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Pour qui enseignons-nous ?
CHAPPUIS, Christine
CHAPPUIS, Christine. Pour qui enseignons-nous ? In: Aubert, Gabriel. Regards sur l'Université de Genève : [1559-2009] . Genève : Slatkine, 2009. p. 49-55
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:42943
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POUR QUI ENSEIGNONS-NOUS
?
Christine CHAPPUIS professeure à la Faculté de droit
2009 est l'année rêvée pour revenir sur une question qui m'habite depuis mes premiers pas dans l'enseignement universitaire. Qui est mon public ? Faut-il viser les meilleurs, afin de développer l'excellence' ? Devons-nous adapter notre enseignement au plus grand nombre, à cette majorité d'étudiants à qui l'on a, de tout temps, reproché de ne plus savoir lire ni rédiger correctement ?
Paramètre essentiel de l'équation, les conditions ouvertes d'accès aux études universitaires en Suisse font l'objet de critiques. Un système d'admission sur dossier, tel qu'il est pratiqué par les Universités nord- américaines, paraît tentant en ce qu'il assurerait un public plus motivé, une meilleure homogénéité du corps étudiant et contribuerait à réaliser des économies sur les forces d'enseignement engagées en première année. La médaille a pourtant son revers. Un système d'accès restreint emporte aussi un coût, celui lié à la sélection des meilleurs étudiants. Il suppose la présence d'un nombre suffisant d'institutions qui puissent accueillir les étudiants non retenus et pose, en Suisse, un problème de langue particuliè- rement délicat pour les études de droit. Mon propos n'est pas de remettre en cause la situation actuelle d'un accès aux études ouvert à tout titulaire du diplôme de fin d'études secondaires requis2, mais d'en mesurer les effets sur notre public.
Un public composite, des méthodes adaptées
Partant du constat que la sélection se fait sur la base des examens de première année, on compte, en Faculté de droit, qu'une moitié environ des
1 L'excellence (what else ?) est un mot dont on se gargruise volontiers aujourd'hui.
2 Sous réserve de l'admission en Faculté de médecine et des conditions particulières d'admission pour les candidats dépourvus de certificat de maiturité.
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étudiants inscrits abandonne en cours de première année ou échoue.
Diverses facilités ont été développées pour aider les étudiants à réussir ces premiers examens et à poursuivre leurs études avec succès. L'enseigne- ment ex cathedra est pratiqué à Genève comme ailleurs, mais il est complété par des cas pratiques qui en constituent une pait impo11ante et rendent la matière plus accessible à des jeunes gens peu à l'aise dans un monde d'abstractions. La difficulté pour les étudiants est double. Il ne suffit pas de comprendre et d'apprendre des notions abstraites ; encore faut-il les appliquer. En effet, tout comme la poésie est faite pour être dite3, le droit est fait pour être appliqué. C'est ainsi qu'un système de contrôles continus a été mis en place. Ces tests permettent aux étudiants de s'exercer en situation d'examen sans risque d'échec, puisque le résultat ne peut avoir qu'un impact positif sur la note finale. Les étudiants débutants bénéficient d'une autre aide relative à la rédaction et au raisonnement juridiques4 enseignés en petits groupes d'une vingtaine d'étudiants dès le début des études. A partir de la deuxième année, le programme du baccalauréat en droit offre un nouvel enseignement avancé de rédaction et de raisonnement juridiques5, complété par la rhétorique6 introduite voici quelques années et qui connaît un grand succès. Cette combinaison d'exigence et d'appui remplace - à mon avis, avantageuse- ment - l'admission sur dossier, sans limiter d'emblée le cercle des étudiants aux meilleurs.
Tel étant le contexte, nous enseignons, j'en suis convaincue, pour le plus grand nombre, c'est-à-dire pour la majorité qui se situe autour de la moyenne. Tout en cherchant à mener le plus loin possible cette majorité moyenne, nous avons cependant un devoir envers les étudiants prêts à accorder le temps nécessaire à un véritable approfondissement, ceux qui deviendront les meilleurs. Les tactiques permettant de nourrir ces étudiants varient selon que l'on envisage un enseignement de baccalauréat ou de maîtrise. J'aimerais me concentrer sur deux expériences concernant la maîtrise. La première vise les étudiants prêts à fournir un effort particu- lier, à qui la Faculté offre l'opportunité de prendre part à un procès fictif.
La seconde expérience concerne les enseignements de maîtrise. Etant
3 « Comme le théâtre est fait pour être joué, la poésie est avant tout faite pour être dite» (Raymond Queneau).
4 Raisonnement et rédaction juridiques (avec exercices pratiques).
5 Exercices préparatoires à la rédaction juridique.
6 Rhétorique et stylistique (avec exercices pratiques).
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donné l'offre généreuse en enseignements de ce niveau7, les groupes sont, dans la règle, de taille raisonnable (une quarantaine d'étudiants environ), ce qui favorise des méthodes d'enseignement plus variées qu'en baccalau- réat. Dans ces conditions, il devient possible d'inciter la majorité moyenne à davantage d'indépendance et d'autonomie dans la seconde phase des études. L'une des méthodes pour y parvenir consiste à proposer des colloques d'étudiants. Les réflexions qui suivent sont consacrées aux expériences tirées des procès fictifs et des colloques d'étudiants.
Les procès fictifs
Les étudiants de maîtrise ont le choix entre différents procès fictifs internationaux (Moot courts) dont le poids est équivalent à un séminaire8.
Je me concentrerai sur le Willem C. Vis International Commercial Arbitration Moof qui simule un arbitrage sur la base d'un cas pratique relevant de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises du 11 avril 198010• Le concours, dont la langue est l'anglais, réunit des équipes provenant des facultés de droit du monde entier. Son succès ne dément pas. La première édition, en 1994, réunissait onze équipes provenant de neuf pays. Quinze ans plus tard, ce sont 233 équipes de 58 pays qui se trouveront à Vienne peu avant Pâques11• Ce concours permet aux étudiants, travaillant au sein d'une petite équipe, d'apprendre à rédiger des mémoires, puis à préparer des plaidoiries en langue anglaise, en assumant successivement le rôle de demandeur et de défendeur à l'arbitrage. La Faculté de droit de Genève patticipe au
7 Le programme 2009-2010 de la Faculté de droit comporte une trentaine d'enseigne- ments fondamentaux de maîtrise et autant d'options, soit au total environ soixante enseignements et dix-huit séminaires pour 325 étudiants.
8 Le séminaire est un élément particulièrement important de la maîtrise puisqu'il représente un cinquième de l'effort total que doivent fournir les étudiants (dix-huit crédits ECTS sur les nonante crédits ECTS nécessaires à l'obtention d'une maît1ise). Les concours inscrits au programme sont au nombre de trois : Concours Rousseau (droit international public), European. Law Moot Court (droit communautaire) et Willem C. Vis International Commercial Arbitration Moot (droit de la vente internationale et de l'arbitrage).
9 <http:/lwww.cisg.law.pace.edu/vis.html> Le travail important accompli avec enthou- siasme par l'équipe genevoise 2008-2009 mérite d'être salué ici.
10
RS 0.221.21 l. l (ci-après : Convention de Vienne).
11 Ces chiffres sont ceux de l'édition 2009 du concours de Vienne, dont le succès est tel qu'un concours parallèle est organisé depuis 2004 à Hong-Kong (http://www.cisgmoot.
org/index.htm).
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concours de Vienne depuis dix ans par l'intermédiaire d'un petit groupe de professeurs, dont deux dirigent chaque année une équipe d'étudiants.
C'est de cette expérience, renouvelée personnellement à plusieurs reprises, que j'aimerais faire part ici.
Si l'exercice est sans doute coûteux pour la Faculté (en termes de forces du corps professoral) comme pour les étudiants qui y participent (en termes d'investissement personnel), il est aussi précieux pour l'une que pour les autres. L'importance internationaJe du concours de Vienne est avérée. Une équipe d'étudiants, soigneusement préparés, permet de faire rayonner la faculté qu'elle représente. Dans un contexte de concur- rence internationale accrue, il s'agit là d'un avantage non négligeable pour la faculté elle-même. Par ailleurs, le concours de Vienne se situe dans le prolongement d'études de droit largement fondées sur la résolution de cas pratiques, dont il constitue un complément de premier ordre à plusiems égards. Du cas pratique, résolu en séance de travail et dont les éléments pertinents sont posés en peu de mots, il donne l'occasion de passer à un véritable dossier, certes simplifié, mais comportant des échanges de courriers, autres documents et actes de procédure. La préparation des mémoires et des plaidoiries conduit les étudiants à mener une recherche très approfondie dans des sources d'ordre international, notamment dans le cadre de systèmes de common Law. Pour ce faire, les étudiants utilisent des banques de données internationales, souvent nouvelles pour eux 12.
En outre, ces recherches les familiarisent avec une approche de droit comparé13, en leur faisant découvrir les différentes manières dont une même notion est appréhendée en fonction de l'ordre juridique de référence. Enfin, le concours permet de travailler l'argumentation, tout en confrontant les étudiants suisses à des collègues nord-américains, en particulier, dont la formation dans le domaine est traditionnellement plus développée14• Le concours de Vienne s'insère donc parfaitement dans le programme de maîtrise de la Faculté de droit, dont il constitue un prolongement précieux.
12 L'enseignement de Recherche juridique infonnatisée inscrit au programme du baccalauréat vise essentiellement le droit suisse.
13 Le Droit comparé et harmonisation du droit fait l'objet d'un enseignement attirant de nombreux étudiants, notamment en provenance de facultés de droil étrangères ; il s'intègre au cursus du Certifica1 de droil tra11s11a1ional.
14 C'est notamment pour combler cette lacune dans l'argumentation qu'a été introduit un enseignement obligatoire de Rhétorique et stylistique (n. 6) au niveau du baccalauréat au moment de la dernière réforme des études entrée en vigueur en 2005-2006.
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Du point de vue des étudiants, la participation au concours de Vienne est une expérience jugée extrêmement positive. Parmi les aspects saillants, je relèverai le fait que le concours donne l'occasion d'exercer l'expression écrite et orale (en anglais), de découvrir des modes de raisonner encore inconnus, de travailler en groupe avec tous les avantages mais aussi les difficultés d'un travail de groupe, de s'exposer à la situation de stress extrême que représente la plaidoirie dans une situation reproduisant la réalité d'un arbitrage. Le concours met les étudiants en contact avec des camarades et des arbitres du monde entier, leur permettant de commencer à se créer un réseau. Par-dessus tout, le concours incite à la précision, un impératif difficile à mettre en pratique dans le cadre normal des études.
Les étudiants peuvent ainsi constater, à la faveur de la correction de quelques pages qu'ils ont rédigées, à quel point un adverbe superflu, un terme mal choisi, voire une simple répétition ou une idée exposée en dehors du fil du raisonnement, nuisent à l'argumentation et créent la confusion dans l'esprit du lecteur ou de l'auditeur. De telles corrections n'ont un effet améliorant que si le travail effectué au préalable a amené l'étudiant à un niveau suffisant de raisonnement et d'argumentation.
Le mérite du concours de Vienne est de placer les équipes étudiantes en condition d'accomplir des progrès substantiels. Le lien pédagogique créé entre les professeurs responsables et les membres d'une équipe, de par son intensité, représente un rare bonheur pour l'enseignant. Quoi de plus satisfaisant que de recevoir un texte qui, à la quatrième ou cinquième version soumise, présente l'apparence de l'évidence ? Quoi de plus réjouissant que d'entendre une réponse habile jetée dans le feu de l'argumentation lorsqu'une équipe de jeunes plaideurs réussit une plaidoirie qui convainc ? De telles expériences pédagogiques supposent un travail important de la part des étudiants et un suivi très proche par les professeurs, toutes choses qui ne sont pas réalisables dans le cadre d'un enseignement classique. Sur un plan pédagogique, le concours de Vienne permet précisément d'offrir aux meilleurs étudiants l'occasion de fournir un effort particulier et de révéler leurs compétences personnelles, parfois ignorées d'eux-mêmes.
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Les colloques d'étudiants
Profitant de mon congé sabbatique, j'ai pu observer des colloques d'éludiants organisés par deux Facultés de droit nord-américaines 15.
Impressionnée par la qualité des interventions et l'engagement des participants, j'ai tenté de transposer l'expérience. Mon enseignement portant sur la vente internationale de marchandises 16 paraissait idéal. Il s'agissait de choisir un sujet susceptible de mobiliser l'ensemble des étudiants de ce cours. La matière est régie par une convention intematio- nale17 d'une centaine de dispositions qui utilisent le critère du « raison- nable » à plus de quarante reprises. Les étudiants furent divisés en cinq groupes et chargés d'étudier les décisions rendues de par le monde en application des dispositions de la Convention de Vienne, pour vérifier quels sens et contenu les tribunaux étatiques et arbitraux donnent à la notion juridique indéterminée de « raisonnable ». En toile de fond de la réflexion ne pouvait manquer de surgir la question fondamentale de savoir si le but d'uniformisation poursuivi par cette convention18 est réalisé ou non dans les septante-trois Etats membres représentant trois quarts du commerce mondial. Le colloque poursuivait plusieurs objectifs : inciter les étudiants à une recherche approfondie dans Je domaine de la vente internationale, leur apprendre à formaliser les résultats de cette recherche selon un modèle préétabli qui rende ces résultats exploitables par l'ensemble du groupe, pratiquer l'expression orale (en français) et, enfin, favoriser Je travail d'équipe.
Le colloque fut un grand succès. Les groupes présentèrent des interventions soigneusement planifiées de manière à respecter Je temps prescrit. Chacun développa, à propos des dispositions dont il avait Ja charge, l'une ou l'autre décision pertinente identifiée parmi la masse
15 Faculté de droit de lUniversité McGill ; Harvard Law School.
16 Que la volée 2008-2009 soit ici remerciée de ses efforts qui ont donné lieu au col loque passionnant du 16 décembre 2008.
17 La Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises qui fait également l'objet du Concours de Vienne : voir supra n. 9 et 10.
1$ Selon le but ambitieux que révèle le préambule de la Convention de Vienne, l'adoption de règles uniformes applicables aux conrrats de vente internationale de marchandises doit favoriser le développement du commerce international en vue de
« l'instauration d'un nouvel ordre économique international ».
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d'informations rendue accessible par différentes banques de données19 et s'essaya à des catégorisations afin de cerner de plus près la notion fuyante de « raisonnable ». La discussion générale qui suivit les présentations permit de dégager trois conclusions principales. En premier lieu, la détermination de ce qui est raisonnable dans un cas concret est fonction du but de la règle prévoyant une condition qualifiée par l'adjectif
« raisonnable ». En second lieu, il convient de distinguer les dispositions (nombreuses) exigeant qu'une notification intervienne dans un délai raisonnable et celles asso1tissant d'autres conditions de ce qualificatif.
Pour terminer, les étudiants relevèrent que l'appréciation in concreto du qualificatif peut se faire, d'une part, en fonction de critères abstraits, d'autre part, en fonction de critères plus subjectifs liés aux attentes contractuelles des parties, ce qui rapproche le raisonnement de l'exercice du pouvoir d'appréciation par le juge suisse (art. 4 CC). En conclusion finale, et nonobstant l'absence d'une cour suprême chargée de vérifier l'application de la Convention par les juridictions nationales, une partie de l'assistance considéra que le but d'uniformité de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises n'était pas remis en cause dans la pratique.
Alors que les procès fictifs constituent une excellente méthode pour inciter un petit groupe d'étudiants à approfondir la recherche et le raisonnement dans un domaine choisi, les colloques sont un bon moyen de stimuler le plus grand nombre. Dans les deux cas, la mission d'ensei- gnement que nous nous efforçons d'accomplir auprès de nos étudiants, quel que soit leur niveau, est pleinement remplie.
19 Unilex (http://www.unilex.info/) ; Pace University (http://www.cisg.Jaw.pace.edu/) ; cisg-onJine (http://www.cisg-onJine.ch/) ; Uncitral (http /fwww.uncitral.org/uncitral/en/
case_law.html).
