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La garantie de l'ordre constitutionnel et démocratique suédois. L'inaction juridique face au dynamisme politique

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Annuaire international de justice constitutionnelle, XXXIII-2017

Laurent LÉOTHIER

*

« Judikaliseringen av det politiska livet i så gott som hela västvärlden är […] en av de absolut tydligaste politiska tendenserna i vår tid »1 Souvent dépeinte comme l’une des démocraties les plus parfaites au monde, la Suède n’en demeure pas moins un État dans lequel l’ordre constitutionnel est soumis à peu de garanties juridictionnelles. Étrange curiosité que la norme instaurant le fonctionnement démocratique du royaume et concrétisant un nombre important de droits et libertés visant à son plein exercice, soit si peu protégée des potentielles atteintes des pouvoirs publics. Jusqu’en 1964, la Constitution suédoise2

n’a pas de juge. Seuls les pouvoirs politiques sont compétents pour l’interpréter et veiller à sa bonne application. Ce n’est qu’après une série de controverses doctrinales3

et des années d’hésitations jurisprudentielles au sujet du contrôle de constitutionnalité (lagprövning) des lois et des actes administratifs que la Cour suprême (Högsta Domstolen), organe judiciaire le plus important du pays en ait accepté le principe dans un arrêt de 19644. Ce contrôle est formellement inscrit dans

la Regeringsform (RF) par la révision constitutionnelle de 1979 au paragraphe 14 du chapitre 115. À partir de cette date, la garantie du maintien de l’ordre

* Doctorant contractuelle, Aix-Marseille Univ, Université de Toulon, Univ. Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF, Aix-en-Provence, France

1 « La juridisation de la vie politique dans presque tout le monde occidental […] est l’une des tendances politiques les plus claires de notre temps », J. NEGERLIUS, « Maktdelning och politikens judikalisering », in E. AMNÅ (dir.), Löser juridiken demokratins problem? » SOU 1999 :58, p. 55.

2 Précision sémantique : le terme « Constitution » (Grundlag) renvoie en Suède à plusieurs textes. La

Regeringsform (litt. « Forme du gouvernement ») en est l’élément principal et regroupe l’ensemble

des règles concernant l’organisation et les rapports entre les pouvoirs publics. Les trois autres composantes de la Constitution sont la Loi de succession au trône (Successionsordningen), la Loi sur la liberté de la presse (Tryckfrihetsförordningen) et la Loi fondamentale sur la liberté d’expression (Yttrandefrihetsgrundlagen). Le règlement du Parlement (Riksdagsordningen) ne fait plus partie de la

Constitution depuis la révision de 1991.

3 La controverse la plus célèbre est celle ayant opposé deux professeurs de droit de renom, Gustaf Pétren et Östen Undén (également ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de la Justice). Au cours de l’année 1956, les deux professeurs se sont opposés par articles interposés dans la plus célèbre revue juridique du pays Svensk Juristtidning (SvJT). Gustaf Pétren défendait l’idée que les tribunaux du royaume pouvaient, à l’instar de ceux des États-Unis, écarter une loi qu’ils jugeraient contraire à la Constitution (v. Gustaf PÉTREN, « Domstols lagprövningrätt », SvJT, 1956, p. 500-509). À l’inverse, le ministre des Affaires étrangères estimait que les tribunaux n’avaient pas reçu cette compétence de la part des constituants et qu’un tel pouvoir s’opposerait au principe de séparation des pouvoirs (v. Östen UNDÉN, « Några ord om domstolskontroll över lagars grundlagsenlighent », SvJT, 1956, p. 260-263).

4 NJA, 1964 s.471. L’abréviation NJA renvoie au Nytt Juridiskt Arkiv sorte de Journal officiel

suédois, mais ne concernant que les décisions de justice. Le « s. » suivi d’un numéro renvoie à la section où figure la décision en question.

5 « Si un tribunal ou un autre organe public considère qu’une norme contrevient à une loi fondamentale ou à une autre norme supérieure ou qu’une norme a été adoptée en négligeant gravement la procédure prévue, cette norme ne sera pas appliquée. Cependant, si la norme a été

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constitutionnel national et des principes démocratiques inscrits dans la norme fondamentale appartient désormais à l’ensemble des juges. Ce choix du pouvoir constituant en 1979 apparaît comme généreux en ne réservant pas le contrôle de constitutionnalité à un juge en particulier. Pourtant, malgré cette inscription du contrôle de constitutionnalité sous la forme du Judicial Review dans la Regeringsform, les juges restent très réfractaires à son utilisation au nom de la souveraineté parlementaire6. Alors, comment expliquer qu’un des régimes les plus démocratiques

sur la planète résiste aux altérations sans intervention du juge ? Ce n’est sans compter le rôle très actif des parlementaires dans l’exercice du contrôle de constitutionnalité durant la procédure législative. La Suède fait donc ici quelque peu exception aux autres États d’Europe continentale en maintenant principalement le contrôle de la garantie des dispositions de la Constitution dans les mains de ceux qui seraient le plus à même de ne pas les respecter pour des motifs politiques. Cet état de fait vient donc éclairer le sous-titre de cette contribution. L’inaction juridique renvoie donc à l’attitude très frileuse des magistrats qui pourtant investis de prérogatives leur permettant d’écarter une loi qu’ils jugeraient contraire aux normes fondamentales, préfèrent la plupart du temps éviter de trancher un problème de conformité de la loi par rapport à la Constitution. Ceci explique donc le dynamisme politique dont font œuvre les parlementaires au moment de la confection de la loi pour garantir, quand ils le jugent nécessaire, la conformité de l’acte qu’ils adoptent au texte qui leur confère leurs prérogatives. L’interprétation des parlementaires lors de ce contrôle de constitutionnalité a priori peut, mais cela est loin d’être systématique, être de nouveau questionné devant les juges et peut être, encore plus rarement, remis en cause.

Aussi, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la garantie du fonctionnement démocratique de l’État suédois quitte la sphère du juge constitutionnel pour s’insérer dans la sphère parlementaire ?

Si le contrôle de constitutionnalité exercé par les parlementaires précède de plusieurs décennies le contrôle exercé par les magistrats, celui-ci se retrouve que très peu concurrencé par le contrôle offert aux tribunaux à partir de 1979. Cette progression historique s’explique par l’hostilité, longtemps assumée, du constituant à consacrer le rôle du juge dans la garantie de l’ordre constitutionnel (I). Or, bien que textuellement consacré dans la norme fondamentale en 1979, l’exercice du contrôle de constitutionnalité des lois et des actes administratifs par les magistrats fait l’objet de fortes réticences autant chez les juges que chez les justiciables (II), confortant davantage le pouvoir législatif dans son rôle de défenseur du fonctionnement démocratique des institutions.

I.- L’hostilité du constituant à consacrer le rôle du juge dans la garantie de l’ordre constitutionnel et démocratique suédois

La consécration du contrôle de constitutionnalité exercé par les juges en Suède est une longue histoire. Pendant plusieurs décennies, l’attachement à la souveraineté parlementaire et le rôle croissant des commissions du Parlement peuvent expliquer la réticence du constituant (A). Or si son inscription dans la Regeringsform en 1979 est la reconnaissance incontestable du pouvoir du juge de sanctionner la Loi sur la base de la Constitution, celle-ci ne s’est pas accompagnée

adoptée par le Riksdag ou par le Gouvernement, elle ne sera pas appliquée seulement si l’erreur est évidente » (version en vigueur en 1979).

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d’un élan en faveur du constitutionnalisme. Les constituants ayant en effet choisi de verrouiller le contrôle des magistrats au stade de l’erreur manifeste d’appréciation (B).

A.- La réticence historique du pouvoir politique envers l’extérioration du contrôle de constitutionnalité

Le terme « extérioration » renvoie ici à l’exercice du contrôle de constitutionnalité par des acteurs différents des parlementaires, en d’autres termes, par les juges. Dès la mise en place du régime et du gouvernement parlementaires par la Regeringsform de 1809, la Suède a placé la loi au cœur de l’édifice réglementaire du royaume7. Celle-ci devait donc servir à organiser les rapports au sein de la société et également à garantir les droits et libertés indispensables à l’exercice de la démocratie. Selon la conception politique du pays, le Parlement est le plus à même à garantir l’État de droit. Il faut avouer que le Riksdag occupe plutôt bien son rôle à travers le contrôle qu’il opère par le biais de la Commission de la Constitution (Konstitutionsutskottet), organe le plus puissant du Parlement suédois8. L’influence de

cette dernière n’a cessé de grandir au fil des législatures. Son existence était déjà constitutionnalisée sous l’empire de la Regeringsform de 18099, depuis lors abrogée

par celle de 1974, et ses fonctions emblématiques étaient également établies10. Elle était chargée de proposer ou recevoir les propositions relatives aux changements dans les lois fondamentales et d’examiner les procès-verbaux du gouvernement11. La

révision constitutionnelle de 1866 lui accorde le droit de donner son avis sur les projets de révision12 de la norme fondamentale. La Forme de gouvernement de 1974 a renforcé sa position de contrôle. Elle a symboliquement inscrit la Commission au chapitre 1213 relatif au contrôle. Sa première fonction est de contrôler les actes du

gouvernement et la manière dont les ministres exercent leurs fonctions14. Elle

détient à ce titre des prérogatives très entendues et jouit d’une large indépendance vis-à-vis du gouvernement15. La présidence de la Commission est, à ce titre, confiée à un membre de l’opposition et sa représentation reflète celle du Parlement. Ainsi l’indépendance et la compétence de ses membres16 laissent supposer que le contrôle

exercé par cet organe parlementaire offre des garanties « juridiques et non politiques »17. Il est d’ailleurs intéressant de noter de manière anecdotique que

l’architecture de cette Commission s’inspire très fortement de celle d’une salle d’audience d’un tribunal. Les parlementaires étant placés derrière un imposant bureau surélevé, les membres du gouvernement ou les personnes auditionnées étant, quant à eux, placés en face en contre-bas.

7 L’article 87 RF de 1809 consacre la loi comme la première source du droit du royaume.

8 S. CARLSSON, « From Four Estates to Two Chambers: The Riksdag in a period of transition, 1809-1921 », in M.F. METCALF, The Riksdag: A history of the swedish parliament, New York, St. Martin’s Press, 1987, p. 176.

9 Art. 53 RF 1809.

10 E. HÅSTAD, The Parliament of Sweden, Londres, Millbank, 1957, p. 88.

11 Art. 53 RF 1809.

12 Art. 53, RF 1809 révisée. La Commission rend des « rapports » (trad. litt. « betänkande »).

13 Celui-ci est devenu le chapitre 13 par l’effet de la révision de 2010 (2010:1408).

14 Chap. 12, § 1 RF.

15 L’indépendance de la Commission existe aussi vis-à-vis des groupes parlementaires. Aucun président de groupe ni de parti politique n’y siège, exception faite de la cheffe de file parlementaire du Parti de Gauche (Vänsterpartiet) pour la législature actuelle.

16 La plupart des membres siégeant à la Commission sont diplômés de droit.

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L’existence d’un tel contrôle qui s’exerce systématiquement lorsque la Commission de la Constitution est saisie justifie à lui seul l’hostilité des parlementaires à offrir aux tribunaux la capacité de pouvoir remettre en cause les actes du Parlement. Jusqu’en 1964, quelques juges du fond18 s’étaient reconnu la capacité de pouvoir écarter une loi ou un acte administratif qu’ils jugeaient contraire à la Constitution du royaume. Mais cela demeurait anecdotique. Le législateur prend conscience de la révolution juridique qui est en train de s’opérer lorsque la Cour suprême en 196419 reconnaît, à son tour, l’existence du contrôle de constitutionnalité. Le constituant se décide finalement à franchir le pas, non sans contestation, en 1979 pour encadrer l’exercice du lagprövning par les magistrats.

B.- L’encadrement rigoureux du contrôle exercé par le juge sur les actes parlementaires

En consacrant constitutionnellement le contrôle de constitutionnalité exercé par les magistrats du pays, le constituant consacre également une limite importante à ce contrôle. Le lagprövning ne peut valablement donner lieu à une sanction de la loi si sa contrariété avec la Constitution est « évidente » (uppenbart) selon le texte constitutionnel20. Le contrôle des magistrats se voit donc limiter dans son intensité.

Les constituants reprennent ici la jurisprudence des juges du fond confirmée par la Cour suprême en 1964. Dès le début des années 1950, certains juges considèrent que le contrôle de constitutionnalité qu’ils peuvent exercer à l’encontre d’une loi ou d’un acte édictés par le gouvernement doit se limiter à l’existence d’une erreur manifeste21, sans quoi l’existence d’un tel contrôle remettrait en cause le fonctionnement démocratique du pays.

Le projet de loi déposé par le ministère de la Justice au Riksdag au cours de l’année 1978 proposait de reprendre la limite que les juges s’étaient eux-mêmes fixée afin de ne pas contrarier la jurisprudence établie depuis lors et rassurer, par la même occasion, des parlementaires plutôt hostiles à l’existence d’un contrôle de constitutionnalité exercé par les cours et tribunaux du pays. Pourtant, la Commission de la Constitution proposait un contrôle davantage restreint qui consacrerait un pouvoir de dernier mot au Parlement. Dans son rapport de 197822, la Commission préconisait la mise en place d’une procédure de renvoi. Lorsqu’un tribunal constaterait qu’une loi méconnaît une ou plusieurs dispositions de la Constitution, la Commission devrait être saisie par le juge afin de trancher la question de la conformité de la loi. Si elle estimait que la norme en cause ne méconnaissait pas la norme fondamentale, rien ne justifierait que le juge l’écarte durant le litige. Si au contraire, elle estimait en contradiction, elle encouragerait le Parlement à la réviser pour la mettre en conformité avec les dispositions constitutionnelles23. Cette proposition est finalement écartée et le compromis proposé par le gouvernement est adopté. Toutefois, la barrière de l’erreur manifeste (ou « évidente ») ne concerne que les lois et les actes administratifs (trad. litt.

18 V. notamment NJA, 1951, s.39.

19 NJA, 1964 s.471.

20 Chap. 14, § 11 RF : « […] si la norme a été adoptée par le Riksdag ou par le Gouvernement, elle ne sera pas appliquée seulement si l’erreur est évidente. »

21 NJA, 1951, s.39.

22 KU 1978/79 :39.

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« ordonnances24 ») du gouvernement. Les actes des collectivités infra-étatiques et

autres administrations sont soumis quant à eux, à un contrôle plein25.

Afin de ne pas froisser la souveraineté du Parlement, le constituant signifie dans son projet de loi que le contrôle des tribunaux demeure facultatif26. Aussi, même si un justiciable soulève un argument d’inconstitutionnalité, le juge reste libre de l’écarter. Ce choix d’un contrôle facultatif exercé de manière diffuse par l’ensemble des magistrats du pays s’explique par l’hostilité générale des partis politiques représentés au Parlement27 d’instaurer une Cour constitutionnelle chargée expressément d’analyser l’ensemble les litiges liés à la conformité de la loi à la norme fondamentale.

Aussi, malgré un encadrement strict de l’entendu du contrôle du juge, on serait amené à penser que les magistrats, entraînés par la jurisprudence de la Cour suprême et la constitutionnalisation du lagprövning exploitent avec toute l’amplitude qui leur est offerte le contrôle de constitutionnalité. Or cela est sans compter sur la prudence toujours renouvelée du juge, désormais juge constitutionnel, dans l’exercice de ses nouvelles attributions.

II.- Une prudence toujours renouvelée dans l’exercice par le juge de son rôle de gardien de l’ordre constitutionnel et démocratique suédois

On pourrait croire que la décision de la Cour suprême de 1964 et la constitutionnalisation en 1979 du lagprövning aient entraîné un mouvement de développement du contrôle de constitutionnalité chez les juges suédois. Or l’impopularité de ce celui-ci tant chez les magistrats que chez les avocats en raison de facteurs historiques, conduit le juge à exercer de manière très prudente son contrôle (A). Face à cette mise en retrait des autorités judiciaires, le contrôle exercé par les autorités du Riksdag s’en retrouve revivifié, dépassant très largement les conditions d’exercice du lagprövning (B).

A.- La réserve maintenue des magistrats et des justiciables envers l’exercice du lagprövning par les tribunaux

Bien que son autorité soit assurée par un contrôle juridictionnel depuis 1979, la Constitution suédoise (tant la Regeringsform que les autres composantes) conserve une dimension plutôt politique28. Chez les juges, comme chez les avocats, il n’existe

pas véritablement de tradition « constitutionnelle » (ce droit n’étant d’ailleurs pas enseigné dans les facultés du pays). Aussi, lorsqu’un avocat serait tenté d’invoquer les dispositions de la Constitution à l’appui de sa démonstration pour faire écarter une loi ou un acte administratif qu’il considère comme contraire à la norme fondamentale, il se ravise souvent. En effet, « avec le temps, cette loi fondamentale a […] perdu de plus en plus sa valeur juridique, au point que l’idée même d’invoquer la “Forme du gouvernement” dans les plaidoiries devant les juges n’était pas considérée comme sérieuse parmi les juristes : il est même arrivé que ceux qui se sont

24 En suédois : « förodning ».

25 O. WINKLUND, « The Reception Process un Sweden and Norway », in H. KELLER, S. SWEET, A

Europe of Rights: The impact of the ECHR on National Legal Systems, Oxford, Oxford Scholarship,

2008, p. 171

26 Prop. 1975/76 :209, p. 93.

27 J. NERGELIUS, Konstitutionellt rättighetsskydd, Stockholm, Norstedts Juridik, 1996, p. 584.

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quand même servis d’arguments constitutionnels soient qualifiés de “fous” ou de “professionnels en panne d’arguments juridiques sérieux”29. »

Au-delà même des questions de réputation qui peuvent se poser concernant le lagprövning, la matière susceptible de donner lieu à un tel contrôle est assez rare. Les questions concernant le respect des droits fondamentaux sont rarement tranchées par le juge, bien que les parties au procès les invoquent assez souvent en soutien de leurs prétentions30. Les magistrats préfèrent donc trancher le litige sans avoir à

prendre position sur les questions de conformité des lois et des règlements du pays au texte constitutionnel, voire conventionnel. Bien qu’aujourd’hui les justiciables ont plutôt tendance à invoquer la CESDH durant leur procès plutôt que la Constitution, les juges du fond et les autorités administratives refusent presque systématiquement31 de faire usage du contrôle de constitutionnalité et du contrôle de conventionnalité. Le Cour suprême et la Cour suprême administrative (Högsta förvaltningsdomstolen) écartent rarement une loi ou un règlement en raison de sa contrariété avec la Constitution ou la CESDH32. Si la Suède n’a pas manifesté un

enthousiasme particulier à l’égard du contrôle de constitutionnalité, elle n’a également pas une tradition du contrôle de conventionnalité basé sur les dispositions de la Convention européenne. En effet, bien que celle-ci ait été ratifiée en 195133,

elle n’a pu dûment être invoquée devant les tribunaux qu’après son intégration totale dans le droit suédois, quarante ans plus tard34, soit au début de l’année 1995. L’aspect dualiste de l’État suédois ne permettait pas aux justiciables d’invoquer directement la Convention devant les tribunaux sans que celle-ci ait fait l’objet d’une transposition dans le droit national. Le caractère dualiste du royaume n’est pas inscrit dans la Regeringsform de 1974 et il est demeuré incertain jusqu’au milieu des années 1970. En 1973, puis en 1974, la Cour suprême35 et la Cour suprême

administrative36 rendirent deux jugements, qualifiés par la doctrine de « jugements

de transformation » (transformerings-domarna)37, concernant la faculté d’invoquer

directement la CESDH dans un procès. Les deux Cours ont répondu que seule une loi suédoise pouvait être invoquée lors d’un litige, consacrant ainsi le régime dualiste de l’État suédois.

La frilosité des avocats à invoquer une disposition constitutionnelle, voire conventionnelle, durant un litige est latente. Mais les magistrats tiennent également leur part de responsabilité dans le sous-développement du lagprövning. Si la barrière de l’erreur « évidente » a pendant longtemps été un obstacle à l’essor de leur contrôle, la disparition de celle-ci au profit de la règle de « l’attention particulière » (särskilt beaktas) inscrite dans la Constitution en 2010 n’a pas entraîné un mouvement en faveur de ce contrôle. Comme il est de tradition en Suède, un comité de travail sur la réforme de la Constitution (Grundlasutredningen) est institué en 2005 par le gouvernement afin de préparer une réforme de la norme fondamentale visant, entre autres, à rendre le contrôle de constitutionnalité plus attractif. Les travaux de

29 Ibid., p. 336.

30 O. WINKLUND, « The Reception Process un Sweden and Norway », in H. KELLER, S. SWEET, A

Europe of Rights: The impact of the ECHR on National Legal Systems, Oxford, Oxford Scholarship,

2008, p. 176. 31 Ibid. 32 Ibid. 33 Prop. 1951 : 165. 34 Loi 1994 : 1219. 35 NJA 1973 s.423. 36 RÅ 1974 ref. 121.

37 U. BERNITZ, « Swedish Report », in La naissance d’un ordre constitutionnel européen. L’interaction du

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celui-ci ont conduit à la réécriture partielle de l’art. 11 du chapitre 14. Le nouvel article dispose désormais « [qu’]une attention particulière doit être accordée au fait que le Riksdag est le principal représentant du peuple et que la Constitution est hiérarchiquement supérieure à la loi ». L’étau autour du juge s’est donc desserré. Les magistrats ne doivent plus, selon les nouvelles dispositions, que conserver une certaine déférence à l’égard de la loi, mais plus des règlements. Les tribunaux sont donc amenés à opérer une certaine conciliation entre l’intérêt du particulier et l’intérêt de la nation. Cet acte de générosité du constituant en 2010 n’a toutefois pas conduit à l’essor – peut-être espéré – du lagprövning devant les cours et tribunaux, sans doute puisque la Commission de la Constitution du Riksdag reste très active.

B.- Le maintien d’un activisme prononcé en faveur de la garantie politique de l’ordre constitutionnel et démocratique

Malgré le développement de l’intensité du contrôle de constitutionnalité exercé par le juge, l’utilisation du lagprövining par les tribunaux reste très anecdotique38. À l’inverse le contrôle effectué par le Riksdag s’est considérablement

renforcé afin de garantir la suprématie de la Constitution – et surtout d’assurer le respect des droits fondamentaux – sans porter atteinte à la séparation des pouvoirs. La Konstitutionsutskottet (KU), organe le plus prestigieux du Parlement suédois39, a vu ses compétences augmenter avec la révision constitutionnelle de 2010, en parallèle de l’étendue du contrôle du juge. Depuis cette révision, tout parlementaire peut saisir la Commission au titre du contrôle de l’action du gouvernement40. En parallèle

de cette fonction, la Commission de la Constitution a repris sa compétence de contrôle en matière constitutionnelle41. Depuis 1974, elle est obligatoirement saisie

de tout projet de révision de la Regeringsform et du règlement du Parlement (Riksdagsordningen)42 ainsi que de tous les projets de loi concernant un ensemble vaste

de droits fondamentaux43, à savoir la liberté d’expression et la liberté d’information (les deux piliers des droits fondamentaux suédois)44, la liberté de réunion, la liberté de manifestation, la liberté d’association et la liberté religieuse. Une révision du règlement du Parlement45 (RO) est venue élargir la liste46. La Commission de la

Constitution connaît également de l’ensemble des projets de loi s’inscrivant dans le droit constitutionnel et administratif et concernant la législation sur la radio, la télévision et le cinéma. Mais également des projets de loi sur la presse (la liberté de la presse étant le troisième pilier du droit constitutionnel suédois), les partis politiques, le Parlement et les autorités sous son contrôle, l’administration des comtés et les divisions administratives, la libre administration locale et les actions menées contre les députés. Ce contrôle de conformité du projet de loi aux normes

38 Une vingtaine de cas ont été soulevés devant la Cour suprême depuis 1979. Le dernier remonte à 2015. La Cour a écarté une disposition d’une loi visant à autoriser la confiscation d’image ou de bien par les pouvoirs publics pour éviter leur diffusion (NJA, 2015, s.298).

39 S. CARLSSON, « From Four Estates to Two Chambers: The Riksdag in a period of transition, 1809-1921 », in M.F. METCALF, The Riksdag: A history of the swedish parliament, op. cit., p. 176.

40 Chap. 13, §2 RF.

41 La Commission n’a pas abandonné sa compétence en matière de contrôle de constitutionnalité. Elle s’était d’ailleurs particulièrement investie lors de la révision de 1979 pour que le contrôle juridictionnel soit réduit à l’erreur manifeste d’appréciation (rapport KU 1978/79:39).

42 Chap. 7, § 8 RO.

43 Chap. 2, § 1 RF.

44 J. NERGELIUS, Svensk statsrätt, 3e

éd., Lund, Studentlitteratur, 2014, p. 251.

45 Riksdagsordningen.

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constitutionnelles est obligatoire47. Lorsque la Commission constate une irrégularité,

si celle-ci n’est pas rétablie, le projet de loi ne peut être débattu en séance48. En plus

de se prononcer sur la conformité sur le fond du projet de loi aux normes constitutionnelles, la Commission est aussi la garante des règles constitutionnelles de procédure. Elle vérifie que la procédure de révision de la Regeringsform est respectée par le gouvernement et peut même, depuis 2010, maîtriser les délais de révision49. Enfin, elle est garante de certains aspects de la procédure parlementaire.

Elle intervient en cas de désaccord entre le président du Parlement (Talmannen) et la chambre sur le respect de la Regeringsform et du règlement du Riksdag par une question écrite d’un parlementaire au gouvernement50. Elle intervient également en

cas de désaccord au sujet des interpellations du gouvernement51. Elle estime si

celle-ci respecte la condition posée par la Constitution52 à savoir qu’elle s’inscrit dans le ou les domaines de compétences du ministre concerné. En somme, le lagprövning donne lieu à une décision de justice par an, voire davantage, le contrôle de la Commission de la Constitution s’exerce, quant à lui, plusieurs fois par semaine. Finalement en matière de garantie de l’ordre démocratique suédois, le juge semble avoir perdu la partie au profit du pouvoir politique. Or si jusqu’ici le contrôle du Parlement a permis d’assurer, voire de développer, le fonctionnement de l’État de droit et démocratique, qu’en sera-t-il si l’impératif constitutionnel auquel doit obéir la Commission est perverti par le jeu des partis politiques ? La question de l’instauration d’une Cour constitutionnelle autonome n’est peut-être donc pas à exclure. Le pragmatisme et le consensualisme suédois aboutiront certainement à une solution de compromis si la nécessité se fait sentir.

47 Chap. 2, § 22 al. 3 RF. 48 Chap. 11, § 19 RO. 49 Chap. 8, § 14 RF. 50 Chap. 8, § 6 RO. 51 Chap. 8, § 8 RO. 52 Chap. 12 § 5 RF.

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