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Elle venait d apparaître hors du bois. Elle courait. Elle courait vite. Elle courait avec grâce. Qui est-elle? C est la petite-fille de nos voisins

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Academic year: 2022

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Elle venait d’apparaître hors du bois. Elle courait.

Elle courait vite. Elle courait avec grâce.

– Qui est-elle ?

– C’est la petite-fille de nos voisins du village d’en haut, me répond mon grand-père ; elle vient tous les ans passer ses vacances chez ses grands-parents.

– Tu ne viens chez nous que pour quelques jours par an ; c’est pour cela que tu ne l’as jamais vue, ajoute ma grand-mère, prévenant ma question.

– Et puis, elle est toujours seule ; elle ne voit personne, reprend mon grand-père.

Dimanche vingt-huit juin 1964. Je suis venu, ainsi que l’a dit ma grand-mère, passer ici les premiers jours de mes vacances. Ensuite, j’irai chez des camarades d’école, chez d’autres membres de la famille… Je vais m’ennuyer, loin de mes occupations ordinaires, loin de ma grande ville, à la campagne.

Elle doit s’ennuyer aussi, seule. Je ne sais pas son nom. J’ai oublié de le demander. Cela n’a pas d’importance.

Au déjeuner, je raconte ma vie – celle de l’école, la mienne n’intéresse en général pas grand monde, même pas, je crois, mes camarades ; avec eux, il faut faire quelque chose. Ma vie d’école n’est pas sans

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intérêt – pour mes grands-parents – très bon élève, et les examens de fin d’école l’année qui vient. Il va d’ailleurs falloir recommencer ces récits à travers toute la famille – celle où j’irai pendant les vacances.

Après le déjeuner, j’ai pris mon vélo – celui de mon grand-père – et je suis allé me promener ; que faire d’autre ? J’ai apporté quelques livres ; sur la vie des hommes des temps passés. Vais-je rencontrer Seule sur la route en train de courir ? Elle ne court peut-être que dans les bois… N’importe, puisque je repars dans quelques jours et qu’elle ne parle à personne.

Ça monte, ça descend. Heureusement que j’ai l’habitude de courir, moi aussi ; je participe à des courses à l’école. Tiens, sans doute, elle aussi… elle courait vite, très vite, même. C’est une fille, je ne vais pas faire la course avec elle. D’autant plus qu’il m’a semblé qu’elle était un peu plus jeune que moi. Je roule. Ça monte, ça descend.

L’année d’école, comme toujours, s’est bien passée. Bons professeurs. Bons camarades. Etudes nourrissantes. Distractions amusantes. Causeries agréables. J’écris mon journal – pas tous les jours cependant, ainsi que le nom ne l’indique pas.

Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment. C’est du passé.

Quelle distinction entre le passé d’il y a une heure et le passé d’il y a quelques millions d’années ? Que ferai-je de mon journal ? Qu’ont-ils fait de leurs pensées – puisqu’ils n’écrivaient pas encore ?

Je me suis assis sur l’herbe sous un arbre, au bord de la route déserte – nous ne sommes pas en ville.

J’avais emporté un livre ; j’ai lu. J’ai encore un peu roulé, puis je suis rentré pour le dîner. Mes grands- parents m’ont demandé si j’avais fait une bonne

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promenade. J’ai répondu que j’en avais été fort satisfait.

La conversation s’est prolongée un moment après le dîner, puis mes grands-parents sont montés se coucher. Je suis sorti. J’aime la nuit, et je suis allé marcher un peu au hasard en dehors du village.

Comme je préfère monter plutôt que descendre, je me suis retrouvé tout à côté du village près duquel j’avais vu courir Seule. Le village dormait. J’étais dans un grand verger empli de poiriers. Les poires, on ne peut encore les voir, c’est bien trop tôt, mais je les connais, elles sont succulentes et un peu acides ; je les aime beaucoup. Le verger monte en pente assez raide jusqu’à un chemin pavé des temps anciens, qui va tout droit, tout droit, loin, loin. Me voici en haut du verger, sur le chemin. Continuer de l’autre côté du chemin ne me tente pas, car il faudrait descendre une pente, raide elle aussi. Je décide donc de faire quelques pas sur le chemin. Je reviendrai en courant par les vergers jusque chez moi. Je marche sur le chemin. Il est aussi bon qu’une grande route de notre époque. On savait déjà construire, dans ces temps-là.

Voit-on les ombres dans la nuit ? Quelle est celle que je crois apercevoir aux environs de l’endroit où je suis arrivé sur le chemin ? Une ombre qui court, qui court très vite. Une ombre qui s’est jetée dans les vergers qui descendent en pente raide jusqu’au village près duquel j’avais vu courir Seule.

Tôt dans la matinée, après le déjeuner, je partis lire à l’entour du village. Où aller ? Ma curiosité, la simple curiosité, me mena dans le tout petit bois d’où l’on pouvait voir l’endroit où Seule était apparue hier.

Mon livre parlait des temps où les hommes du passé marchaient sur les chemins anciens. Je lisais d’un

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oeil, je guettais de l’autre. Je ne vis rien, ni Seule ni le livre. Je rentrai pour le déjeuner.

Au déjeuner, mes grands-parents me demandent ce que je compte faire pendant les vacances. Qui d’autre dois-je aller voir, famille, amis… ? Est-ce que je m’entends bien avec mes professeurs, mes camarades de classe ? Est-ce que je suis content de mes études ? Je crois qu’ils m’ont déjà demandé cela hier, mais je leur réponds comme si c’était la première fois. Grand- mère compare les légumes de son potager aux légumes qu’on trouve au marché de la petite ville distante d’un quart d’heure d’auto tout au plus. « Les miens, je les connais ! » dit-elle. La petite ville, je la connais. Très belle vue sur la ville où j’habite, mais qui est trop loin pour que je puisse la voir, sinon en esprit. Grand-père compare les beautés des paysages qui se trouvent dans les environs du village avec les embarras des villes – il n’aime pas les villes, et en informe souvent ses auditeurs. Et comme aujourd’hui les auditeurs c’est moi… Je pars me promener.

Ça ne monte pas, ça ne descend pas, ou si peu ; je roule sur le chemin ancien, et le chemin suit la crête.

Vallée à droite, vallée à gauche. Ce sont les paysages que Grand-père m’a vantés tout à l’heure. Ils sont attrayants. Je préfère les embarras de ma ville. Mais c’est vrai, ces paysages sont attrayants.

Trois heures. Je redescends vers mon village. De l’autre côté de la vallée, un assez grand village, un peu morne d’aspect, sur le flanc de la colline. J’y suis déjà allé bavarder – c’est le mot, je ne sais quoi dire avec lui, c’est mon grand-père qui me l’a fait connaître l’année dernière. Je retourne bavarder avec lui ; si je ne sais pas quoi lui dire, lui, il me dira peut- être quelque chose.

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– Tu viens pour longtemps ? – Quelques jours.

– Demain, je vais au cinéma avec des copains ; tu viens avec nous ?

J’ai une légère hésitation ; je sais quels films ils vont voir :

– Pourquoi pas ? Je te dirai…

– Qu’est-ce que tu as fait depuis que tu es arrivé ? – Je suis arrivé hier…

J’ajoute rapidement :

– Je me suis promené du côté du chemin ancien, celui en haut…

– Ah oui ! après le petit village…

Il s’interrompt un instant, puis, avec une moue : – Là où habite la fille…

Je fais l’innocent : – Quelle fille ?

Il ne paraît pas surpris :

– Ah oui ! bien sûr, tu ne l’as pas vue…

Cela peut ne pas être pris pour une question ; je le laisse continuer. Il continue sans attendre :

– Nous l’avons déjà invitée à venir avec nous… l’année dernière, souvent…

Je fais l’indifférent. Il reprend : – Elle ne vient jamais…

Il poursuit après un temps : – Elle a pourtant l’air… Encore un temps :

– Nous, nous aurions bien aimé… Il cherche ses mots :

– Je ne sais pas…

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Eh bien, il m’a dit quelque chose !

L’invitation d’hier pour le cinéma évitée sous un bon prétexte, je ne sais même plus lequel, je passe la matinée avec mes grands-parents, à parler d’eux, de moi, de la campagne, de la ville, du déjeuner ; sujets variés et emplissant correctement le temps.

Après le déjeuner, je suis sorti sans me presser pour aller faire une calme promenade à vélo. Il n’y avait aucune raison de se presser particulièrement.

Non, je ne suis sorti nulle part, remettons les choses dans l’ordre. La chaîne du vélo était mal graissée, et pleurait à fendre l’âme. Donc, je me mets à graisser, huiler, et tant que j’y suis, régler ce qu’il y a à régler ; freins !… Oh oui, ils en ont besoin ! sur ces routes montagneuses… Reprenons. Je suis sorti…

J’arrivai sur le chemin ancien. Tout au loin, à peine visible, Seule marchait sur le chemin, en venant vers moi. Je m’arrêtai. Les vergers dans lesquels j’avais vu avant-hier soir se jeter une ombre se trouvaient entre Seule et moi. Je réfléchis. Si elle ne voulait pas me rencontrer, elle pouvait descendre par les vergers qui menaient tout droit à son village. Je m’assis sur l’herbe au bord du chemin après avoir déposé mon vélo par terre, et j’attendis. Elle marchait d’un pas ferme, ni rapide ni lent. La voilà devant les vergers. Son pas n’a pas changé. Je la vis continuer droit devant elle. Elle s’approchait maintenant.

Lorsqu’elle arriva à ma hauteur, elle s’arrêta. Elle me sourit. Un sourire long, calme, gracieux.

– Restes-tu longtemps chez tes grands-parents ? Elle m’avait posé la question comme si nous nous étions quittés hier. Je répondis sur le même ton :

– J’étais venu pour quelques jours.

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– Etais ? Je me levai : – Etais.

Un bref silence.

– Que lisais-tu ? Je fus à peine surpris :

– Un livre qui parlait des temps où les hommes du passé marchaient sur des chemins anciens comme celui-ci.

Elle me regarda avec attention :

– J’ai un livre sur celui-ci ; tu le prendras ce soir.

– Après le dîner ?

– Oui ; là où tu m’as vue avant-hier.

De retour à la maison, je m’affaire à mon vélo ; n’y aurait-il pas encore quelque réglage à faire ? Grand-père me félicite :

– Que tu es soigneux ! Dommage que tu t’en serves si peu…

Je vais pour répondre ; il me précède : – Tu repars bientôt ?

Je réponds de suite :

– Je vais rester encore quelque temps.

Je poursuis, voyant sa légère surprise :

– J’ai envie d’aller me promener un peu plus loin.

Apparemment, il ne sait pas s’il doit être étonné ou non. J’ajoute, avec un sourire taquin :

– Si cela ne vous dérange pas, Grand-mère et toi ! Il ne réagit guère à la taquinerie, mais s’épanouit en un large sourire :

– Reste autant que tu voudras ; toutes les vacances si tu veux !

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J’ai failli dire : « Pourquoi pas ? » Il exulte :

– Répare ton vélo ! Et je te souhaite de bonnes routes ! Il y a tant à voir ici ! Je t’indiquerai ! Je vais annoncer la bonne nouvelle à ta grand-mère !

Je souris – sans taquinerie : – Je viens avec toi !

Grand-mère m’a couvert de sa joie !

Le soleil s’en était allé depuis plus d’une heure.

Les dernières pâleurs du ciel s’étaient effacées. La lune n’avait certes plus le bel éclat qui éblouissait la nuit de jeudi dernier, mais elle pouvait encore guider notre marche, à Seule et à moi, de la lumière soyeuse qu’elle étendait sur le chemin ancien. La nuit, silencieuse, s’était assoupie.

– La nuit ne vient pas distraire, comme le fait le jour, prononça lentement Seule au bout d’un moment.

Elle reprit presque aussitôt, d’une voix un peu plus animée :

– La pensée des hommes du passé est-elle encore présente ?

Nous allions d’un pas assez vif ; je ralentis légèrement. Elle continuait sans céder. Je revins près d’elle :

– J’aime, comme toi, la pensée des hommes ; mais d’un garçon, on attend toujours…

Elle poursuivit ma phrase sans m’interrompre : –… des actions…

Elle fit une pause imperceptible : –… et des filles, des actes.

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– Oui ; pour les garçons, pourvu qu’ils fassent quelque chose, et pour les filles, pourvu que ça marche.

Elle approuva d’un rapide signe de tête.

– Tu vois le bois, là ? Je voyais le bois : – Oui.

– En courant pendant dix minutes, on sort du bois…

– Partis !

Et, joignant le pied à la parole, je m’élançai.

Mercredi. Premier jour de juillet.

Le déjeuner du matin a failli tourner court. La bonbonne de gaz s’est retrouvée un peu fatiguée lorsque l’eau a commencé à bouillir. « Je vais aller acheter une bonbonne », a dit Grand-père. Je vais avec lui ; je sais que cela lui fera plaisir. Moi, à choisir…

La route n’est pas longue. La route n’est pas exaltante. Le chemin ancien se garde bien d’y passer.

Grand-père a beau ne pas conduire vite, nous sommes déjà en ville… si je puis dire. La ville, c’est celle d’où l’on ne voit la grande ville où j’habite qu’en esprit.

Ces petites villes ont tous les désavantages des vraies villes – ce ne sont pas vraiment des embarras, mais il s’en faut de si peu… Quant aux avantages… ne cherchons pas, ce serait peine perdue.

Grand-père aime regarder au loin. Nous traversons une large esplanade, du bord de laquelle on découvre la vaste vallée. Grand-père s’est arrêté, et regarde :

– Tu n’aimes pas quitter ta ville, d’habitude…

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– Mes camarades sont tous partis ; une ville vide n’est plus une ville.

– Ici, tu n’as jamais eu de camarades… Je n’ai pas répondu tout de suite, il reprend : – Tu es comme la petite-fille de nos voisins du village d’en haut ; elle non plus n’a pas de camarades ici.

– Je me suis promené avec elle, hier soir.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif : – C’est pour cela que tu restes ?

– Oui.

J’ajoute, comme si je considérais que c’était nécessaire :

– J’aurai tout le temps pour voir mes camarades quand l’école aura commencé.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif : – Notre village n’est plus vide, alors ?…

Je réponds posément, en prenant tout mon temps : – Non, il ne l’est plus.

Nous faisons quelques pas sur l’esplanade, le long de la balustrade qui longe la vaste vallée.

– Ta grand-mère sera heureuse que tu restes avec nous.

Et Grand-père ajoute, en souriant longuement : – Et puis, elle aime bien la petite-fille de nos voisins du village d’en haut.

Grand-père fait un long signe de tête affirmatif : – Leur petite-fille est très sérieuse…

La petite-fille vient d’entrer :

– Mes grands-parents t’invitent à dîner ce soir.

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Nous venons tout juste de rentrer de l’expédition bonbonne de gaz. Ma grand-mère remercie pour l’invitation. La petite-fille entretient une conversation décorative – le temps qu’il fait, les vacances, le potager, la santé…

Le dîner chez Seule s’est passé de façon assez neutre. Conversation qu’on appelle générale, parce que rien de particulier n’est abordé. Conversation affable, imprécise. Les grands-parents ont paru provisoirement satisfaits de l’examen qu’ils m’ont fait passer. Sans qu’il me soit paru clair si leur intérêt pour la chose était profond ou de circonstance. Dois- je avouer qu’il m’a plutôt semblé qu’ils ignoraient tout ce qui pouvait faire partie de la vie profonde de leur petite-fille ?

Et moi, que savais-je ?

– Le sait-on pour soi-même ? me répondit Seule, alors que nous marchions dans les vergers après le dîner.

– Si on ne peut connaître personne, alors on vit seul.

– Oui ; et si on ne se connaît pas soi-même, avec qui vit-on ?

Le garçon qui habite le grand village de l’autre côté de la vallée, et avec qui on ne peut que bavarder, est venu me voir ce matin.

– Tu aurais dû venir au cinéma avant-hier ! commence-t-il, à peine entré.

Comme je ne me souviens plus du tout du prétexte que je lui avais donné, je marmonne quelque chose de convaincant, du moins qui paraît le convaincre, puisqu’il décrète :

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– Oh, c’est vraiment malheureux ! C’était on ne peut plus amusant !

Et d’ajouter aussitôt en levant les bras en signe de bienveillance :

– La prochaine fois, je te préviendrai plus tôt, pour que tu puisses t’arranger !

La prochaine fois ? Malheur !… Si on ne peut connaître personne, alors on vit seul, avais-je dit. Et si on connaît quelqu’un, ne court-on pas la chance de se retrouver tout autant seul ? Etait-ce son cas, à elle ?

Le Bavard a déjà repris : – Tu ne l’as toujours pas vue ?

Je fais semblant de ne pas bien comprendre. Il poursuit, sans attendre de réponse :

– Je me demande pourquoi elle ne veut jamais venir…

Je fais un geste vague. Il me répond, d’un ton empli d’un grand sentiment d’évidence :

– Nous l’aurions emmenée au cinéma ! Ça, elle s’en est certainement doutée !

– Tu n’aimes pas le cinéma ? me demande mon grand-père après le départ du Bavard.

– Si, je l’aime bien.

– C’est le garçon que tu ne trouves pas plaisant ? – Oh, non, pas particulièrement !

– Alors, pourquoi n’y vas-tu pas ? Cela te distrairait !

– Dans le genre de films qu’il aime, il se passe toujours quelque chose.

Grand-père paraît très étonné :

– Ah bon !… Ce qui se passe est ennuyeux ?

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– Non, pas du tout.

– Eh bien… ?

– Quand il se passe quelque chose, cela m’empêche de penser.

Grand-père n’a plus rien dit. Grand-mère m’a regardé avec des yeux pleins de curiosité.

Après-midi.

– Je t’attendais pour courir, m’annonça Seule lorsque j’arrivai sur le chemin ancien.

Nous fîmes un petit échauffement d’une demi- heure. Elle avait l’habitude des courses. Je le lui demandai :

– Tu participes à des courses à l’école ? – Comme toi.

– Comme moi ? – Je t’ai vu courir ! Je laissai un temps :

– Oui, des courses entre les écoles.

J’ajoutai de suite : – Comme toi ! Elle sourit : – Comme moi !

Echauffement terminé.

– Vingt minutes jusqu’à la grande clairière par le chemin ancien !

– Partis !

Et, joignant le pied à la parole, je m’élançai.

La course – à belle allure – achevée, nous nous installâmes dans les vergers près de chez elle, sous un grand poirier aux branches épaisses et à l’abondant

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feuillage. « C’est celui-là qui donne les meilleures poires ! » m’apprit Seule.

Repos bien mérité dans l’herbe.

– Il t’a invité au cinéma ?

– Comme toi ! répondis-je ; comment as-tu fait pour… ?

– Comme toi !

Nous nous mîmes à rire.

– Grand-père m’a demandé pourquoi je ne voulais pas aller au cinéma avec le Bavard…

– Le Bavard ! cela lui convient assez, remarqua Seule.

– J’ai dit que je n’aimais pas le genre de films qu’il allait voir la plupart du temps.

– Ah oui ! les films où ça bouge, comme il dit.

– Oui ; et que cela m’empêchait de penser.

Seule réfléchit :

– Oh ! pour le Bavard, ce n’est pas gênant ; quand il n’est pas au cinéma, il n’a pas l’air de penser tellement plus.

Une cousine de Seule est venue pour quelques jours de vacances chez ses grands-parents dans un village qui se trouve à une demi-heure de marche de notre poirier. Deux routes pour rendre visite à la cousine, l’une deux fois plus longue que l’autre.

Alors ? la plus courte ? Bien sûr, mais pas du tout pour gagner du temps ; on en perdrait, plutôt.

Pourquoi donc ? Il n’y a point de mystère. La longue est une vraie route, avec chaussée pour automobiles, qui permet d’honnêtes vitesses. Seule fait ce trajet en courant en un peu plus de cinq minutes. Dans un sens, car dans l’autre il lui faut pas loin de dix minutes. Hé

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oui ! elle habite la Montagne, et la cousine habite en bas, tout en bas. Oui, nous, nous habitons une véritable forteresse naturelle. Les hommes du passé, ceux qui marchaient sur les chemins anciens, le savaient. Et la route la plus courte ? D’abord, ce n’est pas une route, c’est un simple sentier qui après avoir quitté le chemin ancien, serpente entre des vergers. Et ce n’est pas tout ; arrivés en vue du village de la cousine, une descente. Raide. Il faut bien assurer son pas si on ne veut pas arriver au village plus vite que prévu.

Donc, sitôt après le déjeuné, nous prîmes, Seule et moi, par le sentier. Et, au lieu de la demi-heure annoncée, nous mîmes une bonne heure. C’était tellement agréable de flâner en devisant ! Excepté dans la raide descente, où nous ne flânâmes pas du tout !

La maison de la cousine n’était certes pas un château fort, mais une simple, quoique très jolie, maison, entourée de verdure et d’églantines.

Cependant, avec les yeux de l’imagination, on aurait pu s’y méprendre. Un fossé empli d’eau, un pont-levis, une cour d’honneur… Mais l’imagination est chose fort peu répandue. Et le passant ne retiendra que le ruisseau bordant le muret du jardin où il pourra entrer par une petite passerelle de belles pierres blanches.

La cousine de Seule – pardon, la Châtelaine – a baissé le pont-levis, et nous pénétrons dans la cour d’honneur du château fort.

– Tu restes aussi pendant tout l’été là-haut ? me demande-t-elle.

Je suis surpris par la question. A vrai dire, ce n’est pas la question elle-même qui me surprend, c’est la

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réponse que je donne. Moi aussi, j’étais venu pour quelques jours, et lorsque je me contente d’un simple oui, je me rends bien compte que ce oui ne retrace pas l’histoire des raisons pour lesquelles je reste. Mais je dois dire que la Châtelaine ne m’a demandé aucun développement de nature historique.

– Tu te plais ici ?

La nouvelle question de la Châtelaine rejoint la première dans son développement. Non, je ne peux pas dire que je me sois jamais plu ici, tout en admettant que je n’y ai jamais rien trouvé de désagréable. Quant à me plaire ici, c’est vraiment non. D’où ma réponse, en toute logique :

– Oui, beaucoup !

La Châtelaine fixe sur moi des yeux étonnés : – Tu ne préfères pas la ville ?

– Pour l’école, les distractions, si, bien sûr ! L’étonnement de la Châtelaine grandit encore : – Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?

Je jette, assez vivement :

– Ce qu’on ressent là où on est, et qui ne sert à rien !

Elle éclate de rire :

– Tu es amusant ; tu te moques de moi ! Elle poursuit gentiment :

– Tu as soif ? J’ai des gâteaux ; je les apporte ! Les grands-parents sont venus nous dire bonjour.

Ils paraissent un peu distraits. Notre vie ne répond peut-être à rien dans leur vie ? Ou bien ce sont eux qui pensent la même chose à notre sujet ? Seule a une habitude consommée de la conversation appropriée :

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– Le temps est beau et sec ces jours-ci ; c’est excellent pour les rhumatismes !

Un camarade de classe est venu me voir tôt ce matin pour passer la journée avec moi. Il m’avait prévenu par lettre de son arrivée. J’ai été avec mon grand-père le prendre dans la petite ville qui possède des bonbonnes de gaz.

– Tu n’es pas venu, je suis venu ! me déclare-t-il gaiement.

Je lui présente mes excuses : – Je voulais venir, tu sais…

– Comment est-elle ? me coupe-t-il plaisamment.

– Comment… ? Il rit :

– Oh, pardon, je me trompe ! tu es en train de réviser tes cours pour l’année prochaine !

Comme je tarde à répondre, il poursuit, toujours riant :

– Pourra-t-on voir le… livre que tu étudies ? Je lui flanque une bourrade, qu’il me rend avec usure. Il reprend aussitôt :

– C’est joli, par ici !

A l’école, c’est lui notre boute-en-train. Toujours plein d’allant, toujours joyeux. Pas toujours premier de la classe, par contre, mais ce n’est certes pas ça qui lui enlèverait de sa gaieté. Les filles disent de lui qu’il est gai comme un pinson, et l’ont gratifié de ce surnom. Il fait mine de s’en offusquer, mais je le crois très heureux de cette distinction venant de la part des demoiselles de la classe.

Pinson a déjà sauté du coq à l’âne :

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– Je n’ai jamais autant voyagé ! je vais chez l’un, je vais chez l’autre ; toute la tournée, quoi !

Chez l’un, chez l’autre… plutôt chez l’une, chez l’autre ; inutile de lui demander ses prédilections, je les connais.

La matinée se passe à se raconter les dernières nouvelles. Je veux dire par là que c’est lui qui me raconte les dernières nouvelles de tous ceux, je veux dire de toutes celles, à qui il a rendu visite depuis une semaine. Il ne reste jamais longtemps à la même place. Moi, j’ai écouté. Oh, je ne me plains pas particulièrement ; c’est distrayant !

Pinson a été tout aussi distrayant pour mes grands- parents pendant le déjeuner. Ils avaient l’air tout gai.

Je me suis dit qu’avec moi, ils devaient s’ennuyer, et que je devrais faire un effort pour être plus amusant.

A penser cela, je ne sais pas du tout ce qui s’est dit à table.

L’après-midi, nous sommes allés nous promener.

J’ai pris par la route qui va vers la petite ville aux bonbonnes de gaz. Nous ne nous promenons jamais de ce côté-là, Seule et moi. Et quand elle court, elle va toujours de l’autre côté.

Une auto ; c’est celle du grand-père de Seule. Il revient de la petite ville aux bonbonnes de gaz où il a dû faire quelques courses. Il s’est arrêté me dire bonjour : « Ah, tu étais avec ton ami ; on ne t’a pas vu aujourd’hui ! » Et d’ajouter aussitôt, persuadé de me faire plaisir : « Viens avec ton ami ; ma petite-fille est là, vous goûterez tous ensemble ! » Pinson accepte avec empressement. Il a compris ; la petite-fille, c’est le « elle » auquel il avait fait allusion tout à l’heure.

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