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« Les mondes du Moyen Age: les lieux de l'au-delà »

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Publié sous le titre « I mondi del Medioevo : i luoghi dell’aldilà », dans E. Castelnuovo et G. Sergi (dir.), Arti e Storia nel Mediovo, Turin, Einaudi, 2002, vol. 1, p. 317-347.

Jérôme BASCHET

LES MONDES DU MOYEN AGE : LES LIEUX DE L’AU-DELA

On ne peut comprendre l’homme médiéval, sa vie dans la société de son temps, ses croyances et ses actes, sans considérer l’envers du monde des vivants : le monde des morts, où chacun doit recevoir une rétribution à sa mesure, damnation éternelle ou béatitude paradi-siaque. On ne saurait donc présenter les espaces et les paysages caractéristiques de l’Occident médiéval, sans s’aventurer dans ces royaumes invisibles, terrifiants ou réconfortants, où sé-journent les âmes des défunts, et dans lesquels les rejoindront les corps resuscités après le Ju-gement dernier. Le monde d’ici-bas, au Moyen Age, ne se conçoit pas sans ces lieux fonda-mentaux qui constituent l’au-delà. Non seulement ce dernier est partie intégrante de l’univers de l’homme médiéval, mais plus encore il en donne le sens véritable et en trace la juste pers-pective. La crainte de l’enfer et l’espoir du paradis doivent guider le comportement de chacun; et l’organisation même de la société se fonde pour une large part sur l’importance de l’autre monde, dès lors que la position dominante de l’Eglise et des clercs trouve sa légitimité dans leur mission de mener les fidèles jusqu’au salut.

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bien analysé Eric Auerbach, le Moyen Age conçoit l’ici-bas comme un univers « figural », un monde de figures pâles et mêlées, qui ne font qu’annoncer imparfaitement les révélations fu-tures de l’autre monde1. Ainsi, selon la vision médiévale dominante, ce ne sont pas les morts qui sont les ombres des vivants, mais bien les vivants qui sont les ombres des morts. Et c’est pourquoi, Dante, lorsqu’il veut dresser l’atlas complet de l’humanité, abandonne le monde d’ici-bas, et s’engage dans l’exploration, aussi exhaustive que possible, des lieux de l’au-delà. L’au-delà ordonne la vision médiévale du monde; il est un modèle parfait, en fonction duquel on juge l’ici-bas, et dont l’enjeu est la manière de régir la société des hommes.

Une telle importance accordée à l’autre monde ne va pourtant pas de soi. Les notions mêmes que l’on emploie, en évoquant les lieux de l’au-delà et leur géographie, ne vont pas sans poser quelques difficultés. C’est à l’analyse de ces questions que l’on devra donc s’atta-cher d’abord, dans le souci de montrer la formation des conceptions médiévales de l’autre monde, et plus précisément la constitution progressive d’une véritable géographie de l’au-de-là. Le XIIè siècle constitue à cet égard une période décisive, amplement analysée par Jacques Le Goff, parce qu’il est non seulement le moment de la naissance du purgatoire, mais aussi ce-lui d’une profonde « réorganisation de la géographie de l’au-delà ». On pourra ensuite, dans un second temps, explorer le système des lieux de l’au-delà, désormais bien constitué. On pri-vilégiera alors les représentations figurées, entrant ainsi de plain-pied dans le domaine de l’imaginaire, mais sans oublier que celui-ci est, pour le monde médiéval, une pièce essentielle de l’organisation sociale et de l’ordre de l’univers.

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Il convient d’abord de rappeler que c’est un trait propre au christianisme que de poser, comme centre actif de ses représentations, une dualité radicale de l’au-delà2. La Grèce an-cienne et le Judaïsme primitif regroupaient tous les morts dans un univers souterrain, pour l’essentiel unifié - Hadès ou Sheol - et même si, dans ces deux civilisations, s’opère une pro-gressive différenciation des destinées post mortem, celle-ci n’atteint pas la netteté brutale du partage moral prophétisé par le message du Christ. Annoncé par le Nouveau Testament, prin-cipalement l’Evangile de Matthieu (24-25) et l’Apocalypse (20), tenu par saint Paul pour un article fondamental de la foi (He 6, 1-2), et intégré dans toutes les formules du Credo, le Juge-ment dernier offre la perspective, à la fin des Temps, de la seconde venue du Christ, qui sépa-rera les boucs et les brebis, envoyant les mauvais dans le feu éternel de la damnation et invi-tant les justes à s’élever jusqu’au Royaume des cieux. Le message évangélique, amplifié par les Pères de l’Eglise, fonde donc la croyance en un au-delà duel, qui divise l’humanité en deux destinées aussi opposées qu’il est possible : gloire céleste du paradis pour les uns, châtiment éternel de l’enfer pour les autres. Prévaut alors une logique que l’on peut nommer d’inversion : le sort dans l’au-delà est la conséquence du comportement ici-bas et en produit l’exact retournement. Comme le montre de manière exemplaire la Parabole de Lazare et du mauvais riche (Luc, 16), celui qui vit dans le plaisir sur terre devra endurer les peines de l’autre monde, tandis que celui qui souffre ici-bas connaîtra la félicité dans l’outre-tombe.

Cette vision terrible ne s’impose pourtant pas sans difficulté, et il faut par exemple à saint Augustin, dont l’importante pour le monde médiéval est décisive, un livre entier de la

Cité de Dieu pour défendre l’idée de l’éternité des peines infernales. Car comment admettre

2 Pour tout ce qui suit concernant la mise en place de la doctrine chrétienne de l’au-delà, on se permet de renvoyer à

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que Dieu condamnera tous les non-baptisés et les chrétiens décédés en état de péché mortel à un tourment si atroce, sans espoir de jamais sortir de ces flammes redoutables? N’est-il pas contraire à l’image d’un Dieu d’amour et de pardon de le voir ainsi rejeter loin de lui une part si importante de sa création? Ne faut-il pas concevoir seulement des peines provisoires, suffi-santes pour faire payer aux pécheurs les fautes commises? C’est ce que défendent non seule-ment Origène et les partisans d’un retour final de toutes les créatures à Dieu, mais aussi plus largement ceux qu’Augustin nomme les miséricordieux. Mais le Père de l’Eglise est intrai-table et combat sans scrupules ces bons sentiments trop humains : le pardon a ses limites, af-firme-t-il, et l’éclat de la justice divine impose que le châtiment soit éternel. Après lui, la doc-trine chrétienne n’évoluera pas sur ce point; mais il y a de bonnes raisons de penser que beau-coup d’hommes des siècles médiévaux ont partagé les conceptions plus miséricordieuses des adversaires d’Augustin: c’est du moins ce que montre l’effort repété des prédicateurs, tout au long du Moyen Age, sans cesse obligés de raviver la peur des châtiments éternels et de débus-quer les ruses des fidèles pour se soustraire à cette pieuse terreur ou en atténuer les effets.

Sur d’autres aspects, les conceptions de l’au-delà vont connaître, au cours du Moyen Age, des adaptations et des évolutions. Durant les premiers siècles du christianisme, domine l’attente du Jugement dernier et de la resurrection des corps, croyance fondamentale qui compte parmi les plus originales du christianisme3. L’au-delà s’inscrit alors principalement dans une perspective eschatologique et concerne les hommes, corps et âmes réunis. Le sort dans l’au-delà, ce n’est pas seulement la survie de l’âme, mais aussi le destin éternel du corps ressuscité. Même si les prières pour le salut des âmes se développent très tôt4, une grande

in-3 Cf. C. BYNUM, The Resurrection of the Body in Western Christianity, 200-1336, New York, Columbia U.P.,

1995.

4 Cf. J. NTEDIKA, L’évocation de l’au-delà dans la prière pour les morts. Etude de patristique et de liturgie latines

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certitude enveloppe le sort qu’elles connaissent en attendant la fin des temps. Pourtant, les Pères, comme Augustin ou Grégoire le Grand, doivent admettre que, même si elles n’accèdent pas à l’enfer ou au royaume céleste proprement dits, les âmes reçoivent dès le moment de la mort des récompenses ou des châtiments. Et la thèse opposée, selon laquelle les âmes connaî-traient un état de sommeil prolongé jusqu’au Jugement dernier, est peu à peu dénoncée comme hétérodoxe. C’est que l’espérance d’une justice ultime ne pouvait suffire : la société chrétienne s’installant peu à peu dans la durée et consolidant sa stabilité, il fallait bien se sou-cier du destin présent des âmes, entre la mort individuelle et le Jugement dernier. A l’impréci-sion des premiers siècles, succèdent des réflexions de plus en plus développées. L’idée d’un jugement de l’âme, subi juste après la mort, individuel ou parfois collectif, apparaît dans de nombreux récits, comme déjà chez Bède le Vénérable, puis donne lieu à des scénarios judi-ciaires de plus en plus complexes5. Les représentations figurées du jugement de l’âme appa-raissent en Occident au Xè siècle, et se développent surtout à partir du XIIè siècle, époque à laquelle les théologiens l’intègrent dans leur système, en lui conférant le nom même de

iudi-cium. L’attention des vivants est de plus en plus focalisée sur le sort de l’âme, celui que

cha-cun espère et redoute après sa propre mort, et celui aussi des proches défunts, pour lesquels il faut multiplier prières et dons charitables. Et pourtant, dans le même temps, l’attente du Juge-ment dernier reste une perspective fondaJuge-mentale, sans cesse rappelée et figurée avec toujours plus d’insistance, et l’espoir d’un corps parfait, à l’image de celui que les gisants figent dans la pierre, conserve toute son acuité. Si le jugement de l’âme acquiert au cours du Moyen Age une importance croissante, cet essor se s’accompagne pas pour autant d’une éclipse du Juge-ment dernier. Entre eux, il faut moins concevoir un rapport de contradiction ou de

substitu-5 On renvoie à J. BASCHET, Jugement de l’âme, Jugement dernier : contradiction, complémentarité,

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tion, qu’une relation de complémentarité : ils se renforcent mutuellement, sans avoir exacte-ment le même objet, ni la même fonction, et tout le souci des théologiens est de penser l’arti-culation nécessaire de ces deux jugements.

L’au-delà n’est donc pas seulement une perspective ultime, renvoyée à la fin des Temps. C’est aussi une réalité présente, contemporaine. Monde des vivants et monde des morts co-existent simultanément. Même s’ils sont soigneusement séparés par la frontière de la mort, les échanges entre eux sont intenses (suffrages des vivants pour les morts, intercession des morts, et en particulier des saints, en faveur des vivants), et diverses formes de communication et de passage restent possibles. Les morts peuvent revenir ici-bas, ou du moins apparaître aux vi-vants, généralement pour réclamer une aide ou pour avertir du destin d’outre-tombe. Quoique la Parabole de Lazare aie paru exclure une telle possibilité, puisqu’il est interdit au mauvais riche de sortir des flammes pour informer ses frères du sort qui les attend, les récits de reve-nants se multiplient tout au long du Moyen Age. Comme l’a montré Jean-Claude Schmitt, ce n’est pourtant pas là le signe d’une continuité indistincte entre l’ ici-bas et l’au-delà, ni d’une familiarité harmonieusement assumée entre les morts et les vivants6. Les revenants sont bien plutôt l’indice d’un échec du processus de séparation des morts et des vivants, normalement assuré par la mémoire rituelle et ses diverses formes, progressivement amplifiées et diffusées dans le corps social. Même si elle est parfois transgressée, il existe entre l’ici-bas et l’au-delà une irréductible frontière, et c’est justement ce qui distingue les conceptions que l’Eglise s’emploie à faire partager et les représentations folkloriques, telles que les révèlent notamment les témoignages des habitants de Montaillou, au début du XIVè siècle7. Selon la plupart d’entre eux, les morts ne se repartissent pas entre enfer et paradis, mais connaissent un destin

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beaucoup plus homogène, subissant l’épreuve d’un temps d’errance, au terme duquel ils ac-cèdent au repos. Or, cette épreuve se déroule au milieu des vivants, invisible, mais si proche qu’on prend soin de conseiller aux vivants de ne pas étendre les bras lorsqu’ils cheminent, de crainte de jeter à terre une âme errante... Certes, quelques pécheurs endurcis connaissent un sort plus conforme à l’enseignement chrétien, puisqu’ils sont tourmentés par les démons. Tou-tefois, les villageois affirment que leur châtiment se déroule, non pas dans un univers souter-rain et inaccessible, mais dans les montagnes environnantes et familières (de sorte que l’on peut penser ici aux croyances révélées par l’ethnologie de l’Afrique, où le monde des morts est parfois situé « derrière la colline » qui borde le village). Ainsi, dans les conceptions folklo-riques, morts et vivants partagent les mêmes espaces, et il n’existe pas à proprement parler d’au-delà, comme ensemble de lieux séparés de l’ici-bas. A contrario, c’est le propre du mo-dèle chrétien que de donner toute sa force à la dualité séparant et opposant l’au-delà et l’ici-bas.

La tradition des visions de l’au-delà reprend en partie l’idée folklorique d’une continuité entre l’ici-bas et l’outre-tombe8. On distinguera cependant les récits de voyages merveilleux, dans lesquels les vivants s’aventurent dans des contrées lointaines où les paysages réels se mêlent aux lieux de l’autre monde. C’est le cas des traditions évoquées par Grégoire le Grand, qui situent dans l’Etna une des principales bouches de l’enfer. Plus nettement, la Navigation

de saint Brendan décrit un voyage dans les mers du Grand Nord, à la recherche du paradis

ter-restre, et notamment la découverte d’îles démoniaques, où apparaît notamment Judas. Les voyages dans l’au-delà, au sens strict, relèvent d’une logique différente : ils concernent des

8 Sur ce genre, voir l’étude approfondie de C. CAROZZI, Le voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature

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âmes qui, provisoirement séparées du corps, généralement par une maladie ou une mort appa-rente, s’engagent dans l’exploration du monde des morts, puis en rapportent le témoignage aux vivants. Ce genre florissant, résultant toujours d’une puissante réélaboration cléricale, permet de décrire avec force détail les paysages contrastés qui composent l’au-delà infernal et céleste. Dans les premières visions du Haut Moyen Age, comme celles de Fursy ou de Wen-lock, la structuration des lieux et des itinéraires reste faible. Même dans les visions carolin-giennes de Drythelm et de Wetti, où la description géographique se développe, celle-ci reste partiellement confuse et maintient de nombreuses ambiguïtés quant à la fonction et à l’articu-lation des lieux décrits. Les grandes visions du XIIè siècle, celles d’Albéric du Mont-Cassin ou de l’irlandais Tnugdal, décrivent de manière beaucoup plus structurée les lieux de l’au-de-là, notamment en différenciant les lieux des multiples châtiments infernaux. La vision de Thurchill, au début du XIIIè siècle, est celle qui confère à l’ensemble de l’au-delà la structure spatiale la plus cohérente, même si, pour donner à voir les châtiments infernaux, elle renonce à s’engager dans les dédales du monde souterrain et préfère convoquer diables et damnés à une représentation donnée dans un théâtre. A la fin du Moyen Age, la vision de l’au-delà continue d’inspirer - même si elle ne prend plus toujours la forme d’un voyage de l’âme sépa-rée - une production littéraire abondante, qui connaît avec Dante l’un de ses plus hauts accom-plissements.

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(coelum, paradisus, Regnum coelorum, sinus Abrahae, infernus, stagnum ignis,

purgato-rium,...). Mais, dès lors que l’on évoque l’autre monde de façon globale, on recourt à des

ex-pressions non spatiales, telles que : in futuro, in futuro seculo, in vita futura (temporalité qui peut soit être proprement eschatologique, soit viser le lendemain de la mort). Ces expressions ne désignent aucun lieu, mais un temps d’après la vie terrestre. En ce sens, il n’y a pas à pro-prement parler d’au-delà comme monde au-delà du monde, mais seulement peut-être comme temps d’après la vie terrestre. Il n’existe donc pas d’expression spatiale synthétique désignant l’ensemble des lieux de l’au-delà, dont l’unité n’est pensée que sous l’angle de la temporalité. La raison est sans doute à chercher dans la disjonction morale qui structure la vision chré-tienne. On pense d’abord au modèle augustinien des deux cités, qui transcende la distinction que nous établissons entre ici-bas et au-delà, et plus largement à la nécessité de rappeler que l’outre-tombe chrétien est fondamentement duel, séparé en deux destins radicalement opposés : quel sens y-aurait-il alors à réunir dans une même dénomination spatiale, l’éminence glo-rieuse du paradis céleste et la profondeur ténébreuse de l’enfer souterrain? Il faut donc mettre en question la pertinence du terme « au-delà », qui produit une unification spatiale, qui n’est pas donnée comme telle dans les conceptions médiévales.

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tant qu’espace infini, absolu, continu et homogène9. Il lui préfère la notion de lieu, défini comme contenant des choses dont il est lieu. L’étendue n’est donc pas une donnée première, indépendante des objets qu’elle contient, puisque, au contraire, le lieu ne saurait avoir d’exis-tence sans les objets qu’il enveloppe. Même le mot spatium ne désigne rien d’autre que l’in-tervalle entre deux objets. « Locus est ubi sit », dit Isidore de Séville (Etimologies, 2, 26) - le lieu, c’est où l’on est, là où se trouve ce dont on parle. Cette formule qui, dans sa concision, suffit à définir la pensée médiévale de l’étendue, nous rappelle le nécessaire travail de déca-lage par rapport à notre propre vision, toujours essentiellement newtonienne. Dès lors, puisque le Moyen Age ne conçoit pas l’étendue de manière neutre, homogène, il est sans doute préfé-rable - du moins lorsqu’on traite de représentations - de s’astreindre à parler de lieu, plutôt que d’espace, et de localisation, plutôt que de spatialisation.

Un tel déplacement comporte de grandes conséquences, en particulier pour les concep-tions de l’au-delà. Les travaux de Jacques Le Goff ont montré comment s’opère au cours du XIIè siècle « une profonde réorganisation de la géographie de l’au-delà ». « C’est à un grand remaniement cartographique que se livre, entre 1150 et 1300, la chrétienté sur terre et dans l’au-delà »10. La naissance du Purgatoire et l’affirmation concomitante des limbes en sont les manifestations les plus visibles. On reformule ainsi des notions qui existaient antérieurement mais qui, s’incarnant désormais dans un substantif et dans un lieu, acquièrent une présence imaginaire plus nette et une efficacité sociale accrue. C’est sur cette transformation des repré-sentations de l’au-delà au XIIè siècle que l’on voudrait insister maintenant, en suggérant l’hy-pothèse suivante : plus peut-être qu’une réorganisation spatiale, ce qui émerge alors, c’est la

9 M. JAMMER, Concepts of Space. The History of Theories of Space in Physics, Harvard U.P., Cambridge, 2è éd.,

1970.

10 J. LE GOFF, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981 (citation, p. 14) et « Les limbes », dans Nouvelle

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possibilité même de penser une géographie de l’au-delà des âmes. Ce qui naît c’est la possibi-lité légitime, théoriquement et théologiquement, d’une représentation de l’au-delà des âmes, claire et unifiée en terme de lieux11.

Les transformations du XIIè siècle ne sont pas une création ex nihilo, comme le rap-pellent les témoignages antérieurs des visions de l’au-delà. Elles sont plutôt à la fois l’aboutis-sement d’un processus lent et une véritable nouveauté qui consiste en une reformulation et une clarification d’aspects préexistants. L’élément caractéristique de la transformation du XIIè siècle est l’élimination des obstacles théologiques à une représentation localisée du devenir des âmes. L’un de ces obstacles se nomme dilation : la conception selon laquelle les âmes ne peuvent connaître leur sort définitif qu’après le Jugement dernier se maintient en effet, au moins partiellement, jusqu’au XIIè siècle. La dilation pose une double question, de temps et de lieu. D’abord, elle repose sur la nécessité de s’en remettre aux sentences du Juge du Der-nier jour, avant lesquelles il ne saurait y avoir qu’incertitudes. D’autre part, les « receptacula

abdita » (secrets dépôts), qu’Augustin attribue aux âmes après la mort, sont emblématiques de

l’imprécision qui caractérise le discours des Pères quant aux lieux de séjour des âmes. Ces ré-ceptacles, sur lesquels on n’en sait guère plus, ne peuvent être ni l’enfer, ni le paradis propre-ment dit, puisque ces derniers sont des lieux matériels destinés à recevoir les corps ressuscités après le Jugement dernier. Or, les âmes, substances spirituelles, ne sauraient être contenues dans un lieu corporel. Le De Genesi ad litteram est à cet égard très clair : l’âme ne peut être tenue dans aucun lieu corporel, mais uniquement en un lieu de même nature qu’elle, c'est-à-dire un lieu spirituel fait à la semblance des corps (soit de même nature que les images vues

11 Cette hypothèse et les développements qui suivent ont été exposés de manière plus détaillée dans « Les

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en rêve, qui ont l’apparence des corps et des lieux, sans être dotées d’aucune corporéité). En effet, comme le souligne Raban Maur, après Augustin, l’âme n’a pas de dimension locale : « Tout corps possède une longueur, une largeur et une profondeur, toutes choses qui font dé-faut à l’âme »12. N’ayant aucune étendue, on ne peut donc dire ni que l’âme est située en un lieu, ni qu’elle se meut à travers les lieux. Elle est, comme Dieu lui-même, illocalis.

C’est bien pourquoi, selon Augustin, il faut concevoir pour les âmes séparées des

recep-tacula abdita, distincts des lieux corporels que sont la Géhenne infernale et le Royaume

para-disiaque, et que leur caractère non localisé maintient dans le secret et l’indéfinition. Certes, Grégoire le Grand, déjà, s’écarte d’Augustin, en admettant que l’âme incorporelle puisse être contenue en un lieu corporel et même souffrir des effets d’un feu matériel. Mais cet accès aux lieux définitifs ne concerne que les cas extrêmes des parfaits et des impies. Il s’agit donc d’un abandon partiel de la dilation, et l’ambiguïté demeure pour les âmes de ceux qui n’ont été ni totalement parfaits, ni absolument scélérats. Au cours des siècles suivants, les divergences entre Augustin et Grégoire contribuent à entretenir une certaine confusion, même si un Julien de Tolède paraît accentuer les suggestions de Grégoire et amplifier l’accès des âmes aux lieux définitifs. Au début du XIIè siècle, la tradition augustinienne demeure forte, comme en té-moigne un manuel aussi diffusé que l’Elucidarium d’Honorius Augustodunensis. Pour lui, les simples élus sont dans un paradis spirituel, puisque les âmes ne sauraient être contenues en un lieu matériel. Abélard, dans son Dialogus inter iudaeum, philosophum et christianum, reprend également l’argument d’une incompatibilité entre l’âme et le lieu. Et le cistercien Aelred de Rievaulx suit aussi Augustin, dans son commentaire de la Parabole de Lazare, soulignant que

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les flammes infernales qui brûlent le riche doivent être entendues comme des réalités incorpo-relles, quoique possédant la ressemblance des corps.

A la suite d’Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard apparaît, en revanche, au coeur d’une évolution décisive, concernant le rapport entre l’âme et la dimension locale. Le Livre des Sentences donne à cette question, traitée à propos des qualités de Dieu, une ampleur et une solidité d’argumentation inédites. Soulignant l’ubiquité de Dieu (non localis), il est conduit à définir deux manières d’être localisé. Il apparaît alors que, par différence avec l’être suprême, l’esprit créé est localisé selon l’une des acceptions, mais non selon l’autre. Certes, il ne possède nulle dimension et ne saurait donc créer nulle étendue en son lieu; mais il cepen-dant délimité d’une certaine façon par un lieu, puisque, étant présent quelque part, il ne peut être en même temps partout. On constate alors, en ce qui concerne la conception de la relation entre être spirituel et dimension locale, une transformation remarquable. A l’encontre des ar-guments augustiniens, encore forts au XIIè siècle, on fait valoir que l’esprit est soumis à la di-mension locale, alors même qu’il ne possède ni didi-mension, ni étendue. Les conceptions nou-velles, qui semblent se former dans le milieu parisien dans le second quart du XIIè siècle, créent une brèche entre Dieu et l’âme humaine, pourtant créée à son image. Désormais, seul Dieu est hors-lieu; l’âme, quant à elle, devient localis, même si elle ne saurait l’être au même titre que le corps.

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peut affirmer sans réserve que les âmes accèdent directement aux lieux définitifs que sont l’enfer et le paradis - à moins qu’un temps fonctionnel de purification n’impose un séjour dans le purgatoire13. En ce qui concerne la résolution de la difficultée posée par la relation entre l’âme et le lieu, on se contentera, par commodité et pour saisir l’aboutissement du processus, d’une référence à la synthèse thomiste. Traitant du sort des âmes entre la mort et le Jugement dernier, la Summa Theologiae commence par affirmer que les âmes séparées vont dans un lieu corporel, récusant ainsi toute la tradition à laquelle Augustin prête son autorité14. Non seule-ment, Thomas d’Aquin indique que l’esprit peut être dit uni à un lieu corporel, dans la mesure où il existe en ce lieu et non en un autre, mais il s’efforce de définir le mode spécifique d’adé-quation de l’âme à son lieu corporel. Il suppose alors, entre eux, une convenance fondée non sur une participation qualitative, impossible entre le spirituel et le corporel, mais sur un rap-port de congruence, de telle sorte qu’à l’état le plus digne de l’âme corresponde l’état le plus digne des réalités corporelles. En outre, si les âmes ne peuvent rien recevoir directement du lieu où elles se trouvent, c’est par la connaissance de la nature de ce lieu qu’elles peuvent éprouver joie ou souffrance :l’âme damnée, par exemple, ne saurait être tourmentée par la chaleur matérielle du feu infernal, mais elle souffre de l’appréhender comme une réalité hos-tile qui la tient captive. L’analyse thomiste parvient ainsi à respecter les caractères spécifiques de l’âme, et en particulier son absence d’étendue, tout en assumant le caractère localisé des réalités spirituelles et la possibilité d’une action des corps sur les âmes séparées.

Parvenus au terme de la transformation considérée ici, on peut maintenant en préciser la nature et les enjeux. Résultant d’une élimination des deux obstacles que constituaient la né-céssité d’attendre les sentences du Jugement dernier et la difficulté de concevoir l’âme dans

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un lieu corporel avant sa réunion au corps ressuscité, l’abandon complet de la dilation, au cours du XIIè siècle, entraine une double clarification. D’une part, chaque âme se voit attri-buer dans l’au-delà, dès qu’elle est séparée du corps, un lieu corporel précis, défini et fonc-tionnel (par ce dernier terme, on désigne une fonctionnalité morale déterminée uniquement par le statut de chaque âme, ses mérites et ses démérites, et non par des nécessités univer-selles, comme l’attente de la fin des temps). D’autre part, une structuration géographique de l’au-delà des âmes peut s’affirmer en toute légitimité théologique. Dès lors, les contours des lieux de l’au-delà se précisent, d’une part par élimination de la dualité entre situations d’at-tente et situations définitives, d’autre part par un phénomène de divisions fonctionnelles. Des lieux se dissocient les uns des autres, à la mesure de leur fonction spécifique, ce qui entraîne la naissance du purgatoire, du limbe des Pères et du limbe des enfants. Tous correspondent à des situations qui existaient antérieurement, mais de façon mal différenciée. En s’inscrivant désormais dans des lieux propres, et en se débarassant des situations liées à l’attente du Juge-ment dernier, elles apparaissent claireJuge-ment dans leurs spécificités. En se spacialisant - ou, de-vrait-on dire plutôt, en se « topographisant » -, elles changent de nature et accèdent à un nou-veau type d’existence sociale.

Mais, là encore, le processus ne parvient que lentement à son aboutissement. Ainsi, le purgatoire, bien qu’il soit défini comme nom et comme lieu corporel dès les années 1170-1180, conserve longtemps une localisation incertaine15. Guillaume d’Auvergne évoque une dissémination des peines purgatoires en plusieurs endroits de la terre, tandis que saint Bona-venture évoque le purgatoire comme un locus indeterminatus, montrant ainsi son attachement à une conception de la peine purgatoire en terme d’état plutôt que de lieu. En revanche,

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mas d’Aquin affirme clairement que le purgatoire est souterrain et contigu à l’enfer, et que c’est le même feu qui y brûle, de sorte que seule une dispense divine peut autoriser une purga-tion en un lieu terrestre.

Finalement, s’affirme alors le système scolastique des cinq lieux de l’au-delà, dont saint Thomas donne une explicitation exemplaire. Il affirme la claire fonctionnalité de chaque lieu, qui correspond à un statut spécifique des âmes en fonction de leurs mérites et démérites. Il rai-sonne ainsi : au moment de la mort, les âmes peuvent être en état de recevoir leur rétribution finale, soit en bien (dans le paradis), soit en mal (dans l’enfer, s’il s’agit de péché actuel; dans le limbe des enfants, s’il s’agit du péché originel); si elles ne peuvent recevoir leur rétribution finale, ce peut être à cause d’un défaut personnel (elles vont alors dans le purgatoire) ou à cause d’un défaut naturel (elles doivent donc attendre le Christ dans le limbe des Pères)16. Il est surtout remarquable de constater que Thomas s’emploie à repousser de nombreuses objec-tions, pour défendre le chiffre intangible de cinq lieux - ni plus, ni moins. Ceci montre qu’il y a désormais un véritable système des lieux de l’au-delà, pensé comme tel : celui des « quinque

receptacula animarum » (terme que Thomas emploie, après avoir pris soin de le vider de ses

connotations augustiniennes). Certes, on ne rencontre dans cet article de la Somme aucun terme désignant l’au-delà de façon globale, de sorte qu’il n’existe toujours pas d’unité subsu-mant la diversité des lieux destinés aux âmes. Pourtant, l’expression quinque receptacula

ani-marum produit une certaine forme d’unification et souligne la cohérence structurale de cet

en-semble de lieux.

Le basculement de la seconde moitié du XIIè siècle, conforté et peaufiné par les scolas-tiques du XIIIè siècle, est donc décisif. Il devient dès lors possible de parler d’une géographie

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- ou du moins d’une topographie - de l’au-delà des âmes, puisque celles-ci sont désormais dé-finies par une inscription locale claire, simple et sans ambiguïté. L’au-delà des âmes devient pensable en terme de lieux (il était déjà depuis longtemps représenté ainsi dans les visions, mais désormais la théorie l’admet, ce qui entraîne de nouvelles conséquences). L’au-delà des âmes se constitue alors comme un ensemble de lieux, corporels, nettement distincts les uns des autres, et fonctionnels. Cette réalité spirituelle particulière que constitue l’au-delà des âmes, n’échappe plus à la dimension locale; elle glisse du statut de réalité illocalis à celui de réalité localisable. Le monde des âmes séparées cesse alors d’être un hors-lieu, pour apparaître comme une réalité topographique, susceptible dès lors d’être balisée par des découpages fonc-tionnels et des frontières nettes. Au lieu d’être un ailleurs de la société, l’autre monde - tel que l’Eglise en assume la représentation - en fait désormais pleinement partie, et se structure par conséquent selon les mêmes règles fondamentales d’inscription spatiale qui sont à l’oeuvre dans la société féodale.

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Le système des cinq lieux de l’au-delà

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propre conception de l’espace géométrique, oubliant ainsi que les représentations médiévales se développaient dans un tout autre cadre conceptuel. Peut-être une telle reconstitution de-vient-elle en partie légitime à partir du XIVè siècle, et notamment s’agissant de Dante, dont le souci de l’ordonnancement des lieux est extrême. Encore faut-il noter que cette préoccupation s’exerce chez lui à l’intérieur de chacun des trois domaines de l’au-delà, ce qui ne signifie pas pour autant que leur articulation puisse être reconstituée graphiquement au sein d’un espace homogène et unifié.

Commençons le périple, à la manière de Dante justement, par l’enfer. Les clercs ad-mettent sa localisation au centre de la terre, et soulignent que les damnés y souffrent deux types de peines. La plus terrible est la peine du dam, c'est-à-dire la privation de Dieu, à la-quelle s’ajoutent les tourments psychologiques, comme le désespoir, le remords ou la rage de voir les élus dans le ciel. Le feu est la principale peine corporelle, mais il est souvent accom-pagné des vers, du froid et des ténèbres, bénéficiant également d’attestation scripturaires. Les clercs admettent parfois une plus grande diversité des peines, comme dans le modèle des neuf peines d’enfer, élaboré par Honorius Augustodunensis et longtemps très prisé, et plus encore dans les sermons qui, par le biais des exempla, intègrent certains témoignages des visions de l’au-delà, genre beaucoup plus propice à la description détaillée des supplices.

Tout comme la prédication, l’iconographie indique que la référence à la menace infer-nale se fait progressivement plus insistance au fil des siècles médiévaux17. Si elle apparaît au IXè siècle, l’essor véritable de la représentation de l’enfer peut être située au XIè siècle, en

re-17 Pour tout ce qui suit, on trouvera des analyses plus complètes et une bibliographie détaillée dans Les justices de

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lation étroite avec la chronologie de l’iconographie du Jugement dernier. A l’époque romane encore, la place de l’enfer demeure circonscrite - hormis quelques oeuvres exceptionnelles comme le tympan de Sainte-Foy de Conques ou ceux des églises du chemin de Compostelle. C’est bien plutôt l’essor du Jugement dernier à l’âge gothique qui assure la diffusion massive des images de l’enfer. En Italie, fidèle à Byzance, celui-ci apparaît comme une zone de feu où les damnés brûlent autour de Satan trônant, tandis que s’ajoutent parfois, comme à Torcello, la figuration des principales peines admises par les théologiens. Dans le reste de l’Occident, l’enfer prend le plus souvent la forme de la gueule du Léviathan, le monstre qui ouvre ses larges mâchoires pour engloutir les damnés. La menace infernale est ainsi exprimée par l’agressivité dévorante du monstre et par son dynamisme hostile, que soulignent les plis de la gueule, les pointes des crocs et des flammes, et le pouvoir quasi-hypnotique du regard. Sauf exception, l’entassement désordonné des figures, à l’intérieur de la gueule, empêche de porter une véritable attention au destin et aux tourments des pécheurs. L’enfer est ainsi évoqué de manière métaphorique et synthétique. Il montre davantage le grand corps d’une puissance me-naçante que le lieu où sont tourmentés les corps innombrables des damnés.

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structuration interne manifeste la constitution d’un véritable système pénal de l’au-delà. Elle correspond en effet à une logique du châtiment, puisque chacun des lieux ainsi isolés est voué à la punition d’un vice particulier, le plus souvent l’un des sept péchés capitaux. En outre, cette logique pénale est rendue sensible par la correspondance établie entre la nature du châti-ment et la faute qu’il punit. Ainsi, les damnés, placés devant une table bien garnie sans pou-voir manger, sont, par cette forme adaptée du supplice de Tantale, facilement identifié comme gloutons; le gavage de pièces fondues punit à l’évidence l’avarice; le couple de sodomites est uni par une broche qui les transperce de la bouche à l’anus...

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fautes fort rigoureuse, quoique largement différente du septénaire des péchés privilégié par l’image.

La division des lieux est ici l’instrument privilégié d’une offensive morale et pastorale, toujours relancée par le clergé, et en particulier, avec une intensité accrue et des modalités plus aiguës, par les Ordres mendiants (les liens entre la fresque du Camposanto et le très actif milieu dominicain de Pise ne sont, à cet égard, nullement un hasard). Il convient donc de saisir les représentation infernales au sein d’un univers plus large de croyances et de partique. Car l’enfer, et la peur de la damnation que sa contemplation doit entraîner, n’est jamais une fin en soi. Elle s’inscrit toujours dans une tension avec la pensée du salut et la recherche des moyens pour y parvenir. De fait, l’analyse des oeuvres visuelles, comme celle des sermons, montre que l’enfer fonctionne essentiellement comme un appel à la pénitence, c'est-à-dire le plus sou-vent comme un encouragement à recourir à la confession, dont le rôle s’est accru considéra-blement depuis l’obligation de la confession annuelle décrétée par le concile de Latran IV, en 1215. Sur le chemin qui mène du péché à l’enfer, il existe une bifurcation : c’est la voie de la confession qui, telle un nouveau baptême, lave du péché, ou même l’efface, comme disent parfois les prédicateurs. La parole nouvelle de cette « machine à prêcher » que devient l’Eglise à partir du XIIIè siècle, abonde en référence à l’importance et à l’efficacite du sacrement péni-tentiel. Or, l’image de l’enfer vient renforcer l’incitation à la confession : « O peccator... pon mente fiso ad queste aspre figure che in questo obscuro inferno traggien guai, cosi com’elle son cosi serrai, se non ti penti del mal che facto hai. Faciendo penitencia del peccato, a dio ri-torna e serra meritato », disent les vers inscrits sous l’enfer du Camposanto de Pise18. La vue

18 Cf. S. MORPUGNO, « Le epigrafi volgari in rima del Trionfo della morte, del Giudizio universale, dell’Inferno e

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de l’enfer doit susciter un choc mental, une prise de conscience des fautes qui accablent l’âme. Elle doit conduire à rechercher la voie du salut, et inciter à la confession qui est le passage donnant accès à ce chemin.

L’utilisation des sept péchés capitaux, qui sous-tend le compartimentage des lieux infer-naux, s’éclaire ainsi d’un jour nouveau19. En dépit de l’ajout de catégories importantes comme les péchés de langue, le septénaire des péchés reste en effet le principal schéma moral guidant l’examen de conscience, indispensable à la confession. C’est en considérant successivement les sept péchés capitaux (et éventuellement leurs subdivisions), que le chrétien doit recon-naître en lui les fautes dont l’aveu permet de le libérer. Dès lors, l’image de l’enfer n’apparaît pas seulement comme une incitation à se confesser, elle indique aussi au fidèle la manière dont il doit procéder. La fresque prépare le travail du prêtre en invitant le fidèle à découvrir les fautes qu’il devra nommer. En retour, l’utilisation d’une grille familière, largement diffusée par l’enseignement moral de l’Eglise, renforce l’efficacité de l’image. En montrant les causes de la damnation à l’aide de catégories bien connues, elle accroit la possibilité d’une identifica-tion du spectateur avec les damnés dont il contemple les supplices. Dans cette interacidentifica-tion à double sens entre image de la damnation et pratique de la confession, la topographie des cercles infernaux est à la fois l’ombre portée et le support privilégié de la grille morale à tra-vers laquelle les hommes d’Occident sont invités à explorer leur conscience coupable.

Au total, la représentation de l’enfer et son évocation pastorale connaissent, au cours du Moyen Age, une expansion progressive. Toutefois, aussi importants que puissent être le déve-loppement de son importance relative et l’affirmation d’une logique pénale plus structurée et plus efficace, rien ne permet d’affirmer que ces représentations aient suscité un sentiment de

19 Sur le septénaire des péchés, et notamment ses usages infernaux, voir C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, J.

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Puisque le déchaînement de l’enfer est toujours contrebalancé par l’espérance du para-dis, on choisira de s’élever directement vers celui-ci, afin de mieux souligner la logique fonda-mentalement duelle de l’au-delà médiéval. Au reste, l’enfer ne peut aller sans le paradis, et la béatitude serait incomplète sans la damnation : si la peine principale de l’enfer est la privation de Dieu et de la vision béatifique, la récompense des élus tient en partie à la joie de voir les tourments des damnés. Non seulement la radicalité de l’exclusion infernale donne plus de prix à leur agrégation céleste, mais elle manifeste aussi la réalisation réjouissante de la parfaite jus-tice divine. La jusjus-tice de l’au-delà a décidément bien peu à voir avec la charité chrétienne...

Les discours théologiques ou monastiques permettent de dégager trois dimensions prin-cipales de l’état paradisiaque, qui dessinent une image idéale de l’homme et de la société20. Les conceptions du paradis - volontiers réputées par le sens commun fades, et dépourvues des vertus excitantes prêtées à l’enfer - se révèlent ainsi d’un grand intérêt historique, dès lors que l’on y voit le lieu de définition d’une anthropologie chrétienne idéale. Un premier aspect tient à la conception du corps glorieux des ressuscités, devenu immortel et impassible, échappant aux effets du temps et à la corruption21. Les traités théologiques soulignent également sa par-faite beauté, conservée dans la force de l’âge et dotée de proportions harmonieuses; et le XIIIè siècle insiste sur sa claritas, qui en fait un corps lumineux comme le soleil, voire transparent comme le cristal. Doué de liberté et d’agilité, le corps glorieux a le pouvoir de se déplacer sans le moindre effort, aussi rapidement que les anges. Le monde céleste n’est donc pas, pour les clercs médiévaux, cet ordre immobile et figé que l’on imagine volontiers, et le mouvement est tenu pour une qualité qui sied à la perfection des corps. Enfin, le corps glorieux éprouve

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même une voluptas en chacun de leurs des cinq sens, dont l’exercice est par conséquent tenu pour indispensable à la réalisation parfaite de la dignité humaine.

En second lieu, le paradis est le lieu où s’élabore une image idéale de la société chré-tienne. Là, les élus participent à la communauté de l’Eglise céleste, à la fois compagnie des anges et assemblée de tous les justes, unis par le lien de caritas, amour spirituel de tous en Dieu. Certes, l’Eglise céleste n’est pas le modèle que les clercs s’emploie à reproduire ici-bas, mais elle est du moins la perspective idéale, qui justifie leur effort pour conférer au monde des vivants son ordre légitime. Enfin, le troisième élément essentiel de la récompense paradi-siaque consiste en une réunion des fidèles au Créateur, en une « vision face à face de Dieu », ainsi nommée bien qu’elle n’ait rien de commun avec la vision corporelle22. La Vision béati-fique définit le salut chrétien comme accès à Dieu, comme élévation jusqu’à la compréhén-sion intellectuelle de l’Etre absolu, ici-bas insaisissable et invisible. Elle est une connaissance parfaite du principe divin, qui élève la créature finie jusqu’à la révélation de l’infini. La défi-nition du destin céleste comme vision béatifique tend ainsi à une quasi divinisation de l’homme, signe de cette radicalité de l’anthropologie chrétienne que les païens jugeaient monstrueuse. Et tout l’enjeu de la réflexion théologique sur ce point consiste à fonder cette idée extrême du salut, tout en évitant une complète assimilation de l’humain et du divin.

Les représentations visuelles offrent des témoignages complémentaires, en donnant à voir le paradis selon quatre modalités principales. Comptant parmi les plus anciennes, le thème du jardin paradisiaque montre les élus dans un lieu verdoyant et lumineux, exprimant réconfort et joie. Si les oeuvres romanes, comme les fresques de Sant’Angelo in Formis, pré-sentent généralement une assemblée statique, des figurations plus tardives, comme le panneau

22 Cf. C. TROTTMANN, La vision béatifique des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, BEFAR, 289,

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du Jugement dernier de Fra Angelico, montrent parfois les élus évoluant au milieu des arbres et des fleurs, se livrant à la danse et à la musique. Sous ses différentes formes, et souvent en association avec d’autres motifs, la métaphore de la végétation paradisiaque permet d’expri-mer l’épanouissement fécond de la vie éternelle. En outre, cette représentation de la béatitude manifeste une relation essentielle entre paradis céleste et paradis terrestre. Dans la Bible, le mot latin « paradisus », qui signifie jardin, ou lieu rempli d’arbres comme dit saint Augustin, n’est d’ailleurs appliqué qu’à l’Eden d’Adam et Eve, et non au Royaume céleste, dénommé « Regnum Dei » ou « Regnum coelorum ». Pour l’exégèse, le paradis d’Adam est la figure du paradis céleste des élus23 : l’histoire de l’humanité est destinée à se refermer en boucle, de sorte que l’espoir du paradis qui anime les hommes ici-bas se nourrit du désir d’un retour au bonheur perdu des origines.

A l’opposé de ce paradis bucolique, il convient d’évoquer l’urbanité de la Jérusalem cé-leste. La « sancta civitas Ierusalem nova » de l’Apocalypse (21, 2) inspire très amplement, on le sait, l’imaginaire médiéval, mais aussi la liturgie, l’architecture ou encore la production d’objets cultuels24. Le plus souvent figurée conformément au texte de Jean comme une cité quadrangulaire, dont les murs de pierres précieuses sont percés de douze portes, elle est alors vide d’hommes, demeurant un lieu promis, attendu. Elle apparaît toutefois, à partir du IXè siècle, comme destination des élus, par exemple dans la mosaïque de Sainte-Praxède de Rome. Mais il faut attendre deux siècles pour voir les âmes élues réunies à l’intérieur même

23 Cf. R. GRIMM, Paradisus coelestis, paradisus terrestris. Zur Auslegungsgeschichte des Paradieses im

Abendland bis um 1200, Munich, 1977.

24 Parmi l’abondante bibliographie consacrée à la Jérusalem céleste, voir Y. CHRISTE, L’Apocalypse de Jean, Paris,

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de la cité céleste, et parfois même autour de la divinité, déjà accessible en une saisissante anti-cipation de la vision béatifique25. Dans les représentations du Jugement dernier, l’architecture céleste subit généralement une contraction et, même dans d’autres contextes, il est fréquent qu’elle s’écarte de la lettre des descriptions apocalyptiques, comme par exemple dans les pein-tures de la voûte de Saint-Chef en Dauphiné, au XIè siècle. Les édifices ainsi figurés n’en sont pas moins des évocations de la cité céleste, suggérant ordre et beauté. Parfois, la construction paradisiaque évoque davantage une église qu’une cité, ce que justifie l’exégèse associant Jéru-salem céleste et Eglise: si l’église matérielle est l’image de la JéruJéru-salem céleste, la réciproque veut que celle-ci puisse prendre la forme de l’édifice cultuel. Même réduite à une simple porte, comme dans les peintures de la chapelle des Espagnols à Santa Maria Novella de Flo-rence, l’architecture paradisiaque conserve une forte valeur symbolique, associée à la théma-tique du Christ-porte et mettant en valeur celui qui en garde l’entrée, un ange ou, à partir du XIIè siècle, saint Pierre, le « ianitor celi ». A travers Pierre, investi par le Christ du pouvoir des clés, c’est l’institution ecclésiale, et tout particulièrement son chef, successeur de l’apôtre, qui apparaît en position de contrôler l’accès du paradis. Il n’est donc pas étonnant de voir cette représentation se développer dans le mouvement de la Réforme grégorienne, dans la mesure où elle fait du clergé, à travers la figure emblématique de sa plus haute autorité, le médiateur obligé vers le salut.

Une autre représentation connaît un essor remarquable et devient aux XIIè et XIIIè siècles la principale évocation de la félicité paradisiaque. Elle montre les élus dans le sein du patriarche Abraham, comme le pauvre Lazare de la parabole évangélique (Luc, 16)26. Outre

25 Liber vitae de New Minster, vers 1031; Londres, British Museum, Stowe 944, f. 6v.-7; cf. J. BASCHET, «

Juge-ment de l’âme », art. cité.

26 Concernant la représentation du sein d’Abraham, voir J. BASCHET, « Le sein d’Abraham : un lieu de l’au-delà

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son fondement évangélique, cette image doit largement son succès à la liturgie des morts : dès les plus anciens rituels de funérailles des VIIè-VIIIè siècles, et tout au long du Moyen Age, on prie en effet pour que l’âme des défunts accède au repos dans le sein d’Abraham (et parfois d’Isaac et Jacob). S’il constitue parfois un lieu déprécié, comme chez Tertullien, et dans cer-tains contextes associé au limbe des pères, les théologiens s’emploient plus généralement à souligner la valeur céleste et proprement paradisiaque du sein d’Abraham. Et, bien qu’il dé-signe le plus souvent un lieu destiné aux âmes, il est aussi volontiers assimilé à la Jérusalem suprême. Au reste, le fait qu’il s’impose non seulement dans l’iconographie de la Parabole de Lazare, mais aussi dans les Jugements derniers qui ornent notamment les portails des cathé-drales gothiques, confirme sa vocation à exprimer la béatitude la plus haute. Il constitue alors, comme l’autorise la théologie et comme le suggère en image son association fréquente avec l’architecture de la Jérusalem céleste (cathédrales de Paris et Bourges), un équivalent du Royaume divin auquel la sentence du Christ-Juge fait accéder les justes.

Outre ses fondements scripturaires et liturgiques, le succès de la représentation du sein d’Abraham peut aussi s’expliquer par sa grande force figurative. Les formes données à la rela-tion entre le patriarche et les élus tirent parti des significarela-tions potentielles du terme sinus : Lazare et ses compagnons peuvent ainsi être placés sur les genoux d’Abraham, tenus par lui dans un linge, ou encore inclus directement à l’intérieur de son manteau. Les oeuvres les plus remarquables expriment la protection dont bénéficient les élus, en montrant leur union intime avec le patriarche et leur inclusion dans un tissu parfois presque indissociable de son corps. Par ailleurs, le sein d’Abraham donne à voir le paradis comme une réunion à une figure pater-nelle, qui rassemble et protège affectueusement sa progéniture. Abraham est en effet Pater

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omnium credentium (Rm 4,11), père spirituel de tous les chrétiens, selon la réinterprétation

paulinienne de la paternité vétérotestamentaire du patriarche. Pour les chrétiens, être élu, c’est être fils d’Abraham selon l’esprit, ce qui rend pertinente la figuration du paradis comme réunion à l’ancêtre spirituel de tous les fidèles. C’est d’ailleurs la filiation des élus à l’égard d’Abraham qui incite à les figurer comme des enfants, ce qui nous incline erronément à voir en eux des âmes, alors même que le contexte judiciaire exige qu’il s’agisse des ressuscités. Conformément à l’annonce évangélique (Mt 18, 3), l’entrée dans le Royaume des cieux sup-pose ce retour à l’état d’enfance, d’autant plus signifiant qu’il produit une uniformisation des élus, effaçant par là-même toutes les distinctions terrestres d’âge, de sexe et de statut. Ainsi, le sein d’Abraham propose une image parfaite de l’Ecclesia céleste, fraternité spirituelle de tous les chrétiens, réunis au Père en une communauté harmonieuse et soudée par le lien de caritas.

Toutes les représentations évoquées jusqu’ici figurent le paradis sous la forme privilé-giée d’une inclusion, dans un lieu (végétal ou architectural), ou dans un corps (le sinus du pa-triarche). Mais elles laissent presque toujours échapper l’expression directe et manifeste de la vision béatifique, que les théologiens considèrent pourtant comme la part essentielle de la béa-titude céleste. On comprend donc que le désir croissant d’exprimer la réunion à Dieu se mani-feste, à partir de la fin du XIIIè siècle, d’abord à travers une réorganisation de la scène du Ju-gement dernier, qui en atténue la temporalité transitoire et mouvementée, pour mieux rendre sensible l’accès des élus à l’éternité de l’ordre divin (déjà à la chapelle Scrovegni de Padoue et plus encore dans la chapelle Strozzi de Santa Maria Novella de Florence). Plus largement, on constate alors l’essor de la figuration du paradis comme cour céleste, qui devient dominante au XIVè et surtout au XVè siècle27. On montre désormais l’assemblée des saints et des élus,

27 Sur ces aspects, voir J. BASCHET, « Vision béatifique et représentations du paradis (XIè-XVè siècle), dans La

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en compagnie des anges et disposée autour de la divinité, dans la jouissance de sa contempla-tion. Mais c’est aussi l’Eglise ordonnée, dans sa diversité et ses hiérarchies, mettant en relief la sainteté des clercs qui la constituent, qui se donne désormais à voir, autour de son chef.

En dépit de leurs formes diversifiées et historiquement variables, il convient de souli-gner la portée ecclésiologique de toutes les représentations du paradis. Les variations consta-tées sont autant de façon de faire jouer les sens multiples du mot « Ecclesia », selon une oscil-lation entre une conception plus communautaire, évoquant l’assemblée de tous les fidèles, no-tamment dans le sein d’Abraham, et une conception plus institutionnelle, soulignant la fonc-tion dominante des clercs. On constate également que l’essor de la cour céleste manifeste la volonté croissante d’exprimer la réunion des élus à Dieu, en un rapport direct et non plus sous une forme médiatisée, de manière à faire place à la vision béatifique. Enfin, les représenta-tions médiévales du paradis semblent glisser d’une société céleste égalitaire, où les distinc-tions terrestres sont dépassées au profit d’une fraternité spirituelle qui unifie les élus, vers une cour où la commune béatitude n’exclut ni la référence à des modèles politiques, ni la légitima-tion des hiérarchies et des statuts terrestres.

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nom et comme lieu spécifique, dans lequel les âmes peuvent se purifier de certaines fautes28. La naissance du purgatoire, que permet la dissociation fonctionnelle des lieux de l’au-delà, constitue une clarification dont les avantages sociaux, pastoraux et liturgiques sont considé-rables. Elle éclaire d’un jour plus net la situation des âmes intermédiaires - celles qui ont be-soin des suffrages des vivants - et prépare ainsi l’amplification et la généralisation des pra-tiques liées au souci des âmes. En outre, le purgatoire permet de donner forme à l’espoir du salut, pour des fidèles qui se savent imparfaits, et en particulier pour des groupes sociaux que l’Eglise plaçait dans une position délicate, en considérant leur activité comme illégitime. Pour les usuriers notamment, le purgatoire c’est bien l’espoir : celui qu’un châtiment temporaire, permette à la fois de conserver la bourse dans l’ici-bas, et d’accéder finalement à la vie dans l’autre monde29. Il ne faudrait cependant pas exagérer les vertus du lieu intermédiaire : il ne fait que donner un peu de jeu à un système qui reste fondamentalement duel - ou du moins il conforte la souplesse que ce système possédait déjà antérieurement, en la matérialisant dans un lieu et en lui donnant ainsi une force d’évidence jusque-là inconnue. Car n’oublions pas qu’il n’y a, à terme, pour chaque homme, que deux destins possibles, la damnation infernale ou la béatitude suprême. En outre, le purgatoire, séjour temporaire des âmes, est lui-même un lieu provisoire, qui cessera d’exister lors du Jugement dernier, lorsque l’univers entrera dans son éternelle vérité.

La mise en oeuvre de l’invention théologique, admise dogmatiquement seulement lors du concile de Lyon II, et la diffusion de la croyance au purgatoire avancent par étapes progres-sives. Le troisième lieu trouve rapidement un récit à sa mesure, avec le Purgatoire de saint

Patrick, l’une des grandes visions de l’au-delà, rédigée au tournant des XIIè et XIIIè siècles, et 28 Cf. J. LE GOFF, La naissance, op. cit.

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qui contribue largement au succès de la localisation irlandaise de l’accès au purgatoire. Les prédicateurs du XIIIè siècles s’emploient à vulgariser la représentation ternaire de l’au-delà, et déjà vers 1220, le Dialogus miraculorum consacre autant de récits exemplaires au purgatoire qu’au paradis, et à peine moins qu’à l’enfer. Il faut en revanche attendre la seconde moitié du XIIIè siècle pour que les images commencent, timidement, à figurer les âmes du purgatoire. Elles apparaissent alors généralement tourmentées dans des flammes que rien ne distingue de celles de l’enfer, mais le lieu purgatoire est néanmoins identifiable par les gestes de prière des âmes, qui manifestent leur espérance, et souvent grâce à la présence des anges qui les récon-fortent et, déjà, libèrent certaines d’entre elles30. Il importe de remarquer que, au cours des deux derniers siècles du Moyen Age, de nombreuses représentations de l’au-delà continuent de négliger le lieu intermédiaire, mais le succès de l’iconographie du purgatoire n’en est pas moins remarquable, comme l’indique sa fréquence accrue et ses perfectionnements (voir par exemple le retable de pierre de la cathédrale de Narbonne, au XIVè siècle, ou les fresques des sanctuaires ligures de la fin du XVè siècle). Enfin, on rappellera que, au début du XIVè siècle, la Comédie de Dante illustre avec éclat le triomphe du purgatoire, en lui accordant une impor-tance égale à celle de l’enfer et du paradis, et en lui donnant une structuration interne excep-tionnelle, fondée sur le septénaire des péchés (à la différence du phénomène observé pour l’enfer, la représentation du purgatoire reste généralement unifiée et ne recourt pas à la grille du septénaire, sauf dans les fresques de la chapelle Paradisi, à San Francesco de Terni, vers 1450). La première moitié du XIVè siècle voient d’ailleurs l’amorce des pratiques cultuelles liées aux âmes du purgatoire : mentions dans les testaments, dons pour les âmes du purgatoire,

30 Voir les travaux d’A. BRATU, « Du pain pour les âmes du purgatoire », dans Revue Mabillon, n.s., 4, 1993, p.

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extension du bénéfice des indulgence aux âmes en peine31. Ainsi, se multiplient progressive-ment les signes du succès et de la diffusion de la croyance en ce « nouveau » lieu de l’au-delà.

Reste, pour compléter l’évocation du système des cinq lieux de l’au-delà, à faire men-tion des deux limbes. Selon la tradimen-tion fondée sur les Evangiles apocryphes, le limbe des pa-triarches est le séjour des justes de l’Ancien Testament, dans l’attente de la Rédemption. L’image fréquente de la Descente du Christ aux limbes, entre sa Crucifixion et sa Résurrec-tion, le montre libérant les patriarches, afin de les conduire jusqu’à leur nouvelle demeure cé-leste (c’est donc, depuis, un lieu vide). Le limbe des pères est un domaine souterrain et téné-breux que l’iconographie ne distingue guère de l’enfer, puisqu’il prend souvent, à l’égal de ce dernier, la forme de la gueule du Léviathan. Au reste, les textes du haut Moyen Age évoquent la descente du Christ, non pas aux limbes, mais aux enfers; et, de fait, le limbe n’existe pas comme lieu spécifique, dissocié de l’enfer, avant la formation de la géographie de l’au-delà, au cours du XIIè siècle. C’est seulement alors, en un processus strictement parallèle à la nais-sance du purgatoire comme lieu, qu’apparaissent les expressions « limbus inferni », puis fina-lement « limbus » seul. Même si son nom l’inscrit dans la dépendance et la liminalité de l’en-fer, cette transformation sémantique indique que le limbe existe désormais comme lieu spéci-fique32, doté d’une fonctionnalité et de caractères propres, et ce avant même que le XIIIè siècle ne l’intègre dans le système des cinq lieux de l’au-delà.

Le second limbe, qui acceuille les enfants morts sans baptême, apparaît également dans le cours du XIIè siècle. Dans les premiers siècles, les enfants non-baptisés étaient voués à l’enfer, en raison de l’absence du sacrement indispensable au salut. Sous la pression sans

31 Cf. J. CHIFFOLEAU, La comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon

à la fin du Moyen Age, Rome, Ecole française de Rome, 1980.

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doute des parents, préoccupés par la damnation en apparence injuste de leur progéniture, et plus sûrement dans le cadre d’une société totalement christianisée, qui pratique désormais le baptême précoce des nouveaux-nés, l’Eglise est peu à peu conduite à modérer la peine des en-fants morts sans le sacrement purificateur33. Puisqu’ils ne portent que la tache de la faute ori-ginelle, et non le poids d’aucun péché personnel, les clercs admettent que ceux-ci ne souffrent que de la privation de Dieu, et sont en revanche épargnés par les tourments corporels de la damnation. Dans un premier temps toutefois, on considère que ces enfants appartiennent au monde infernal, et leur situation particulière est pensée comme une mitigation du châtiment appliqué aux autres damnés. Puis, au XIIè siècle, le processus de division fonctionnelle des lieux de l’au-delà conduit à leur reconnaître un séjour topographiquement distinct de l’enfer. Leur situation n’a pas pour autant changé, mais la spécificité de leur sort est mieux mise en évidence et l’avantage dont ils bénéficient s’en trouve plus clairement souligné.

De fait, si l’on excepte les miniatures des manuscrits du Speculum humanae salvationis, les rares images qui figurent le limbe des enfants au XVè siècle, comme par exemple les fresques du sanctuaire ligure de Triora, le montre comme une prison souterraine, dont les tour-ments et même les flammes sont absentes. On peut voir dans l’émergence du limbe des en-fants un compromis que l’Eglise concède aux exigences de la société : les parents peuvent fi-nalement dire que leur enfant, mort sans baptême, n’est pas voué à enfer. Encore faut-il souli-gner que ceux-ci ne semblent pas se contenter du changement terminologique et du balisage topographique, puisque le développement des sanctuaires à répit - dans lesquels on espère le miracle d’une résurrection temporaire, le temps de pouvoir conférer le baptême salvateur à l’enfant - est strictement contemporain de la diffusion du limbe des enfants. En outre, il faut

33 Concernant le limbe des enfants, voir D. LETT, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Age

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souligner que l’Eglise n’a rien cédé sur l’essentiel: les enfants non-baptisés souffrent toujours la principale peine de la damnation; ils sont privés de la réunion à Dieu, et sont éternellement exclus des joies du paradis. C’est qu’il y a là un enjeu fondamental, touchant à la définition même de la chrétienté. Sans le baptême, par lequel l’homme médiéval accède à l’existence so-ciale, il ne peut être considéré comme membre de la société chrétienne ici-bas, et ne peut donc pas davantage faire partie de l’Eglise céleste, dans l’au-delà. Ainsi, en dépit des aménage-ments substantiels qui aboutissent au système des cinq lieux, l’au-delà médiéval reste finale-ment, comme on l’a déjà noté à propos du purgatoire, un système duel. L’au-delà n’est, à terme, que damnation ou salut, accès à Dieu ou rejet loin de lui, et, en dépit de la casuistique développée par les scolastiques, la perspective ultime demeure déterminée par une morale tranchée du bien et du mal.

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même temps bien séparés par des rochers et clairement distingués par leur caractères propres. En dépit du faible espace, l’enfer montre, autour de Satan, le châtiment des sept péchés capi-taux. Les flammes du purgatoire tourmentent les âmes, tandis que les anges s’approchent et élèvent déjà vers le ciel la première d’entre elles - celle d’un pape... Et, comme si les ténèbres souterraines auxquelles étaient condamnés les enfants non-baptisés n’étaient pas suffisantes, l’artiste les représente en prière et tournés vers la divinité qui occupe le centre du retable, mais les yeux fermés, comme pour mieux souligner leur impossible désir de voir Dieu, et pour rendre ainsi sensible qu’ils partagent avec les damnés la pire des peines. Enfin, au-dessus des cieux qui enveloppent l’ici-bas, apparaît la cour céleste, où les saints, soigneusement répartis en registres en fonction de leur statut, bénéficient de la récompense suprême et contemple la divinité trinitaire, associée à la Vierge. Ce retable donne ainsi à voir de manière exemplaire l’ordre total du monde, du moins conformément aux représentations dominantes de la fin du Moyen Age. L’au-delà y pèse sur l’ici-bas d’un poids écrasant. Et surtout, chaque aspect de l’au-delà y a désormais trouvé son lieu propre. Chaque lieu de l’au-delà y a sa juste place, au sein d’un système complexe, au centre duquel se trouve l’Eglise du Christ, entendue comme vaste machinerie ordonnant le monde au nom de sa capacité à produire le salut.

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