi Vincent Debiais, Estelle Ingrand-Varenne, « The medieval inscription: a codified discourse », dans Alexander Grigorievich Avdeev (dir.), Voprosy èpigrafiki. [Problems of epigraphy], t. VII, part. 2, Moscou, Dmitry Pozharsky University, 2013, p. 26-51.

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Un des traits caractéristiques des textes épigraphiques est leur relative brièveté. Cette concision du discours peut représenter un obstacle pour l’historien, qui aura plus de difficultés à interpréter, par une simple analyse interne, ces textes peu diserts et souvent elliptiques. En ce qui concerne les signatures épigraphiques, il en est ainsi pour certains qualificatifs comme cementarius, pouvant signifier à la fois maçon et architecte, ou pour des verbes comme facere, dont il est toujours difficile d’affirmer avec certitude s’il se réfère à l’activité de l’artiste ou à celle du commanditaire 12. Pour pénétrer le sens de certains mots, il est donc nécessaire

en premier lieu de procéder par comparaison avec d’autres inscriptions proches par typologie fonctionnelle, chronologie et aire géographique de production (lorsque la conservation des documents le permet), puis avec des textes contemporains d’autre nature (chroniques, récits hagiographiques, nécrologes, chartes, etc.), sans oublier la prudence que requiert cette opération en raison de la diversité des fonctions et des usages de ces productions textuelles. En outre, comme l’a récemment démontré Estelle Ingrand-Varenne, la brièveté des inscriptions n’est pas une contrainte matérielle, mais relève au contraire d’une esthétique et participe largement à l’efficacité de la communication 13. Ce souci

d’économie peut avoir une influence sur les choix lexicaux, qui seront davantage réfléchis et pondérés par l’émetteur du message épigraphique. Pourtant, ce dernier ne sélectionne pas toujours les termes dans le but de décrire une réalité le plus précisément possible, mais recherche avant tout un effet de style, lorsque ses compétences littéraires le permettent. Le caractère « travaillé » de certains de ces textes ne doit donc pas être négligé, surtout lorsqu’il s’agit de compositions métriques (pour lesquelles la longueur des syllabes d’un mot s’ajoute comme critère de sélection). Par exemple, dans l’inscription du vase à eau bénite de Saint-Alban à Mayence (ca. 1116-1119) où Haertwich et Snello se déclarent, respectivement, factor et auctor – « Haertwich erat factor et Snello mei fuit aucto(r) 14 » –, il serait vain de chercher à saisir la nuance sémantique

qui distingue les deux substantifs. Dans le choix du couple factor-auctor, la possibilité d’introduire, par une sorte d’hendiadys, un élément de variatio

12. Voir infra, p. 201. 13. Estelle Ingrand-Varenne, « La brièveté des inscriptions médiévales : d’une contrainte à une esthétique », Medievalia, 16, 2013, p. 213-234. 14. Aujourd’hui à Spire, Historische Museum der Pfalz ; voir Deutchen Inschriften, 659/2, 1958, p. 353. Les textes des inscriptions citées sont transcrits en petites capitales et en romain. Pour en faciliter la lecture, ils ont été normalisés (avec rétablissement de la distinction U/V et I/J et de la séparation des mots, sans reproduire les éventuels retours à la ligne ou autre forme de distribution spatiale sur le support). Les abréviations sont développées entre parenthèses ( ), les lacunes restituées entre crochets [ ], éventuellement remplis par trois tirets lorsque la lacune n’a pas pu être comblée avec certitude. Les corrections de l’éditeur sont indiquées entre accolades { }. Le signe + figure une croix initiale (signum crucis), servant de marqueur de ponctuation mais remplissant également parfois une fonction symbolique d’invocation.

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199 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

tout en insérant une rime à l’hémistiche a sans doute primé sur la volonté de différencier et hiérarchiser le rôle des deux personnages dans la fabrication de l’œuvre.

L’éventuel polissage littéraire n’est pas le seul facteur que le chercheur doit considérer lorsqu’il entreprend une recherche lexicographique : le caractère essentiellement formulaire des inscriptions 15 joue en effet un rôle tout aussi

important dans le choix du vocabulaire. On décèle, dans le recours à des expressions figées, la volonté de se couler dans le moule d’une tradition 16 et/

ou de faire écho à d’autres textes que l’on cite plus ou moins fidèlement. Le caractère souvent stéréotypé du vocabulaire et des syntagmes constitue donc un filtre ultérieur que l’historien doit s’efforcer de percer.

La recherche du sens des mots doit prendre en compte aussi ce que l’inscription ne « dit » pas expressément. Si les auteurs de textes épigraphiques suppriment toute information qui n’est pas jugée essentielle à la communication, ils s’appuient sur des références (supposées) connues de leurs lecteurs. Parmi celles-ci, outre les éventuels renvois à d’autres textes (épigraphiques ou pas) par le recours aux expressions formulaires, la référence au contexte d’énonciation – par le biais d’embrayeurs, comme les démonstratifs hic, haec, hoc ou les pronoms personnels – devient un moyen pour compléter le message épigraphique. Ce procédé déictique, mis en exergue par Estelle Ingrand-Varenne 17, acquiert une

importance fondamentale dans les signatures épigraphiques, dont la fonction est de lier, verbalement et visuellement, le texte (et le nom qu’il contient) à l’œuvre. Ainsi, les syntagmes du type « hoc opus » ne prennent un sens précis que lorsqu’on les relie à leur contexte monumental. De même, le texte et l’image peuvent instaurer un dialogue qui génère un surplus de signification, comme on le verra à propos de trois œuvres signées où ces interactions aboutissent à un rapprochement entre création artistique et Création divine. L’interprétation des signatures épigraphiques dépend donc largement de la conservation de leur environnement matériel d’origine. Les conditions matérielles de conservation des objets épigraphiques sont d’autant plus importantes que leur texte est transmis uniquement par l’original, qui n’a pas toujours été aussi soigneusement préservé que les chartes dans les archives ou les manuscrits dans les armaria. Exposés à l’action des agents atmosphériques, à l’abandon ou à la violence destructrice des hommes, les témoignages épigraphiques nous sont souvent parvenus de façon lacunaire. L’inscription « Gaufredus me fecit, Petrus edi[---] »

15. Estelle Ingrand-Varenne, Langues de bois, de pierre et de verre, op. cit., p. 145-166. 16. Des expressions formulaires telles que « me fecit » ou « fecit hoc opus » sont employées

avant tout parce qu’elles sont consacrées par un long usage qui les rend immédiatement reconnaissables comme élément de « signature ».

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sur les vantaux en bois d’une des portes de la cathédrale du Puy (seconde moitié du xiie siècle) 18, ou le « me fe[---] » privé de l’anthroponyme qui en était le

sujet sur un chapiteau de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers (fin xie – début du

xiie siècle) 19, sont autant de messages que l’analyse historique ne peut compléter

que par conjecture.

À cela peuvent s’ajouter enfin des « anomalies » graphiques, orthographiques et syntaxiques qui rendent l’interprétation malaisée. Par exemple, à Rochemaure (Ardèche) un bloc de pierre du xiie siècle sur lequel est gravé un carré magique

littéral 20 contient une signature dont le décryptage est problématique 21.

Au-dessus de l’expression formulaire « me fecit », presque entièrement effacée, un terme énigmatique – giro – est suivi des lettres « vm / bert » et d’un signe curieux dont la forme rappelle une clepsydre, qui a été interprété comme signe d’abréviation pour la terminaison – us de l’anthroponyme Umbertus, mais dont aucun autre exemple n’est connu à ce jour. À Molinot (Côte-d’Or), une stèle gallo-romaine a reçu, peut-être au xie siècle, l’inscription « Gaufridus

de Pocons feci hoc istius monasteriun 22 ». Il est difficile d’établir si

l’expression « istius monasteriu{m} » se réfère à Gaufridus, qui revendiquerait ainsi son appartenance à la communauté monastique, ou à l’œuvre indiquée par hoc (« ceci », « cette [partie] de ce monastère »), un déictique qui ne peut en outre pas se référer au relief antique.

Semée de pièges et de difficultés, l’étude lexicale des signatures épigraphiques implique un traitement analytique et contextualisé de chaque attestation. Compte tenu de l’ampleur du corpus, cette exigence ne peut être pleinement satisfaite dans le cadre limité de cette contribution. On cherchera néanmoins à mettre en lumière les éléments susceptibles de fournir des pistes de recherche, à développer ultérieurement, sur l’idée de création que les signatures épigraphiques peuvent véhiculer.

LA PAROLE AUX INSCRIPTIONS : LE VOCABULAIRE DE LA CRÉATION ARTISTIQUE

Dans les inscriptions, le geste créateur de l’artiste s’exprime en premier lieu par le biais des verbes qu’il choisit pour caractériser son action. Cet élément du discours est en effet souvent le seul indice permettant de relier un nom à une production artistique, car la plupart des signatures ne comportent qu’un

18. Corpus des inscriptions de la France médiévale (désormais : CIFM), vol. 18, Puy-de-Dôme, n° 23, p. 111-113.

19. CIFM, vol. 1, Ville de Poitiers, n° 23, p. 22.

20. Le carré est constitué des cinq mots sator arepo tenet opera rotas. 21. CIFM, vol. 16, Ardèche, n° 32, p. 82-84.

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anthroponyme, un verbe notificatif et une référence (généralement assez vague) à l’œuvre.

Le verbe le plus répandu est de loin facere 23. Le sens exact qu’il convient de

lui attribuer dans les signatures épigraphiques fait encore l’objet de débats, notamment parce qu’il existe des cas où, en dépit de son emploi à la forme active, il semble se référer au commanditaire plutôt qu’à l’artiste 24. En réalité,

il est probable que ces inscriptions jouent volontairement avec l’envergure sémantique du verbe facere et qu’elles mettent en avant, plus que la nature spécifique de l’action, le résultat de cette dernière (souligné d’ailleurs par l’emploi pratiquement systématique du parfait de l’indicatif, qui suggère l’idée d’une action accomplie). Peu importe que cela ait pris la forme d’une contribution intellectuelle, financière ou manuelle, ce qu’a « fait » la personne nommée a rendu possible l’existence de l’objet concret qui est donné à voir au spectateur. Dans cette perspective, l’œuvre artistique est conçue comme un produit, plutôt que comme une création.

Similairement, l’emploi de fabricare (« réaliser », « fabriquer », « construire ») – attesté dans quatre inscriptions où ce verbe se rapporte aussi bien à l’architecture religieuse et civile qu’à l’orfèvrerie 25 – souligne cette conception artisanale du

métier d’artiste.

Certains verbes insistent davantage sur l’idée de composition et d’assemblage :

componere (« composer », « agencer », « assembler »), connectere (« unir »,

« conjoindre »), iungere (« joindre », « lier », « unir », « assembler »). L’œuvre de l’artiste consiste en effet à agencer une matière préexistante 26. Componere,

en particulier, a un sens éminemment esthétique : il renvoie à une disposition harmonieuse de plusieurs éléments 27 et ce n’est probablement pas un hasard si,

dans la documentation épigraphique, il est employé surtout en relation à des productions architecturales 28, où le sens des proportions est déterminant pour

assurer la beauté du résultat.

23. Compte tenu du caractère encore partiel du recensement des signatures épigraphiques et des nombreux problèmes d’édition, il est difficile de chiffrer précisément le phénomène. On peut néanmoins affirmer de manière très approximative que facere apparaît dans environ 70% de

la documentation des xie-xiie siècles, seul ou avec d’autres verbes auctoriaux.

24. Pour une discussion de ce problème, voir Robert Favreau, « Commanditaire, auteur, artiste dans les inscriptions médiévales », dans Michel Zimmermann (dir.), Auctor et Auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, École des Chartes, 2001, p. 37-59 ; Emilie Mineo, « Las inscripciones con “me fecit” : ¿ Artistas o comitentes ? », Románico, 20, 2015, p. 106-112.

25. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., A 7, A 670, B 158, B 187. 26. Voir infra, p. 207, note [62] et [63].

27. Sur le terme compositio et sa dimension esthétique, voir Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Bruges, Tempel, 1946, t. 2 : « L’époque romane », p. 86-88. 28. Voir, par exemple, CIFM, vol. I/3, Charente-Maritime, n° 35, p. 120 et Albert Dietl, Die Sprache

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L’idée de façonnage et polissage d’une matière brute ressort aussi dans les inscriptions de deux chaires à prêcher dues à un même atelier qui utilise les verbes dolare (« tailler », « dégrossir », « façonner ») et levigare (« raboter », « aplanir », « polir ») 29.

D’autres verbes mettent en valeur des aspects plus techniques du travail artistique, notamment dans le domaine de la sculpture : celare (« graver », « sculpter finement », « ciseler ») et (ex) sculpere (« sculpter », « tailler », « graver »). Celare (forme médiolatine de caelare) est documenté par l’inscription, aujourd’hui disparue, sur une statue d’apôtre réalisée à Toulouse par Gilabertus 30 et dans

l’épitaphe de Bérenger à Notre-Dame de Saintes, où il a cependant été choisi surtout pour donner lieu à un jeu de mots avec celare (« cacher »), en référence à la tombe qui cache le défunt à la vue 31. Les contextes où sont employés sculpere

et sa variante exsculpere 32 indiquent le plus souvent un traitement plastique de la

pierre (ou, dans quelque cas, la gravure des lettres de l’inscription). Cela invite à nuancer les conclusions de Charles Reginald Dodwell qui, dans son étude consacrée au sens du terme sculptor 33 dans les sources écrites, avait constaté que

ce terme se rapportait plutôt à la taille des blocs de pierre.

À côté des verbes, les qualificatifs se référant aux artistes révèlent également la manière dont ils concevaient leur activité et leur statut. Ils ont été abondamment commentés par Albert Dietl 34, mais il convient d’annoter ici quelques remarques

plus spécifiquement en lien avec le sujet qui nous retient.

L’idée de production et de fabrication que l’on a déjà soulignée pour les verbes ressort aussi dans plusieurs de ces qualificatifs, en particulier dans ceux en lien étymologique avec facere. Il s’agit de factor 35 (« celui qui fait », donc

le fabriquant, l’auteur), faber 36 (« artisan », « fèvre »), fabricator 37 (« celui qui

fabrique », « constructeur », « artisan ») et des termes qui présentent le suffixe

29. Ibid., p. 226-245 et A 163 et A 638.

30. CIFM, vol. 7, Ville de Toulouse, n° 32, p. 64-65.

31. CIFM, vol. I/3 Charente-Maritime, n° 31, p. 115-116 ; Cécile Treffort, « De jeux de mots en jeux de pierre : variation autour de l’inscription funéraire de Bérenger de Saintes », dans Danièle James-Raoul et Claude Thomasset (dir.), La Pierre dans le monde médiéval, Paris, PUPS, 2010, p. 67-83.

32. Pour l’attestation d’exsculpere, voir CIFM, vol. 19, Saône-et-Loire, n° 10, p. 64-66 ; pour celles de sculpere, voir Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., A 38, A 207, A 221, A 231, A 286, A 287, A 327, A 632, A 737, A 789, A 791-795, A 799, A 805, B 71, B 204, B 244. 33. Charles Reginald Dodwell, « The Meaning of “sculptor” in the romanesque period », dans

Neil Stratford (dir.), Romanesque and Gothic. Essays for George Zarnecki, Woodbridge, The Boydell Press, 1987, vol. 1, p. 49-61.

34. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., p. 50-99. 35. Ibid., A 555, A 758, B 350.

36. Ibid., A 26, A 351, A 361, A 533. 37. Ibid., A 487.

(17)

203 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

-fex comme artifex 38 (« celui qui fait avec art ou qui pratique un métier », donc

artiste, artisan), opifex 39 (« celui qui fait un ouvrage », « artisan », « ouvrier »),

aurifex 40 (« orfèvre) » et un curieux hapax – lapifex 41 (« lapicide », « sculpteur ? »).

Pour cette dernière catégorie, l’explication d’Isidore de Séville a pu se maintenir dans les esprits, même s’il ne faut pas lui attribuer une importance excessive : « artifex est le nom générique de celui qui exerce un art, tout comme l’orfèvre (aurifex) est celui qui [travaille] l’or. En effet, les anciens disaient faxo pour facio (« je fais ») 42 ».

La conscience étymologique a pourtant tendance à se diluer et s’efface avec des usages nouveaux des mots. Dans la famille des termes appartenant au même champ lexical qu’opus (« œuvre », « ouvrage », « travail ») on rencontre, outre le susmentionné opifex, aussi operarius et son synonyme operator 43. Ces deux

derniers vocables devraient se traduire littéralement par « ouvrier », mais ils n’apparaissent dans cette acception qu’en dehors du contexte épigraphique et lorsqu’ils sont à la forme plurielle. Au singulier, dans les inscriptions comme dans les sources narratives ou diplomatiques, ils acquièrent un sens plus spécifique et désignent l’administrateur du chantier, celui qui s’occupe de la gestion et de la supervision des travaux, du choix des matériaux et de la coordination des artisans et ouvriers.

Parmi les termes les plus génériques, signalons aussi une occurrence isolée du mot laborator, qui souligne le travail et l’effort produit pour réaliser l’œuvre 44.

D’autres qualificatifs font référence aux matériaux utilisés et/ou aux techniques employées pour les transformer. Le dossier le plus riche est celui du travail de la pierre et de sa mise en œuvre en contexte architectural, mais on peut se demander si cela tient simplement à un effet de conservation ou bien s’il traduit véritablement une distinction hiérarchisée des métiers artistiques. Cette dernière n’est d’ailleurs pas toujours facile à appréhender par l’historien, surtout en raison des difficultés d’interprétation sémantique de certains termes. Sans vouloir établir une taxinomie rigoureuse, on observera par exemple, que lothomus (pour latomus) – documenté une seule fois dans les signatures épigraphiques antérieures au xiiie siècle 45 – devrait indiquer, par une référence 38. Ibid., A 11, A 221, A 275, A 353, A 392, A 556, A 608, A 667, A 784, A 792, A 794, B 80, B 187,

B 201, B 221. 39. Ibid., A 142, A 214.

40. Ibid., A 363, A 432, A 582, A 583, B 48 B 385. 41. CIFM, vol. 19, Saône-et-Loire, n° 1, p. 51-52.

42. « Artifex generale nomen vocatur quod artem faciat, sicut aurifex qui aurum [facit]. Faxo enim pro facio antiqui dicebant » : Isidore de Séville, Étymologies, éd. Wallace Martin Linsay, Oxford, Clarendon Press, 1911, livre 19, ch. 1.

43. Die Sprache der Signatur, op. cit., A 480, A 516, B 248, A 499. 44. Ibid., A 72.

(18)

204

biblique à la construction du Temple de Salomon (III Reg., 5, 15-18), le carrier ou le lapicide. C’est en effet dans ce sens qu’il est attesté, par de très rares occurrences, dans les récits historiques antérieurs au milieu du xiie siècle. Le

contexte dans lequel il est employé dans la signature d’Acto à Foligno en 1133 et les attestations dans des inscriptions plus tardives 46 invitent pourtant à traduire

latomus par « architecte ».

De même, cementarius (ou caementarius), plutôt courant dans les sources narratives et diplomatiques, devrait désigner le simple maçon, comme cela apparaît aussi dans le passage du Livre des Rois susmentionné, où les blocs extraits par les latomii sont ensuite confiés aux caementarii pour être équarris et posés dans les fondations. Pourtant, les deux occurrences épigraphiques de ce terme au xie siècle semblent porter un sens légèrement différent et invitent

à traduire cementarius comme « constructeur » au sens large. C’est plutôt dans le sens de « maître d’œuvre » ou d’« architecte » qu’il faut comprendre le qualificatif cementarius se référant à Girbertus sur le portail de l’église Saint-Pierre à Carennac (Lot), réalisé vers la fin du xie siècleou le début du siècle

suivant 47. L’inscription sur les fonts baptismaux en pierre de l’église de Little

Billing (Northamptonshire) dans laquelle, aux alentours de 1066, Wigberhtus est qualifié d’« artifex atque cementarius » est autrement problématique : d’un côté par la nature de l’œuvre et de l’autre par la double « casquette » de Wigberhtus qui se dit également artifex 48. Un écart entre le sens attesté dans

les sources textuelles (où il est très rare) et celui véhiculé par les documents épigraphiques (où il est plus fréquent) se mesure également pour sculptor 49,

pour lequel valent les mêmes remarques formulées au sujet du verbe sculpere. Si ces exemples illustrent la volonté de mettre en avant les différentes spécialisations professionnelles des artistes, ils invitent également à revoir les catégories dans lesquelles nous classons habituellement (et de façon souvent anachronique) ces métiers.

Le qualificatif magister mérite une mention à part 50. On peut le traduire

aisément comme « maître », à la fois dans le sens d’artiste accompli et d’enseignant, qui peut exercer pour cela un rôle de superviseur (magister operis). S’il implique l’idée que l’art (l’ars) est avant tout une technique pouvant être enseignée, il a surtout une connotation honorifique, dans la mesure où il sanctionne la reconnaissance d’une forme d’excellence obtenue à la suite d’un

46. Voir ibid., B 263 et B 264. 47. CIFM, vol. 9, Lot, n° 12, p. 94.

48. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., B 187. 49. Ibid., A 144, A 373, A 422, A 437, A 438, A 608, A 654.

50. Ibid., tableaux xix et xx, p. 296-305 et notices correspondantes. Sur le sens du terme magister, voir aussi Mariken Teeuwen, The Vocabulary of Intellectual Life in the Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2003, p. 95-97.

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205 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

parcours professionnel. Par exemple, à Lucca, vers 1180, maître Robertus met en exergue sa peritia, talent qui est le fruit de son expérience : « m[e fecit] [R] obertus magist(er) i(n) a[rte p(er)itus)] 51 ».

Savoir-faire et savoir se superposent dans le titre de magister comme dans celui de doctor (attesté à partir du début du xiiie siècle) 52, dont la revendication

trahit l’aspiration à égaler les maîtres des écoles et des universités naissantes dans l’exercice des facultés intellectuelles. Ces dernières sont particulièrement valorisées dans la documentation italienne 53. Par exemple, la signature de

Roggerius sur le linteau de la porte de droite de la cathédrale de Bénévent (vers 1200) met en valeur le studium (« l’application et la recherche studieuse ») qui a présidé à la réalisation son œuvre : « + Hec studio sculpsit Roggerius et bene iuncxit marmora 54 ». De même, en insistant sur l’acuité de leur ingenium

(« intelligence », « ingéniosité ») des artistes comme Rainaldus, le maître d’œuvre de la cathédrale de Pise 55 ou Lanfrancus, l’architecte de la cathédrale

de Modène 56, ambitionnent de s’élever du rang des travailleurs manuels pour

faire reconnaître la part d’élaboration intellectuelle de leur activité.

Spécialement dans les grands chantiers urbains italiens, cette aspiration se traduit par une plus grande élaboration littéraire des signatures épigraphiques : leurs textes sont généralement plutôt développés, souvent en forme métrique et avec des références fréquentes à des textes littéraires, surtout antiques 57. Par ce

biais, les artistes font état d’une culture qui dépasse largement les compétences techniques du métier. Il s’agit de cas assez exceptionnels, mais qui illustrent l’enclenchement, dès le tournant du xiie siècle, d’un processus de longue

durée conduisant à l’émancipation des artistes d’une condition servile et à la reconnaissance de la dignité intellectuelle de leur activité.

51. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., B 317. 52. Ibid., A 98, A 249, A 704.

53. Albert Dietl « In arte peritus », art. cit. ; id. Die Sprache der Signatur, op. cit., p. 117-131 ; Elena Vaiani, « Il topos della “dotta mano” dagli autori classici alla letteratura artistica attraverso le sottoscrizioni medievali », dans Maria Monica Donato (dir.), L’Artista medievale, op. cit., p. 345-364.

54. Albert Dietl, Die Sprache der Signatur, op. cit., A 81. Voir aussi la signature de Cuntadinus à Assise (1199) : ibid., A 41.

55. « HoCopuseximiumta(m) miru(m) tampretiosum rainaldusprudensoperatoretipsemagisterConstituit

miresollerteringeniose » (« Rainaldus administrateur avisé et lui-même maître d’œuvre, érigea

admirablement de façon diligente et ingénieuse cette œuvre éminente aussi admirable que précieuse »).

56. « ingenioClarus lanFranCusdoCtusetaptusestoperisprinCepsHuiusreCtorq(ue) magister » (« Lanfrancus,

réputé pour son génie, doué et habile, est le prince, le directeur et le maître de cette œuvre »). 57. Maria Monica Donato, « Kunstliteratur monumentale :… », art. cit, p. 23-47 ; ead. « Memorie

degli artisti, memoria dell’antico : intorno alle firme di Giotto, e di altri », dans Arturo Carlo Quintavalle (dir.), Medioevo : il tempo degli antichi, Milan, Electa, 2006, p. 522-546.

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206

CRÉATION DIVINE ET CRÉATION HUMAINE : UNE COMPARAISON INEFFABLE ?

Dans les exemples qui viennent d’être cités, on observe l’absence significative du verbe creare (et du substantif qui en dérive, creator) qui, au Moyen Âge, caractérise uniquement l’action créatrice ex nihilo de Dieu 58. La notion

de création renvoie donc à une prérogative divine que l’Homme ne peut revendiquer. L’« artiste divin » rivalisant avec le Créateur est en effet le fils de la Renaissance du xvie siècle. Pourtant, ni les théologiens ni certains artistes du

Moyen Âge n’ont ignoré l’existence de possibles passerelles entre l’Œuvre de Dieu et l’œuvre de l’homme.

L’analogie entre Création divine et travail artistique humain a un fondement scripturaire dans le Livre de la Genèse, mais n’est véritablement rendue explicite que dans l’exégèse biblique et dans les textes philosophiques. Les attributs du Dieu créateur (Auctor, Creator Artifex, Factor, Opifex) naissent en effet sous la plume des commentateurs et théoriciens, qui opèrent la synthèse entre la tradition platonicienne du Démiurge et la conception chrétienne de la Création 59. Par sa référence à l’expérience commune du « faire », la métaphore

artisanale permet de penser l’activité créatrice divine. Abondamment exploitée par les théologiens, elle trouve son exemple le plus accompli dans le De Planctu

Naturae d’Alain de Lille (v. 1168-1172) :

Dieu, comme un élégant architecte du monde, comme l’orfèvre d’une pièce d’orfèvrerie, comme l’artiste talentueux d’une œuvre remarquable, comme l’artisan industrieux d’un ouvrage admirable […] a produit la merveilleuse beauté du monde, tel un palais royal 60.

Si la productivité industrieuse des hommes a inspiré l’image du Deus Artifex, on peut se demander, en retour, quel rapport entretient la fabrication humaine avec cette dernière 61. La comparaison souffre en réalité d’une limite théologique

infranchissable. En effet, comme le rappelle Hugues de Saint Victor dans son

58. Eyolf Østrem, « Deus artifex et Homo creator: art between the human and the divine », dans Sven Rune Havsteen et al. (dir.), Creations: Medieval Rituals, the Arts and the Concept of Creation, Turnhout, Brepols, 2007, p. 15-48.

59. Il existe une abondante littérature sur le sujet. Voir, inter alia, Robert W. Hanning, « “Ut enim faber... sic creator”: divine creation as context for human creativity in the twelfth century », dans Clifford Davidson (dir.), Word, Picture, and Spectacle, Kalamazoo, Medieval Institute, 1984, p. 95-149 ; Ernst Robert Curtius, Litterature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUF, 1956, p. 658-660.

60. Alain de Lille, De planctu Naturae, chap. 8, éd. Migne, Patrologia Latina, vol. 210, col. 453 : « [...] tanquam mundi elegans architectus, tanquam aureae fabricae faber aurarius, velut stupendi artificii artifex artificiosus, velut admirandi operis operarius opifex, [...] mundialis regiae admirabilem speciem fabricavit Deus ».

61. Olivier Boulnois, « La Création, l’art et l’original. Implications esthétiques de la théologie médiévale », Communications, 64, 1997, p. 55-76 ; Voir aussi Robert W. Hanning, « “Ut enim faber… sic creator”:… », art. cit.

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207 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

Didascalicon (avant 1137), « l’œuvre de Dieu est de créer ce qui n’était pas

[…], l’œuvre de l’artisan est d’unir ce qui était séparé ou de séparer ce qui était uni 62 ». D’ailleurs, saint Augustin avait déjà expliqué (ca. 497) que les artistes

« ne partent pas du néant, mais d’une matière donnée, telle que bois, marbre ou ivoire et autres sortes de matières susceptibles d’être confiées aux mains de l’artiste. Ils ne peuvent pas fabriquer quelque chose à partir de rien, parce qu’ils œuvrent par l’entremise du corps 63 ». Tout rapprochement entre l’activité de

l’artiste et le geste créateur divin serait donc apparu comme outrageux, sinon comme un péché d’orgueil. Pourtant, au moins trois sculpteurs du xiie siècle ont

osé le suggérer, par des associations inédites entre images et textes épigraphiques, à défaut de pouvoir le faire expressis verbis.

La petite arcade sculptée par Pelegrinus, provenant probablement du mobilier liturgique de la cathédrale de Vérone (aujourd’hui au musée civique de Castelvecchio à Vérone) 64,constitue la première pièce de ce dossier singulier

(fig. 17). Réalisée autour des années 1120-1130, l’œuvre représente la Traditio

legis et clavium, c’est-à-dire la remise de la Loi à Paul et celle des clefs du

Royaume des cieux à Pierre par le Christ. L’image est commentée par deux hexamètres léonins gravés sur l’archivolte : « + Hos ego plasmavi hos digne s(an)c(t)ificavi et sibi donorum concessi iura meorum » (« Ceux-ci, c’est moi qui les ai façonnés ; ceux-ci, je les ai sanctifiés dignement et je leur ai accordé le privilège de mes dons »). Le déictique hos se rapporte vraisemblablement aux deux apôtres et le locuteur de l’inscription est Dieu, qui s’affiche – assez curieusement – d’abord comme plasmator, puis comme source du pouvoir spirituel de l’Église. Au-dessus de l’image, se trouve un autre hexamètre léonin, sans rapport apparent avec le thème iconographique, mais en lien avec le sujet « démiurgique » évoqué dans l’inscription de l’archivolte, présentant Dieu dans son rôle de Créateur : « + Sum Deus et factor celi terrique creator » (« Je suis Dieu, l’auteur du ciel et le créateur de la terre »). À la base de l’arcade, de part et d’autre de l’archivolte, Pelegrinus a apposé sa signature, toujours en hexamètres : « + Sum Pelegrinus ego qui talia sic bene sculpo quem Deus

62. Hugues de Saint-Victor, Didascalicon De studio legendi, liv. I, chap. 9, éd. Migne, Patrologia Latina, vol. 176, col. 747 ; Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire. Didascalicon, trad. Michel Le Moine, Paris, Le Cerf, 1991, p. 83 : « Opus Dei est, quod non erat creare […] opus artificis est disgregata coniungere vel coniuncta segregare ».

63. Augustin d’Hippone, De diversis quaestionibus 83 (Quatre-vingt-trois questions différentes), éd. et trad. Gustave Bardy, J. A. Beckaert, J. Boutet, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, question 78, p. 340-342 : « [...] artifices [...] quamvis non de nihilo, sed de aliqua materia oper [a] ntur, velut ligno aut marmore aut ebore et si quod aliud materiae genus manibus artificis subditur. Sed ideo non possunt isti de nihilo aliquid fabricare, quia per corpus operantur ». 64. Pour l’analyse et la contextualisation de l’œuvre, voir : Ettore Napione, « Notice III.5,

Pelegrinus, Tradio legis et clavium », dans Renata Salvarani et Liana Castelfranchi (dir.), Matilde di Canossa, il Papato, l’Impero : storia, arte, cultura alle origini del romanico, Cinisello Balsamo, Silvana, 2008, p. 300-301.

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Fig. 17. P elegrinus, L e Christ entr

e les saints Pierr

e et P

aul

(T

rax

ditio legis et clavium

), ca . 1120-1140, Vér one, musée du Castelv ecchio

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209 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

in altum faciat conscendere celu(m) » (C’est moi, Pelegrinus, qui sculpte si bien de telles choses. Que Dieu [me] fasse monter dans le haut du ciel). Dans ces vers, « ego sum » fait écho aux deux autres inscriptions, mais se réfère cette fois au sculpteur, qui devient ainsi presque « compagnon de métier » du Deus

Plasmator.

Quelques années plus tard, en travaillant au décor de la façade de Saint-Zénon à Vérone, le sculpteur Nicholaus se souvint de la solution adoptée par Pelegrinus, qui fut peut-être un de ses maîtres. Personnalité artistique parmi les plus importantes du xiie siècle, Nicholaus est aussi connu pour avoir

consigné son nom dans cinq attestations épigraphiques de remarquable qualité littéraire 65. Autour de 1138, il exécuta le portail en saillie (prothyron) de la

basilique de Saint-Zénon de Vérone, qu’il signa sur l’archivolte du tympan : « + Artificem gnarum qui sculpserit hec Nicolaum + Omnes laudemus Cristum D(omi)n(u)mq(ue) rogemus + celoru(m) regnum sibi donet ut ipse sup(er)nu(m) » (« Louons tous Nicholaus, l’artiste savant qui sculpta ces choses et demandons au Christ et Seigneur qu’il lui concède le Royaume supérieur des cieux »). Sur la même façade où jaillit ce prothyron, Nicholaus réalisa également une série de bas-reliefs, dont six illustrent des épisodes de la Genèse. Au sein de cet ensemble, trois panneaux sont consacrés à la Création. Le premier représente Dieu peuplant la Terre à peine créée de toutes sortes d’animaux et est surmonté par l’inscription « Factor terraru(m) genus hic creat om(n)e ferarum » (« Ici, celui qui a fait les terres crée toute espèce de bêtes sauvages »). Le deuxième panneau montre la création du premier Homme, survenue le sixième jour, comme le précise l’inscription « + Ut sit Rex rerum dedit Ade sexta dierum » (« Comment le Roi des choses créa Adam le sixième jour »). Le troisième illustre la création d’Ève à partir de la côte d’Adam, comme cela est également expliqué dans la légende surplombant la scène : « + Costa furatur D(eu)s un(de) virago creatur » (« Dieu enlève une côte de laquelle est créée la femme »). Si les choix thématiques et iconographiques de ce « triptyque » sont relativement conventionnels, un détail surprend par son audace : Nicholaus célèbre la beauté de ses sculptures dans la scène où Dieu donne naissance à la plus belle de ses créatures 66. En effet, dans

le panneau représentant la création d’Adam (fig. 18), juste en dessous de la légende, une inscription glose « + Hic exe(m)pla tra{h}i possu(n)t la(u)d(i) s Nicolai » (« Ici peuvent être trouvés les exemples de la valeur de Nicholaus »). Là où la comparaison relève de l’ineffable, le visuel prend le relais : le souvenir

65. Sur les signatures de Nicholaus, voir Saverio Lomartire, « Wiligelmo/Nicolò. Frammenti di biografie d’artista attraverso le iscrizioni », dans Maria Monica Donato (dir.), L’Artista medievale, op. cit., p. 269-282.

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211 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

épigraphique de l’artiste entre cette fois dans le champ même de l’image et son nom est mis en exergue non seulement par sa position à la fin du vers, mais aussi par son incision, sur deux lignes, à côté du nimbe du Créateur (où l’on trouve habituellement le titulus d’identification des personnages saints) et juste au-dessus de la main droite de Dieu. Par cet expédient, l’artiste devient le double de la Divinité créatrice.

Dans ces mêmes années, loin de Vérone, un sculpteur nommé Natalis associait lui aussi son travail à la Création divine, sur le tympan de l’église Sainte-Trinité d’Autry-Issards (Allier) 67. Sur le linteau en bâtière surmontant l’accès principal

de l’église, il réalisa, vers le deuxième quart du xiie siècle, un décor sculpté et

peint auquel il ajouta des inscriptions (fig. 19). Au centre de la composition, encadrée par une série d’arcades figurant la Jérusalem céleste, une mandorle contenant jadis l’image peinte du Christ est soutenue par deux archanges, identifiés respectivement comme Michel et Raphaël par une inscription sur leur nimbe. Un distique élégiaque léonin complète le message de l’image : sous le dais en arc en mitre qui surplombe la mandorle, on lit le pentamètre « + Penas reddo malis premia dono bonis » (« Je rends les tourments aux méchants, je donne les récompenses aux bons ») ; en bas de l’image, à l’intérieur d’un mince bandeau, court l’hexamètre suivi de la signature « + Deus cuncta feci. Homo factus cu(n)cta refeci. + Natalis me fe[cit] » (« Dieu, j’ai tout fait. Fait homme, j’ai tout refait. Natalis m’a fait »). Les deux vers (dont l’ordre est inversé dans la mise en page de l’inscription) condensent les thèmes de la Création, de l’Incarnation du Christ et de la Justice distributive divine et sont proférés par le Christ/Dieu de la mandorle, qui s’exprime à la première personne du singulier. Natalis signe l’œuvre avec l’habituel « me fecit », mais la banalité apparente du choix de cette formule acquiert dans ce contexte une valeur particulière. Le signataire crée volontairement une ambiguïté référentielle par l’emploi du pronom personnel me à la suite d’un texte où ego se rapporte à la Divinité, confondant ainsi l’œuvre dans sa totalité, le Christ/Dieu peint dans la mandorle et le référent de l’image (Dieu lui-même). La triple répétition anaphorique du verbe facere dans le vers mentionnant la Création et dans la signature parachève cette superposition entre Dieu créateur et artiste.

Le caractère exceptionnel de ces trois exemples oblige à en relativiser la portée. D’ailleurs il faut aussi nuancer ce qui pourrait apparaître comme blasphématoire dans ce rapprochement entre l’artiste et le Créateur.

La fierté affichée de l’artiste du Moyen Âge pour son habilité ne fait plus de doute grâce aux études sur les signatures épigraphiques qui, depuis une trentaine d’années, ont contribué à renverser le mythe romantique de

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Fig.

19.

Natalis,

Christ en Majesté por

té par deux ar changes , ca . 1140, Autry-Issar ds (Allier), Sainte-T rinité, tympan occidental

(27)

213 émilie mineo Vocabulair e de la création ar tistique

l’anonymat de l’artisan médiéval. Le souci de valoriser ces manifestations précoces d’orgueil professionnel et individuel a cependant fait presque oublier le contexte profondément religieux dans lequel elles s’inscrivaient. Bon nombre de ces inscriptions associaient en effet déclarations élogieuses et invocations pieuses. En se limitant aux exemples susmentionnés, on remarquera que l’allusion de Natalis à la justice distributive divine n’est sans doute pas anodine et que Pelegrinus demande expressément des récompenses célestes pour son talent de sculpteur, tout comme Nicholaus (dans l’inscription du tympan du

prothyron) dont la pétition de louanges terrestres vise également l’obtention du

royaume des cieux. La coexistence de ces deux attitudes antinomiques paraît moins aberrante si l’on songe à la destination de ces œuvres. Les productions si fièrement signées contribuent toutes à orner la Demeure du Seigneur et leur réalisation peut donc être lue comme un acte méritoire, susceptible d’attirer des bénéfices spirituels. D’autre part, en ce qui concerne plus spécifiquement le rapprochement des artistes au Créateur, on peut aussi y lire la volonté de désigner la Divinité comme source de leur talent. Comme cela est expliqué dans le livre de l’Exode et comme le rappelle le moine Théophile dans sa Schedula

diversarum artium – célèbre traité technique du premier quart du xiie siècle

sur les arts de la peinture, de la fusion et du vitrail – l’habilité artistique était considérée comme un don divin. À ce sujet, Théophile écrit :

Il [i.e. Salomon] avait lu, dans l’Exode, que Dieu confia à Moïse la mission de la construction du tabernacle ; qu’il nomma les maîtres d’œuvre ; qu’il les remplis du souffle de la sagesse, de l’intelligence, de la science dans tous les domaines du savoir pour concevoir et exécuter les œuvres en or, en argent, en airain, en pierres précieuses, en bois et de toutes sortes d’art ; par une pieuse réflexion, il avait compris que Dieu se plaisait à un tel ornement dont il confiait la réalisation aux enseignements et à l’autorité du Saint-Esprit ; qu’il pensait que personne ne pouvait rien entreprendre de tel sans Son inspiration 68.

Augustin avait d’ailleurs déjà tenu des propos similaires en les formulant de manière encore plus claire : « cet art souverain du Dieu tout-puissant, art par lequel tout fut tiré du néant et qu’on nomme encore sa sagesse, c’est

68. Theophilus, The Various Arts, éd. Charles Reginald Dodwell, Oxford, Clarenton Press, 1961, livre III, p. 62 : « Legerat namque in Exodo Dominum Moysi de constructione tabernaculi mandatum dedisse et operum magistros ex nomine elegisse, eosque spiritu sapientiae et intelligentiae et scientiae in omni doctrina implesse ad excogitandum et faciendum opus in auro et argento et aere, gemmis ligno et universi generis arte, noveratque pia consideratione Deum huiusmodi ornatu delectari, quam construi disponebat magisterio et auctoritate Spiritus sancti, credebatque absque eius istinctu nihil huiusmodi quemquam posse moliri ».

(28)

214

également lui qui agit par les artistes, pour leur faire produire des œuvres belles et proportionnées 69 ».

On peut ainsi plus aisément expliquer le parallèle établi entre Création divine et création humaine dans les exemples susmentionnés, non pas comme l’appropriation par l’Homme des prérogatives divines, mais comme la réalisation, à travers l’Homme, la plus belle créature de Dieu, d’une nouvelle et perpétuelle re-création.

En conclusion, si les signatures épigraphiques du Moyen Âge central sont les sources les plus directes pour appréhender l’idée de création par les artistes eux-mêmes, leur message n’est pas toujours transparent. L’exploration de leur vocabulaire révèle qu’aux xie et xiie siècles la pratique artistique continue de se

concevoir selon le paradigme de l’artisanat. On constate en effet dans les textes de ces inscriptions un renvoi aux aspects les plus concrets de la production d’œuvres, où toute référence à la créativité et à l’originalité – valeurs fondatrices de l’idéal moderne de la création artistique – est absente. Cela n’exclut pourtant pas une réelle appréciation pour les compétences techniques des artistes et le caractère esthétique de leurs réalisations. Seule l’exception italienne contient les germes d’une conception savante de l’activité artistique qui trouvera son expression la plus pleine avec la Renaissance du xvie siècle. Des études de cas 70,

comme la réflexion que l’on a choisi de présenter ici au sujet du rapprochement entre création divine et humaine, laissent entrevoir, dès le xiie siècle, une

conscience profonde des artistes pour leurs capacités, qui ne doit toutefois pas être interprétée de manière anachronique. Fondée sur des valeurs chrétiennes, elle relie l’artiste au divin et lui permet d’exprimer par son talent la puissance créatrice de Dieu.

69. Augustin d’Hippone, De diversis quaestionibus, op. cit., question 78, p. 340-342 : « Ars illa summa omnipotentis Dei, per quam ex nihilo facta sunt omnia, quae etiam sapientia eius dicitur, ipsa operatur etiam per artifices, ut pulchra et congruentia faciant ».

70. La valeur de cette démonstration reste malheureusement tributaire de l’état d’avancement des recherches et ce n’est que lorsque le recensement des signatures épigraphiques à l’échelle européenne aura été achevé qu’il sera possible de proposer une étude globale du phénomène et de dégager des conclusions plus fermes.

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Figure

Fig. 17. Pelegrinus, Le Christ entre les saints Pierre et Paul (Traxditio legis et clavium), ca
Fig. 18. Nicholaus, Création d’Adam, ca. 1138, Vérone, Saint-Zénon, façade
Fig. 19. Natalis, Christ en Majesté porté par deux archanges, ca. 1140, Autry-Issards (Allier), Sainte-Trinité, tympan occidental

Références

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