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Groupes d'intétêts

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CHAPITRE 9 : Groupes d’intérêts Frédéric VARONE et Steven EICHENBERGER

Université de Genève Version du 17 février 2020

Introduction

L’influence des lobbies sur les institutions et les processus de décision politiques retient souvent l’attention de la presse et des citoyens. Plusieurs cas fortement médiatisés attestent des liens parfois très étroits, voire des éventuels conflits d’intérêt, qui existent entre élus politiques et hauts fonctionnaires, d’une part, et entreprises privées et groupes d’intérêts, d’autre part. Ces liens sont généralement décriés car ils laissent à penser que les groupes d’intérêt ont une influence décisive sur le comportement des élus et de l’administration publique et, par-là, sur le contenu substantiel des politiques publiques adoptées et mises en œuvre.

Le recrutement, en été 2016, de José Manuel Barroso comme conseiller de la banque d’affaires Goldman Sachs a suscité un tollé médiatique et une vague d’indignation publique. Comment l’ancien Président de la Commission européenne pouvait-il décemment, après avoir imposé des mesures d’économie drastiques à plusieurs états-membres de l’Union européenne et soutenu l’assainissement des banques privées par des fonds publics, rejoindre ce géant américain de la finance dont les agissements avaient contribué à déclencher la crise de 2008 ? Quels intérêts l’ancien Président de la commission européenne servait-t-il donc : l’intérêt public des citoyennes et citoyens européens ou les intérêts privés du secteur financier ? Et comment se comporterait-il ensuite, en tant que lobbyiste avisé de Goldman Sachs, auprès des institutions européennes où il bénéficierait d’un accès privilégié et d’un réseau d’anciens collègues et subordonnés?

La reconversion professionnelle de José Manuel Barroso dans le secteur bancaire privé, domaine que la Commission européenne régulait, a été vilipendé plus fortement que le chemin inverse qu’avait parcouru, en son temps, Mario Draghi. Pour mémoire, ce dernier avait directement quitté la Vice- Présidence de la branche européenne de la même Goldman Sachs pour devenir successivement Gouverneur de la Banque d’Italie, puis Président de la Banque centrale européenne. Ces transferts du régulateur vers les régulés (cas Barroso), ou vice-versa (cas Draghi), sont qualifiés de « revolving door » par les auteurs anglo-saxons (Gormley, 1979). Ce phénomène de « porte tournante » semble demeurer limité au niveau européen (Coen, Vannoni, 2016); mais il instille tout de même un sérieux doute quant à l’indépendance des acteurs publics vis-à-vis des groupes d’intérêt et entreprises privées et quant au risque d’une « capture » des administrations publiques et agences de régulation sectorielles par les entreprises et les groupes d’intérêt dont, théoriquement du moins, elles contrôlent et infléchissent le comportement (Dal Bó, 2006 ; Stigler, 1971).

Dans un autre registre, moins personnalisé que celui du « Barroso gate », les médias se sont aussi fait l’écho de cas d’influence massive de lobbyistes auprès des parlements, des gouvernements et des administrations publiques dans les domaines de la santé ou de la protection de l’environnement (par ex. autorisation des OGM agro-alimentaires, sortie du nucléaire ou protection des animaux).

Citons, à titre d’exemple emblématique, l’impact décisif du groupe allemand Bayer, qui a racheté la firme américaine Monsanto, sur le revirement soudain de l’Allemagne par rapport à l’autorisation en Europe du glyphosate, l’ingrédient actif de l’herbicide Roundup produit par Monsanto. Les représentants politiques allemands ont en effet pesé de tout leur poids pour que, en novembre 2017,

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l’Union européenne ré-autorise pendant cinq ans l’utilisation du glyphosate. Et ce, contre l’avis et la très forte mobilisation de multiples associations de protection de l’environnement (par ex. Friends of the Earth), de la santé (par ex. Ligue contre le cancer) et des consommateurs (par ex. Foodwatch) ainsi que de certaines organisations agricoles (par ex. la Confédération paysanne). Ces associations, qui incarnent des groupes d’intérêt public, s’étaient farouchement opposées à une autorisation du glyphosate, y compris en soutenant une initiative européenne citoyenne intitulée « Stop glyphosate ». Lancée par Greenpeace notamment, et munie de plus d’un million de signatures individuelles provenant de 22 Etats-membres de l’Union européenne, cette initiative européenne citoyenne demandait d’introduire une interdiction du glyphosate. Les initiateurs ont eu certes l’opportunité de présenter leurs revendications lors d’une audition publique au Parlement européen, ainsi que devant la Commission européenne. Mais cette dernière a finalement balayé leur demande en décembre 2017.

Le combat politique autour de cet enjeu très conflictuel, qui oppose divers groupes d’intérêt pro- versus anti-glyphosate, ne s’est pas arrêté pour autant. Après avoir connu plusieurs échecs dans les arènes gouvernementale, parlementaire et de démocratie directe, les citoyens et groupes d’intérêt public investissent d’autres arènes institutionnelles pour faire entendre leurs revendications. Suivant une stratégie de « judiciarisation » (Commaille, Dumoulin, 2009), ils demandent aux tribunaux de trancher leur litige avec l’industriel Bayer-Monsanto quant à la dimension cancérigène ou non du Roundup, et à la nécessité ou non de l’interdire, en application du principe de précaution.

La brève présentation de ces situations concrètes dans lesquelles les lobbies se mobilisent, avec plus ou moins de succès, démontre la pertinence de se pencher sur les groupes d’intérêt comme un des acteurs influençant la fabrique des politiques publiques (voir par ex. Grossman, Saurugger, 2012 ; Hassenteufel, 2008 ; Michel, 2010 ; Offerlé, 1998). Ce chapitre vise à répondre aux questions suivantes : Qu’est-ce qu’un groupe d’intérêt ? Quels types de groupes d’intérêt sont mobilisés dans les systèmes politiques ? Quelle stratégie d’influence politique développent-ils et avec quel succès ? En plus de résumer la littérature existante sur ces trois questions centrales, ce chapitre discute aussi quelques développements sur les liens entre groupes d’intérêt et partis politiques, ainsi que sur les défis que pose l’internationalisation des politiques publiques aux groupes d’intérêt.

Partie 1. Fondements 1. - Définitions des groupes d’intérêts

Nous définissons un groupe d’intérêt comme une organisation d’une partie de la société qui vise à défendre les intérêts (matériels) de ses membres et/ou à promouvoir la cause idéale (axiologique) du groupe dans l’espace public et à influencer les politiques publiques, mais sans assumer de mandat électif.

Cette définition recouvre une grande variété d’organisations comme par exemple des associations patronales, des syndicats ouvriers, des organisations non gouvernementales actives dans le domaine humanitaire ou des groupes religieux. Ces différentes organisations sont considérées comme des groupes d’intérêt dès lors qu’elles affichent quatre éléments constitutifs.

(1) Un groupe d’intérêt est constitué de membres, qui peuvent être individuels (par ex. une association professionnelle de médecins de famille) ou collectifs (par ex. une association sectorielle d’exploitations agricoles bio). Cette première caractéristique des groupes d’intérêt permet de les distinguer des entreprises privées qui peuvent également faire du lobbying

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politique pour défendre leurs propres intérêts, mais qui n’ont pas de membres à proprement parler.

(2) Un groupe d’intérêt est ensuite une organisation structurée qui peut prendre différentes formes juridiques (par ex. association, fondation ou coopérative). Ce deuxième élément est aussi essentiel, car il signifie que les mouvements sociaux qui n’ont pas de structures formelles et pérennes (par ex. des mouvements sporadiques de contestation comme les gilets jaunes en France) n’entrent pas dans notre acceptation des groupes d’intérêts.

(3) Un groupe d’intérêt doit chercher à influencer la formation de l’opinion publique, les processus décisionnels et le contenu substantiel des politiques publiques. Il met en œuvre différentes stratégies pour accéder aux décideurs politiques et influencer leurs décisions. Si une organisation est bel et bien composée de membres, mais qu’elle ne cherche pas à influencer la sphère politique, voire à adopter des statuts qui spécifient explicitement son apolitisme (par ex. une association locale de sportifs amateurs), alors elle ne saurait être considérée ici comme un groupe d’intérêt (Meynaud, 1960 : 8).

(4) Un groupe d’intérêt ne cherche pas à assumer de mandat électif auprès des pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire. Contrairement aux partis politiques, dont il se distingue sur cet aspect fondamental, un groupe d’intérêt ne participe pas directement à la compétition électorale ; même s’il peut soutenir, y compris financièrement, certains candidats, partis et campagnes électorales ou référendaires. Cette dernière caractéristique implique que, pour essayer d’influencer les politiques publiques, un groupe d’intérêt doit forcément avoir accès aux élus (parlementaires, ministres du gouvernement), aux juges ou aux hauts fonctionnaires qui prennent des décisions de politiques publiques.

Les quatre dimensions de cette définition suggèrent que les dirigeants d’un groupe d’intérêt poursuivent deux objectifs : d’une part, assurer la survie organisationnelle de leur groupe et, d’autre part, influencer les politiques publiques pour que ces dernières servent les intérêts matériels de leurs membres ou la cause idéale défendue par leur groupe (Berkhout, 2013 ; Hudon, Yates, 2008 ; Lowery, 2007 ; Schmitter, Streeck, 1999 ; Solberg, Waltenburg, 2006).

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Groupe d’intérêt, lobby et think tank

Par rapport à la définition d’un groupe d’intérêt que nous avons formulée ci-dessus, le terme de

« lobby » (soit le vestibule ou le couloir en français) est généralement utilisé avec un sens plus étroit.

Le lobbying fait ainsi référence aux activités des groupes d’intérêt dont les représentants arpentent les couloirs, vestibules ou autres salons feutrés du parlement, ainsi que ceux des grands hôtels dans lesquels séjournent les parlementaires, afin de rencontrer les élus, en toute discrétion et de manière informelle. Historiquement, le terme de lobby désigne ces antichambres du pouvoir parlementaire.

Aujourd’hui, le phénomène du lobbying est associé à tous les répertoires d’action que mobilisent les groupes d’intérêt dans le cadre de leur stratégie (dite interne) d’influence qui mise sur des relations directes et privilégiées avec les décideurs politiques.

Quant aux « think tanks » (soit les laboratoires ou les réservoirs d’idées en français), ils se distinguent des groupes d’intérêt par le fait que ces organisations, qui produisent avant tout des analyses et expertises pour éclairer le débat public sur une politique publique, ne sont pas censées promouvoir un intérêt défini ou une cause particulière. Au contraire, ils visent à garder une autonomie intellectuelle et une indépendance financière par rapport aux partis politiques et aux groupes d’intérêt. Dans les faits, nombres d’organisations qui se présentent comme des réservoirs d’idées affichent de fait une idéologie bien marquée et collaborent étroitement avec des groupes d’intérêt (par ex. Fondation André Renard proche des syndicats socialiste belges, Avenir Suisse proche des milieux patronaux suisses) ou des partis politique (par ex. Fondation Friedrich Ebert proche du parti social-démocrate allemand, Bow Group proche du parti conservateur anglais). On parle alors de

« Advocacy think tanks » (Kelstrup, 2016).

2. - Logique organisationnelle et logique d’influence

La logique organisationnelle et la logique d’influence qui sous-tendent les actions des groupes d’intérêt vont souvent de pair. Augmenter le nombre de membres assure non seulement plus de ressources (par ex. au travers des cotisations ou du travail bénévolat des membres) mais aussi une meilleure représentativité au groupe et, par-là, une crédibilité renforcée auprès des décideurs politiques. Ainsi, une organisation syndicale aura vraisemblablement plus de poids politique, et donc de succès potentiel dans la réalisation de ses revendications, si elle compte un taux élevé d’adhérents au sein d’une branche économique. Vice versa, un groupe qui parvient à influencer de manière décisive une politique publique, et qui le fait dûment savoir (« credit claiming » en anglais), peut escompter un accroissement du nombre de nouveaux membres, car le groupe a fait la preuve de son utilité pour défendre leurs intérêts. Jankowski et Brown (1995) argumentent toutefois que le « succès politique » entraîne une augmentation des membres uniquement si le groupe est en mesure de se substituer à l’État dans la fourniture de la prestation ou du programme politique que le groupe a obtenu grâce à son lobbying. Ces auteurs font référence aux pays néocorporatistes dans lesquels les syndicats gèrent les assurances chômage (en Belgique par exemple).

Mais il se peut aussi que les deux logiques (organisationnelle et d’influence) ne se renforcent pas forcément l’une l’autre. Un groupe d’intérêt peut exercer une influence politique certaine, en participant à un groupe d’experts chargé d’élaborer un avant-projet législatif ou en fournissant de manière confidentielle des informations aux parlementaires siégeant dans la commission législative compétente. Le cas échéant, il est actif politiquement sans aucune visibilité externe, donc sans effet d’appel direct pour attirer de nouveaux membres. Ce primat de la logique d’influence est certainement possible quand un groupe d’intérêt se compose d’ores et déjà de presque tous les membres potentiels (Holyoke, 2003) et n’a pas de groupes concurrents, en compétition directe avec

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lui pour convaincre et attirer les mêmes membres, dans son champ d’action (par ex. élaboration de normes techniques par une association professionnelle d’ingénieurs).

A contrario, un groupe d’intérêt peut délibérément fixer une priorité sur sa pérennisation et son renforcement organisationnels, et poursuivre des actions politiques dont il sait pertinemment qu’elles n’ont aucune chance de succès, mais dont l’objectif premier est de mobiliser ses membres. Par exemple, un groupe défendant des minorités sexuelles (LGBTQ+) soutient une manifestation de rue ou participe à la collecte de signatures pour lancer une initiative citoyenne sur un accès non- discriminatoire à l’adoption d’enfants par des couples non-hétérosexuels. Ces activités de base (« grassroots mobilization » en anglais; Hojnacki, Kimball, 1999) permettent aux membres du groupe de participer directement à la mobilisation collective et d’en retirer une satisfaction d’ordre personnel même si la politique publique de l’adoption n’est pas modifiée (voir Giugni, 2019 : 12-19 pour un résumé de l’approche psychosociologique de la mobilisation). L’activation, la motivation et la socialisation des membres priment ici sur l’objectif d’influence politique.

3. - Types de groupes

Si tous les groupes d’intérêt ont en commun de devoir combiner logique organisationnelle et logique d’influence, tous ne font pas face aux mêmes défis, de par la nature même de leurs membres et des intérêts et causes qu’ils défendent. Pour en rendre compte, il est utile de différencier entre plusieurs types de groupes d’intérêt.

Parmi les nombreuses typologies, qui ont été élaborées sur la base d’un ou plusieurs critères de classement (par ex. types de membres, d’intérêts, de ressources, de répertoires d’action, etc.), nous retenons cinq grandes catégories de groupes d’intérêt qui sont généralement appliquées dans les analyses empiriques comparatives en Europe (Binderkrantz et al., 2015).

(1) Les associations économiques ou patronales réunissent des chefs d’entreprises, au niveau d’un secteur économique particulier (par ex. la chimie, la construction ou les banques), voire au niveau faîtier de l’économie privée dans son ensemble. Ces groupes promeuvent généralement les intérêts privés et matériels de leurs membres.

(2) Les organisations syndicales défendent quant à elles les intérêts des salariés au sein des entreprises, au niveau sectoriel (par ex. convention de branche) ainsi que dans les négociations tripartites avec les employeurs et l’Etat (par ex. systèmes de retraite, établissement d’un salaire minimal).

(3) Les organisations professionnelles regroupent des personnes exerçant le même métier, notamment des professions libérales comme par exemple les médecins, les architectes ou les avocats. Elles régulent souvent la formation, l’accès à la profession ainsi que les normes de qualité et les règles déontologiques en vigueur dans leur domaine respectif.

(4) Les groupes d’intérêt public ou à but idéal sont ouverts à l’ensemble de la population. Leurs membres y adhérent pour soutenir une cause idéaliste qui dépasse leurs intérêts propres et qui est censée bénéficier à l’ensemble de la société, y compris à un niveau global. Les champs d’action couverts concernent, entre autres, la protection de l’environnement et le développement durable (Greenpeace, Fonds mondial pour la nature), l’aide humanitaire, le soutien aux migrants et la solidarité Nord-Sud, ou le pacifisme.

(5) Les organisations catégorielles ou à caractère identitaire défendent les intérêts d’une catégorie particulière de la population, catégorie qui peut toutefois être très large. Citons par exemple les organisations féministes, les associations de défense des consommateurs, des locataires, des personnes âgées, des personnes handicapées ou de communautés religieuses.

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Ces cinq catégories de groupes d’intérêt sont applicables dans différents systèmes politique et à travers le temps. Elles sont donc utiles pour identifier (l’évolution de) la composition de la population des groupes d’intérêt actifs dans un domaine de politique publique ou dans un pays, ainsi que le (changement du) degré de pluralisme dans la représentation des intérêts (cf. section 4 ci-dessous).

Ces catégories permettent aussi de montrer que tous les groupes n’ont pas la même capacité à se constituer, à mobiliser leurs membres et à assurer leur survie organisationnelle. Les travaux fondateurs de Mancur Olson (1987) sur la « logique de l’action collective » ont montré que la formation même d’un groupe d’intérêt peut plus relever du paradoxe que de l’évidence. On ne saurait tenir pour acquis que des individus ayant des intérêts communs s’organisent spontanément en groupe d’intérêt pour les défendre. En effet, si les individus sont des êtres rationnels et cherchent à augmenter leur bien-être matériel, alors ils ne seront pas forcément motivés à supporter une partie des coûts liés à la constitution et à l’action politique d’un groupe d’intérêt. Au contraire, les individus rationnels peuvent être tentés de « resquiller » (« free-riding » en anglais): ils escomptent pouvoir bénéficier des (éventuels) effets positifs de l’action politique d’un groupe (par ex. l’adoption d’une politique publique favorable à leurs propres intérêts) sans devenir membre de ce groupe et donc sans devoir investir une partie de leurs ressources personnelles (argent, temps, expertise, etc.) pour l’action collective du groupe. De fait, si une majorité des membres potentiels d’un groupe se comportent ainsi, donc en passagers clandestins calculateurs, alors le groupe d’intérêt ne sera jamais constitué ou, à tout le moins, ne survivra pas longtemps. L’existence d’un intérêt commun conduira ici à une inaction collective. Ce problème majeur d’action collective affecte tout particulièrement les grands groupes qui défendent des causes idéales sur le long terme, typiquement les groupes d’intérêt public (cf. catégorie 4 de la typologie présentée ci-dessus).

En résumé, et à la suite des auteurs pluralistes classiques (Bentley, 1949 ; Truman, 1958 ; Verba, 1972), Mancur Olson (1987 : 29) admet bien évidemment que sans intérêt commun il n’y a pas de groupe. Mais il rajoute que l’existence même d’un intérêt commun n’est pas une condition suffisante pour expliquer l’émergence spontanée d’un groupe d’intérêt, comme le postule trop rapidement l’approche pluraliste. Pour qu’un groupe d’intérêt se constitue et perdure, il faut que le groupe offre à ses membres des bénéfices dits sélectifs, dont seuls les membres peuvent profiter (par ex. une certification professionnelle des membres, un système d’assurance mutuelle, des formations continues, un soutien juridique et un service de conseils, des publications internes, etc.). L’offre de ces incitations sélectives, réservées aux seuls membres, facilite l’adhésion des membres et donc la création et la consolidation de l’organisation. Le tableau suivant présente les différents biens et services qu’un groupe peut fournir, à ses membres et à toute la collectivité.

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Tableau 1 : Types de bénéfices pour les membres et la collectivité Bénéfices offerts par les

groupes d'intérêt

Etendue des bénéfices Sélectifs

(réservés aux seuls membres du groupe)

Collectifs

(offerts aussi aux non-membres)

Types de bénéfices

Matériels (y c.

financiers)

Assurance mutuelle, formation interne, soutien juridique aux membres, publications internes

Contenu substantiel de la politique publique (objectifs et instruments) De solidarité et

idéologique

Satisfaction personnelle et reconnaissance sociale qui

découlent de la

participation aux activités du groupe

Processus

décisionnels plus inclusifs, défense des valeurs du

groupe dans

l'espace public 4. - Systèmes d’intermédiation des intérêts

Les groupes d’intérêt représentent un vecteur de représentation majeur dans un système démocratique. Ils offrent aux citoyennes et citoyens un moyen de s’impliquer directement et de manière ciblée dans la mise à l'agenda, l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. En même temps, les groupes d’intérêt peuvent aussi permettre aux autorités étatiques et aux partis politiques de structurer voire de façonner la multiplicité des intérêts présents dans toute société.

On distingue deux approches historiquement dominantes dans l’étude de ces interactions entre groupes d’intérêt et autorités étatiques. Le pluralisme, développé aux États-Unis dans les années 1950, met l’accent sur les groupes d’intérêt comme vecteurs de représentation. Le néocorporatisme, développé en Europe continentale dans les années 1970, considère les groupes d’intérêts à la fois comme vecteurs de représentation et de structuration des intérêts. Dans les paragraphes suivants, nous résumons les principaux enseignements de ces deux approches avant d’aborder les développements théoriques et empiriques plus récents concernant les systèmes d’intermédiations des intérêts.

Le pluralisme est parfois présenté comme une théorie du politique au sens large. L’idée de base est que les choix politiques résultent d'un champ de tensions entre différentes forces « groupées » au sein d’une société. Il faut ainsi s’imaginer un processus itératif de mobilisations et de contre- mobilisations qui ne s’arrête que lorsqu’un équilibre entre différents groupes s’installe (Truman, 1958). Il s’agit d’une vision assez mécaniste du politique, selon laquelle quelconque « perturbation » au sein d’une société (par ex. le néolibéralisme et la globalisation financière) conduit quasi automatiquement à la formation d’un groupe d’intérêt qui essaie de se défendre contre cette perturbation (par ex. groupe altermondialiste). Les partis politiques sont alors relégués à une simple instance de contrôle (Latham, 1952). Le mérite des premiers auteurs pluralistes réside dans l’élargissement du regard des politologues à des acteurs qui n’occupent pas un rôle formellement politique.

Cependant, le postulat à la base de cette approche, soit la mobilisation spontanée des groupes d’intérêt suite à une remise en question de leur « pré carré », s’avère risqué. Bien avant que Mancur Olson (1965) ne formule sa critique du pluralisme en termes strictement formels et en s’appuyant sur la théorie du choix rationnel, Elmer Eric Schattschneider (1960 : 30-35) émet une critique virulente de la supposée pluralité des intérêts représentés dans le système pluraliste par excellence, c’est-à-dire les États-Unis. En étudiant l’annuaire des groupes d’intérêt actifs dans la représentation des intérêts à

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Washington, il constate une très forte présence des associations patronales. Il ouvre ainsi la porte à une longue tradition d’études se penchant sur les (registres officiels de) groupes actifs lors de l’élaboration des politiques publiques. Même en l’absence d’un concept théorique et normatif de ce que serait un annuaire « bien équilibré », Schattschneider observe empiriquement une surreprésentation des associations patronales. A cette occasion, il introduit aussi la distinction fondamentale entre groupes d’intérêt public, qui défendent une cause partagée par une large partie de la population, et groupes d’intérêt ne défendant que l’intérêt d’une petite minorité. Cette distinction, même si elle est parfois difficilement opérationnelle, sous-tend la quasi-totalité des typologies de groupes d’intérêt encore en usage aujourd’hui. Pour Schattschneider, seules les organisations avec une véritable aspiration majoritaire, c'est-à-dire les partis politiques (dans un système politique majoritaire comme celui des Etats-Unis), peuvent être garants de l’intérêt public.

Aux États-Unis, le pluralisme est donc assez rapidement remis question quant à son caractère véritablement pluraliste, et donc démocratique.

De l’autre côté de l’Atlantique, l’approche pluraliste ne parvient jamais à s’imposer. En Europe continentale, les chercheurs constatent que les échanges entre les autorités politiques et les groupes d’intérêt sont plus institutionnalisés et, surtout, limités à un nombre restreint de grandes associations faîtières de l’économie. Dans de nombreux pays européens (dont l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse, les pays scandinaves et le Benelux), ces faîtières patronales et syndicales détiennent un monopole de représentation. Elles peuvent prétendre représenter l’ensemble des salarié-e-s et des entreprises du pays. Le caractère à la fois hiérarchique et pyramidale des associations permet aux dirigeants de discipliner leurs membres et de les contraindre à accepter des positions politiques qui ne sont pas forcément dans l’intérêt, du moins immédiat, des membres. En contrepartie, les décideurs politiques accordent un accès privilégié aux associations faîtières de l’économie. On parle dès lors de groupes d’intérêt bénéficiant d’un statut « quasi-public ». Cet octroi d’un accès privilégié aux associations faîtières et leur participation directe à l’élaboration (négociée) des politiques publiques renforcent le monopole de représentation des associations faîtières. En même temps l’accès privilégié a également un certain coût. En effet, les associations faîtières doivent souvent imposer une certaine modération à leurs membres. En conséquence, les groupes d’intérêt ne s'avèrent pas qu’un simple vecteur de représentation des intérêts, mais également un outil sur lequel peuvent s’appuyer les autorités étatiques afin de structurer et réguler les intérêts présents au sein d’une société, avant même qu’ils n’entrent en interaction avec les décideurs politiques. Dans les systèmes néocorporatistes, l’Etat joue alors un rôle bien plus actif dans la gestion des conflits sociaux que dans les systèmes pluralistes.

La théorie néocorporatiste se développe à partir du milieu des années 1970s, lorsque les économies occidentales font face à la « stagflation », funeste combinaison d’un recul économique et d'une augmentation générale des prix. Le néocorporatisme se présente alors comme un outil efficace pour briser la spirale inflationniste : associer les faîtières syndicales à l’élaboration de la politique économique permet d’imposer une certaine retenue salariale aux employé-e-s. Les premiers auteurs du néocorporatisme insistent également sur le caractère démocratique du néocorporatisme. Il est souligné que ce sont les institutions démocratiques qui octroient un statut semi-public aux associations faîtières, même si, par la suite, elles peuvent largement se retirer des négociations néocorporatistes entre Etats et association d'intérêts.

Il faut souligner que le néocorporatisme représente une vive critique de l’idéal pluraliste, ou même un « assaut » contre ce dernier, selon les termes utilités par Schmitter (1989). Pour Schmitter (1974 : 109-110), le néocorporatisme est intimement lié au capitalisme moderne, qui a besoin

« d’incorporer les classes subordonnées » et de les associer plus étroitement à l’élaboration des politiques publiques. Le néocorporatisme ne représente donc pas simplement une différente manière

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d’agréger les intérêts; il n’est pas un équivalent fonctionnel du pluralisme. Il fait partie intégrante d’un Etat démocratique qui fonctionne avant tout comme un « garant indispensable » du capitalisme. Dit autrement, le néocorporatisme sert certains intérêts plus que d’autres.

Le tournant néolibéral des années 1980s annonce la fin du néocorporatisme. La libéralisation des échanges économiques et le transfert du pouvoir vers des instances inter- ou supranationales (par ex.

Organisation mondiale du commerce, Union européenne) rend la gestion nationale de la politique économique moins efficace, et donc la coordination de l’économie nationale à travers les structures de négociation néocorporatistes moins utile. À cela s’ajoute l’avènement du post-matérialisme et l’environnementalisme au sein de la société civile. Les associations économiques semblent de moins en moins en mesure d’agréger (tous) les intérêts présents au sein d’une société. Dans la majorité des pays néocorporatistes, on peut effectivement observer un déclin dans l’adhésion des salarié-e-s aux syndicats (Crepaz, 1994). D’autres auteurs mettent en avant qu’une médiatisation accrue du processus décisionnel rend les négociations néocorporatistes, qui se déroulent souvent derrière des portes closes, plus difficiles en raison du regard méfiant que portent les membres sur les agissements de leurs dirigeants (Häusermann et al., 2004). Le débat n’est cependant pas entièrement clos. En effet, Molina et Rhodes (2002) évoquent la possibilité qu’un nouvel « échange politique » (soir l'accès au processus décisionnel en retour du consentement des membres) pourrait se développer dans d’autres domaines que la politique économique, par exemple en matière de protection de l'environnement. On pourra alors parler d’un « nouveau néocorporatisme » (Streeck, 2006).

On observe aujourd'hui une pluralisation des groupes d’intérêt participant aux processus décisionnels dans les pays (anciennement) néocorporatistes (Binderkrantz et al., 2015 ; Fraussen, Beyers, 2016 ; Gava et al., 2017). Autrement dit, les groupes d’intérêt public sont de plus en plus présents dans les arènes clés de la formulation des politiques publiques (par ex. membres désignés dans les commissions d'experts au niveau pré-parlementaire, lobbying auprès des parlementaires siégeant dans les commissions législatives, etc.). Les associations économiques bénéficient toujours d’un meilleur accès à l’administration publique que les groupes d’intérêt public, mais cela semble dû à des choix stratégiques : les groupes d’intérêt public se concentrent en effet sur les arènes publiques (voir ci-dessous). Souvent, on tente de capter le degré auquel un système démocratique correspond à l’idéaltype néocorporatiste en mesurant les « taux de couvertures » des grandes associations économiques (par ex. Siaroff, 1999; voir encadré ci-dessous). Cependant, cette approche ne permet pas de tenir compte de la multiplication des vecteurs de représentation des citoyennes et citoyens, qui peuvent être à la fois membres d’un syndicat et d’une association environnementale, tout en travaillant pour une entreprise membre d’une association patronale. Les appartenances organisationnelles et allégeances des citoyennes et citoyens sont donc multiples, et les monopoles de représentation des groupes d’intérêt rares.

La remise en question de la domination voire du monopole de représentation des associations économiques a modifié la représentation des intérêts dans les systèmes néocorporatistes. On note également le développement de stratégies d’influence qui permettent aux groupes d’intérêt d’être présents dans toutes les arènes importantes (voir section suivante).

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Finalement, notons que les régimes de régulation du lobbying sont de plus en plus nombreux (Holman, Luneburg, 2012) et visent une transparence accrue des activités des groupes d’intérêt à l’aide de mesures plus ou moins contraignantes, mais veillant à ne pas entraver la liberté d’expression (Brun, Tremblay, 2006). Dans certains pays, le lobbying n’est sujet à quasiment aucune réglementation (par ex. en Suisse et en Allemagne). En effet, dans des pays de tradition néocorporatiste, la régulation des activités des groupes d’intérêt vise en premier lieu leur participation active à l’élaboration des politiques publiques plutôt qu’une transparence accrue (Greenwood, Thomas, 1998). Dans d’autres pays, le législateur mise sur des mesures volontaires, dont en particulier une déclaration facultative dans un « registre » de lobbying (par ex. au niveau de l'Union européenne). Dans les régimes de régulation les plus interventionnistes (par ex. aux États- Unis, au Canada ou au Québec) il existe souvent une obligation de déclaration des activités de lobbying, voire même des sommes dépensées, auprès de toutes les branches du gouvernement (administration, parlement, judiciaire) ainsi que lors des élections (les fameux « Political Action

Degré de néocorporatisme selon les pays

Siaroff (1999) souligne que le néocorporatisme englobe plusieurs dimensions complémentaires: le terme fait à la fois référence à (1) un système de représentation des intérêts hiérarchisé et pyramidal permettant aux associations faîtières de garantir la non-contestation des politiques publiques par leurs membres et, ainsi, de s’engager dans un « échange politique » avec les autorités publiques; (2) une concertation permanente et institutionnalisée des faîtières de l’économie qui cristallise et renforce cet échange politique; (3) une prise de décision consensuelle;

et (4) des négociations salariales centralisées au niveau national. Siaroff montre que les différentes classifications de pays proposées dans la littérature, en fonction de leur degré respectif de néocorporatisme ne convergent pas forcément, surtout parce qu’elles ne se concentrent pas toujours sur les mêmes dimensions du phénomène. Néanmoins, un accord semble exister en ce qui concerne les pays recensés dans le tableau ci-dessous. Les chiffres synthétisent les scores obtenus selon les 23 différentes classifications analysées par Siaroff.

Degré de néocorporati sme

Pays (1) Système

de

représentatio n

(2)

Concertation (3) Consensu s

(4)

Négociations salariales centralisées

Fort Autriche 5 5 5 5

Norvège 4.917 5 4.8 4.5

Suède 4.808 4.67 4.4 4.5

Modéré Pays-Bas 4.269 3 4.2 3.25

Danemark 3.583 4.17 2.80 4.25

Allemagne 3.308 2.67 4.60 3.75

Finlande 3.458 3.83 2.20 4.25

Belgique 2.750 3.50 2.60 3.00

Faible Irlande 2.050 1.50 2.00 2.25

Australie 1.375 2.50 1.50 2.50

Grande Bretagne

1.577 2.67 1.20 1.75

Italie 1.583 1.00 1.20 2.25

Pluraliste Canada 1.100 1.00 1.40 1.00

États-Unis 1.100 1.00 1.40 1.10

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Committees » dans le contexte étatsunien). À cela s’ajoutent également l’obligation de rendre publiques les informations contenues dans le registre et des dispositions visant à limiter le phénomène des « portes tournantes » (Chari et al., 2007). Cependant, force est de constater que même des régimes plutôt stricts peinent à vraiment rendre le phénomène du lobbying plus transparent (Thomas, LaPira, 2017 ; Yates, 2018). En effet, les « lobbyistes de l’ombre » (« shadow lobbyists » en anglais) qui n’entrent pas directement en contact avec les décideurs politiques sont souvent exempts de l’obligation de s’inscrire dans les registres officiels de lobbying.

5. - Stratégies d’influence

Afin d’étudier les différentes composantes des stratégies d’influence développées par les groupes d’intérêt, on peut les situer dans le long processus qui s’étend de la constitution initiale d’un groupe à son influence avérée sur le contenu final d’une politique publique. Le tableau 2 distingue quatre grandes étapes de cette « chaîne d’influence » et les choix stratégiques que les groupes opèrent à chaque étape. Gardons toutefois à l’esprit que ces quatre étapes sont étroitement imbriquées les unes avec les autres, avec des effets de rétroactions nombreux (Lowery, Gray, 2004).

Tableau 2 : Etapes dans la chaîne d’influence des groupes Etapes du « processus

d’influence »

Questions de

recherche

Choix stratégiques pour les groupes Constitution des

groupes et contrôle de l’agenda politique

Quels groupes sont capables de se mobiliser et sur quels enjeux?

Offre de bénéfices sélectifs aux membres ?

Enjeux prioritaires ?

Maintien du statu quo ou changement comme objectif visé?

Compétition entre groupes pour l’accès au processus de décision

Quels groupes ont un accès privilégié dans quelles arènes?

Stratégie interne ou externe ?

Spécialisation dans une arène ou mobilisation dans plusieurs arènes?

Echanges entre

groupes et décideurs politiques

Quels répertoires d’action sont utilisés par quels groupes?

Ressources disponibles?

Coalitions avec d’autres groupes et/ou avec les partis politiques ?

Effets sur les

politiques publiques

Quels groupes

gagnent versus

perdent?

Degré de réalisation des préférences du groupe?

Degré d’influence sur le (résultat du) processus décisionnel?

La première étape de la chaîne d’influence débute avec la constitution du groupe, le passage d’un groupe « latent » à un groupe « manifeste » n’allant pas de soi, comme l’a démontré Mancur Olson (1987). Quels bénéfices offrir aux membres potentiels (voir Tableau 1 ci-dessus) est l’une des questions majeures que se posent les leaders du groupe. A ce stade également, un choix stratégique consiste à déterminer sur quels enjeux le groupe va se mobiliser et si le groupe cherche à maintenir le statu quo ou, au contraire, à promouvoir un changement de la politique publique concernée.

Baumgartner et al. (2009) montrent que l’activité de veille et de suivi de l’agenda politique est considérée comme très importante par les groupes d’intérêts actifs auprès du Congrès américain (voir Nownes et Freeman (1998) pour un constat similaire au niveau des Etats américains). De fait, une politique publique reste le plus souvent stable, avec une faible saillance politique. Les groupes

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qui défendent le statu quo ou qui, tout au plus, soutiennent des évolutions incrémentales cherchent à garder le contrôle sur « leur » politique publique. Ils constituent ainsi de véritables « monopoles de politique publique » en cadrant le débat selon leurs propres intérêts et en le canalisant dans une arène institutionnelle qui est favorable à leur cause. Ces groupes occupent souvent une position de niche (Baumgartner, Leech, 2001 ; Browne, 1990 ; Gray, Lowery, 1996 ; Halpin, 2011) et suivent une stratégie de confinement (Gilbert, Henry, 2012). Concrètement, ils visent à maintenir le statu quo en s’opposant à tout changement paradigmatique de la politique publique (« veto players » en anglais;

Tsebelis, 2002).

Ces longues périodes de stabilité d’une politique publique sont toutefois interrompues par des épisodes très conflictuels, lors desquels de nouveaux groupes d’intérêt tentent de modifier le contenu de la politique publique (Baumgartner, Jones, 1993, 2002 ; Jones, 2005). Ces challengers œuvrent comme entrepreneurs de politique publique (« policy entrepeneurs » en anglais;

Kingdon, 2003) pour introduire des changements majeurs. Pour ce faire, ils proposent un nouveau cadrage de la politique publique (« framing » en anglais; Schön, Rein, 1994), déplacent les débats dans d’autres arènes institutionnelles (« venue shopping » en anglais; Pralle 2010) et augmentent le degré de conflictualité pour impliquer des acteurs politiques, y compris les partis, et les médias qui ne se soucient normalement pas de la politique en question. Si cette stratégie de publicisation et de confrontation est opérante (« conflict expansion » en anglais; Schattschneider, 1960), alors potentiellement beaucoup de groupes d’intérêt peuvent aussi prendre le train en marche (« bandwagoning » en anglais; Baumgartner, Leech, 2001 ; Halpin, 2011) et participer aux processus de réforme de la politique publique, même si la politique n’avait pas été définie comme une priorité pour eux.

L’exemple de la régulation de l’amiante en France illustre bien cette opposition entre stratégie de confinement qu’appliquent les groupes (pro statu quo) espérant rester les seuls « propriétaires » de l’enjeu (« issue ownership » en anglais; Petrocik, 1996), versus la stratégie d’expansion du conflit que développent des groupes rivaux (pro changement) souhaitant se réapproprier la politique en question.

Confinement versus expansion du conflit : le cas de l’amiante en France

« Le choix d’utiliser l’amiante pendant plusieurs décennies pour ses qualités alors que son caractère cancérogène est connu – choix résumé dans la notion d’ « usage contrôlé de l’amiante » - a été élaboré (…) dans des instances ayant une faible visibilité sociale, réunissant des acteurs intervenant habituellement dans ces domaines (organisations syndicales, représentants des employeurs, représentants de l’administration et scientifiques) et ne cherchant pas à attirer l’attention du public sur leur travail routinier d’arbitrage. Ce choix résulte d’un travail de construction du compromis entre des dimensions du problème impossibles à hiérarchiser les unes par rapport aux autres (santé des travailleurs, viabilité d’un secteur d’activité) et entrant en contradiction avec les dimensions publiquement assumées des politiques publiques chargées de garantir la protection des populations.

(…) ».

Suite à la mobilisation des associations de victimes et à la publicisation de la question de l’amiante sous forme de scandale dès 1995, « (…) des compromis qui faisaient l’objet d’une acceptation tacite dans des espaces confinés deviennent totalement inacceptables, voire indicibles, dans l’espace public. (…) (Ils) sont très vites dénoncés comme des compromissions et le Comité permanent amiante qui avait rassemblé les principaux artisans de cette politique durant plus de dix ans est immédiatement réduit à sa seule dimension de lobby industriel. » (Gilbert, Henry, 2012 : 49-50)

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La deuxième étape de la chaîne d’influence concerne les stratégies qui sont élaborées et mises en œuvre par les groupes d’intérêt pour maintenir le statu quo ou induire un changement de politique publique. Le choix des arènes décisionnelles qui sont ciblées par les groupes permet de distinguer les stratégies internes et externes (« insiders versus outsiders » strategy en anglais; Binderkrantz, 2005 ; Dür, Mateo, 2013 ; Kriesi et al., 2007 ; Maloney et al., 1994 ; Weiler, Brändli, 2015).

Les premières stratégies, dites internes, se focalisent principalement sur les arènes exécutive et parlementaire. Les groupes d’intérêt tentent de bénéficier d’un accès direct, et si possible discret, aux hauts fonctionnaires, cabinets ministériels ou groupes d’experts qui conçoivent les politiques publiques et formulent les avant-projets législatifs, ainsi qu’aux parlementaires qui auditionnent les parties concernées, débattent puis adoptent les textes législatifs. Accéder à ces arènes n’est pas une évidence, puisque des gardiens propres à chaque arène (« gatekeepers » en anglais; Binderkrantz, Pedersen, 2017) peuvent accorder ou refuser un droit d’entrée aux groupes d’intérêt demandeurs.

Par exemple, les représentants des groupes doivent être nommés par le gouvernement dans des comités d’experts (Christiansen et al., 2018 ; Fraussen et al., 2015), consultés par des commissions législatives parlementaires lors d’auditions formelles ou accrédités pour effectuer leur lobbying (Eichenberger, Mach, 2017). En un mot, les groupes qui suivent une stratégie interne cherchent à se créer un statut de partenaire privilégié, voire d’initié (« insiders » en anglais), pour influencer de manière directe les décideurs politiques. Il est admis que les associations économiques sont clairement à leur avantage dans cet exercice quand elles parviennent à accéder à l’arène exécutive au sein de laquelle la saillance des enjeux reste faible et que le débat est de nature plus technique que politique (Culpepper, 2011).

Les secondes stratégies, dites externes, font quant à elles référence aux multiples activités que mènent les groupes dans des arènes plus ouvertes et transparentes, comme les médias, les tribunaux ou la démocratie directe. Il est souvent postulé qu’alerter l’opinion publique par voie de presse, porter un cas devant les juges ou lancer une initiative populaire représentent des solutions de repli pour les groupes qui se sont vu refuser l’accès direct aux arènes exécutive ou parlementaire (Cortner, 1968 ; Hansford, 2004 ; Olson, 1990). Ces stratégies de médiatisation, de judiciarisation et de recours au scrutin populaire (dans les systèmes politiques où cette règle institutionnelle est ancrée, comme en Suisse ou dans plusieurs Etats américains dont l'Oregon et la Californie en particulier) demeurent plus indirectes et moins exclusives. En effet, elles consistent à mettre sous pression les décideurs avec lesquels les groupes n’ont pas pu établir de lien direct privilégié.

L’exemple de l’initiative citoyenne européenne « Stop glyphosate », qui a été présentée en introduction de ce chapitre, illustre parfaitement le recours à cette stratégie externe par des groupes défendant la cause des consommateurs et protecteurs de l’environnement. L’encadré ci-dessous, qui résume le succès d’une initiative suisse pour contrôler les salaires des patrons privés, indique aussi qu’une telle stratégie externe peut être couronnée de succès.

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Stratégie d’influence externe : succès de l’initiative « Peuple contre les arnaqueurs » en Suisse Suite à la faillite de la compagnie aérienne « Swissair » (2001), véritable joyau national, la rémunération des dirigeants d’entreprises devient un enjeu politique très saillant en Suisse. Nombre d'articles de presse et d’interventions parlementaires demandent une révision du droit des sociétés anonymes allant dans le sens d’une transparence voire d’un contrôle des rémunérations des dirigeants d’entreprises.

Le Conseil Fédéral (CF, le gouvernement suisse), en adhérant largement aux conclusions d’un groupe de travail « Gouvernement d’entreprise » – réunissant exclusivement des professeurs spécialisés dans le droit des sociétés anonymes ainsi que des représentants des milieux patronaux – propose donc de rendre obligatoire la déclaration des salaires perçus par chaque membre du conseil d’administration.

Mais cette proposition du CF s’applique uniquement aux entreprises cotées en bourse et ne prévoit qu’une déclaration sommaire du volume de paie accordé à l’ensemble des membres de la direction (qui ne sont pas à confondre avec les membres du conseil d’administration). En revanche, la proposition du CF n'introduit aucune mesure visant à limiter la hauteur du volume de paie ou alors à introduire un droit de contrôle accordé aux actionnaires d’une entreprise (« say-on-pay » en anglais).

L’insatisfaction à l’égard des propositions du CF et du parlement pousse un parlementaire, qui lui- même avait été lésé lors de la débâcle de Swissair, à créer un groupe d’intérêt « Le peuple contre les arnaqueurs » (« Volk gegen Abzockerei » en allemand) et à lancer une initiative populaire. Celle-ci propose l’introduction d’un vote obligatoire de l’assemblée générale d’une entreprise sur la somme globale des rémunérations du conseil d’administration et de la direction. L’initiative veut également interdire les « parachutes dorés » (soit les indemnités de départs). L'initiative « Le peuple contre les arnaqueurs » peut compter sur l’aide du tabloïd avec la plus grande diffusion en Suisse alémanique, et d’autres groupes d'intérêt public comme Actares se rallient à la cause dans la partie francophone du pays.

Face à l’inaction du parlement et du gouvernement, le recours à l’initiative populaire constitue un formidable outil d’expansion du conflit dans le cadre d’une stratégie externe qui vise la mobilisation des citoyennes et citoyens largement acquis à la cause défendue. Malgré les gros efforts mis en place par les milieux patronaux pour contrer cette initiative populaire (selon certaines sources, economiesuisse, qui est la faîtière des grandes entreprises du pays, aurait dépensé plus que 8 millions de francs suisses lors de la campagne), l’initiative populaire est largement acceptée par le peuple suisse le 3 mars 2013 et ce succès inattendu fait la une de la presse internationale.

Relevons que l’interprétation (fréquente dans la littérature) des stratégies externes comme un deuxième meilleur choix, ou un pis-aller, est remise en cause par les analyses empiriques.

Binderkrantz (2005 : 708-710) démontre ainsi, pour le cas du Danemark, que les groupes d’intérêt combinent souvent stratégies internes et externes, en fonction des séquences du processus décisionnel. Il s’agit donc d’étudier quels groupes combinent stratégies internes et externes, sont des acteurs présents dans plusieurs arènes (« multi-venue players » en anglais ; Varone, Gava, et al., 2018) et, de par cet accès cumulatif à plusieurs arènes, jouissent potentiellement d’une plus grande influence sur les politiques publiques (Binderkrantz, Pedersen, 2019 ; Boehmke et al., 2013 ; Pedersen et al., 2014).

La troisième étape, entamée dès qu’un groupe s’est assuré une place dans une arène institutionnelle, se caractérise par des relations d’échange entre ce groupe d’intérêt et les élites politico- administratives (Berkhout, 2013). En contrepartie de l’accès au processus décisionnel qui lui est

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accordé, le groupe fournit différentes ressources aux décideurs. Ces « biens d’accès » (« access goods » en anglais; Bouwen, 2002) recouvrent, par exemple, le financement d’un parti politique, une expertise technique sur un enjeu particulier, des informations quant à l’acceptabilité d’une politique publique par les membres du groupe voire par toute la population, ou encore des considérations tactiques sur le positionnement d’alliés ou ennemis potentiels lors du processus décisionnels (« legislative subsidy » en anglais; Hall, Deardorff, 2006).

Ces ressources sont toujours à interpréter dans une perspective relationnelle. Dit autrement, elles n’ont de valeur d’échange que si elles sont rares, donc pas offertes pas d’autres groupes concurrents, et que les décideurs politiques en sont dépendants pour prendre leurs décisions et mener leurs actions. Les études empiriques sur cette étape cherchent à identifier les échanges idéaux-typiques, en fonction des types de groupes et d’arènes concernés. Elles se sont focalisées sur les contributions financières que font les associations économiques ou professionnelles aux campagnes électorales d’élus parlementaires (« Political Action Committee » aux Etats-Unis; Brunell, 2005) ou lors de votations sur des initiatives populaires (Bowler, Hanneman, 2006), ou sur les avis de droit que rédigent les groupes défendant une cause idéale pour soutenir une partie lors de contentieux judiciaires (par ex. les « amicus briefs » déposés auprès des tribunaux américains; Box-Steffensmeier et al., 2013).

La National Rifle Association (NRA) aux Etats-Unis : contributeur de campagne et acteur-veto

« La NRA a été créée en 1871 par deux vétérans de la guerre civile soucieux d’améliorer l’usage des armes aux Etats-Unis. Son rôle devient plus politique à partir des années 1970 en s’opposant aux lois encadrant la détention d’armes à feu au nom de la défense du deuxième amendement à la Constitution et en se rapprochant du parti Républicain (dont elle soutient le candidat, Ronald Reagan, en 1980). Disposant de fonds importants (provenant des fabricants d’armes à feu et des clubs de tir, très nombreux aux Etats-Unis) et très active politiquement, la NRA finance essentiellement les candidats républicains (en 2016, 54 millions de dollars ont été versés dans le cadre de la campagne électorale, dont 10 millions à Donald Trump). De ce fait, elle est parvenue, dans les années 1990, à obtenir la fin de l’interdiction des fusils d’assaut et plus récemment à empêcher le renforcement du contrôle du port d’armes à feu (et la création d’une base de données sur les propriétaires), malgré plusieurs tentatives de Barack Obama à la suite des tueries de masse fortement médiatisées. Elle joue ainsi, dans le système politique américain, le rôle d’acteur-veto sur cet enjeu majeur de sécurité et de santé publique » (Crettiez et al., 2018).

Au-delà du choix stratégique de mobiliser et échanger telle ou telle ressource, les leaders d’un groupe se posent aussi la question de savoir si leur groupe doit conduire ses actions politiques seul, ou au contraire faire alliance avec d’autres groupes et participer à des coalitions ad hoc (Beyers, Braun, 2014 ; Gray, Lowery, 1998 ; Heaney, Lorenz, 2013 ; Mahoney, 2007). Œuvrer au sein d’une coalition de groupes permet de mutualiser les ressources et de signaler aux décideurs politiques que la position défendue par la coalition jouit d’un large soutien. Ces avantages ne se traduisent toutefois pas automatiquement en plus de succès et d’influence politique (Varone et al., 2016).

Au niveau de la quatrième étape, le regard des chercheurs se tourne précisément vers les effets tangibles des stratégies des groupes, mesurés en termes de succès et d’influence. Il s‘avère généralement très difficile, si ce n’est impossible, d’isoler l’influence propre d’un groupe spécifique sur le processus et le contenu d’une politique publique. Les effets directement imputables au

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lobbying d’un groupe particulier ne peuvent que rarement être parfaitement isolés d’autres facteurs comme les impacts des activités des autres groupes mobilisés, qu’ils soient alliés ou ennemis.

Dès lors, les études empiriques se limitent souvent à mesurer la réalisation des préférences (« preference attainment » en anglais; McKay, 2012) des groupes, soit leur succès. Concrètement, elles comparent le contenu final de la politique publique avec les positions défendues par un groupe pendant le processus décisionnel et, par cette comparaison, estiment si le groupe a été capable d’obtenir ce qu’il souhaitait (Bernhagen et al., 2014 ; Klüver, 2013). Par exemple, on peut recenser les remarques que formule un groupe sur un avant-projet de loi soumis à une consultation externe et voir ensuite si ces remarques ont été prises en compte dans le texte final du projet de loi. Si le texte final intègre les demandes de modifications exprimées par le groupe, alors celui-ci a eu du succès car il a réalisé ses préférences (McKay, 2012 ; Yackee, Yackee, 2006).

La grande question de recherche est de savoir quels groupes réalisent plus fréquemment que d’autres leurs préférences. L’hypothèse la plus intuitive postule que les groupes économiques, jouissant a priori de plus de ressources financières, en personnel et en expertise technique, affichent des taux de succès plus élevés que les groupes d’intérêt public défendant un idéal. Toutefois, les études empiriques ne tendent pas à valider cette hypothèse, aussi populaire soit-elle dans la littérature théorique. En effet, Frank Baumgartner et ses collègues montrent que, aux Etats-Unis, les ressources ne sont pas un facteur explicatif du succès des groupes, si des camps opposés (« policy sides » en anglais; Baumgartner et al., 2009) sont de force similaire et se neutralisent (Baumgartner et al., 2009 ; Hojnacki et al., 2015). En se focalisant sur le succès de groupes cherchant à influencer les politiques publiques menées par l’Union européenne, Dür et Marshall (2015) ont même suggéré que, à ressources égales, les groupes économiques perdent plus souvent que les groupes d’intérêt public.

D’autres études concluent quant à elles que les associations économiques ne sortent gagnantes qui si elles n’affichent aucune division interne (Pagliari, Young, 2016 ; Young, Pagliari, 2017). Le débat sur le succès des différents types de groupes n’est toutefois pas définitivement clos, surtout si l’on étudie le succès global des groupes, tout au long d’un processus décisionnel, plutôt que dans une arène particulière.

Afin de poursuivre l’analyse jusqu’au bout de la chaîne d’influence des groupes, il faut idéalement estimer les impacts du lobbying sur les processus décisionnels et le contenu substantiel des politiques publiques. La focale se déplace ici des activités des groupes vers le comportement des décideurs qui sont la cible (du lobbying) des groupes. Dit autrement, il s’agit de retrouver des traces d’une éventuelle influence des groupes sur la manière dont les hauts fonctionnaires et les élus politiques fabriquent les politiques publiques, de la mise à l’agenda à l’évaluation. Quelques études empiriques ont attesté empiriquement que si des parlementaires avaient des liens personnels avec des groupes d’intérêt similaires, alors ils agissaient de manière concertée lors des différentes étapes du cycle d’une politique publique. Ainsi, la probabilité que des parlementaires avec des profils de liens d’intérêt similaires cosignent des projets législatifs (Fischer et al., 2019) ou formulent des demandes d’évaluation d’une politique publique (Varone, Bundi, et al., 2018) est plus élevée que si les parlementaires ont développé des profils différents. Bien entendu, prouver définitivement que les liens établis entre décideurs et groupes d’intérêts sont le facteur-clé pour expliquer les comportements des parlementaires reste un défi méthodologique de taille.

Partie 2. Perspectives de développement

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Sans prétendre à l'exhaustivité, nous identifions ci-dessous quatre pistes de recherche prometteuses pour mieux cerner le rôle des groupes d'intérêt dans la fabrique des politiques publiques. Ces futurs champs d'investigation concernent les relations entre partis politiques et groupes d'intérêt, le pouvoir structurel des associations économiques, l'individualisation de l'engagement citoyen et ses potentiel impacts sur les groupes d'intérêt public, ainsi que les stratégies multiniveaux dans lesquels les groupes d'intérêt s'engagent de plus en plus fréquemment compte tenu de l'internationalisation des politiques publiques.

1. - Relations entre les groupes d’intérêt et les partis politiques

La distinction entre partis politiques et groupes d’intérêt, telle que nous l’avons discutée en début de chapitre semble, de prime abord, plutôt limpide. Contrairement aux partis politiques, les groupes d'intérêt ne veulent pas assumer de mandat électif. Dans les faits, par contre, la distinction entre ces deux acteurs majeurs de la vie politique n’est pas toujours aussi aisée. Souvent les groupes d’intérêt soutiennent explicitement les candidates et candidats appartenant à certains partis politiques lors des campagnes électorales. Une fois élus, les parlementaires s’appuient fortement sur l’expertise fournie par des représentants des groupes d’intérêt. Il arrive aussi que les parlementaires sont à la fois membres d’un parti et d’un ou plusieurs groupes d’intérêt.

Plusieurs systèmes politiques (entre autres, l’Allemagne, la Suisse et le Canada) ne prévoient aucune incompatibilité entre le mandat électif au sein du Parlement et l’adhésion à des groupes d’intérêt. La Suisse représente probablement un des cas les plus extrêmes. Les parlementaires suisses, qui sont faiblement professionnalisés en comparaison internationale (Pilotti et al., 2019), occupent souvent plusieurs postes de dirigeant-e-s des groupes d’intérêt, postes qui sont souvent plutôt bien rémunérés. Il est, par exemple, de coutume que le président de l’Union Syndicale Suisse, la faîtière nationale des syndicats, occupe également un poste au sein du Conseil National, la chambre basse du Parlement suisse. Il n’est alors pas toujours facile de savoir si l’on fait face au membre d’un parti ou au représentant d’un groupe d’intérêt.

Les relations entre partis politiques et groupes d’intérêt peuvent être abordées sous différents angles.

Alors qu’un parti peut partager une certaine affinité idéologique avec un groupe d’intérêt, cela n’implique pas forcément un réel échange d’information, ou alors même une utilisation commune des ressources. Le degré d’institutionnalisation de ces relations varie fortement selon les groupes et partis, mais il existe bien une tendance générale vers des relations moins institutionnalisées (Allern, 2010). Les partis et les groupes d’intérêt choisissent des arrangements plus souples, souvent en fonction des enjeux politiques. L’affiliation automatique des membres d’un groupe d’intérêt à un parti politique n’existe quasiment plus, tout comme les postes de direction entre partis et groupes d’intérêt se chevauchent de moins en moins. Selon l’hypothèse du parti « attrape-tout » (« catch-all party » en anglais; Kirchheimer, 1966), les partis ne veulent plus être associés à un électorat spécifique (par exemple les salarié-e-s) afin d’attraper un maximum d’électeurs dans une société qui a vu le clivage de classe s’atténuer. En outre, selon l’hypothèse du « parti cartellisé », les partis n’ont tout simplement plus besoin de s’ancrer dans un électorat particulier grâce à des subventions étatiques qui garantissent leur survie. Cependant, ces hypothèses accordent trop d’importance à des développement macro-sociétaux. Il a été démontré que les relations entre partis et groupes varient en fonction du système politique, des enjeux de politiques publiques ainsi que des ressources des groupes et du statut du parti (Christiansen, 2012 ; Marshall, 2015 ; Rasmussen, Lindeboom, 2013).

Les relations entre partis et groupes sont donc clairement plus thématisées, aujourd'hui, comme objet de recherche. Mais il faut constater que la plupart de ces travaux considèrent ces deux acteurs d’emblée comme séparés. Dans les travaux sur le lobbying, les parlementaires sont, par exemple,

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considérés comme étant les « cibles » des groupes d’intérêt. On présuppose l'existence d'un éventuel conflit de loyauté entre le parti et le groupe. Par conséquent, on étudie si un lien d'intérêt entre un groupe (économique) et un parlementaire explique pourquoi ce dernier vote parfois contre les mots d'ordre de son parti et/ou les intérêts des électeurs de son parti (Giger, Klüver, 2016). Mais si on retient le postulat inverse, à savoir qu’il existe souvent une forte congruence entre les buts des partis et ceux des groupes d'intérêt, alors ce qui peut paraître comme étant du lobbying relève plutôt d’un simple partage de travail entre deux organisations visant le même objectif, à savoir influencer les politiques publiques dans un certain sens. Empiriquement, il est très difficile de savoir quand le partage de travail s’arrête, respectivement quand le lobbying commence, et dans quelle direction va la causalité entre les deux. Si le parti et le groupe partagent le même but, ne serait-ce pas (aussi) une conséquence du lobbying?

2. - Le pouvoir structurel des associations économiques

Les analyses empiriques antérieures se focalisent principalement sur les activités politiques des groupes. Comme signalé dans la section 5 de ce chapitre, il s'avère déjà très compliqué de retracer toutes les stratégies (internes et externes) des groupes d'intérêt et, plus encore, les effets directement imputables à celles-ci sur le contenu substantiel des politiques publiques (par ex. statu quo versus changement) et sur la nature même du processus de décision (par ex. confinement versus expansion du conflit).

Les concepts de mobilisation politique, d’accès aux arènes institutionnelles, de stratégies d’influence et de succès des activités de lobbying font tous implicitement référence au pouvoir instrumental des groupes d’intérêt. Cette dimension du pouvoir est tout à fait pertinente pour l’analyse des politiques publiques, bien entendu. Elle ne doit toutefois pas faire oublier le fait que certains groupes disposent aussi d’un pouvoir structurel, en raison de leur importance comme acteur économique (par ex.

comme investisseurs de capital, employeur local ou contributeur fiscal) au sein d’un pays. Cette position structurellement forte fait que, même sans aucune action proactive des groupes d’intérêt, les décideurs politiques s’autocensurent dans l’adoption de politiques publiques qui iraient diamétralement à l’encontre des intérêts de ces groupes.

Par exemple, l’Etat peine à mettre à l’agenda et à adopter des réglementations qui limitent fortement le développement économique de grandes entreprises qui pourraient, si ces réglementations devenaient trop contraignantes, quitter le pays et délocaliser leur production. Anticipant ce type de réaction (potentielle), les décideurs politiques tendent dès lors à ne pas se confronter aux groupes d’intérêt avec un haut pouvoir structurel. L'exemple de la régulation du secteur bancaire après la crise de 2008 illustre parfaitement ce point.

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