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LE PRINTEMPS D'ALEX ZADKINE

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LE PRINTEMPS D'ALEX ZADKINE

(5)

Du même auteur

Du BRUIT DANS LA TÊTE, Stock, 1985.

(6)

Philippe Nicolas

Le Printemps d'Alex Zadkine

Stock

(7)

Tous droits réservés pour tous pays.

C 1989, Éditions Stock.

(8)

A mon épouse favorite.

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(10)

« Nous sommes rassasiés des promesses de l'aube. »

A l e x Z A D K I N E .

« L'Union soviétique est une énigme entourée de mystères et plongée dans le secret. »

W i n s t o n C H U R C H I L L .

(11)
(12)

1

« La propagande ne disparaîtra que dans le bruit des faits divers. »

Alex ZADKINE.

Alex Zadkine s'éveille péniblement. Recroquevillé au pied de son lit, il sent l'ankylose le gagner. La pension est silencieuse et la ville muette. Les rives enneigées de la Slavianka ne recèlent pas, en ce début d'avril, de quatrième cadavre, Pavlovsk reste murée dans son hiver. Alex ouvre les yeux sur la pénombre de la chambre où le vieux poêle s'est éteint, mais l'image hirsute du triple assassin reste présente. Dans son crâne résonnent encore les cris de Boris Zolotov se jetant contre les murs de sa cellule.

Alex se penche au-dessus du minuscule lavabo, recueille dans ses mains un filet d'eau glacée qui aide à chasser les images obsédantes. A la lumière de l'ampoule nue, son visage lui apparaît dans le miroir, gris et tiré, ses yeux sont plus clairs encore qu'à l'ordinaire. Boris est-il le criminel de l'année ? Le commissaire Sorokine, à qui revient la gloire de son arrestation, n'a fait que son travail. Q u e la Pravda de Leningrad ait autorisé Alex à venir sur place en rendre compte est à ses yeux une anomalie plus grande que la déviation meurtrière d'un Zolotov.

En trente ans de carrière, il n'a jamais rien vu de tel. Il avait sans doute fallu la conjonction étrange d'un tueur fou et d'une défaillance bureaucratique pour que sa ville devienne tristement célèbre. Et qu'on ne lui dise pas que les faits divers sont la chair, le sang et les tripes d'un peuple ! Les trois corps nus d'enfants retrouvés aux premiers jours de chaque mois ne demandent que l'oubli, et Pavlovsk qu'à retrouver sa tranquillité.

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Alex s'habille en hâte. Le jour se lève derrière les volets de bois. Quelque part dans la pension, la tuyauterie renâcle lugubrement. De l'autre côté de la rue, l'école est fermée et, pas plus qu'ailleurs en ville, on n'entend de cris d'enfants. Les rires ont disparu. Alex s'en est étonné auprès du commissaire.

— L'assassin est sous les verrous, les écoles vont rouvrir à présent.

La folie sanglante de Zolotov n'impressionne assurément pas Sorokine, mais la curiosité d'Alex le gêne.

— Les vacances scolaires sont avancées, et les enfants sont sur les bords du lac Ladoga, a-t-il sèchement répondu.

Alex revoit à cet instant le visage couperosé de Sorokine, la lueur de peur dans son regard, vite éteinte sous les lourdes paupières. Quelle inquiétude gâche la légitime satisfaction que la conclusion de l'enquête devrait lui procurer ? Le vieux policier doit faire un effort pour paraître soulagé, et un effort plus grand encore pour se retenir de l'envoyer sur les roses.

Un bruit de cataracte fait sursauter Alex qui rassemble les feuillets de son article. Il ouvre la fenêtre et pousse les volets.

Des taches de nuit imprègnent le ciel bas, couleur de fer. Au

sommet de la colline émerge de l'ombre la résidence d'été des

tsars et de l'impératrice Alexandra Feodorovna, témoin des

splendeurs passées de Pavlovsk. Le parc à l'anglaise est sans

oiseaux et la Slavianka charrie des blocs de glace, indifférente

aux corps nus enfouis dans ses rives neigeuses. Alex regarde de

l'autre côté, se penche pour apercevoir une partie de la grande

avenue Lénine. L'artère principale de Pavlovsk est déserte, mais

le martèlement du déluge se rapproche. Malgré le froid qui

mord sa peau, Alex reste immobile. Deux paires de phares

surgissent dans la largeur de l'avenue et se rapprochent avec la

même lenteur. De la masse des engins se détachent les lances des

canons à eau qui balayent la chaussée, les trottoirs et jusqu'au

bas des façades. L'eau gicle et crible l'asphalte à une cadence

sourde, lancinante. Alex suit des yeux les camions de la sécurité

civile, puis repère, dans une rue transversale, une voiture de

pompiers avançant au pas. Dans d'autres rues, alentour, il

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devine, au ronflement des moteurs, au bruit de cascade de l'eau copieusement répandue, que des engins semblables, où ne se distingue aucune silhouette, sont à l'oeuvre. Pavlovsk tout entière, dans le petit jour, s'offre un étrange nettoyage de printemps. Alex referme la fenêtre en frissonnant.

Il descend dans la salle commune et s'installe près du gros poêle en fonte. Ania Troutnev passe la tête et le reconnaît. Elle sort aussitôt de sa cuisine et vient vers lui, le samovar à la main.

Elle n'a pas d'âge et, du plus loin qu'elle se souvienne, jamais elle n'a vu un journaliste de la Pravda.

— Alors, vous l'avez vu ? demande-t-elle en tendant son cou épais.

Au-dehors, un bruit de moteur se rapproche, bientôt couvert par le crépitement de l'eau.

— Vous entendez ? murmure Alex.

L'incompréhension plisse le visage d'Ania Troutnev.

— On dit qu'il a les yeux pleins de sang, le monstre...

— Ecoutez, ils arrosent.

La masse sombre se dandine. La voix se fait plus basse, essoufflée :

— Et ses mains ? Vous avez vu ses mains ? La trombe d'eau s'éloigne.

— Toute cette eau, pourquoi nettoient-ils ainsi ? Les épaules de la grosse femme se soulèvent.

— C'est comme ça tous les matins, ces jours-ci.

Alex boit le thé, fixe pensivement les carreaux dégoulinants.

Ania Troutnev s'en retourne de son pas traînant. Elle lance d'un ton aigre :

— Il faut libérer la chambre pour neuf heures, si vous partez.

— Préparez ma note, s'il vous plaît.

Elle disparaît avec un soupir déçu.

Alex relit les feuillets, corrige à petits coups de vodka le texte

de son article. Les corps mutilés dans la neige, la violence

barbare de Zolotov, l'inexplicable inquiétude du commissaire

Sorokine, Pavlovsk recroquevillée sur son drame, tout y est,

étrangement incohérent, insatisfaisant comme la vie même.

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Renfrognée et silencieuse, Ania Troutnev lui tend la note.

Alex a hâte de partir, à présent.

De gros nuages noirs étouffent la rue luisante. Il monte dans la voiture du journal, traverse dans un chuintement mouillé le centre ville désert. Un énorme panneau défraîchi proclame à l'entrée de la cité ouvrière : « Gloire au Parti communiste d'Union soviétique. » Alex accélère sans regret le long d'im- meubles préfabriqués de huit étages. A peine a-t-il dépassé les derniers qu'un barrage de police l'oblige à stopper. Un uniforme se détache du groupe d'hommes qui bat la semelle au bord de la chaussée.

— On ne peut pas passer ? demande Alex, contrarié.

— On ne passe pas. Il y a eu un accident, la route est bloquée.

— Mais je dois rentrer à Leningrad...

L'uniforme s'est déjà éloigné. Alex consulte sa carte routière avant de faire demi-tour. Une voie de traverse rejoint la grande route Moscou-Leningrad aux abords de Pouchkine. Il cahote sur quelques kilomètres avant que ses phares n'éclairent un camion militaire placé en travers de la route. Il descend de voiture, cette fois. Un sergent montre d'un signe la direction de Pavlovsk.

— Que se passe-t-il, à la fin ? s'énerve Alex.

— La route est interdite, camarade.

— Et celle de Leningrad est bloquée ! Un accident, paraît-il.

Le sergent hausse les épaules.

— Retournez à Pavlovsk...

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ne peut-on quitter la ville ?

Le sergent se détourne sans répondre et, comme Alex fait mine de le rattraper, deux soldats marchent vers lui, le visage fermé. Sous ce ciel de deuil, dans la lumière glacée des phares, Alex doit prendre des allures de dangereux contre-révolution- naire. Il s'arrête et hoche la tête.

— Puisqu'il faut retourner à Pavlovsk...

— Les ordres sont les ordres, grogne le sergent.

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— Bien sûr...

Alex ajoute en claquant sa portière :

— Dourak 1 /

A l'entrée de Pavlovsk, une vieille femme lui fait signe. Il l'aide à monter, à caler sur ses genoux son panier vide. Comme il lui demande d'où elle vient et parle des barrages qui l'ont stoppé, la paysanne répète qu'elle est du kolkhoze de Svonna, et qu'elle va à la ville. La conversation s'arrête là.

La camarade Inel, du kolkhoze de Svonna, regarde son panier. Quand Alex se gare devant le marché, il l'entend murmurer :

— M alych 2... Attention aux nuages noirs de Svonna Smijane.

Muni de cette recommandation sibylline, il la regarde s'éloigner, frêle et voûtée.

Le commissariat s'élève au bout de l'avenue Lénine, gris et massif. Le planton tarde à se réveiller, mais reconnaît Alex. Il va prévenir Ilich Sorokine. Alex patiente longtemps. Derrière la vitre crasseuse, au deuxième étage, les nuages stagnent, opa- ques. Des camions militaires passent. Une voix ensommeillée appelle enfin Alex.

Entre des murs pisseux et un Lénine austère, le commissaire Sorokine médite. La peinture s'écaille autour du portrait du leader suprême, derrière le large dos du commissaire.

— Encore vous, Zadkine !

— On m'empêche de rentrer à Leningrad. Toutes les routes sont interdites. Que se passe-t-il donc ici ?

Sorokine a le cheveu triste et rare. Il baisse la tête sur des papiers déposés devant lui. Et il la garde obstinément baissée.

— Je ne compte pas rester ici, insiste Alex.

— Vous n'auriez jamais dû venir ! tonne la voix de Sorokine.

— Mais...

1. « Crétin ! » 2. « Mon petit. »

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— J'ai à faire, Zadkine, débrouillez-vous !

Une grosse veine bat à la tempe du commissaire ; quand il consent à lever les yeux, ce n'est pas seulement la colère que trahit son regard, mais une peur palpable dans ce visage sévère.

Alex en reste interdit. Sorokine se tourne vers une porte et hurle un appel. Aussitôt, deux policiers pénètrent dans le bureau.

— Raccompagnez le camarade Zadkine, de la Pravda, leur ordonne-t-il du même ton.

Il n'est pas dit qu'Alex aura deux fois l'occasion de croiser le regard miné d'Ilich Sorokine. Sur la place, autour de la statue en bronze d'un marin de Kronstadt culturiste, s'égrène une file de camions de l'armée. Un des deux sbires s'écarte dès qu'Alex a franchi le seuil. L'autre reste sans doute pour lui tenir compagnie. Ils marchent dans la direction des camions bâchés, vers l'est. Bien avant la sortie de la ville, vers Svonna Smijane, un barrage filtre la circulation. Alex et son garde du corps rebroussent chemin vers le centre. Un vent léger s'est levé, sec et coupant, mais le ciel reste bas et charrie de l'encre.

Il fait chaud dans la pension d'Ania Troutnev et la bouteille de vodka est encore sur la table.

— Je n'ai pas pu partir, explique Alex. Il faut que je téléphone à Leningrad.

L'appareil mural est dans un recoin, près de la cuisine qui sent le chou. Ania Troutnev stationne devant ses fourneaux, à portée d'oreille, tandis que la ligne grésille avec application. Il doit répéter trois fois sa demande avant de reconnaître enfin la voix de Victor Tsigoun, grand journaliste à Leningrad et petit apparatchik à Moscou.

— Je suis coincé à Pavlovsk, annonce Alex. Prisonnier comme Zolotov dans sa cellule, et ce n'est pas Sorokine qui m'aidera. Il me considère avec autant d'affection qu'une fiente tombée sur son veston.

Malgré son teint bilieux et son sourire triste, Tsigoun a d'habitude la repartie vive et caustique, un humour froid qui

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fait son charme aux yeux d'Alex. Mais au téléphone, ce matin- là, il répond sèchement :

— Tu aurais dû rentrer plus tôt.

— J'ai fini mon article hier soir. Il ne manque que la conclusion. Le pacte de Varsovie a prévu des manoeuvres dans ce coin ?

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Toutes les routes sont interdites, on ne voit circuler que des camions militaires et les pompiers...

Alex fixe le dos d'Ania Troutnev et ajoute en baissant la voix :

— J'ai vu d'autres choses étranges, et le commissaire lui- même a l'air complètement affolé.

Le silence est tel qu'Alex croit la communication coupée.

Puis la voix distante de Tsigoun assure :

— Tu auras un laissez-passer dans moins d'une heure au commissariat. Dès que tu seras là, viens me voir.

— Mais je peux me renseigner ici sur ce qui a pu se produire pour qu'on...

— Tu n'es pas là pour ça ! Tu n'enquêtes sur rien, Alex, tu rentres. Zolotov est arrêté, tu t'en tiens là.

Il n'y a pas trace d'ironie dans le ton de Tsigoun. Pourtant, Alex ne peut s'empêcher de répliquer :

— Je sais, un bon journaliste n'enquête pas, il éduque...

— Exactement, tu devrais le savoir.

Le rédacteur en chef raccroche sans plus de chaleur. L'odeur de soupe ne suffit pas à réconforter Alex. Il se rassoit près du poêle.

A midi et demi, Ania Troutnev apporte dans la salle une marmite fumante. Ils sont cinq en plus d'Alex à attendre le borchtch. Une ombre de sourire affleure au visage de la matrone devant cette salle qui, à ses yeux, paraît comble, mais disparaît quand elle sert Alex et lorgne avec reproche les feuillets de son article. Toute cette mauvaise publicité faite à Pavlovsk ne lui dit rien qui vaille.

Dans l'angle le plus sombre de la pièce, le poste de télévision

(19)

jette une lueur pâle. Le visage du présentateur apparaît. Le bruit des cuillers couvre la formule rituelle qui ouvre les informa- tions : « Bonjour, estimés camarades. Le secrétaire général du Parti communiste... »

Alex écoute distraitement toutes les bonnes raisons qui font de l'histoire soviétique, la grande comme la petite, une enthou- siaste ascension vers une vie collective harmonieuse et bien remplie. Il songe à l'étrange réaction de Tsigoun, qui résonne comme une mise en garde. Un des policiers qui l'a raccompagné sur ordre de Sorokine entre dans la pension et vient vers lui.

— Votre laissez-passer est là, nous allons vous escorter.

Alex abandonne son reste de soupe et ramasse son article. Il en a trouvé la conclusion, la seule possible : « A Pavlovsk, depuis l'arrestation du meurtrier, la vie devient meilleure et l'on vit plus gaiement. »

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2

« Si Napoléon avait eu un journal comme la Pravda, personne n'aurait jamais entendu parler de Waterloo. »

Par la vitre baissée, le militaire rend à Alex le laissez-passer.

Sur la route étroite et sinueuse qui quitte Pavlovsk vers l'ouest, le barrage est réduit. Trois hommes et un fourgon. Les deux soldats écartent la barrière métallique et regardent avec curio- sité la Jigouli jaune, suivie par une voiture de police. Des plaques de neige couvrent par endroits la chaussée. Alex conduit prudemment. « Six mois par an, notre paysage est en noir et blanc, ce n'est pas sans influer sur notre humeur », pense-t-il. A ses côtés, le policier fixe le pare-brise. Il a l'âge d'Alex, le menton pointu, des yeux rapprochés, indifférents. Il tire sur ses chevilles son pantalon d'uniforme trop court.

— Désolé, mais le chauffage marche mal, dit Alex en guise d'excuse. On a chaud aux oreilles et froid aux pieds...

L'autre répond par un grognement. Les deux voitures traversent Oulianovka, prennent la direction de Gatcina. Ce n'est pas celle de Leningrad, mais ce n'est pas l'opposé. La forêt blanche de neige se confond avec le ciel. Alex songe qu'il ne sera pas à Leningrad avant la nuit. Il tend son paquet de cigarettes au policier.

— Vous m'accompagnez jusqu'à Leningrad ?

— Gatcina seulement ; à droite, c'est Pouchkine, puis Lenin- grad.

— Magnifique, je ne risque pas de me perdre.

Le policier regarde droit devant lui et tire parcimonieusement

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sur sa cigarette. Il en a dit assez, peut-être même trop. La forêt se referme sur eux. Le chauffage est toujours capricieux et le silence sibérien. Alex ne le rompt qu'à Gatcina.

— Je vous dépose là, ça ira ? Son passager hoche la tête.

— Merci pour la compagnie, je garderai un souvenir ému de mon passage à Pavlovsk.,

Le policier le regarde comme un bélier découvre un portail neuf, puis descend de la Jigouli. La portière claque. L'autre voiture a fait demi-tour et attend. Elle démarre quand Alex a pris la grand-route vers Leningrad. Le vent de la Baltique souffle en rafales et secoue la petite voiture, mais l'aiguille du compteur atteint le quatre-vingt-dix. Alex respire mieux. Il rejoint la route de Moscou à l'heure où d'interminables files de cars quittent Leningrad pour les banlieues sud. Passé l'arc de triomphe, la circulation est dense sur la perspective Moscou qui s'enfonce au centre de la ville.

Alex est né là, de l'autre côté de la Neva. La ville de Pierre le Grand et de Lénine est sa ville. Il a grandi entre les flèches de Saint-Pierre-et-Paul et la colonne d'Alexandre, le long des canaux scintillants sous la lune froide de décembre, dans les parcs aux lions de marbre où le soleil d'été ne se couche jamais.

Leningrad est sa capitale, la vraie capitale. Cette ville, il l'aime des lueurs pâles de l'hiver jusqu'aux nuits blanches de juin.

Allez expliquer ça aux gens de Pavlovsk...

Il y songe en se garant place Mira, dérouté par l'impression de rentrer d'un long voyage. De l'autre côté de la gare routière, sur Sadovaïa, l'immeuble de la Pravda est éclairé. De gros flocons se sont mis à tomber. Alex secoue sa veste dans les courants d'air du hall et salue le gardien. Le bureau de Tsigoun est au premier étage, celui de sa secrétaire commande stratégi- quement l'accès au deuxième. Ainsi rien n'échappe à l'œil aigu d'Ida Boulinovna. On dit d'elle dans les couloirs que, s'il lui advenait un jour, par extraordinaire, de se dérider, l'agence Tass pourrait publier un démenti digne de foi. Elle accueille Alex

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d'un mouvement de menton, la mine pas plus compassée qu'à l'ordinaire.

— Le camarade Tsigoun vous attend, indique-t-elle sans que son chignon frémisse d'un iota.

Pour la troisième ou quatrième fois peut-être de sa jeune carrière, Alex pousse la porte capitonnée du saint des saints. Au bout de la grande pièce au plafond haut, deux immenses portraits de Marx et Lénine veillent sur le bureau du rédacteur en chef. Sur le mur de gauche est alignée, sous des reliu- res soigneusement époussetées, la collection complète de la Pravda. Deux tiers de siècle de l'histoire quotidienne et officielle de l'Union soviétique, au service de quoi Alex Zadkine a l'insigne honneur, depuis trois ans, de collaborer. Il s'avance dans la pénombre trouée par les lumières de la place Mira. Trois lampes éclairent le grand bureau où Tsigoun est penché sur la dernière édition du « rapport rouge » de l'agence Tass. C'est du moins ce que devine Alex, à la couleur de la couverture. Tsigoun redresse son torse maigre et, par-dessus ses lunettes, paraît le découvrir, à la lisière du cercle de lumière.

— Content que tu sois de retour, Alex, assieds-toi. Alors, tu as trouvé la conclusion de cet article ?

— Oui, finalement, elle s'imposait.

— Donne-m'en la primeur.

Tsigoun parcourt rapidement les feuillets, lisse sa tempe grisonnante, hoche la tête. Quand il en a terminé, il ôte ses lunettes cerclées, tapote le dernier feuillet.

— Parfait, Alex, c'est très réussi... Vraiment très bien : vivant, sensible, de l'excellent travail.

Le ton de Tsigoun est sincère, presque chaleureux.

— Mais écoutez-moi un instant, il y a autre chose de bien plus important...

Tsigoun rajuste ses lunettes. Il fixe Alex sans la moindre lueur d'amusement dans le regard.

— Vous trouvez normal une ville qu'on nettoie à grande eau chaque matin, une ville qu'on isole comme si elle était pestiférée ? Vous trouvez normal un marché kolkhozien sans

(23)

légumes, un commissaire au sommet de sa gloire atteint d'inquiétude et d'humilité, sans parler des nuages noirs et d'une densité élevée d'uniformes en tout genre ? Ça ne vous rappelle rien ?

Tsigoun se renverse sur le dossier de son fauteuil. Son sourire persiste mais sa voix est plus tendue :

— Cela devrait me rappeler quoi, Alex ?

Celui-ci se penche en avant, les coudes sur les genoux.

— A Svonna Smijane, dit-il lentement, à quelques kilomètres de Pavlovsk, vers l'est, il y a bien une centrale nucléaire, je ne l'ai pas imaginé... Que se passerait-il si un accident s'y était produit ?

Le silence plane entre eux, seulement troublé par le passage des trolleybus sur la place. Alex prend une profonde inspiration et poursuit :

— Il se passerait exactement ce que j'ai vu à Tchernobyl il y a trois ans... Alors je me demande...

Le silence se rétablit, se prolonge. Puis Tsigoun tend le cou vers l'avant, entraînant son torse étroit.

— Tu as de l'imagination, mais un meurtrier fou ne te suffit pas. Il te faut une catastrophe nationale, à présent ! A Pavlovsk...

Un sourire étire sa bouche. De nouvelles rides en affaissent les commissures.

Accoudé au bureau, il frappe de l'index la couverture rouge du dossier posé devant lui.

— Tu sais ce que c'est ? Le rapport rouge de Tass. Tu ne l'as jamais consulté, mais tu sais ce qu'il contient.

— Tout ce que les gens ignorent, soupire Alex.

— Tout ce que les gens, y compris toi, n'ont pas besoin de savoir, rectifie Tsigoun. Les accidents, les épidémies, les mauvaises récoltes, les statistiques démoralisantes, la corrup- tion, tout ce qui entache notre présent radieux et compromet notre glorieux avenir.

Tsigoun brandit le rapport rouge. Il est le seul à la Pravda de Leningrad à y avoir accès. Il martèle les mots :

(24)

— Sache bien, Alex, qu'il n'y a là-dedans, ni aujourd'hui ni hier, aucune mention d'un accident nucléaire dans la région de Pavlovsk. Rien ! Pas un mot !

— Je n'ai pourtant pas rêvé.

— Tu as interprété. Et ce n'est pas un sous-commissaire du Glavlit 1 qui te le dit. J'ai appelé le ministère de l'Information, il est catégorique, il ne se passe rien à Pavlovsk. Le commissaire Sorokine a mis fin à une série de crimes barbares, l'affaire est close, point final.

Alex soutient le regard de Tsigoun. Il y lit un appel pressant.

— Tu es jeune et doué, continue Tsigoun d'un ton adouci.

Ce reportage à Pavlovsk était une chance. Ne compromets pas ton avenir, s'il te plaît. Je ne voudrais pas m'être trompé sur ton compte.

— Ainsi, il ne se passe rien ?

— Il y a peut-être pénurie de légumes frais à Pavlovsk, ou Sorokine a le foie malade, que sais-je ?

Tsigoun détourne les yeux. Alex insiste :

— Pourquoi ? Est-ce si grave que même vous...?

— Cela suffit, Alex ! s'emporte le rédacteur en chef en frappant du poing son bureau. Il en a été décidé ainsi, pour de très bonnes raisons, j'en suis sûr. Ne t'entête pas stupidement ! Au surplus, je me suis porté garant de toi, tu comprends ?

— Vous avez promis mon silence...

— J'y compte, en effet, j'en suis responsable. C'est assez clair ?

Alex hoche la tête. Jamais il n'a vu Tsigoun aussi nerveux.

Grand, maigre, lunettes d'acier, il a devant lui le symbole de la censure soviétique, et pourtant, quelque part dans le ton de Victor, il y a comme une note de compréhension. Alex se lève, traverse la grande pièce. La voix de Tsigoun le rattrape :

— A demain, ton article paraîtra sans délai.

Une fois seul, Victor Tsigoun arpente son bureau, s'immobi-

1. Service de la censure, représenté dans chaque rédaction.

(25)

l i s e p r è s d ' u n e f e n ê t r e , c o n t e m p l e l e d ô m e d e S a i n t - I s a a c q u i b l a n c h i t l a n u i t . L a s i l h o u e t t e d ' A l e x c o u p e l e h a l o d e l u m i è r e d e s r é v e r b è r e s d e l a p l a c e M i r a . I l l a s u i t d e s y e u x j u s q u ' à c e q u ' e l l e d i s p a r a i s s e . T s i g o u n r e s t e l à , u n p e u v o û t é . L a s o n n e r i e d u t é l é p h o n e l e f a i t s u r s a u t e r . I l d é c r o c h e d ' u n g e s t e l a s . L a v o i x e s t s è c h e , p r é c i s e . T s i g o u n s e f r o t t e l e s y e u x .

— O u i , il s o r t t o u t j u s t e d ' i c i , r é p o n d - i l . P a s d e p r o b l è m e , j e v o u s l ' a i d i t .

T s i g o u n é c o u t e , s e r a c l e l a g o r g e , r é p è t e d ' u n t o n p l u s f e r m e :

— J e v o u s l ' a s s u r e , o u i , s o u s m a r e s p o n s a b i l i t é p e r s o n n e l l e . P u i s , a v e c a g a c e m e n t :

— C e l a v a d e s o i , j e n ' y m a n q u e r a i p a s . A u r e v o i r . I l r a c c r o c h e l e n t e m e n t .

P o u r s e d é t e n d r e , A l e x l o n g e l e c a n a l G r i b o ï e d o v a . I l r e s p i r e p r o f o n d é m e n t l ' a i r v i f d e l a B a l t i q u e . L e s f l o c o n s d r u s f o u e t t e n t s o n v i s a g e , l a n e i g e c r i s s e s o u s s e s p a s . L a c a t h é d r a l e N o t r e - D a m e - d e - K a z a n s e d é t a c h e s u r l e s l u m i è r e s v i v e s d e l a p e r s p e c - t i v e N e v s k i . I r i n a h a b i t e l à , s u r l a g r a n d e a r t è r e d u c e n t r e d e L e n i n g r a d , e t , d e p u i s q u ' i l a q u i t t é l e b u r e a u d e T s i g o u n , A l e x n e p e n s e q u ' à e l l e . D a n s l e d é s o r d r e d e s e s p e n s é e s s ' i m p o s e l ' i m a g e d e s o n v i s a g e f i n e t p â l e , d e s e s c h e v e u x b l o n d s e n b a t a i l l e . I l l a c o n n a î t d e p u i s q u e l q u e s s e m a i n e s e t , à c e t i n s t a n t , il a b e s o i n d ' e l l e , e t d e n e p l u s p e n s e r à r i e n d ' a u t r e . S o n r e g a r d s e r a n i m e , e m b u é p a r l e s c r i s t a u x d e n e i g e c o l l é s à s e s s o u r c i l s . D a n s l a l u e u r d e s n é o n s m u n i c i p a u x , il a p e r ç o i t a l o r s l e s d e u x o m b r e s p r e s s é e s q u i s e r a p p r o c h e n t , d e r r i è r e l u i .

L a r i v e e s t d é s e r t e . A l e x m a r c h e p l u s v i t e , i n c a p a b l e d e d é t e r m i n e r d e p u i s c o m b i e n d e t e m p s l e s d e u x s i l h o u e t t e s s o n t a t t a c h é e s à s e s p a s . C o m m e i l a c c é l è r e , e l l e s s e m e t t e n t à c o u r i r .

L e d é b o u c h é d e l a r u e L e m o n o s o v a n ' e s t q u ' à u n e c i n q u a n - t a i n e d e m è t r e s . L e c o e u r b a t t a n t , A l e x s e n t l a p r é s e n c e d e s d e u x h o m m e s d a n s s o n d o s . I l s e r e t o u r n e e t l e u r f a i t f a c e . I l s p o r t e n t d e l o n g s p a r d e s s u s e t d e s c h a p e a u x . I l s n ' o n t n i l ' â g e n i l ' a l l u r e d e s v o y o u s d e L e n i n g r a d o u d e V y b o r g s k a ï a . L e p l u s r a p i d e

(26)

d é t e n d s o n b r a s e t a b a t u n b â t o n c o u r t e t é p a i s . A l e x g l i s s e . L e c o u p r a t e s o n v i s a g e e t l ' a t t e i n t à l ' é p a u l e . A l e x s ' é c a r t e d ' u n b o n d . L e d e u x i è m e t y p e l e p r e n d à r e v e r s . A l e x s e r é t a b l i t e t f o n c e t ê t e b a i s s é e . L e p a r d e s s u s a m o r t i t l e c h o c , à h a u t e u r d ' e s t o m a c , m a i s l ' h o m m e p a t i n e e t t o m b e à l a r e n v e r s e . L a p e u r s o u d a i n e , p r i m i t i v e , i n c o n t r ô l a b l e , a i g u i s e l e s r é f l e x e s d ' A l e x . I l e n j a m b e s o n a d v e r s a i r e e t é v i t e l e s e c o n d c o u p d e m a t r a q u e , p u i s il s e m e t à c o u r i r v e r s l e s l u m i è r e s d e l a p e r s p e c t i v e N e v s k i . I l a é t é c h a m p i o n u n i v e r s i t a i r e d u q u a t r e c e n t s m è t r e s , q u e l q u e s a n n é e s a u p a r a v a n t . S e s j a m b e s s ' e n s o u v i e n n e n t . I l s p r i n t e l e l o n g d e s e a u x n o i r e s d u c a n a l , j u s q u ' à l ' a r c h e d e N o t r e - D a m e - d e - K a z a n . L à s e u l e m e n t , il s e r e t o u r n e , s c r u t a n t l a r i v e . L a n u i t e t l e s i l e n c e o n t e n g l o u t i s e s p o u r s u i v a n t s .

A l e x r e p r e n d s o n s o u f f l e , l a p e a u m o i t e , l e s m u s c l e s s o u d a i n n o u é s . I l d é p a s s e S a i n t e - C a t h e r i n e , r e v i e n t s u r s e s p a s , f a i t e n c o r e u n d é t o u r , p a r p r u d e n c e . N u l l e p a r t il n e d é t e c t e l ' o m b r e d e s e s a g r e s s e u r s . L a f o u l e h a b i t u e l l e s e p r e s s e s u r l a p e r s p e c t i v e N e v s k i , e n q u ê t e d ' u n e q u e u e à f a i r e .

I r i n a h a b i t e u n b e l i m m e u b l e c l a s s i q u e à l ' a n g l e d e l a r u e B r o d s k i . A c h a c u n e d e s e s v i s i t e s , l e l u x e d u h a l l d a l l é d e m a r b r e a i n t i m i d é A l e x . I l n ' y p r ê t e g u è r e a t t e n t i o n c e s o i r - l à . L ' e n t r é e d é c o r é e d e g r a n d e s g l a c e s , a u c o n t r a i r e , l e r a s s u r e , c o m m e l e t a p i s q u i a m o r t i t s e s p a s . L e s p r i v i l è g e s d e l a N o m e n k l a t u r a l u i s o n t d e v e n u s f a m i l i e r s . I l g r i m p e l e n t e m e n t l e b e l e s c a l i e r .

I r i n a e s t p r é s e n t a t r i c e à l a t é l é v i s i o n e t , à t r e n t e a n s p a s s é s , e l l e a f a i t s o n c h e m i n a v e c i n t e l l i g e n c e . C e l a l u i v a u t d e d i s p o s e r p o u r e l l e s e u l e d ' u n g r a n d t r o i s - p i è c e s a u c œ u r d e l a v i e i l l e v i l l e . C ' e s t l à q u ' i l s s e v o i e n t , d e p r é f é r e n c e a u p e t i t l o g e m e n t d ' A l e x à L e n i n g r a d , a u n o r d d e l a N e v a , o ù il n e s ' e s t j a m a i s e n c o r e r é s o l u , e n f a i t , à i n v i t e r l a j e u n e f e m m e . P o u r c e t t e f o i s , il y s o n g e s a n s r e g r e t , a u m o m e n t d e s o n n e r . I l a h â t e d e c h a s s e r d e s o n e s p r i t d e s i m a g e s m e n a ç a n t e s . L à - b a s , à P a v l o v s k , c h a q u e m i n u t e d ' i g n o r a n c e e s t u n e m i n u t e d e r a d i a t i o n , c h a q u e h e u r e d ' i n s o u c i a n c e e s t u n e h e u r e d ' e m p o i s o n n e m e n t . M a i s à q u o i b o n r e s s a s s e r s o n i m p u i s s a n c e ?

(27)

La porte s'ouvre. Le visage d'Irina s'éclaire d'un large sourire.

— Alex ! quand es-tu arrivé ? Entre, ne reste pas planté là ! Dans le couloir, leurs corps se frôlent.

— Tu en fais une tête ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Pour toute réponse, il l'enlace.

— Débarrasse-toi de ça, tu es tout mouillé.

Elle lui ôte sa toque, l'aide à enlever sa veste fourrée.

Aussitôt, elle se presse, mince et souple, contre le velours du pantalon. Les mains d'Alex se perdent sous sa robe de laine, remontent, impatientes. Le regard bleu d'Irina fonce, s'alour- dit, tandis que ses doigts s'énervent. Elle respire vite, collée à lui.

Que lui dire au juste ? Alex n'en sait rien, n'y a pas même pensé. Il ferme les yeux, respire l'odeur des cheveux blonds. Sa robe troussée, Irina arrache ses sous-vêtements, se noue à lui.

Ils tanguent. Adossée à la cloison, elle se cabre, l'attire en elle.

Alex frissonne. Une chaleur humide l'enveloppe, les bras d'Irina s'accrochent à son cou tandis qu'il plonge et replonge en elle comme un désespéré.

Les fantômes de Pavlovsk, le visage de Tsigoun, la course dans la neige, tout se dissout dans la fusion de leurs corps imbriqués. La plainte d'Irina devient cri, enfle, éclate sans retenue. Alex rouvre les yeux, haletant. Il étreint plus fort la jeune femme et s'abandonne à la vague qui les soulève, les soude l'un à l'autre.

Irina repose en travers du lit, sa robe pudiquement rabattue.

Paupières closes, elle fredonne une de ces chansons américaines dont elle raffole et prétend développer le goût chez Alex. Par la fenêtre ouverte, la rumeur de l'avenue leur parvient, assourdie.

La chambre jaune orangé donne de l'autre côté, vers la place des Arts. On aperçoit la statue de Pouchkine. Alex se détourne de la fenêtre et contemple son visage. La sueur a collé au cou d'Irina de fines boucles blondes. Il les écarte d'un doigt léger. Il aime ces instants où le visage de la jeune femme lui paraît nu, dépouillé de toute sophistication, avouant même, sous le

(28)

masque défait du maquillage, ses premières rides. Irina se jette dans l'amour avec frénésie et y perd cette mesure, cette vision froide et intellectuelle des êtres qui souvent déconcertent Alex.

Il effleure le visage régulier, ému tout à coup. La sonnerie du téléphone brise la magie de l'instant. Irina tend le bras à tâtons.

Une voix d'homme, grave, résonne dans l'écouteur. Alex s'éloigne.

— Oh ! Bonjour, Samuel. Non, je n'ai pas du tout oublié, répond Irina.

Elle a instantanément retrouvé son ton sérieux, sa voix nette et précise.

— A dix heures... Puis-je venir avec un ami ? Il est journa- liste à la Pravda. Un confrère de talent.

Alex croise le regard bleu gentiment moqueur.

— Il travaille pour la rubrique « société » et ne manque pas d'idées. C'est un affreux réformiste, il te plaira.

Irina écoute en hochant la tête.

— Sur la tête du grand Lénine, promis ! conclut-elle en riant.

— Qui était-ce ? demande Alex, un peu renfrogné.

— Samuel Olgov.

— Le professeur d'économie ?

— Lui-même. Ne sois pas jaloux. A son âge...

— Ce n'est pas la question. Je m'étonne que tu le connaisses si bien.

— C'est un ami de mon père.

— Et un réformateur avéré. Je te croyais plus...

— Plus conformiste ? suggère Irina en riant.

— Peut-être.

— Olgov est l'un des fondateurs du cercle Omega, poursuit- elle en se levant.

— J'en ai entendu parler. Tu partages leur point de vue ? Tu trouves aussi que les lendemains tardent à chanter, n'est-ce pas, ma chérie ? Gorbatchev est en train de les rattraper.

— C'est la preuve qu'ils ont raison. Tu m'accompagnes ? Il y a un exposé-débat sur « Communication et efficacité », un sujet qui t'intéressera.

(29)

Alex suit Irina jusqu'à la salle de bains, où elle retouche son maquillage.

— Les seules informations utiles, ce sont les mauvaises nouvelles, dit brutalement Alex. Et puis, de toute façon, tant que les téléphones seront sur écoute et les annuaires considérés comme secret d'État, la glasnost ne sera qu'une illusion, qu'une nouvelle forme de propagande. Irina, crois-moi, nous sommes dans une société de non-communication.

— Tu es bien agressif. Viens, tu verras que le ton de ces réunions est assez libre. Mais il s'agit d'être constructif avant tout !

Alex hausse les épaules et se détourne. Irina le rejoint peu après dans le salon qu'il arpente nerveusement.

— Qu'y a-t-il, Alex ?

— Imagine que tu saches, ou même que tu devines, qu'un terrible accident menace la vie de milliers de personnes. Et qu'on t'oblige à te taire. Que ferais-tu ? Tu n'aurais pas envie de hurler : danger ?

Elle l'observe sans comprendre.

— Sans doute, oui, mais de quoi parles-tu ? C'est à propos de ton voyage à Pavlovsk ? Quel rapport avec cet horrible assassin ?

Comme il reste silencieux, elle regagne la chambre, hésite entre deux robes. Alex l'observe et soupire. Irina est moderne, élégante, intelligente, certes. Ouverte, sans doute. Mais jus- qu'où l'aiderait-elle ?

Elle passe la robe qu'elle a enfin choisie, se rend compte qu'il la regarde.

— Vas-tu enfin me dire ce qui te préoccupe ?

Il vient près d'elle, la pousse à s'asseoir au bord du lit. Son expression a raison du sourire frivole d'Irina. Elle fronce les sourcils, attentive, tandis qu'Alex lui décrit ce qu'il a vu à Pavlovsk.

Irina fixe le poster jauni qui fait face à son lit.

— Il doit bien y avoir une explication, finit-elle par dire. Tu peux te tromper, il faudrait être certain qu'il s'agit bien de ça.

(30)

Le Parti a reconnu ses torts, à propos de Tchernobyl, du manque d'information...

— Des semaines plus tard ! Tu ne me crois pas, Irina ? C'est cela ?

— Je ne sais pas, Alex, il faut bien réfléchir. J'aimerais en parler à Olgov, si tu permets.

Il s'écarte d'elle. Comment imaginer que sa seule conviction pousse Irina à profiter de sa position pour rompre le silence ? Concevoir qu'à la télévision elle s'écarte du texte officiel pour mentionner les graves soupçons d'un petit journaliste de la Pravda de Leningrad ? Il ne faut pas rêver. N'empêche... Alex fume en silence, face à la fenêtre. Dans son dos, Irina achève de s'habiller. Elle lui prend le bras et assure, souriante de nouveau :

— J'essaierai d'en apprendre davantage, promis.

Le front buté, Alex hoche la tête.

— La vérité éclate toujours trop tard, marmonne-t-il.

— Allons, ne sois pas si sombre ! Les délais raccourcissent, aujourd'hui.

La boutade ne saurait convaincre Alex, mais les lèvres d'Irina, dans son cou, ont la douceur de l'espoir. Elle l'entraîne, ramasse dans l'entrée sa veste, sa toque. Un rappel sensuel brille dans ses yeux. Alex sourit. Elle le presse :

— Viens, je ne veux pas que nous soyons en retard.

(31)

3

« A force de produire de l'ordre, une société se meurt. »

S a m u e l OLGOV.

Le café Gorki s'ouvre en bordure de la Boldraïa Nevka, le bras de la Neva à l'orée duquel veille le croiseur Aurore, impeccablement astiqué, toujours prêt, soixante-dix ans après, à sonner les trois coups de la révolution. Le café a vu passer plus d'histoire encore. Les décembristes, déjà, y auraient préparé le soulèvement de 1825, premiers d'une longue liste de fous décidés à changer la face du monde, et illustres pour y avoir réussi un siècle plus tard. En accueillant les réunions du cercle Omega, l'endroit ne fait que perpétuer sa tradition.

La grande salle aux plafonds sombres, aux murs décorés de peintures impressionnistes, est bondée quand Irina y précède Alex. Elle est une des rares femmes de l'assistance, et multiplie les signes de reconnaissance en se glissant entre les tables, dans le vacarme.

Les bouteilles de vodka, de vin sucré et de kingsmaraoul, ce vin rouge auquel Staline sacrifiait si volontiers, paraît-il, sont déjà largement entamées. Alex est encore loin de l'estrade quand on le tire par la manche. Il reconnaît avec surprise Arassov, qui grignote des sprats et s'écrie en riant :

— Zadkine ! Je savais bien te trouver un jour dans une réunion comme celle-là ! Mais pas en compagnie de la camarade Navikov, petit cachottier !

Arassov a la quarantaine, l'œil roublard d'un maquignon et

d'énormes oreilles agrémentées d'une touffe de poils roux.

(32)

Depuis qu'il s'est fait la spécialité, à la Pravda, de collecter et de publier toutes les doléances des citoyens de Leningrad et des environs contre les robinets qui fuient, l'inconfort des tram- ways ou le gaspillage des matières premières, ses grandes oreilles, qui traînent partout, sont devenues la terreur des responsables de base du Parti, des apparatchiks de quartier, accusés pêle-mêle de corruption, d'immobilisme et parfois même d'incompétence congénitale...

Pour l'heure, elles frémissent de plaisir tandis que leur propriétaire cherche à repérer Irina dans la foule, et il insiste sans lâcher la manche d'Alex :

— Sacré veinard ! C'est un guide de choix que tu t'es trouvé ! Irina s'est fondue dans l'assistance, et Alex prend machinale- ment une olive dans la soucoupe qui passe.

— Ça ne va pas ? demande Arassov en le scrutant de ses petits yeux mobiles. C'est à cause de Tsigoun ?

— Pourquoi ?

— Les nouvelles vont vite, même dans notre journal, cher camarade ! Tu t'es fait accrocher des nouilles aux oreilles ?

Alex sourit, en réponse au clin d'oeil de son confrère.

Comment s'étonner qu'Arassov ait déjà eu l'écho de son entrevue avec Tsigoun ?

— Rien de grave, des questions de détail. Je rentre de Pavlovsk...

— Je sais, et Tsigoun vieillit ! s'exclame Arassov. Les détails lui sont un peu indigestes, en ce moment...

Il souffle, vide d'un trait sa vodka et se touche le ventre du côté du foie, s'il lui en reste un.

— C'est là que ça se passe chez lui, enchaîne-t-il. Il trouve aussi que je consacre trop de temps aux détails ! Il a du mal à suivre le mouvement, le pauvre !

Arassov suit le regard d'Alex qui vient de reconnaître, dans le fond de la salle, la mince silhouette d'Irina.

— Elle n'est pas perdue ! clame-t-il dans le brouhaha. Va, on en reparlera...

Alex s'éloigne sur un signe de tête. Arassov a de grandes

(33)

graviers brûlants. Dans la Zil, elle vide d'un coup ses poumons, ferme les yeux.

— Allons-y, souffle-t-elle.

Quand le mur de l'asile a disparu derrière eux, elle se laisse aller contre Brian.

— Il aura au moins une chambre pour lui seul, une fenêtre sans barreaux. Si le directeur est de parole...

Elle frémit, se serre contre Brian.

— Je n'aurai pas le courage de revenir m'en assurer.

— On vérifiera, n'ayez crainte, affirme Anton.

Ils rentrent en silence à Leningrad.

Irina fume dans la pénombre de la chambre jaune orangé, rue Brodski. Elle est étendue en travers du lit tiède au drap rejeté et fixe le plafond. Contre son oreille bat le pouls régulier de Brian dont les doigts lissent les mèches blondes collées à sa tempe.

L'odeur de leurs corps nus emplit la pièce. Irina garde sur la langue le goût salé de leur sueur.

L'obscurité gagne lentement à l'abri des rideaux tirés. Au- dehors, l'animation de Nevski Prospekt s'accroît avec le soir et l'écho en rebondit jusqu'à eux. Sans regarder Brian, Irina sait qu'il garde les yeux ouverts, attentifs aux battements de la ville autour d'eux. Les façades aux couleurs vives s'irisent des scintillements de la Neva, les statues s'empourprent au feu d'un interminable crépuscule qui recule les limites du jour. Lenin- grad fête ses nuits blanches de juin, et leurs corps restent éveillés à cette tension. Même la volonté d'oublier, de sombrer dans un sommeil sans rêves, cède à cette pulsation qui court les rues, et vibre au coeur des vieilles pierres.

Le repos les fuit et la nuit noire ne viendra pas les soulager.

Ils restent ainsi longtemps, côte à côte, le souffle de leur respiration se fondant au bruissement de la ville. Leurs corps parallèles ne se touchent pas, incapables de surmonter la soudaine distance qui les a désunis, après l'étreinte furieuse qui les a jetés l'un contre l'autre.

(34)

Irina fume d'autres cigarettes. La respiration trop calme de Brian, invisible près d'elle, ne la trompe pas un instant.

— Igor Karazine m'a appelée hier, dit-elle enfin. Il part, il est muté.

— Je le savais.

— Il semblait malheureux, sincèrement.

Elle hésite, précise :

— Pas seulement pour moi, mais pour tout ce qui s'est produit.

— Ce sont des regrets tardifs.

— Je le lui ai dit, plus vertement que cela.

— Il a perdu, lui aussi, comme tout le monde.

— Et nous ?

Brian soupire. Un peu de cendre volette entre eux, qu'Irina balaie d'un revers de main.

— Dis-moi ce qui te mine, dit-elle ensuite.

— Quoi ?

— Je veux dire, ce qui nous mine. Dis-le-moi...

Les battements de cœur de Brian se sont encore ralentis à son oreille. Ses doigts ne bougent plus entre les mèches en désordre.

— Je n'irai pas à Moscou, dit-il enfin.

— Où, alors ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne pourrais pas rester ici ?

— Non, pas dans ces conditions. Ni à Leningrad, ni ailleurs en Union soviétique. C'est une question de... Bah ! Je ne sais de quoi au juste, mais c'est impossible, je le sens.

— Explique-moi.

Brian prend la cigarette des doigts d'Irina et fume à son tour.

— J'ai vu des gens de la CIA, ici et à Washington. Si je reste dans ce pays, il faudra en passer par eux, les satisfaire.

— Ils veulent t'obliger à... ?

— Oui ! L'intérêt du pays, de la paix, ou Dieu sait quoi d'autre ! Ce n'est pas mon métier, je ne le veux pas. Je ne peux pas...

— Tu le leur as dit ?

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