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Géographie du grand amour ou du plan cul !
GIRAUT, Frédéric, STASZAK, Jean-François
Abstract
«Pour croiser l'homme de votre vie dans votre quartier, il faudrait déjà qu'il habite le quartier», avertit, dans sa publicité, un des premiers sites de rencontres français et européens sur Internet. Quant à cet autre site, dédié à l'aire métropolitaine parisienne, il nous montre sur ses affiches une jolie blonde qui se réjouit : «J'ai rencontré mon voisin sur…». Ces deux publicités et ces deux sites envisagent la rencontre de façon très différente, et donnent l'occasion de s'interroger sur la façon dont Internet change - ou pas - la géographie de nos amours. Pour l'un, la distance et l'impossibilité de se trouver au même moment dans deux endroits différents constituent de graves obstacles à la rencontre. La campagne décline le thème :
«L'homme de votre vie attend peut-être sur une plage. Reste à trouver laquelle» ; «Vous pourriez rencontrer l'homme de votre vie sur la Côte d'Azur. Sauf s'il préfère la Bretagne.» Le site nous ouvre l'espace des possibles - dans les limites du raisonnable, c'est-à-dire de celles de l'Hexagone (un Breton, oui ; un Antillais? pas envisagé). Si ce site [...]
GIRAUT, Frédéric, STASZAK, Jean-François. Géographie du grand amour ou du plan cul !
Libération, 2012, no. 19 septembre
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34185
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FRÉDÉRIC GIRAUT ET JEAN-‐FRANÇOIS STASZAK (Libération, 19.09.2012) Géographie du grand amour ou du plan cul !
«Pour croiser l’homme de votre vie dans votre quartier, il faudrait déjà qu’il habite le quartier», avertit, dans sa publicité, un des premiers sites de rencontres français et européens sur Internet. Quant à cet autre site, dédié à l’aire métropolitaine parisienne, il nous montre sur ses affiches une jolie blonde qui se réjouit : «J’ai rencontré mon voisin sur…». Ces deux publicités et ces deux sites envisagent la rencontre de façon très différente, et donnent l’occasion de s’interroger sur la façon dont Internet change -‐ ou pas -‐ la géographie de nos amours.
Pour l’un, la distance et l’impossibilité de se trouver au même moment dans deux endroits différents constituent de graves obstacles à la rencontre. La campagne décline le thème : «L’homme de votre vie attend peut-‐être sur une plage. Reste à trouver laquelle» ; «Vous pourriez rencontrer l’homme de votre vie sur la Côte d’Azur. Sauf s’il préfère la Bretagne.» Le site nous ouvre l’espace des possibles -‐ dans les limites du raisonnable, c’est-‐à-‐dire de celles de l’Hexagone (un Breton, oui ; un Antillais? pas envisagé).
Si ce site ne mondialise pas le spectre de nos rencontres, il nous propose de l’étendre à toutes les régions métropolitaines. La publicité s’adresse sans doute à un public plutôt aisé, assez mobile pour aller rejoindre, une fois qu’il est identifié, un partenaire à l’autre bout de la France (les géographes parlent de «fort capital spatial»).
Le site nous promet l’homme ou la femme de notre vie : il est en effet peu probable qu’il ou elle habite à côté de chez nous parce qu’il n’y en a qu’un ou une parmi les 65 millions de Français. C’est celui ou celle avec qui nous allons nous marier, vivre heureux et faire beaucoup d’enfants -‐ si nous finissons par le ou la trouver. La rencontre dont il s’agit est moins sexuelle qu’amoureuse ou plutôt maritale (romantique et monogamique). Bien sûr, une fois qu’on a trouvé le bon partenaire, c’est gagné, car l’amour est naturellement partagé et symétrique. Ce service de rencontres, en prétendant abolir l’espace, présenté comme le seul obstacle à la quête du partenaire idéal, permet au conte de fées de trouver son happy end.
Le site parisien voit la rencontre autrement. Ce qui l’inhibe n’est pas l’espace : «Pourquoi chercher plus loin?» interroge une autre affiche. Notre voisin est peut-‐être un bon partenaire, mais nous ne le savons pas parce que nous ne lui parlons pas. C’est l’inhibition sociale qui empêche la rencontre; et le site propose de la lever, en garantissant l’anonymat ou en facilitant les interactions. Il ne s’agit pas de la même rencontre : votre voisin a peu de chances d’être l’homme de votre vie, mais c’est peut-‐être un bon coup. Pour trouver juste un partenaire sexuel, ce n’est pas la peine d’écumer -‐ même virtuellement -‐ les plages et les régions françaises. Pour le coup d’un soir, le voisin est bien plus pratique. Cette campagne de pub vise peut-‐être un public à moindre capital spatial, qui n’a pas les moyens ou l’opportunité de se déplacer matériellement une fois le partenaire identifié. Plus probablement, elle s’adresse à un public qui cherche moins le «grand amour» qu’un bon plan cul.
En revanche, les deux campagnes ont en commun de considérer le point de vue féminin.
Probablement hétéro-‐normées, c’est à une femme que l’une promet l’homme de sa vie et l’autre le fameux voisin. Ces publicités cherchent-‐elles à gagner des clientes, ou à montrer aux clients potentiels (hétérosexuels, évidemment) qu’il y a bien des femmes qui les recherchent sur ces sites ? Sans doute les deux. Mais la femme dont il s’agit sur l’un n’est pas la jolie blonde toute contente d’avoir
«rencontré» son voisin, qu’on voit sur l’affiche de l’autre. Celle-‐là, on peut la montrer car on ne voit pas quel homme «normalement» constitué n’en voudrait pas. A l’inverse, prudemment, la campagne qui repose sur le supposé grand amour ne montre pas de photographie, sans doute parce que la femme qu’on rêve d’épouser est moins stéréotypée que celle avec laquelle on rêve de coucher. Des sites pour la maman, d’autres pour la putain? (merci aux différents modèles de ne pas s’offusquer de notre interprétation en termes d’objets de fantasmes…).
Internet se propose de nous aider dans notre vie amoureuse et sexuelle en facilitant les rencontres.
Les deux sites évoqués ont en commun de proposer des fonctionnalités voisines et des moyens nouveaux pour en changer la géographie. Mais ils diffèrent bien en organisant la rencontre de la maman ou celle de la putain, la rencontre amoureuse ou la rencontre sexuelle, parce qu’elles répondent à des logiques spatiales opposées. Internet, loin d’abolir ou de révolutionner nos géographies intimes, en révèle et en perpétue les structures.