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98 IMAGE [&] NARRATIVE Vol. 20, No.1 (2019)

Le roman-photo au service du reportage

(et vice versa)

Jan Baetens

Benoit Vidal, L’Effet-schizomètre. Quand l’art brut d »givre la psychopathologie Paris, éditions EPEL, 2019, 124 p.

ISBN : 978-2-35427-193-0

L’art brut –en franglais : l’art outsider– occupe depuis longtemps une place paradoxale sur l’échiquier de l’art. S’il se trouve aujourd’hui au cœur du monde de l’art, c’est grâce à son caractère marginal, qui lui donne cette aura de fraîcheur et d’authenticité que tant d’autres artistes, ceux qui connaissent les lois du marché et travaillent en fonction d’elles, semblent avoir perdu depuis belle lurette. Ignorant ou méprisant l’institution de l’art –l’ignorance étant, de nouveau non sans paradoxe, un sentiment plus pur, moins souillé que le mépris, qui implique toujours un minimum de calcul–, les tenants de l’art brut créent des œuvres qui se maintiennent à l’écart des conformismes du jour, voire contre l’exigence d’originalité vraie ou fausse et d’innovation permanente qu’on exige de n’importe quel artiste digne de ce nom. L’art brut a au contraire le droit de se répéter sans arrêt, y compris dans les cas où l’artiste ne fait que reprendre des formules déjà usées, l’intérêt de la pratique tenant alors à la force que dégage une telle pulsion de répétition.

Parler de l’art brut n’est, logiquement, pas chose aisée. Le grand danger consiste à l’étouffer par le recours à ce que l’anthropologue Eic Chauvier appelle la psychopathologie du langage, soit notre manie de confondre les mots et les choses, plus particulièrement d’imposer au quotidien des « fictions théoriques », ces manières de parler abstraites et générales, faites de grands mots mais totalement déconnectées de tout contexte (voir

Les Mots sans les choses, éd. Allia, 2014). De tels discours, que Chauvier qualifie de fictions mais qui se

prennent eux-mêmes pour parole d’évangile, n’apportent rien à notre désir ou besoin de comprendre le réel, tout en nous empêchant, par le prestige que leur confère la société, de dire l’ordinaire que nous vivons et qui, bien souvent, nous fait souffrir.

S’agissant de l’art brut, ces fictions théoriques sont nombreuses : esthétiques, biologiques, psychiatriques, biographiques par exemple (et à chaque fois toujours au pluriel, bien entendu). Cependant, chacune d’elles tourne autour des mêmes concepts vides : « génie solitaire », « suicidé de la société », « créativité venue du monde de l’enfance », et ainsi de suite. Il y a donc de nombreuses raisons de se réjouir de la publication de

L’Effet schizomètre, « docu-photo » comme l’appelle son auteur, déjà fort expérimenté dans le domaine du

roman-photo proprement dit. Dans ce livre, jalon important dans les transformations actuelles du genre, Benoit Vidal retrace la vie et l’œuvre de Marco Decorpeliada, artiste brut dont toute la production dérive d’une découverte peu commune : il existe une relation secrète entre un répertoire scientifique, celui du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), et les codes des produits des surgelés Picard. Le travail de l’artiste brut va donc consister à mettre en rapport le manuel des psychiatres américains, qui recense depuis 1918 les troubles mentaux en les décrivant de manière aussi objective que possible (la plus récente

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édition remonte à 2013), et les éléments du catalogue Picard. En guise d’exemple (page 41 de

L’Effet-schizomètre) :

20.1 schizophrénie dite catatonique continue, crevettes roses entières cuites.

25.0 trouve schizo-affectif type bipolaire, deux pissaladières oignons, fromage, anchois. 41.1 anxiété généralisée, pizza trois fromages.

42.0 trouble obsessionnel compulsif, carottes en bâtonnets cuites vapeur. 45.0 somatisation, moules en coquilles.

De manière plus générale, Decorpeliada va développer une manière de penser qui étendra ce type de raisonnement à toute liste et à toute donnée chiffrée, à toute énumération et à toute structure quantifiable, qui vont toutes pouvoir se lire à l’aide d’une correspondance souterraine avec le répertoire psychiatrique américain. L’interprétation médicale du procédé est simple : l’utilisation loufoque du procédé est un mécanisme de défense de l’artiste Decorpeliada contre l’institution qui a condamné le patient Decorpeliada à une longue vie d’internement.

Mais le docu-photo de Benoit Vidal ne se contente pas d’établir ces faits, puis les applications et commentaires de cette grille de lecture somme toute banale. Le choix du roman-photo, médium toujours jugé de peu de valeur –et c’est un bel euphémisme– par les instances légitimes de l’art, signifie une puissante prise de position à l’égard et en faveur de l’artiste brut. Loin de vouloir racheter la folie présumée de l’art brut au moyen de quelque fiction théorique, l’auteur d’un roman-photo sur un tel sujet exprime déjà une forme d’empathie, si ce n’est de solidarité, et il y a là une prise de risque aussi réelle que pleinement assumée. En acceptant d’utiliser un médium aussi controversé que l’objet dont il traite, le photo-romancier refuse de tenir l’art brut à distance et ce faisant il réussit à en parler de manière plus convaincante. La connivence entre sujet et objet se trouve à d’autres niveaux encore, par exemple dans le rejet catégorique de tout usage parodique du roman-photo, puis dans l’évitement des dérives esthétisantes. Benoit Vidal prend l’art brut au sérieux et s’efforce à plusieurs moments d’intégrer la logique de l’artiste à sa propre démarche. C’est ainsi que la couverture du livre est encadrée par un ruban à mesurer en taille réelle, qui pousse le lecteur à s’interroger sur le sens des dimensions de l’ouvrage, la signification du nombre de pages, ou la logique secrète de tout ce qui peut se compter à l’intérieur du volume, chacun de ces éléments pouvant se rattacher à quelque trouble ou maladie du manuel DSM.

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Mélangeant quête biographique et séquences d’interviews (avec un collectionneur, un écrivain, un historien de l’art et une psychanalyste), Benoit Vidal ne tombe jamais dans le piège de la fiction théorique des « spécialistes », qui eux-mêmes ont visiblement pris plaisir à contrefaire leur propre rôle. L’auteur ne se moque pas de ses interlocuteurs, il contourne la solution de facilité qui aurait consisté à ridiculiser la psychanalyse, par exemple. Là encore, on sent bien que Benoit Vidal est parvenu à ne pas céder à une autre fiction théorique du jour, la condamnation a priori de la parole psychanalytique. Ici, les spécialistes jouent en coulisses et L’Effet-schizomètre ne leur permet pas de s’imposer au détriment de l’artiste même. Cette circonspection dispense l’auteur de faire leur procès à moindres frais, tout en montrant la coupure insondable entre le monde de l’artiste brut et le monde de ceux et celles qui l’encadrent.

Benoit Vidal n’a pas l’ambition de percer le mystère de l’art brut. Son livre le montre en action et l’auteur en continue l’action à l’aide de son propre médium, le roman-photo, dont cette nouvelle forme démontre la grande souplesse comme les avantages insoupçonnés.

Jan Baetens est rédacteur en chef de Image (&) Narrative.

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