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L’organisation des circuits courts par les intermédiaires.

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Academic year: 2021

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UNIVERSITE DE BOURGOGNE

École doctorale LISIT CESAER/INRA

THÈSE

Pour obtenir le grade de

Docteur de l’Université de Bourgogne Discipline : Sociologie

par

Jean-Baptiste Paranthoën

le 21 novembre 2016

L’organisation des circuits courts par les intermédiaires

La construction sociale de la proximité dans les marchés

agroalimentaires

Directeur de thèse

Gilles Laferté

Directeur de recherche en sociologie à l’INRA

Jury :

Sophie Dubuisson-Quellier Directrice de recherche CNRS, Centre de Sociologie des Organisations/Science Po (rapporteur)

Brigitte Gaïti Professeure de Science Politique, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, CESSP-CRPS

Frédéric Lebaron Professeur de Sociologie, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvellines, PRINTEMPS

Jean-Christophe Marcel Professeur de Sociologie, Université de Bourgogne, Centre Georges Chevrier

Antoine Roger Professeur de Science Politique, IEP de Bordeaux, Centre Émile Durkheim (rapporteur)

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Sommaire

SOMMAIRE ... 5 REMERCIEMENTS ... 7 SIGLES ET ACRONYMES ... 9 INTRODUCTION GENERALE ... 11

PROLOGUE :LE CHERCHEUR, LE MINISTRE ET LA CONSEILLERE ... 12

SECTION I.LA « PROXIMITE » COMME OBJET SOCIOLOGIQUE ... 16

SECTION II.CONDITIONS DE REALISATION DE LA RECHERCHE, CHANGEMENT D’ECHELLE ET VARIATION DES SOURCES ... 33

SECTION III.ECONOMIE DE LA THESE ... 42

CHAPITRE I ... 49

CONTRIBUTION A UNE HISTOIRE SOCIALE DE L’INTERMEDIATION DANS LES MARCHES AGROALIMENTAIRES ... 49

SECTION I :L’UNIFICATION NATIONALE DES MARCHES AGROALIMENTAIRES ... 52

SECTION II.LE XXEME SIECLE OU LAVENEMENT DE LAGRICULTEUR PRODUCTEUR DE MATIERE PREMIERE .. 68

SECTION III :L’ELABORATION INACHEVEE D’UNE REGLEMENTATION GENERALE SUR L’UTILISATION DU TERME « FERMIER » DANS LES ANNEES 1990 ... 86

CHAPITRE II ... 101

DE LA CONTESTATION DU GATT AUX AMAP ... 101

LA METAMORPHOSE DE LA CAUSE DE L’ALLIANCE ENTRE LES AGRICULTEURS ET LES CONSOMMATEURS ... 101

SECTION I :LA FORMATION D’UN COLLECTIF AUTOUR DE LA CONTESTATION DE L’URUGUAY ROUND ET DE LA PAC :1991/1994 ... 105

SECTION II :AUTONOMISATION PARTIELLE DE L’ALLIANCE PEC ET CONVERSION A L’EXPERTISE :1994/ 1996 ... 115

SECTION III :DE LA DEFENSE DES PAYSANS A LA PROMOTION D’UNE ALIMENTATION DE QUALITE :1996/ 2002 ... 125

SECTION IV :REGIONALISATION DE L’ALLIANCE ET PROMOTION DES AMAP :2002/2009 ... 137

CHAPITRE III ... 149

APPROPRIATIONS ET DIFFUSION D’UNE CATEGORIE D’ORGANISATION DES ECHANGES MARCHANDS : LES « CIRCUITS COURTS » ... 149

SECTION I. LA TERRITORIALISATION DES « CIRCUITS COURTS » ... 153

SECTION II.L’EMERGENCE D’UN SUJET DE RECHERCHE DANS LE CHAMP DES SCIENCES AGRICOLES ... 166

SECTION III.LA DIFFUSION D’UNE CATEGORIE D’ORGANISATION MARCHANDE DANS UN SECTEUR AGRICOLE EN VOIE DE TERRITORIALISATION ... 180

CHAPITRE IV ... 195

L’INSTITUTIONNALISATION DU FLOU ... 195

LA MISE EN FORME LABILE D’UNE POLITIQUE SECTORIELLE... 195

SECTION I.UNE REPRISE EN MAIN MINISTERIELLE DES « CIRCUITS COURTS » SOUS CONTRAINTES ... 199

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SECTION III :DES « CIRCUITS COURTS » AUX « CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITE » : LA FORMATION D’UNE ALLIANCE POUR LE RAPPROCHEMENT TERRITORIAL DES PRODUCTEURS ET DES CONSOMMATEURS 236

CHAPITRE V ... 259

L’OBJECTIVATION STATISTIQUE DE L’OFFRE EN « CIRCUITS COURTS » ... 259

SECTION I.PORTAIT GENERAL DES EXPLOITATIONS EN CIRCUITS COURTS ... 262

SECTION II :DES EXPLOITATIONS EN CIRCUITS COURTS AU PROFIL TRES VARIE ... 292

CHAPITRE VI ... 315

LES STRATEGIES DE REAPPROPRIATION DES CIRCUITS COMMERCIAUX ... 315

DES « INTERMITTENTS » AUX « SPECIALISTES » ... 315

SECTION IFAIRE DE LA VENTE DIRECTE DANS LES ANNEES 1990 A 2000:« LES INTERMITTENTS » ... 317

SECTION II.SE SPECIALISER DANS LA COMMERCIALISATIONEN CIRCUITS COURTS : LE CAS DE DEUX JEUNES URBAINS ... 340

CHAPITRE VII ... 369

LA PROXIMITE REINVESTIE PAR LES INTERMEDIAIRES ... 369

SECTION I.LA POSITION MONOPOLISTIQUE DE LA CHAMBRE D’AGRICULTURE DANS LE DEVELOPPEMENT 371 SECTION II.LA SPECIALISATION PROGRESSIVE D’UNE AVANT-GARDE PROFESSIONNELLE ... 385

SECTION III.PRATIQUES DE MEDIATIONS ET MEDIATIONS DES PRATIQUES ... 399

CONCLUSION ... 423

BIBLIOGRAPHIE ... 431

ANNEXES ... 454

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Remerciements

Mes premiers remerciements s’adressent à l’ensemble des enquêtés rencontrés sans qui cette recherche n’aurait pas été possible et plus particulièrement Polo et Marco qui en sont à l’origine.

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à mon directeur de thèse Gilles Laferté qui s’est toujours rendu disponible. Ses encouragements et son optimisme sans failles m’ont toujours été d’un grand secours. J’associe Bernard Pudal et Danièle Capt qui m’ont accompagné à différentes étapes de la thèse. Ce travail leur doit beaucoup.

Mes remerciements s’adressent également à Sophie Dubuisson-Quellier, Brigitte Gaïti, Frédéric Lebaron, Jean-Christophe Marcel et Antoine Roger qui ont accepté de faire partie de mon jury de thèse.

Cette recherche s’inscrit dans des collectifs au sein desquels j’ai pu apprendre le métier de sociologue. Au sein du CEASER où j’ai bénéficié de l’aide inestimable de Pierre Wavresky pour le traitement des données du recensement agricole. Bien sûr, je pense aux nombreux échanges avec Eleonora Elguezabal, Julian Mischi et Nicolas Renahy ainsi qu’avec les doctorants du laboratoire et surtout Nicolas Deffontaines. Plus largement, ma connaissance des mondes ruraux en tant qu’ethnographe, mais pas seulement, doit beaucoup aux membres de l’enquête « encadrement et sociabilités des mondes ruraux ».

S’ajoutent également les membres du Groupe d’Analyse Politique et de l’ISP de Nanterre qui m’ont transmis le goût pour la recherche à travers la réalisation de plusieurs enquêtes. C’est également au sein de cette équipe que j’ai pu acquérir mes premières expériences d’enseignement que je poursuis aujourd’hui en tant qu’ATER. Merci à Laurent Bonelli, Abdellali Hajjat, Christophe Le Digol, Arnault Skornicki, Christophe Voillot mais aussi à Sébastien Delarre et Grégory Salle.

Cette thèse a par ailleurs bénéficié des relectures et des conseils de Yuna Chiffoleau, Pascale Laborier, Marie-France Garcia-Parpet, Juliette Rogers, Elise Roullaud, Lorenzo Barrault, Ivan Bruneau, et de l’aide, pour la traduction, de Fabien Carrié, je les en remercie.

Une de mes plus grandes satisfactions est sans doute d’avoir fait la rencontre d’amis à qui je dois énormément pour ce travail de thèse mais pas uniquement. Bastien Amiel, Paul Lehner, Mathilde Sempé sans oublier Amira et Adel. Nos nombreuses discussions concernant nos aspirations et parfois même nos désillusions ont été et seront toujours très précieuses.

Je remercie également mes parents et ma sœur pour leur soutien inconditionnel et leur écoute. Enfin, ce travail n’aurait sans doute pas été possible sans l’appui indéfectible de Mathilde qui a su être ma muse qui m’amuse.

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Sigles et acronymes

ADAR Agence de Développement Agricole et Rural

AMAP Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne

ANDA Association Nationale du Développement Agricole

APCA Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture

APEC Alliance Paysans Ecologistes Consommateurs

BATDA Bureau de l’Aménagement du Territoire et du Développement Agricole

BPREA Brevet Professionnel Responsable d’une exploitation agricole

BTS ACSE Analyse et conduite des systèmes d’exploitation

CAS DAR Compte d’Affectation Spécial du Développement Agricole et Rural

CDOA Commission Départementale d’Orientation Agricole

CDST Contrat de Développement Social Territorialisé

CFPPA Centre de Formation Professionnelle et de Promotion de l’Agriculture

CGAAER Conseil Général de l’Agriculture, de l’Alimentation, des Espaces Ruraux

CIVAM Centres d'Initiatives pour Valoriser l'Agriculture et le Milieu rural

CNJA Centre National des Jeunes Agriculteurs

CNMCCA Confédération Nationale de la Mutualité de la Coopération et du Crédit Agricole

CNRS Centre National de la Recherche Scientifique

CUMA Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole

DATAR Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale

DGAL Direction Générale de l’Alimentation

DGCCRF Direction Générale de la Concurrence, de la consommation et de la Répression des Fraudes

DGPAAT Direction Générale des Politiques Agricole, Agroalimentaire et des Territoires

DIACT Délégation Interministérielle à la Compétitivité des Territoires

ENA École Nationale d’Administration

FDSEA Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles

FNE France Nature Environnement

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FNAPF Fédération Nationale des Associations de Producteurs Fermiers

FNGEDA Fédération Nationale des Groupes d’Etude et de Développement Agricole

FNPNRF Fédération Nationale des Parcs Naturels Régionaux de France

FNSEA Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles

GAEC Groupement Agricole d’Exploitation en Commun

GATT General Agreement on Tariffs and Trade

GRET Groupe de Recherche et d’Echanges Technologiques

IGREF Ingénieurs du Génie Rural des Eaux et Forêts

INRA Institut National de la Recherche Agronomique

MEDDAT Ministère de l’Écologie de l’Énergie du Développement Durable et de l’Aménagement du Territoire

MSA Mutualité Sociale Agricole

OMC Organisation Mondiale du Commerce

REPAS Réseau Européen Pour une Agriculture Soutenable

SADD Service de la Stratégie Agroalimentaire et du Développement Durable

UTH Unité de Travail Homme

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Introduction générale

« La possibilité de toute vie de groupe ordonnée repose sur l’interaction, dans la pensée ou l’activité humaines, d’impulsions dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation. Ces impulsions se tiennent mutuellement en échec. Elles peuvent entrer en conflit les unes avec les autres, lutter pour la prééminence ou passer des compromis et se combiner selon les proportions et les formes le plus diverses. En dépit de toute cette diversité, c’est la relation entre ces deux pôles qui détermine le cours des actions humaines ».

Norbert Elias, Engagement et distanciation. Contribution à la

sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993, p. 10.

« Qu'est-ce en effet qu'une institution sinon un ensemble d'actes ou d'idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s'impose plus ou moins à eux ? Il n'y a aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d'ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu'en degré. L'institution est en somme dans l'ordre social ce qu'est la fonction dans l'ordre biologique : et de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définies ».

Marcel Mauss, Paul Fauconnet, « La sociologie : objet et méthode », dans Marcel Mauss, Essai de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 16.

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PROLOGUE :

LE

CHERCHEUR,

LE

MINISTRE

ET

LA

CONSEILLERE

Créées au début des années 2000, les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (AMAP) visent au rapprochement des producteurs et des consommateurs. Liés par contrats, les producteurs garantissent la fraicheur des produits ainsi qu’un certain mode de production tandis que les consommateurs s’abonnent à des « paniers » chaque semaine pendant une période pouvant atteindre un an. Ils supportent, de ce fait, les désagréments que peuvent connaître les agriculteurs : aléas climatiques et maladies ne sont donc plus à leur seule charge. Organisé au début du mois de décembre 2009, un week-end réunissant une grande partie des fédérations régionales des AMAP est destiné à l’officialisation d’un Mouvement Inter-Régional créé quelques mois plus tôt. Au cours de ces deux journées de lancement, sont réunis des militants consommateurs et producteurs, auxquels s’ajoutent les salariés des plus grosses structures régionales, ainsi qu’un nombre important de chercheurs et d’étudiants, ce qui interpelle le nouveau doctorant que je suis quant à l’opportunité de commencer une thèse sur un sujet déjà très investi par des scientifiques chevronnés. La participation de ces chercheurs à l’animation de ces journées et leurs interventions au moment de l’Assemblée Générale montrent qu’ils contribuent à part entière à la construction d’une cause, celle du rapprochement des producteurs et des consommateurs. Étonné de cette implication, je questionne l’un d’entre eux sur la différence entre ces pratiques savantes et celles qui m’ont été enseignées au cours de mon cursus universitaire. Il me répond alors que « la neutralité axiologique n’existe pas ! ».

En juin 2009, un plan d’action est présenté par le Ministre de l’agriculture afin de favoriser le développement des « circuits courts » n’excédant pas un intermédiaire. Ce plan est présenté comme le résultat d’un groupe de travail dont il se fait le porte-parole, sans y avoir participé. La réunion du groupe aurait facilité la convergence des intérêts des producteurs, soucieux de mieux valoriser leur production, et ceux des consommateurs attachés à un plus grand respect de l’environnement, conférant ainsi à l’action publique le rôle de chambre d’enregistrement des lois de l’offre et de la demande.

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15 octobre 2013. La première partie de la journée de la formation sur la « vente directe » organisée par Francine, conseillère à la chambre départementale d’Agriculture, est consacrée à la présentation des différents participants. Après un tour de table, Francine1 présente les habitudes de consommation des Français et demande : « où vont le plus souvent les Français pour acheter leur nourriture ? » Un participant répond rapidement : « Les Grandes et Moyennes Surfaces ! », ce à quoi elle rétorque : « Vous faites tous ça (rire). Effectivement. Dans la tête des gens il y a des habitudes et casser les habitudes, c’est pas facile, mais ça peut se faire. Je veux attirer votre attention. Vous avez été plusieurs à dire " je veux faire venir les gens à la ferme" mais vous voyez bien que les gens ne vont pas à la ferme. C’est à vous d’aller chercher le client, lui ne viendra pas ». Une participante donne son avis : « Moi, je pense que le client ne va pas venir pour un produit, il faut vendre plusieurs produits. Ils ne veulent pas faire plusieurs maisons… ». Francine ajoute : « oui il faut avoir un magasin avec une gamme plus étendue. Les gens veulent manger authentique ! Vous pouvez le faire, il n’y a pas de souci, mais j’attire votre attention sur le fait qu’aller vers le client, ça fait partie de la stratégie commerciale. Je sème l’idée, ça va germer ».

***

1 L’ensemble des noms des individus interrogés et des lieux ont été anonymisés à l’exception des personnages publics et de ceux qui m’ont donné leur accord.

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La courte chronique restituée en prologue illustre l’actualité de la question du rapprochement des producteurs et des consommateurs dans les marchés agroalimentaires. En effet, la proximité semble être devenue le centre des attentions et le moteur des intentions. Ce qui se présente comme une rhétorique, une incantation2 innerve nombre des sphères d’activité du monde social. Dans le champ politique, par exemple, où elle est paradoxalement mobilisée par ses agents les plus centraux3, elle constitue de façon moins surprenante un enjeu lors des compétitions électorales périphériques matérialisant « le basculement de l’idée de grandeur4 », autrefois attachée à la distance et à la centralisation, vers la capacité à être proche de ses administrés. De même, le pouvoir attribué au rapprochement entre l’école et les familles permettrait d’atténuer les risques d’échec scolaire que la distance entre ces deux instances de socialisation ne faisait que renforcer jusqu’ici, contribuant à arracher les enfants des logiques déterministes de la reproduction sociale5. De multiples milieux professionnels sont ainsi concernés tel le journalisme où la proximité est érigée en véritable loi professionnelle6. Mais bien qu’elle soit largement diffusée et mobilisée, sa consistance est difficilement palpable, ce qui pourrait constituer une condition de sa réussite et plus certainement une réelle difficulté pour celui qui cherche à l’étudier. Il reste que ce terme, ce mythe7 pourtant évanescent, donne corps à des réalités objectives qui semblent engager une transformation de l’ordre social comme dans le cas des juges de proximité dont la généralisation au niveau national en 2002, non réductible à une seule dimension électoraliste, participe à une redéfinition de la place de la justice dans la société8. La proximité serait en elle-même garante d’un ordre social plus juste.

2

Rémi Lefebvre, « Rhétorique de proximité et "crise de représentation" », Cahiers lillois d’économie et de sociologie, n°35-36, 2000, p. 111-132.

3 Nicolas Mariot, Bain de foules. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, Coll. « Socio-histoires », 2006.

4

Tanguy Le Goff, « L'insécurité "saisie" par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, vol.55, n°3, 2005, p. 443.

5 Frédérique Giuliani, Jean-Paul Payet, « Introduction. Les logiques scolaires de la proximité aux familles », Education et sociétés, n°34, 2014, p. 5-21.

6

Roselyne Ringoot, Yvon Rochard, « Proximité éditoriale : normes et usages des genres journalistiques », Mots. Les langages du politique [En ligne], 2005, n°77, mis en ligne le 31 janvier 2008, consulté le 29 août 2016. Christiane Restier-Melleray, « La proximité dans les médias : retour sur une loi », dans Christian Le Bart, Rémi Lefebvre (Dir.), La proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Res Publica, 2005, p. 251-270.

7 Christian Le Bart, Rémi Lefebvre, « Introduction » dans Christian Le Bart, Rémi Lefebvre (Dir.), La proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, op. cit., p. 11-30. Fabien Desage, Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales. Retour critique sur le rôle des idées dans l’action publique », Revue française de science politique, vol.50, n°4, p. 663- 662.

8 Parmi l’abondante littérature consacrée à la justice de proximité, voir le dossier de la revue Droit et société intitulé « Justice de proximité » coordonné par Benoit Bastard et Pierre Guibentif et pour le cas français dans ce numéro : Antoine Pelicand, « Les juges de proximité en France, une réforme politique ? Mobilisations et usages de la notion de proximité dans l'espace judiciaire », Droit et société, n°66, 2007, p. 275-293

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Bien sûr, l’agriculture et plus largement l’agroalimentaire9, ne sont pas à épargnés par la référence récurrente à ce mot-totem10. Si la « proximité se définit principalement par ce à quoi elle s’oppose »11, ce sont tour à tour les filières agroalimentaires, l’agriculture productiviste non écologique, l’alimentation de mauvaise qualité, qui sont alors mises à l’index. En contrepoint, le rapprochement des producteurs et des consommateurs permettrait de restaurer une confiance mise à mal par les différentes crises sanitaires et de favoriser le développement durable et régional. Les agriculteurs réduits à leur identité de producteurs y voient non seulement l’occasion de se réapproprier de la valeur ajoutée au dépend de la grande distribution, du négoce et des industries agroalimentaires, mais également le moyen de revaloriser symboliquement leur travail ; tandis que les consommateurs y trouvent de leur côté le support d’un engagement environnemental, tout en s’assurant l’accès à une alimentation saine, de qualité et de saison. L’agriculture de proximité se présente alors comme une véritable opportunité pour créer de nouvelles solidarités entre les villes et les campagnes, et pour faire prendre conscience aux citoyens de leur rôle au sein de la communauté. On le voit, cette clé de lecture pour le moins optimiste fait jouer plusieurs couples d’opposition tels que conventionnel et alternatif, moderne et renouveau, long et court, global et local dont il s’agit autant de se déprendre que d’expliquer12.

Dans le domaine agroalimentaire aussi, un tel univers de croyances semble déployé au sein de pratiques et d’organisations. La multiplication des dispositifs marchands visant à rapprocher les producteurs et les consommateurs tels que les AMAP, mais non réductibles à elles, en sont sans doute l’une des manifestations les plus visibles. La reconnaissance des « circuits courts » par le ministère de l’Agriculture en 2009 laissait présager la stabilisation ainsi que la solidification d’une définition nationale qui aurait contribué à leur régulation. Pourtant, le flou persiste toujours. La proximité est encore loin d’être univoque : tantôt

9 Plutôt que les marchés agricoles, nous préférons mentionner les marchés agroalimentaires afin d’étendre la perspective aux consommateurs et aux intermédiaires.

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Nous faisons référence ici à l’expression utilisée par Bernard Pudal au sujet de la biographie : « Comme toute catégorie unificatrice, (le mot-totem) doit son succès aux réinterprétations dominantes des multiples "logiques" qu’il recouvre. Un mot-totem sert à constituer ou reconstituer des camps, à accrocher à ce mot-totem des officiants consacrés et à lui agréer un ensemble de mots qui font plus ou moins système ». Bernard Pudal, « Du Biographique entre "science" et "fiction". Quelques remarques programmatiques », Politix, n°27, 1994, p. 8. 11 Christian Le Bart, Rémi Lefebvre, « Introduction », op. cit., p. 13.

12 Nous nous référons ici à la perspective de recherche défendue par Emile Durkheim et Marcel Mauss visant à questionner les catégories de classement : « Classer, ce n’est pas seulement constituer des groupes – c’est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. (…) Il en est qui dominent, d’autres qui sont dominés, d’autres qui sont indépendants les uns des autres. Toute classification implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience ne nous offrent le modèle. Il y a donc lieu de se demander où nous sommes allés le chercher », Emile Durkheim, Marcel Mauss, « De quelques formes de classification – Contribution à l’étude des représentations collectives », Année sociologique, n°6, 1901-1902, p. 6.

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géographique, tantôt organisationnelle, ou peut-être même les deux, ainsi que le révèle aujourd’hui les multiples catégories « vente directe», « filière courte », « circuits courts » et « circuits alimentaires de proximité », qui offrent à penser la réduction de la distance entre producteurs et des consommateurs dans les marchés agroalimentaires. Comment dès lors expliquer toutes les difficultés à pouvoir se saisir de cet objet, tout à la fois labile, diffus et flou, et en même temps, sujet de multiples investissements qui se cristallisent dans le cas de l’agroalimentaire au sein des échanges marchands ? Pour répondre à cette interrogation, l’introduction s’attache à présenter le cadre théorique qui permet de construire la proximité comme objet sociologique (I). L’introduction restitue ensuite les conditions d’enquête (II) puis l’économie générale de la thèse (III).

SECTION I. LA « PROXIMITE » COMME OBJET SOCIOLOGIQUE

Contre toute attente, les deux opérateurs économiques traditionnels de l’échange marchand que sont les producteurs et les consommateurs, ne sont pas le seuls concernés puisque qu’interviennent aussi un chercheur, un ministre et une conseillère de chambre d’agriculture. Si ces acteurs ne sont pas directement présents au moment de la transaction, ils contribuent pourtant à en définir les règles. L’objet de ce travail sera précisément d’interroger le paradoxe que constitue le développement de ces intermédiaires à mesure que s’institutionnalise la proximité. A partir d’une sociologie économique attentive à l’objectivation concomitante des conditions historiques et sociales de construction des marchés et de ses logiques empiriques de fonctionnement (2), il s’agit d’apporter un regard original sur un objet fortement investi scientifiquement (1) en restituant le processus d’institutionnalisation en train de se faire de ces marchés en circuits courts (3). Enfin, dans un contexte de reconfiguration des alliances qui encadraient et hiérarchisaient jusqu’alors les marchés agroalimentaires (4), nous montrerons l’intérêt à rendre compte du développement de nouveaux acteurs intermédiaires qui contribuent à légitimer et à définir les circuits courts dans le même temps qu’ils tendent à rendre invisible leur propres pratiques pour placer la proximité au centre des discours publics (5).

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17 1. Un objet très investi scientifiquement

L’espace scientifique se trouve également invité à inscrire la proximité à son ordre du jour comme en témoigne l’émergence depuis les années 1990 d’une économie de la proximité, constituée à la croisée de l’économie régionale et de l’économie industrielle. Cette approche se donne pour objectif de repenser la coordination sur les marchés en opposition à la théorie walrasienne qui fait du prix et de la quantité les variables explicatives de la rencontre entre l’offre et la demande13 en y réintégrant le rôle joué par l’espace entendu dans une dimension qui n’est pas uniquement géographique14. L’apparition des « circuits courts », construits en objet de recherche, et leur développement, ont pu être saisis dans cette perspective théorique15. Sans revenir de façon exhaustive sur une littérature abondante16 qu’il s’agira de prendre pour objet17, notons toutefois deux grands invariants qui la caractérisent. D’une part, la perspective méthodologique qui domine est celle de l’enquête de terrain répondant au principe selon lequel pour étudier le proche, il faut également être proche. Les focales socio-historique et institutionnelle y sont donc très peu développées tout comme les échelles autres que locales18. Ce rapport à l’objet facilite une implication concrète, et parfois revendiquée, des savants dans la création de modes de commercialisation19, ainsi que la

13 Pour une application de l’économie de la proximité à l’agriculture et à l’agroalimentaire, voir : André Torre, « Economie de la Proximité et Activités Agricoles et Agro-alimentaires », Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n°3, 2000, p. 407-426.

14 Bernard Pecqueur, Jean-Benoît Zimmermann, « Introduction. Les fondements d’une économique de proximités », dans Bernard Pecqueur, Jean-Benoît Zimmermann (Dir.), Economie de proximité, Paris, Lavoisier, 2004, p.13-42.

15 Anne-Hélène Prigent-Simonin, Catherine Hérault-Fournier (Coord.), Au plus près de l’assiette. Pérenniser les « circuits courts alimentaires », Dijon, Educagri, Coll. Sciences en partage, 2012.

16 A titre d’exemple Christian Deverre et Claire Lamine ont recensé, de façon non-exhaustive, environ cent dix articles de revue anglophone parus entre 1990 et 2010 au sujet des « systèmes agroalimentaires alternatifs », dans Christian Deverre, Claire Lamine, « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales », Économie rurale, n°317, mai-juin 2010, p. 57-73.

17 Sur une perspective de réexamen de la littérature scientifique antérieure et de son influence dans la production de l’action publique voir pour l’Ecole, Franck Poupeau, Une sociologie d’État. L’Ecole et ses experts, Paris, Le Seuil/Raison d’Agir, Coll. Terrain et travaux, 2003, sur les quartiers sensibles, Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique. Paris, Seuil, Coll. Liber, 2007. Dans le domaine économique, cf. Marie-France Garcia-Parpet, « Représentations savantes et pratiques marchandes », Genèses, n°25, 1996, p. 50-71. Voir plus récemment le dossier que la revue Politix a consacré à la sociologie politique des sciences coordonné par Yann Bérard et Antoine Roger. « Sociologie politique des sciences », Politix, n°111, 2015.

18 Notons toutefois comme exception la partie III intitulée : « Gouverner les circuits courts dans les territoires », dans Anne-Hélène Prigent-Simonin, Catherine Hérault-Fournier (Coord.), Au plus près de l’assiette. Pérenniser les « circuits courts alimentaires », Dijon, Educagri, Coll. Sciences en partage, 2012, p. 163-232.

19 A titre d’exemple, Hiroko Amemiya anthropologue à l’université de Rennes revient sur son implication dans la « préparation et le lancement d’un panier de vente directe de produits fermiers locaux ». Elle mentionne : « loin de moi l’idée de vouloir porter au seul crédit de nos actions cette évolution (le développement du nombre

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parution d’ouvrages hybrides qui regroupent des chercheurs et des « praticiens des circuits courts »20. Les travaux existants qui peuvent dépasser les cadres nationaux et disciplinaires21 semblent d’autre part être traversés par les mêmes couples d’opposition que ceux mentionnés plus haut, celui opposant l’alternatif au conventionnel étant sans aucun doute le principal22. De la même manière que dans le cas de l’agriculture biologique, la mobilisation de ces classements binaires contribue à négliger les processus qui concourent à la définition et à l’imposition des représentations et des pratiques considérées comme légitimes23. Dès lors, la capacité de résistance de ces mouvements, d’abord évidente, puis de plus en plus contestable à mesure de leur reconnaissance institutionnelle, s’évalue entre leurs objectifs initiaux et ce qu’ils sont devenus, écart qu’il revient au chercheur de mesurer24. Rarement questionnée, la proximité se présente alors comme une forme de régulation des échanges marchands en voie de naturalisation.

En ce qui concerne la qualité des produits alimentaires, dont on sait qu’elle régule les marchés agroalimentaires, Alessandro Stanziani a montré, à partir d’une analyse diachronique et synchronique, que sa définition n’allait nullement de soi et qu’elle était le résultat de luttes et d’alliances dont il s’agit précisément de rendre compte. De ce point de vue, la qualité n’est donc pas un invariant historique qui serait intrinsèque aux produits mais plutôt le résultat d’une construction sociale dont il est possible de retracer, si ce n’est la genèse, du moins les

de ces systèmes de panier) bien évidente, mais notre contribution – ne serait-ce qu’en parvenant à organiser ces assises (bretonnes de vente directe) et en en faisant un évènement régional – a été significative ». Hiroko Amemiya, « En Bretagne, un nouveau rôle pour les citoyens », dans Hiroko Amemiya (Dir.), Du Teikei aux AMAP. Le renouveau de la vente directe de produits fermiers locaux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Coll. Economie et sociétés, p. 128.

20

Gilles Maréchal (Coord.), Les circuits courts alimentaires. Bien manger sur les territoires, Dijon, Educagri, 2008.

21 Christian Deverre, Claire Lamine, « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales », op. cit.

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Pour une discussion sur l’opportunité d’avoir recours à ce « grand partage », cf. Sophie Dubuisson-Quellier, Ronan Le Velly, « Les circuits courts entre alternative et hybridation », dans Gilles Maréchal (Coord.), Les circuits courts alimentaires. Bien manger sur les territoires, Dijon, Educagri, 2008, p. 105-112. Pour un retour sur l’ensemble de ces débats, voir Ronan Le Velly, « La promesse de différence : sociologie des systèmes alimentaires alternatifs », Mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches en sociologie, IEP de Paris, 2015, p. 9-20.

23 Pour une critique de ces perspectives en ce qui concerne l’agriculture biologique, cf. Benoit Leroux, « Les agriculteurs biologiques et l’alternative. Contribution à l’anthropologie politique d’un monde paysan en devenir », thèse de sociologie, EHESS, 2011. Madlyne Samak, « Un engagement par le travail ? Enquête sur les maraîchers biologiques des Alpes-Maritimes », thèse de sociologie, EHESS, 2014.

24 Ronan le Velly mentionne le risque pour le chercheur de devenir une « police de l’alternativité, repérant dans les initiatives celles qui sont réellement alternatives et celles qui ne le sont pas », cf. Ronan Le Velly, « La promesse de différence : sociologie des systèmes alimentaires alternatifs », op. cit., p. 198.

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multiples méandres, appropriations et cristallisations25. Cette perspective nous invite à suivre le même chemin théorique, en étudiant la construction symbolique de la proximité et les nombreuses opérations qui concourent à en faire un des cadres légitime de l’échange. Ce faisant, comment expliquer le glissement opéré entre une différenciation par les prix et les produits, vers celle qui consiste à qualifier la forme et/ou la nature de la relation entre les producteurs et les consommateurs ?

2. Associer la construction sociale des marchés et leur fonctionnement

Dans la France d’après-guerre, la faible attention qu’accorde la sociologie à l’étude des faits économiques26 a longtemps contrasté avec l’intérêt des auteurs fondateurs de la discipline27 d’abord, et l’investissement important de l’école durkheimienne ensuite28. Le dialogue entre l’économie et la sociologie devient alors surtout le fait d’économistes qui, de plus en plus confrontés au développement des théories standards et à leur mathématisation, se revendiquent d’une approche hétérodoxe 29 . De son côté, la new economic sociology américaine se constitue comme label à la fin des années 1980 sur la base d’une alliance entre la sociologie des organisations, l’analyse de réseaux et l’approche culturelle, contre les économistes devenus dominants30. Sous cette influence, une nouvelle dynamique visant à remettre en cause le partage disciplinaire est impulsée au sein du champ académique français, reposant notamment sur les lieux de passage que constituent les filières

25 Alessandro Stanziani, Histoire de la qualité alimentaire (XIXème-XXème siècle), Paris, Seuil, Coll. Liber, 2005.

26 Philippe Steiner, François Vatin, « Sociologie et économie en France depuis 1945 », dans Philippe Steiner et François Vatin, Traité de sociologie économique, Paris, Presses Universitaire de France, Coll. Quadrige Manuels, 2009, p. 12-50.

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Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1999, [1905]. Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige, 2004. 28 On peut citer Marcel Mauss mais également François Simiand dont la perspective visait explicitement à contester la méthode de l’économie politique. Sur l’apport de François Simiand dans l’analyse sociologique des faits économiques et la discussion des présupposés économicistes voir François Simiand, Critique sociologique de l’économie, Textes présentés par Jean-Christophe Marcel et Philippe Steiner, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Le Lien social, 2006.

29 Il s’agit principalement des écoles dites « de la régulation » et « des conventions ». 30

Sur l’histoire de la constitution de ce label académique, voir Bernard Convert, Johan Heilbron, « La réinvention américaine de la sociologie économique », l'Année sociologique, vol.55, 2005, p. 329-364. L’article de Mark Granovetter relatif à l’encastrement de l’action économique est souvent présenté comme l’acte fondateur, Mark Granovetter, « Economic Action and Social Structure : the Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology, n°91, 1985, p. 481-510.

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d’enseignement de sciences économique et sociale créées à partir des années 196031. De sorte qu’en France, la résurgence de la sociologie économique se manifeste depuis une vingtaine d’années par la création d’une collection « sociologie économique » chez l’éditeur Desclée de Brouwer, la publication d’ouvrages à visée pédagogique et exhaustive32, de numéros thématiques de revues33 et par la création d’une revue, la Revue Française de socio-économie, qui lui est spécialement consacrée34. Parmi les multiples voies empruntées par la nouvelle sociologie économique qui rendent encore difficile toute tentative de définition35, celle que pose l’organisation des échanges marchands est particulièrement prégnante36 et peut être classée selon deux approches : celle qui s’attache à la construction sociale des marchés et celle relative à leur fonctionnement37.

La première se donne pour objectif de démontrer que l’organisation des échanges marchands s’appuie sur des pratiques et des représentations non marchandes. Concernant le domaine agroalimentaire, l’exemple le plus commenté est sans doute celui présenté par Marie-France Garcia Parpet. La restitution des conditions de réalisation d’un marché au cadran destiné à la commercialisation de la fraise de bouche de Sologne constitue pour l’auteure l’opportunité de montrer que le marché, caractérisé par une concurrence pure et

31 Philippe Steiner, « Une histoire des relations entre économie et sociologie », L'Économie politique, n°12, 2001, p. 32-45.

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Philippe Steiner et François Vatin, Traité de sociologie économique, Paris, Presses Universitaire de France, Coll. Quadrige Manuels, 2009 ; Philippe Steiner, La sociologie économique, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2011, [1999] ; Antoine-Bernard de Raymond, Pierre-Marie Chauvin, Sociologie économique, Histoire et courants contemporaines, Paris, Armand Colin, 2013.

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Par exemple, la revue Genèses a consacré deux numéros à l’« Ethnographie économique », n°25, 1996 et au thème « Comment décrire les transactions », n°41, 2000. La Revue française de sociologie a publié un numéro intitulé « Sociologie et économie », vol.38, n°3, 1997 tandis que les Cahiers internationaux de sociologie ont publié un numéro sur « Les sociologies économiques », n°103, 1997. Quant à elles, la revue Terrains & Travaux, n°4, 2003, a consacré un numéro aux « Enquêtes sur les activités économiques » et L’Année sociologique, vol.55, 2005, un numéro sur les « Sociologies économiques ». Plus récemment un ensemble d’articles concernant les consommateurs a été l’objet d’un numéro d’Actes de la Recherche en Sciences sociales, « Pauvre consommateur », n°199, 2013. Enfin, la revue Politix a recueilli de travaux sur « La mise en ordre de l’économie », n°105, 2014.

34 Bernard Convert, Florence Jany-Catrice, Richard Sobel, « Éditorial. Prouver le mouvement en marchant. Contexte, enjeux et ambitions de la RFSE», Revue Française de Socio-Économie, n°1, 2008, p. 3-7.

35 Isabelle This Saint-Jean, « Peut-on définir la sociologie économique ? », L'Année sociologique, vol.55, 2005, p. 307-326 ; Bernard Convert, Florence Jany-Catrice, Richard Sobel, « Éditorial. Prouver le mouvement en marchant. Contexte, enjeux et ambitions de la RFSE», art. cit.

36 Nous pouvons noter sur ce point plusieurs ouvrages pédagogiques qui traient uniquement de cette question : Pierre François, Sociologie des marchés, Paris, Armand Colin, Coll. U, 2008. ; Ronan Le Velly, Sociologie du marché, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2012. En outre, Philippe Steiner cantonne son ouvrage destiné à la sociologie économique à une sociologie économique des marchés. Voir Philippe Steiner, La sociologie économique, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2011.

37 Philippe Steiner, « Le marché selon la sociologie économique », Revue européenne des sciences sociales, Tome XLIII, n°132, 2005, p. 31-64.

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parfaite calquée sur le modèle de l’économie standard, peut être le résultat d’une coalition de plusieurs acteurs qui, sur la base d’intérêts communs, parviennent à modifier les circuits marchands au détriment d’autres38. La concurrence entre les firmes n’est plus réductible à une loi naturelle dont les choix des consommateurs seraient le moteur, mais plutôt comme le résultat de la capacité différenciée des acteurs et des groupes sociaux à imposer à leurs concurrents un cadre à l’échange39. C’est donc par l’historicisation des règles du jeu économique, « rompant avec le présupposé anti-génétique40 » de l’orthodoxie économique, que se donne à voir la constitution de ces coalitions et des normes qu’elles produisent.

Parce qu’il constitue un marché fortement hiérarchisé, le cas du vin a offert un terrain particulièrement pertinent pour rendre compte des luttes pour l’imposition des règles du jeu économique. Situées du côté de l’offre, ces analyses mettent l’accent sur les alliances sociales et politiques qui permettent à certains groupes de producteurs de se différencier sur les marchés. Ainsi, les lois qui instaurent les Appellations d’Origine Contrôlée (AOC) en favorisant un mode artisanal de production et son identification géographique est le fruit d’une alliance entre la petite propriété vigneronne opposée aux négociants et les parlementaires de la IIIème République41. Il faut donc chercher dans la relation dialectique entre un groupe social et l’État, les conditions sociales qui concourent à la structuration des échanges marchands et à leur stabilisation. Ainsi, le travail de Pierre Bourdieu relatif au marché de la maison individuelle, montre toute la puissance d’un État qui construit à la fois l’offre et la demande. Mais il illustre également toute la difficulté à rendre compte de l’ajustement en pratique de ces deux espaces, en dehors de l’intervention de cette puissance publique, comme l’illustre la boite noire que constitue le principe d’homologie structurale définie comme une « sorte d’orchestration sans chef d’orchestre (qui) est au principe

38 Marie-France Garcia, « La construction sociale d’un marché parfait. Le marché au cadran de Fontaines-en-Sologne, Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, vol.65, 1986, p. 2-23.

39 Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, Coll. Liber, 2000. Neil Fligstein, The architecture of markets : an economic sociology of twenty-first-century capitalist societies, Princeton, Princeton Press University, 2001.

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Pierre Bourdieu, « Le champ économique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, vol.119, 1997, p. 49. « Un champ peut être défini comme un réseau, ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle ou potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans les relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.) » : Pierre Bourdieu, « La logique des champs », dans Pierre Bourdieu avec Loïc Wavquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, « Libre Examen », 1992, p. 72. Pour Pierre Bourdieu, le champ économique se distingue des autres champs en ce que les sanctions y sont spécialement brutales et que les conduites peuvent s’y donner publiquement pour fin la recherche affichée de la maximisation du profil matériel individuel », Pierre Bourdieu, « Le champ économique », art. cit., p. 51.

41 Olivier Jacquet, Gilles Laferté, « Le contrôle républicain du marché : vignerons et négociants sous la IIIème République », Annales HSS, n°5, 2006, p. 1147-1190.

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d’innombrables stratégies que l’on peut dire sans sujets (…) et qui ne peut être concevable, et surtout efficace symboliquement, que sur la base d’une affinité, garantie par l’homologie des positions, entre les habitus des acheteurs et des vendeurs42 ». L’obstacle qui consiste à recourir à une « magie sociale sans magicien43 » apparaît alors d’autant plus tenace dans le cas qui nous concerne que c’est précisément la consistance de la proximité qui pose problème, son absence de définition étatique stabilisée et de moyens coercitifs pour la faire accepter et respecter. A moins que le rapprochement marchand entre les producteurs et les consommateurs, sous l’effet de la réduction de la distance sociale et/ou géographique entre les mondes agricoles dont le niveau scolaire ne cesse d’augmenter et d’autres espaces sociaux de plus en plus enclins à s’intéresser aux problématiques alimentaires, ne réalise les perspectives de l’économie standard de la libre rencontre entre l’offre et la demande. C’était là l’hypothèse centrale initiale de cette thèse, l’idée d’un rapprochement social, d’une homologie structurale nouvelle entre producteurs et consommateurs, au cœur de la construction de ces marchés.

A la croisée de plusieurs traditions de recherches, un retour vers les échanges analysés « en situation » se développe également, accordant aux équipements et aux alliances qu’ils scellent une place capitale44. Ainsi, la question relative au fonctionnement concret des marchés devient particulièrement pertinente dans les situations où les biens et les services sont de qualité incertaine et où plusieurs produits et services peuvent répondre à un seul besoin. Ce que Lucien Karpik appelle l’économie des singularités45 vise précisément à apporter des réponses là où la seule régulation par les prix et les quantités n’est pas satisfaisante et où l’intervention de l’État semble faire défaut. Si l’incertitude qui caractérise ces marchés n’en menace que partiellement la survie, c’est que des dispositifs de jugement permettent de coordonner l’offre et la demande et, ce faisant, de construire la relation d’échange à partir d’une confiance partagée. Cette perspective que certains auteurs jugent fonctionnaliste46 ne permet cependant ni de penser les conditions d’émergence de ces dispositifs ni leurs modalités

42 Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, op.cit., p. 98.

43 Pour une discussion de la notion d’homologie sociale, voir Olivier Roueff, « Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs », dans Philippe Coulangeon, Julien Duval (Dir.), Trente ans après La distinction, Paris, La Découverte, Coll. Recherches, p. 153-164.

44 Pour une perspective anthropologique, cf. Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses, n°41, 2000, p. 85-197. 45 Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.

46S’agissant des dispositifs impersonnels décrits par Lucien Karpik, Pierre François note que « nous ne comprenons guère en quoi la confiance peut venir garantir leur efficacité ou expliquer leur naissance. Nous sommes donc renvoyés à l’hypothèse fonctionnaliste », Pierre François, Sociologie des marchés, op. cit., p. 195.

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d’appropriation par les acteurs concernés. En outre, elle passe sous silence les luttes de jugement47 qui concourent à leur variabilité dans l’espace et dans le temps comme nous y invite pourtant l’hétérogénéité des marchés en circuits courts48. C’est donc plus par la restitution du va-et-vient permanent entre la dimension collective du cadrage de l’échange, qui peut prendre différentes formes matérielles, plus ou moins contraignantes, et dont il faut retracer la genèse, et sa dimension individuelle, que l’on peut saisir les multiples investissements dont ces marchés sont l’objet et les comportements qu’ils autorisent en retour. Cette perspective nous invite à nous intéresser à l’institutionnalisation de la proximité dans les marchés agroalimentaires, en réimportant les avancées de la sociologie politique dans la sociologie économique des marchés.

3. Pour une sociologie des institutions marchandes « en train de se faire »

En classant les faits économiques parmi les faits sociaux, Émile Durkheim différencie trois types d’institutions économiques qui forment la matière de la sociologie économique :

« Les institutions relatives à la production des richesses (servage, fermage, régime corporatif, entreprise patronale, régime coopératif, production en fabrique, en manufacture, en chambre, etc.), institutions relatives à l'échange (organisation commerciale, marchés, bourses, etc.), institutions relatives à la distribution (rente, intérêts, salaire, etc.)49 ».

Dans cette optique, Sophie Dubuisson-Quellier et Pierre François, cherchant à homogénéiser un vocabulaire que la disparité de la sociologie française des marchés a rendu composite, s’intéressent plus spécifiquement aux institutions qui participent à « la régulation

47 Laurent Jeanpierre, « La marchandise à l'ère de son incommensurabilité sensible », Critique, n°740-741, 2009, p. 120-133.

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Lorsque nous n’utilisons pas de guillemets, nous mentionnons le terme de circuits courts dans son acceptation générale. A l’inverse, nous utilisons les guillemets pour restituer les luttes de classement dont cette catégorie est l’objet.

49 Émile Durkheim, « Sociologie et sciences sociales », dans Émile Durkheim, La science sociale et l’action, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 150.

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des espaces marchands50 ». En effet, l’analyse des institutions marchandes reste encore marquée par une vision fonctionnaliste, qui en fait des moyens de réduire l’incertitude qui serait inhérente aux échanges marchands, sans pour autant montrer comment elles deviennent des règles qui s’imposent. C’est donc tant leur genèse que leur force que les deux auteurs nous invitent à analyser. Suivant cette perspective, nous nous inscrivons dans les travaux de sociologie des institutions entrepris en France à partir des années 1980. C’est principalement sous l’impulsion de la sociologie politique qu’elle s’est d’abord renouvelée en réintégrant dans son giron un objet de recherche longtemps laissé au seul ressort des juristes. Le but consiste à s’attaquer frontalement à des sujets juridiques canoniques - le Président de la République51, la Constitution de la Vème République52 - à partir des outils développés par la sociologie, pour se détacher de l’évidence à partir de laquelle elles se donnent à voir. Ainsi, se pencher sur les institutions vise à restituer leurs conditions sociales d’émergence tout en appréhendant leur force contraignante, ou autrement dit, étudier la manière dont elles passent de « produits des pratiques pour exister comme moteur des conduites53 ». En effet, la force et l’efficacité des institutions tient précisément à l’intériorisation des normes et des rôles qu’elles autorisent, de sorte que ceux-ci n’apparaissent pas uniquement comme des contraintes mais également comme des habilitations, à partir desquelles elles sont sans cesse réinvesties. Notre travail entend donc rendre compte de la construction des circuits courts comme le résultat de « la rencontre dynamique entre ce qui est institué, sous formes de règles, de modalités d’organisation, de savoirs, etc., et les investissements (ou engagements) dans une institution, qui seuls la font exister concrètement54 ».

Cette sociologie de l’institutionnalisation, dont les avancées dépassent aujourd’hui le cadre de la sociologie politique55, ne va cependant pas de soi concernant l’ordre économique.

50 Sophie Dubuisson-Quellier, Pierre François, « Introduction. Institutions économiques et institutions marchandes », dans Pierre François (Dir.), Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Presses de Science Po, 2011, p. 16.

51 Bernard Lacroix, Jacques Lagroye (Dir.), Le Président de la République : usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992.

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Bastien François, Naissance d’une constitution : la Cinquième République (1958-1962), Paris, Presses de Science Po, 1996. Brigitte Gaïti, De Gaulle Prophète de la Vème République, Paris, Presses de Science Po, 1998. 53 Brigitte Gaïti, « Entre les faits et les choses. La double face de la sociologie politique des institutions », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (Dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique (XVIII-XXème siècles), Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 41.

54 Jacques Lagroye, Michel Offerlé, « Introduction générale. Pour une sociologie des institutions », dans Jacques Lagroye, Michel Offerlé (Dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, p. 12.

55 En ce qui concerne une application de cette perspective concernant l’Eglise voir Jacques Lagroye, La vérité dans l'Église catholique. Contestations et restauration d'un régime d'autorité, Paris, Belin, Coll.

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Si l’usage du terme d’institution, qui fait référence à une certaine forme de stabilité, est routinier pour penser la marche de la vie politique, il est loin d’être évident en ce qui concerne l’économie dont le bon fonctionnement serait régi par la libre rencontre entre l’offre et la demande. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de remettre en cause le processus de désencastrement qui concourt à l’autonomisation des ordres d’activités, ni même de postuler le caractère « amorphe » des règles du marché pour parler comme Max Weber56, mais plutôt dans la lignée des travaux de Karl Polanyi57 d’interroger le degré d’objectivation des institutions marchandes ainsi que la place qu’elles occupent au sein de l’ordre institutionnel58 vis-vis des autres institutions, notamment politiques59. Parce qu’ayant acquis une certaine stabilité sans être absolument légitimes, les marchés en circuits courts semblent correspondre à ces « institutions bâtardes »60, dont les modalités d’apparition et de fonctionnement ont été encore peu étudiées.

Sociologiquement, 2006. Pour une application en sociologie des professions et en sociologie économique, voir Anne Jourdain, Du cœur à l’ouvrage. Les artisans d’art en France, Paris, Belin, Coll. « Socio-histoires », 2014. 56 Max Weber, Essais sur la théorie de la science. Troisième essai, Paris, Plon, 1913, p. 28. Dans le souci d’identifier les différents types de socialisation, Max Weber oppose l’État qui serait le résultat d’un passage d’une socialisation occasionnelle à une structure sociale durable au marché dont la structure amorphe serait le résultat d’une dégradation de socialisations durables.

57 Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, [1944].

58 Nous utilisons ce terme avec toutes les précautions posées par Jacques Lagroye et Michel Offerlé pour qui il ne s’agit pas de reprendre le lieu commun de l’existence d’un tout unifié et cohérent mais plutôt de penser que « c’est la préservation d’ordres institutionnels différents, non leur confusion, qui apparaît susceptible de garantir l’ordre social dans son ensemble » ce qui implique de s’intéresser aux « entreprises de mise en cohérence des différentes institutions ». De sorte que « tout se passe comme si la "réussite" d’une institution particulière, c’est-à-dire la réalisation d’objectifs que ses chefs lui assignent, défendre la Patrie, garantir la Justice, former des citoyens, réaliser le Bien Commun, "intégrer des exclus", rétablir la santé, diffuser un message religieux ou moral et ainsi de suite, supposait la conformation des membres à un "idéal" comportement collectif et l’intériorisation par les membres – et notamment par ceux qui doivent être les plus "exemplaires", tels qu’officiers, magistrats, enseignants, militants, travailleurs sociaux, médecins, prêtres… – des systèmes de valeur qui donnent sens officiellement à l’investissement institutionnel dans la société considérée ». Voir Jacques Lagroye, Michel Offerlé, « Introduction générale. Pour une sociologie des institutions », dans Jacques Lagroye, Michel Offerlé (Dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, p. 26-28.

59 En ce sens, nous pouvons mentionner la sociologie des politiques économiques proposée par Vincent Gayon et Benjamin Lemoine. Il s’agit pour les auteurs « d’ouvrir des enquêtes empiriques sur les disciplines, les professions et les dispositifs de gouvernement qui maintiennent l’ordre économique, c’est-à-dire constituent "l’économie" comme réalité autonome et stabilisent les manières d’agir sur elle. Cela signifie prendre pour objet "la construction de l’objectivité" de l’ordre économique, en veillant à ne pas laisser l’analyse ceinturée par les processus réussis de sectorisation qui distribuent les rôles et les problématiques légitimes entre "l’économique", "le social" et le "politique" ». Vincent Gayon, Benjamin Lemoine, « Maintenir l'ordre économique. Politiques de désencastrement et de réencastrement de l'économie », Politix, n°105, 2014, p. 7.

60 Pour Everett Hughes, il s’agit d’institutions « qui peuvent acquérir une certaine stabilité, sans être absolument légitimes. Bien qu’elles bénéficient de l’assentiment tacite des pouvoirs légaux, elles ne sont pas protégées par la loi. Elles évoluent parfois en dehors du domaine de respectabilité ». Parmi les institutions bâtardes, il identifie celles qui « sont en conflit direct avec les définitions admises et les mandats institutionnels », celles qui « offrent une alternative qui n’est pas absolument respectable, ou qui permet de satisfaire un goût caché ou un goût particulier » et enfin celles qui « proposent tout simplement un moyen d’obtenir une chose qui, dans le cadre du système institutionnel établi, n’est pas aisément accessible à certaines catégories de personne », Everett Hughes,

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4. La reconfiguration des alliances dans un jeu d’échelle complexifié

Notre perspective de recherche permet d’appréhender à nouveaux frais l’organisation des marchés agroalimentaires et la place qu’y occupent les interdépendances entre l’action publique et les groupes agricoles. Comme nous l’avons vu, loin d’un strict partage entre la sphère économique d’une part et l’univers politique et administratif d’autre part, plusieurs études ont montré l’implication de l’État, qui s’est imposé comme un des acteurs les plus puissants dans ce domaine. En ce qui concerne plus précisément les marchés agroalimentaires, la place accordée au droit apparaît alors moins comme un frein aux activités économiques et marchandes que comme leur support61. L’accès à l’État, et les luttes qu’il occasionne, semble essentiel à la construction des marchés. Ainsi, les cadres juridiques nationaux qui établissaient jusqu’ici les modes de classement et les règles du jeu économique semblent faire l’objet, à diverses occasions, d’une redéfinition et d’une contestation. Pour reprendre l’exemple du vin, Marie-France Garcia-Parpet montre comment une organisation structurée autour de l’origine de ce produit et des normes de production, stabilisée depuis de nombreuses années à travers les AOC, est aujourd’hui remise en question sous l’effet conjoint des producteurs les plus dominés et les plus puissants qui voient dans le « Nouveau Monde » l’occasion pour les uns de s’affranchir d’un cadre qui les marginalise et d’accroitre, pour les autres, leur sphère d’influence internationale62. En parallèle, Antoine Roger souligne le travail de légitimation dont bénéficie la Commission européenne contre les États-membres pour s’imposer dans le contrôle de la filière vitinicole et modifier l’édifice marchand encadré par le « dispositif de régulation séculaire »63 que constituent les AOC. C’est donc moins l’absence d’action publique que sa reconfiguration à d’autres niveaux que nationaux qui permettrait de rendre compte des alliances qui contribuent aujourd’hui à organiser les marchés, ce qui pose plus largement la question de l’enchevêtrement des échelles de régulation économique. Si on peut voir dans l’opposition entre marchés et mécanismes d’alliances sociales « un des plus Le regard sociologique. Textes présentés et rassemblés par Jean-Michel Chapoulie, Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 156-157.

61 Alessandro Stanziani, Histoire de la qualité alimentaire (XIXème-XXème siècle), op. cit., Antoine-Bernard de Raymond, « Maximes empiriques de l’activité économique. Le marché des fruits et légumes en France (1936-2006) », thèse de Sociologie, Ecole Normale Supérieure de Cachan, 2007.

62 Marie-France Garcia-Parpet, Le marché de l’excellence. Les grands crus à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Seuil, Coll. Liber, 2009.

63 Antoine Roger, « Constructions savantes et légitimation des politiques européennes. La circulation des savoirs sur la vigne et le vin », Revue française de science politique, vol.60, n°6, 2010, p. 1111.

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grands obstacles à la compréhension des modes de fonctionnement des marchés concrets64 », il est possible de penser que l’obstacle s’agrandit à mesure que s’allongent et que se diversifient les chaines d’interdépendance65.

La configuration qui assurait à certains groupes agricoles, grâce à leur reconnaissance auprès des élites républicaines puis technocratiques à partir des années 1960, la capacité à stabiliser une structure du marché dessinée en leur faveur semble se transformer sous l’effet d’un double mouvement. Premièrement et comme nous venons de le percevoir, l’action publique en général, et agricole en particulier, n’est plus du seul ressort d’un État dont le caractère monolithique pose également question66. L’apparition de la Politique Agricole Commune (PAC)67 d’abord, l’augmentation des compétences des collectivités territoriales68 ensuite, contribuent à modifier l’espace de calculs ainsi que les pratiques au sein des organisations professionnelles agricoles69. En outre, ce sont les modalités mêmes de son intervention qui sont sujettes à une redéfinition, comme le montrent les travaux relatifs au New Public Management qui soulignent l’importation des modes de gestion du secteur privé vers le secteur public 70. Deuxièmement, les organisations professionnelles agricoles historiquement dominantes sont de plus en plus confrontées à une « érosion des pouvoirs de représentation71 ». L’émergence d’un double front de contestation par la reconnaissance d’organisations syndicales concurrentes72 et d’associations visant par exemple à l’instauration de nouvelles normes de production, telles que l’agriculture biologique, ont partiellement remis en cause leur capacité à incarner « l’unité de la profession » et à promouvoir une identité professionnelle axée sur les seules activités productives73. Dans le même temps, certains de

64 Marie-France Garcia-Parpet. « Représentations savantes et pratiques marchandes », Genèses, 25, 1996, p. 71. 65 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991.

66 Daniel Gaxie, Luttes d’institutions. Enjeux et contradictions de l’administration territoriale, Paris, L’Harmattan, 1997.

67 Eve Fouilleux, La politique agricole commune et ses réformes. Une politique à l’épreuve de la globalisation, Paris, L’Harmattan, Coll. Logiques politiques, 2003. Andy Smith, L’Europe politique au miroir du local. Les fonds structurels et les zones rurales en France, en Espagne et au Royaume-Uni, Paris, L’Harmattan, 1996. 68

Aurélie Trouvé, « Le rôle des régions européennes dans la redéfinition des politiques agricoles », thèse de sciences économiques, Université de Bourgogne, 2007.

69 Pour un exemple des effets de l’européanisation des politiques agricoles dans un syndicat agricole, voir la thèse d’Elise Roullaud, « La Confédération paysanne à l’épreuve de la Politique agricole commune (1987-2007). Transformations des pratiques de représentation et du travail militant », thèse de science politique, Université de Lyon II, 2013.

70 Par exemple dans l’hôpital, cf. Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010.

71

Ivan Bruneau, « L'érosion d'un pouvoir de représentation. L'espace des expressions agricoles en France depuis les années 1960 », Politix, n°103, 2013, p. 9-29.

72 Il s’agit de la Confédération paysanne créée en 1987 et de la coordination rurale créée en 1992.

73 Jacques Remy, « La crise de la professionnalisation en agriculture : les enjeux de la lutte pour le contrôle du titre d’agriculteur », Sociologie du Travail, vol.39, n°4, 1987, p. 415-441. Christophe Giraud, Jacques Rémy, «

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