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UN AMOUR DE PONCE PILATE

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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UN AMOUR

DE PONCE PILATE

A Madame Jean Riberol, en souvenir de la Pénitente Inconnue de Murcie, et en très respectueux hommage.

L'aiguille du compteur monta doucement vers 140. I l leva le pied qui écrasait l'accélérateur : un gros oiseau inconnu tra- versait l a route au ras des phares. Jean jeta un coup d'œil sur son bracelet-montre. D i x heures trente-cinq. A l a sortie d'un virage, ses phares éclairèrent un écriteau : Molina 15 km. Bien q u ' i l e û t crevé après Albacete, i l serait à Murcie vers onze heures, y cou- cherait et se trouverait le lendemain m a t i n au cap Servera à Torre- vieja, où l'attendait l a bande.

Le rendez-vous de Torrevieja avait été c o m b i n é trois jours plus t ô t au Fouquet's. Il s'agissait d'une croisière de quatre ou cinq jours à Ibiza et Majorque sur le yacht des A l l o w a y , patrons de l'International Plastics Co. Inc., dont l u i , Jean Sibieuge, jeune ingénieur des A r t s , venait d ' ê t r e n o m m é sous-directeur pour l'Europe. A Torrevieja, i l y aurait Georges, B e t t y , Mafalda, prin- cesse de Mantoue, qui passait pour c o û t e r à Reginald A l l o w a y un petit million par mois — une misère — et Cabrio, le seul phi- losophe c y r é n a ï q u e qui fût encore au monde.

Depuis quelque temps, Jean se sentait t r è s à l'aise dans ce milieu. Exactement depuis q u ' i l avait dit à Mrs A l l o w a y — simple courtoisie de sa part — qu'elle é t a i t charmante. Cette politesse avait eu un r é s u l t a t que l'ingénieur, passablement séduisant, n'avait pas p r é v u , et qui l'avait engagé dans une aventure dont i l redoutait l'issue. Car Mrs A l l o w a y , qui se p r é n o m m a i t E l i z a - beth, passait pour être fort exclusive. Elle n'avait guère que l a cinquantaine et le soir, sous des lumières convenables, grâce à Dior et à M a x Factor, elle produisait encore un certain effet.

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Sibieuge se laissait conduire par l a route qui semblait faite pour l u i seul. Depuis A l b a c è t e , i l avait seulement dépassé deux camions et croisé une voiture française, aux phares jaunes. A t t e n - tif, i l traversa M o l i n a qui l u i parut morte, et retrouva l a grande n u i t de printemps, l a nuit espagnole, d'une p u r e t é qui é m e u t toujours. I l fonçait sur A l c a n t a r i l l a lorsque l a voiture se cabra : seconde crevaison ! Jean freina doucement et glissa en dehors de l a route. I l n'avait plus de roue de secours et devait r é p a r e r . L a p r e m i è r e roue malade, dans le coffre, ne portait pas l a moindre trace de clou, non plus que l a roue arrière gauche, qui é t a i t à plat. R é p a r e r , où et comment ? I l se trouvait à six kilomètres au sud de Molina, où i l y avait p e u t - ê t r e u n garage. G r â c e à sa torche électrique, i l lut, sur le vieux mur le long duquel i l avait r a n g é sa voiture, Valmadesa, en lettres bleues, à demi effacées.

A travers les feuilles naissantes des arbres, brillaient des l u m i è r e s . Il alluma une cigarette et se dirigeait vers elles lorsqu'il entendit jouer du tambour.

D ' u n chemin de traverse que l u i masquait l a vieille muraille, d é b o u c h a une troupe é t r a n g e . E n t ê t e marchaient deux hommes en longues robes noires, tenant à l a main une lanterne aux vitres de différentes couleurs, en sorte que l a route, devant eux, é t a i t violette, rose, jaune et verte. Derrière les éclaireurs, cinq ou six jeunes gens tapaient furieusement sur des tambours plats. Les uns portaient des robes bleu ciel, les autres des robes mauves.

U n garçon v ê t u d'une robe pourpre fermait l a marche. L a troupe a v a n ç a i t rapidement et arriva b i e n t ô t à la hauteur de Sibieuge.

Les éclaireurs et les tambours p a s s è r e n t sans p a r a î t r e le voir, mais le garçon rouge, qui portait u n fanal et une sorte de lance, s ' a r r ê t a . I l leva l a lanterne à hauteur des yeux, et tandis que Jean devenait couleur safran de l a t ê t e aux pieds, i l dit tristement :

— Jésus va amorir, sabe Val...

C'était une lumière violette qui l'éclairait et sa robe paraissait à p r é s e n t presque noire. I l pouvait avoir quinze ans. S a v o i x p r o n o n ç a n t « Vous savez que J é s u s v a mourir... » é t a i t t r è s angois- sée. I l jeta u n coup d ' œ i l sur l'auto, baissa les yeux et, a p r è s avoir h é s i t é :

— Ahora le han detenido en el jardin de Gethsemani. Vd. no ha visto el Pilatos, por casualidad ?

— N o n , r é p o n d i t machinalement Jean. No he visto a nadie. Je suis en panne. I l se reprit : He pinchado. A quien se ha arrestado ?

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— A Jésus.

Jean entra dans la lumière verte et comprit qu'on l u i disait que J é s u s venait d ' ê t r e a r r ê t é dans le Jardin de Gethsemani et qu'on l u i demandait s'il n'avait pas v u Pilate. Les tambours battaient toujours, sur place, un peu plus loin. L e g a r ç o n abaissa sa' lanterne :

— Me eslrana que Vd. no conozca a Pilatos. Vd. perdone.

Il m i t sa pique sur l ' é p a u l e droite et rejoignit l a troupe en cou- rant. Sibieuge se souvint que c ' é t a i t l a nuit du jeudi au vendredi saint et regarda s'éloigner dans les t é n è b r e s l a troupe multicolore lancée à l a poursuite de Ponce Pilate, gouverneur de J u d é e . I l fit une centaine de m è t r e s dans Valmadesa, frappa sans succès à deux ou trois portes. L e village semblait a b a n d o n n é . L e bruit des tambours avait brusquement cessé. Jean revint sur ses pas.

Il crut d'abord s'être égaré. Mais non, i l était exactement sous l'inscription aux lettres bleues : sa voiture avait disparu.

E x a m i n a n t à l a lueur de l a torche les traces des pneus sur la route et les bas-côtés, i l put constater qu'elles avaient é t é effacées.

On avait d û pousser la voiture à l a m a i n j u s q u ' à un lieu très pro- che : i l n'avait pas pensé à fermer les p o r t i è r e s . I l courut à droite, i l courut à gauche. F r a p p a à l a porte d'une grange. R i e n . C'était absurde. U n moment, i l crut rêver. T o u t é t a i t impossible.

— Un poquito de lumbre, serior, por favor...

U n petit vieillard clignotant, aveuglé par l a lampe électrique, se tenait devant l u i , une cigarette à l a main. D ' o ù sortait-il, celui-là ? De l a muraille ? D u feu ? I l allait l u i en donner, du feu!

Saisissant le personnage par le revers de son veston et faisant effort pour prononcer convenablement les mots espagnols, il s'écria :

— O n m ' a pris m a voiture, vous comprenez ? C'est une farce idiote. Elle é t a i t là, le long du mur. J'avais crevé. N'avez-vous pas a p e r ç u une voiture grise, une Peugeot 403 ? E t des jeunes gens qui jouaient du tambour ? Avec des lanternes ?

— U n peu de feu, senor, pour l'amour du ciel.

— Vous ne pourriez pas r é p o n d r e , non ? O ù est le poste le plus proche de l a guardia civil ?

— Un poquito de lumbre...

E x c é d é , Sibieuge souleva le petit homme qui ne pesait pas plus qu'une plume, et le l â c h a brusquement.- I l se passa alors une chose t r è s singulière : le vieillard poussant un cri ridicule bascula

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en arrière, et t o m b a de tout son long sur le sol. Jean entendit le bruit mat du c r â n e heurtant l a route.

— Voilà qui v a tout arranger, pensa-t-il. C'est g a g n é . I l se m i t à genoux et se pencha sur le vieillard qui geignait doucement, les yeux fixes. Quand i l se releva, l a route é t a i t m u l t i - colore, et ils l'entouraient tous. Sans doute étaient-ils à l'affût.

Sans mot dire, deux tambours prirent le petit homme, qui avait cessé de geindre, l ' u n par les pieds, l'autre sous les bras, et l'emme- n è r e n t . L e lancier rouge toucha doucement le bras de Sibieuge.

— Hay que venir con nosotros.

Sans rien dire, i l les suivit. I l n ' y avait rien d'autre à faire.

Sibieuge espérait que tout le monde s'expliquerait devant le tricorne luisant de quelque garde c i v i l . I l se trouvait dans le confortable salon d'une v i l l a fort belle dont le j a r d i n bordait l a route, et où l'on avait t r a n s p o r t é le blessé. T r è s courtoisement, on l ' a v a i t prié d'attendre. Attendre quoi ? Sa montre marquait onze heures vingt-cinq. I l é t a i t inquiet, ayant encore dans l'oreille le b r u i t sourd d u c r â n e de l'homme à l a cigarette cognant contre l'asphalte. L ' i n d i v i d u connaissait certainement les voleurs de sa

voiture. Mais comment le prouver ?

L a flamme claire du bois d'olivier montait toute droite dans l a c h e m i n é e au fond de l a vaste pièce. Au-dessus de l a c h e m i n é e , un tableau r e p r é s e n t a n t sans doute le Christ é t a i t recouvert d'un crêpe violet. E n t r e deux portes, une jeune femme en manteau gris clair, chaussée de bottines genre 1900, souriait sous un cha- peau monumental : signé R a m o n Casas. Sur u n superbe bargueno, u n bronze r e p r é s e n t a i t l ' i m p é r a t r i c e E u g é n i e de Montijo. Une pendule .d'onyx sonna l a demie de onze heures. Ces objets artis- tiques r a s s u r è r e n t beaucoup Sibieuge. A u reste, l a porte d u salon s'ouvrait et un grave personnage à longue barbe blanche faisait son e n t r é e , qui s'inclina b r i è v e m e n t et désigna un siège à Jean :

— Monsieur, c o m m e n ç a l'homme à barbe qui p r i t place sur une sorte de chaise curule, je crois que vous entendez l'espagnol.

O n me dit que vous avez eu une discussion avec Paco, mon jar- dinier, qui est é t e n d u sans connaissance à l'office. C'est u n brave homme, inofîensif, excellent père de famille...

— Monsieur, permettez. Toutes les apparences sont contre

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m o i , je le sais. Mais enfin, comment croyez-vous queje s o i s v e n u i c i , à . . .

— Valmadesa, murmura le personnage. C'est aussi mon nom, pour vous servir.

— Tout l'honneur est pour m o i , monsieur. J'arrive. Je crève.

Je cherche un garage et croise des jeunes gens battant le tambour, qui me demandent si je n'ai pas v u Ponce Pilate. Je reviens : plus de voiture. Sur ce, un individu, dont vous me dîtes q u ' i l est votre jardinier...

— Monsieur, i l existe une loi en Espagne qui ordonne l'arresta- tion durant soixante-douze heures de toute personne pouvant ê t r e l a cause, directe ou non, de l a mort d'une autre personne.

Nous attendons le médecin qui d é c i d e r a de l ' é t a t d u pauvre Paco.

A son chevet se trouve le P è r e Campana], notre b i e n - a i m é pasteur.

D'ailleurs, le voici.

Le Père Campanal, de haute mine et forte corpulence, au grand é t o n n e m e n t de Sibieuge, l u i serra l a main avec effusion et l u i administra une forte tape sur l'épaule.

-— Señor cura... Padre... Un malentendido...

— Señor, le vamos a aclarar todo, prononça-t-il d'une v o i x puissante. SeJwr marques, un momentilo, por favor... Un momentito, mi querido señor, un momentin. (1)

Us sortirent, laissant Sibieuge perplexe. « Ce Paco est t o m b é de sa hauteur sur l'occiput, pensa-t-il. I l y a p e u t - ê t r e fracture.

Sale affaire. Quand je pense que je suis assuré tous risques et qu'un pauvre type se casse l a t ê t e en me demandant du feu pen- dant qu'on me vole m a voiture ! C'est vraiment trop b ê t e ! » Sur u n g u é r i d o n s'ouvrait l'édition française de 1920 du Manuel du Voyageur pour VEspagne de K a r l Bsedeker. Jean lut : « E n cas d ' é m e u t e s , de crimes ou d'accidents, l ' é t r a n g e r prendra l a fuite au plus vite, car les a u t o r i t é s , trop prudentes, a r r ê t e n t d'ordi- naire tous les assistants, dans l a crainte de laisser é c h a p p e r le coupable ». Ces lignes, soulignées à l'encre rouge afin qu'il en p r î t connaissance à coup sûr, le laissèrent r ê v e u r . M a n œ u v r e d'inti- midation, ou conseil ? Prendre l a fuite ? Comment ?

A ce moment, l a porte v i t r é e qui se trouvait à gauche de l a souriante dame 1900 s'ouvrit et, un doigt sur l a bouche, recom- mandant le silence, une des plus jolies filles du monde se t r o u v a dans l a pièce. E l l e n'avait pas besoin de faire signe à Jean de se

(1) Monsieur, nous allons tout é c l a l r c l r . . . Monsieur le marquis, un petit instant, je vous prie. U n petit moment, cher monsieur, un tout petit moment.

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taire : aurait-il voulu parler q u ' i l en e û t été incapable. L ' ê t r e qui é t a i t devant l u i r e p r é s e n t a i t le type de cette b e a u t é espagnole dont on parle toujours, et qu'on ne voit plus que bien rarement.

I l pouvait enfin admirer ce teint de lys que l'Espagnolet donna pour toujours à l a Magdalena, dont le m o d è l e é t a i t d'ailleurs A n a , sa propre fille, s é d u i t e par u n b â t a r d d ' A u t r i c h e . Les y e u x noirs semblaient conférer à tout ce qu'ils contemplaient u n éclat inconnu. Sous le nez droit, mince, aux narines largement ouvertes comme pour respirer d'un seul coup tous les parfums de la terre, l a bouche sensuelle, merveilleusement mouvante, aux lèvres d'un é t o n n a n t rouge cerise, contrastait avec l'impassibilité du front.

Jean ressentit ce choc au c œ u r dont l a trace ne s'efface jamais c o m p l è t e m e n t , et comprit avec une a c u i t é soudaine, que cette jolie fille é t a i t l a cause de tout.

— Je suis, c o m m e n ç a - t - e l l e à v o i x t r è s basse, (elle fit trois signes de croix à une vitesse surprenante et baisa l'ongle de son pouce) je suis de l a Confrérie du Saint-Sépulcre, et demain soir- Vendredi Saint, a lieu à Murcie une grande procession au cours de laquelle sera p o r t é dans les rues le « paso » de Gonzalez G i l , qui r e p r é s e n t e l'Enterrement du Christ. Etes-vous catholique, Monsieur ?

— Je le suis,' mademoiselle, ' bien qu'assez mauvais, hélas...

E l l e rougit ; à moins que ce fussent les flammes de l ' â t r e qui aient rosi son visage, car ils parlaient près de l a c h e m i n é e . Jean é t a i t plongé dans le ravissement et avait l'impression que l'espa- gnol é t a i t sa langue maternelle. I l comprenait chaque mot et chaque silence, et se demandait à qui pouvait bien ressembler ce m o d è l e de R i b e r a .

— Puisque vous êtes catholique, vous allez me comprendre, et sans doute nous pardonner. D'abord, i l faut que vous sachiez que ce brave Paco n'a rien du tout. C'est de l a frime, sa commo- tion cérébrale ; et on a été bien cruel de jouer cette comédie avec vous.

— Mademoiselle, j'avoue que je suis tout à fait d é c o n c e r t é . . .

— O n ignore que je suis a u p r è s de vous, mais j ' a i v o u l u que vous sachiez tout, et que vous écoutiez m a prière. Nous n'avons pas trop de temps, car tout v a ê t r e d é c o u v e r t . L o r s q u ' i l n'est pas ivre, Paco ne sait pas mentir, et nous sommes le Jeudi Saint.

D e r r i è r e le « paso » de Gonzalez G i l , doivent marcher S y m o n de Cyrène, Marthe et Marie-Madeleine, s œ u r s de Lazare, des centu-

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rions, et Ponce Pilate. Autrefois, i l y avait aussi Judas Iscariote et C a ï a p h a . Mais ils ne défilent plus. On les injuriait trop. Quel- quefois on leur jetait des pierres. E t , ' cette a n n é e , personne ne veut faire Ponce Pilate. Cependant, nous autres, à Valmadesa, nous devons fournir, entre autres personnages, Ponce Pilate, pour demain m i d i . I l n ' y a personne. Nicasio, le forgeron, é t a i t décidé. I l a l a goutte. D u reste, mon oncle que vous avez v u tout à l'heure — avec l a grande barbe blanche — n ' é t a i t pas d'accord.

Pour Ponce Pilate, i l faut un caballero.

— Comment vous appelez-vous,. mademoiselle, si je ne suis pas indiscret ?

— Laurenza.

. E l l e esquissa une courte r évé re n ce et sourit :

— M o n frère est derrière l a porte de l a salle à manger. I l vou- drait bien entrer, mais i l n'ose pas.

— E t pourquoi ? E l l e parla t r è s vite :

— J e r ó n i m o , mon frère, qui est de l a Hermandad du Sang R é d e m p t e u r , est trop jeune pour ê t r e Pilate : i l n'a pas d i x - h u i t ans. Mais lorsqu'il vous a v u , sur l a route, i l a a u s s i t ô t i m a g i n é toute une mise en scène pour vous obliger à rester... Monsieur, je vous supplie de l u i pardonner. C'est une brute si tendre. E t si j'osais...

— Osez, Mademoiselle, je vous en prie.

— Je vous demanderais de vouloir bien ê t r e Ponce Pilate.

Cela arrangerait tout. Vous savez, i l a dit : « Je suis innocent de la mort de ce Juste ».

— E t i l est mort en France, à Vienne, t r è s repentant. Je sais.

J e r ó n i m o entra, t ê t e basse. Sa robe pourpre flambait aux reflets du feu de bois. I l semblait b r û l e r .

— V o t r e voiture, monsieur Sibieuge — pardonnez mon indis- crétion et notre t é m é r i t é — est dans l a cour. Nous avons r é p a r é la roue de secours. On est en t r a i n de d é m o n t e r l'autre.

L'oncle à l a barbe fleurie entra, suivi du curé et du docteur, petit homme important à moustache noire, qui sourit à Laurenza

« Holà, Laurencita »... et se tournant vers Sibieuge :

— Vous connaissez, t r è s d i s t i n g u é senor...

— Jean Sibieuge...

— Vous connaissez le marquis de Valmadesa, je suppose. Je me p r é s e n t e : docteur Serrano. I l s'agit d'un malentendu, d'un

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« malade imaginaire » comme disait votre Molière. L e zèle du jeune J e r ó n i m o . . .

Il p r o n o n ç a i t « i m a r i n a ï r é » et « Molière ». T o u t le monde par- lait à l a fois. L e docteur ricanait et caressait son front chauve.

— E n somme, i l s'est agi d'une mystification.

L e marquis s'excusait et reprenait son souffle à l a fin de longues phrases sonores et cérémonieuses, expliquant q u ' i l avait charge d ' â m e s , sa nièce et son neveu é t a n t orphelins. — Que faites-vous ici ? leur demanda-t-il, à plusieurs reprises, prenant une physio- nomie impassible. — « J ' a i cru Paco in articulo mortis, expliquait le curé. Quand je pense que j ' a i failli l u i administrer l ' E x t r ê m e - onction... » — « Je suis é t u d i a n t e en droit à Murcie. J e r ó n i m o veut ê t r e m é d e c i n » — « I l simulait à l a perfection l a congestion cérébrale » — « Mais, oncle Torribio, c'est à cause de Pilate ». —

« Mais certainement, monsieur de Valmadesa, ils se sont excusés.

Ademas... » — « Voilà où m è n e n t les films policiers » — « Puisque nous sommes en t r a i n de r é p a r e r les pneus crevés... » — « Monsieur l'ingénieur, nos excuses vous accompagnent ».

— Je pars, monsieur, déclara Sibieuge, car j ' a i rendez-vous à Torrevieja avec quelques amis. Mais je serai certainement à Murcie demain a p r è s - m i d i . S i vous le permettez j'aimerais beau- coup tenir le rôle de Ponce Pilate.

Il y eut un moment de silence. Laurenza, qui n'avait pas q u i t t é Sibieuge des yeux, rougit, d é t o u r n a l a t ê t e et regarda les flammes de l ' â t r e d'un air p r o f o n d é m e n t indifférent. J e r ó n i m o , le pre- mier, d é c l e n c h a l'explosion d'enthousiasme et de reconnaissance.

— A h ! monsieur ! dit à Sibieuge le marquis en l'embrassant à l'espagnole, soyez r e m e r c i é d u sacrifice que seule peut consentir une â m e très noble. Car le rôle de Ponce Pilate est en v é r i t é bien ingrat. J ' e s p è r e que vous voudrez bien ê t r e mon h ô t e demain soir au Cercle, rue de l a P l a t e r í a . Disons vingt heures trente. Je sais qu'ils ont une lubina d'une finesse... A moins, naturellement, que vous ne préfériez l a morue à l a murcienne... U n dîner de V e n - dredi Saint, bien a u s t è r e , hélas ! Nous nous rattraperons le Samedi de Gloire, a p r è s - d e m a i n .

L e cortège des n a z a r é e n s accompagna triomphalement Jean j u s q u ' à l a voiture dont les deux roues venaient d ' ê t r e effective- ment r é p a r é e s dans le garage de l a v i l l a du marquis. Sur l a route, tandis q u ' i l d é m a r r a i t , Sibieuge observa que L a u r e n z a d e v a n ç a i t de quelques pas le groupe des tambours q u i battaient l a générale.

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I l freina. E l l e accourut, suivie de J é r o n i m o . E l l e eut le temps de frôler l a m a i n de Jean et de murmurer, t r è s vite :

— Ibis, redibis.

Comme elle disait : « T u pars, mais t u reviendras », Laurenza, avait presque fermé les yeux, p e u t - ê t r e éblouie par le farol de son frère ; pourtant Jean sentait le regard de l a jeune fille à travers les longs cils noirs, et tandis qu'ils é c h a n g e a i e n t des paroles insi- gnifiantes, le visage de Laurenza devint, un court instant, l'image de l a tendresse aux aguets. Jean r ê v a à cent-vingt à l'heure.

I l n ' é t a i t q u ' à une soixantaine de k i l o m è t r e s de Torrevieja et résolut d'y aller tout droit.

* *

Vers une heure du matin, i l trouva Y Hélianthe, g o é l e t t e deux- m â t s , ancrée à sa place habituelle, à l ' e n t r é e de l a lagune, à une centaine de brasses de l ' e m b a r c a d è r e . L a lune éclairait plein t r i - bord ce beau yacht, taillé pour l a course, que les A l l o w a y n ' u t i l i - saient que cinq ou six semaines par an, comme d i v a n et salon de bridge. Une l u m i è r e brillait à l'arrière. I l héla le navire deux ou trois fois. A u bout d'un moment, un personnage apparut sur le pont, brandissant une m a n i è r e de cor de chasse qui étincelait sous l a lune. Sibieuge reconnut le philosophe Cabrio, maniaque de l'hélicon, instrument q u ' i l emboucha b i e n t ô t pour jouer, non sans talent, l a marche de Tannhâuser. I l se fit à bord un tumulte croissant. On d é s a r m a Cabrio. Sibieuge se fit r e c o n n a î t r e et Georges le v i n t chercher avec le youyou.

— Ça v a comme t u veux ? s'enquit Georges. T'as mis combien, pour te taper Paris-Biarritz-Madrid-Murcie ? T'as couché à Biar- ritz. Avec qui ?

Georges é t a i t blond et beau : c ' é t a i t son métier. U n m é t i e r de chien, souvent. I l ne souriait jamais, mangeait lèvres serrées, ne faisant aucun effort inutile, afin de p r é s e r v e r des rides son visage impassible. T r è s consciencieux, i l donnait à une femme tout ce qu'elle demandait, h o n n ê t e m e n t , jamais plus, jamais moins. Dosage difficile. D u reste, i l n'avait aucun vice.

— Quoi de nouveau à bord, Georges ?

— Rien. H i e r soir, Cabrio a fait chuter l a princesse de trois, sur quatre c œ u r s c o n t r é s , v u l n é r a b l e s . Elizabeth t'attend et se dessèche. E t chez t o i ?

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Jean l u i décrivit b r i è v e m e n t Laurenza : « Malheureusement, elle est du Saint Sépulcre ». Croyant q u ' i l s'agissait d'une expres- sion technique d'un genre nouveau, Georges hocha lugubrement la t ê t e . Us a c c o s t è r e n t . Jean gravit le premier l'échelle de corde.

— Vous voilà, très cher, l u i dit E l i z a b e t h . Vous arrivez t r è s t ô t et en fanfare. Je vous en supplie, Cabrio, remisez-moi cet héli- con à fond de cale. Vous allez ameuter tout le pueblo.

Sans mot dire, Cabrio serra l a main de Jean, salua militaire- ment et s'éloigna, titubant.

— Descendons au salon, ordonna E l i z a b e t h . Reginald, mon ohéri, voilà ce charmant Johnny. Mafalda, m a chère, Cabrio est l a barbarie personnifiée. Soyez chou, p r é p a r e z - n o u s quelques whiskies.

-— Pas pour moi, s'il vous plaît. Nous sommes vendredi et je figure Ponce Pilate. N o n vraiment, pas d'alcool aujourd'hui.

Elizabeth resta bouche ouverte. Mafalda s'assit, serra autour de ses cuisses u n kimono de soie blanche orné de soleils or et vert.

— Que dites-vous ? interrogea E l i z a b e t h . Tiens, chérie, mon kimono vous v a à ravir. Q u i avez-vous dit que vous figuriez, J o h n n y ?

— Ponce Pilate. Ce soir, à Murcie, au cours de l a Procession du Silence.

— M o n ami, remarqua froidement Mafalda en vidant son verre d'un trait, vous avez perdu l a raison.

— Mais pas du tout ! s'écria E l i z a b e t h . Je trouve l ' i d é e \ s e n s a - tionnelle : nous irons tous à Murcie voir Ponce Pilate, c'est t r è s excitant. Est-ce que vous portez une cagoule, t r è s cher, ou une.

cuirasse ? Aura-t-on le droit de parler ?

— Q u i est Ponce Pilate ? demanda en b â i l l a n t Reginald.* Ne serait-il pas plus simple de l'inviter, p l u t ô t que d'aller dans cette ville, qui est sinistre ?

— Reginald, mon pauvre ami, où avez-vous donc l a t ê t e ? I l s'agit de Pontius Pilatus, procurateur de T i b è r e , qui l i b é r a Barrabas et l i v r a l e ' C h r i s t aux sbires de C a ï a p h a .

— J ' a i très bien connu un Caïafa, déclara Reginald. I l é t a i t directeur de la Central B a n k de Minneapolis. C ' é t a i t u n forban assez sympathique. Mafalda, ma divine, passez-moi l a bouteille, s'il vous p l a î t . I l v a faire jour.

A cet instant, des entrailles du navire m o n t è r e n t les p r e m i è r e s notes de l'ouverture du Cor Magique.

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— J ' é t r a n g l e r a i s ce Cabrio, rugit Elizabeth. S ' i l n ' é t a i t de l'Institut, je le jetterais par-dessus bord, l u i et son hélicon.

— Il faut le prendre par l a douceur : donnons-lui à boire, suggéra Mafalda, un verre à la m a i n . Ça le calme.

Tous se p r é c i p i t è r e n t hors du salon. Sibieuge profita d u désor- dre pour regagner l a plage où i l laissa le y o u y o u échoué. I l fut à Murcie vers trois heures du m a t i n . Sur son l i t d ' h ô t e l , i l sombra aussitôt, bien q u ' i l fût déjà Pilate, dans le sommeil du juste.

*

* *

A u Cercle, le dîner, d'abord assez morne, s'anima vers l a fin.

L'oncle Torribio et Serrano é t a i e n t en redingote, ainsi que l'adjoint du gouverneur civil, lequel s'excusa b i e n t ô t et disparut « pour des raisons i n t é r e s s a n t au plus haut point l'ordre public, l a cir- culation automobile et les attelages hippomobiles pouvant donner, sur le parcours de l a procession, des signes d ' é p o u v a n t e ». O n dis- cuta de l a somme qu'avait t o u c h é e Judas Iscariote pour sa tra- hison : que valaient, en monnaie actuelle, les trente deniers de Caïapha, avec lesquels Judas acheta un champ ? Sibieuge, qui avait l u n a g u è r e un ouvrage du P . Prat sur la question, donna les précisions suivantes :

— L e denier d'argent, messieurs, é t a i t une monnaie romaine pesant 14,20 grammes et valant 3,38 francs-or. Iscariote a donc reçu 101,40 francs-or, ce qui é t a i t t r è s suffisant pour acheter un champ inculte...

— Disons environ six cents pesètes, conclut le docteur.

— Mas, mucko mas... affirma Campanal.

— No sehor!

— Si senor!

Sibieuge é t a i t loin des trente deniers. I l pensait au regard de Laurenza, à son sourire, à ses mains qui avaient frôlé les siennes :

« Ibis, redibis ». I l fut t r è s é t o n n é d'entendre Serrano l'interroger sur son épouse.

— Excusez-moi, mais je crois ê t r e célibataire.

— L e docteur parle de l a femme de Pilate, cher a m i , et de son r ê v e p r é m o n i t o i r e .

— Vous pouviez t r è s bien sauver Jésus si vous l'aviez voulu, affirma Serrano.

— C'était impossible, r é t o r q u a le marquis. Vous pensez que

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C a ï a p h a avait su faire sa propagande, et J é s u s é t a i t entre Jes mains de l a foule : nous savons ce que c'est. L ' a r r ê t des p r ê t r e s juifs...

— J é s u s avait été c o n d a m n é par le S a n h é d r i n , c'est entendu, interrompit le docteur. Mais l ' a u t o r i t é sacerdotale n'avait aucune- ment le pouvoir de rendre l a sentence exécutoire. Vous seul, dit-il en se tournant vers Sibieuge, vous seul aviez ce pouvoir. Or, votre femme vous avait p r é v e n u : lorsque J é s u s comparut devant vous, ce matin, vers sept heures, elle vous prit à part...

— Fais bien attention, chéri, me dit-elle. J ' a i eu un rêve t r è s é t r a n g e cette nuit, l'homme que t u as devant t o i est un juste.

— Je vois que vous avez bonne m é m o i r e . Vous avez inter- rogé J é s u s , et — j e me permets de citer vos propres paroles — v o u s n'avez, en ses actes, « rien t r o u v é qui m é r i t â t l a mort ».

— Monsieur ne comprit certainement pas, remarqua l'oncle Torribio, le sens de l a parole du c o n d a m n é , lorsque, l u i ayant d e m a n d é s'il se p r é t e n d a i t réellement le R o i des Juifs, le Fils de l ' H o m m e l u i r é p o n d i t : « Mon royaume n'est pas de ce monde ».

Monsieur ne pouvait pas savoir. Personne ne pouvait savoir.

N'est-ce pas, cher monsieur Sibieuge ? Je pense que vous deviez considérer J é s u s comme un doux rêveur, un doctrinaire assez utopique, un illuminé.

— No seîiorl protesta le m é d e c i n , brandissant sa fourchette à poisson. C'était le S a n h é d r i n •—• l'Inquisition, comme vous dites

— qui considérait J é s u s comme u n illuminé, u n alumbrado. M o n - sieur le tenait pour un agitateur forcené, un r é v o l u t i o n n a i r e des plus subversifs, dangereux pour l a sécurité des troupes d'occupa- tion. L a preuve...

— Si senor! tonna le marquis tirant sur sa barbe : u n t h é o r i - cien, un doux r ê v e u r . Nada mas. Lorsque vous p r o p o s â t e s , cher ami, de faire bénéficier J é s u s de l a grâce qu'on accordait chaque a n n é e à un prisonnier, à l'occasion des P â q u e s , et de le libérer, vous fûtes obligé de gracier J é s u s Barrabas. E t l a foule hurla :

« Si t u relâches le criminel J é s u s de Nazareth t u n'es plus l ' a m i de César » ! S u p r ê m e argument, car qui é t a i t César ?

— Qu'importe ! trancha Serrano, en pointant vers Sibieuge u n index accusateur. Sous l a protection de votre police, vous avez d o n n é l'ordre qu'on Je crucifiât. E t i l vous é t a i t facile de le sauver.

Sa v o i x sifflait ; i l é t a i t assez l a i d . U n t i c l a n ç a i t parfois sa moustache noire en direction de l'oreille gauche. «Mais enfin, pensa Sibieuge, cet homme est odieux : je ne suis pas Pilate. Qu'est-ce

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que c'est que cette provocation ? » Mais a u s s i t ô t , i l se souvint qu'il avait a c c e p t é d ' ê t r e Pilate à cause de l a splendeur de deux yeux de velours noir, q u ' i l serait Pilate dans une heure. I l devait se défendre, jouer consciencieusement son rôle.

— Vous oubliez, docteur, qui é t a i t César, reprit le marquis.

—• Je vais vous le rappeler, dit calmement Sibieuge, décidé à tout. C ' é t a i t Tibère, le fils de L i v i e , qu'Auguste avait a d o p t é . Souverain t r è s cruel, ombrageux, lunatique. Assez semblable, ajouta-t-il a p r è s un court silence en regardant Serrano droit dans les yeux, assez semblable à Philippe II. I l fit tuer Posthume, empoi- sonner Germanicus, é t r a n g l e r Séjan, son premier ministre. J'avais eu déjà des difficultés avec cette population juive, turbulente, besogneuse, jamais satisfaite, et dont les p r ê t r e s retors écrivaient à Rome pour se plaindre de mon administration, sévère, mais aussi juste qu'elle pouvait l ' ê t r e . Trois fois j'essayai de sauver Jésus. L u i - m ê m e désirait le martyre. I l ne niait rien. Qu'aurait-il nié ? J'essayai, en vain, de convaincre les p r ê t r e s que cette affaire n ' é t a i t pas de mon ressort... E t , en effet, comment aurais-je pu savoir ? J ' a i a b d i q u é mon devoir d'homme devant celui du fonc- tionnaire qui ne veut surtout pas d'histoires. Pour moi, J é s u s n ' é t a i t qu'un juste parmi des dizaines, des centaines d'autres justes c o n d a m n é s . Messieurs, qu'auriez-vous fait à ma place ?

Réfléchissez.

Avec une passion qui l ' é t o n n a i t s e c r è t e m e n t , Sibieuge défen- dait à p r é s e n t le personnage q u ' i l allait r e p r é s e n t e r devant tout un peuple, et avec lequel i l s ' é t a i t peu à peu identifié. L e gron- dement sourd de l a foule c o m m e n ç a n t à s'assembler dans l'étroite rue de la Plateria entrait par la porte du Cercle, que le botones tenait ouverte.

— L a populace é t a i t à cran, continua Sibieuge. « Crucifiez-le » ! hurlait-on. J ' é t a i s le r e p r é s e n t a n t de César. S i je m'insurgeais contre l ' a r r ê t du S a n h é d r i n , c ' é t a i t à coup s û r l ' é m e u t e , une révolte au cours de laquelle d'autres innocents auraient péri. D u reste, l a police des p r ê t r e s juifs é t a i t là, m e n a ç a n t e , dressée contre les quelques centurions romains de l a pauvre garnison dont je dispo- sais, et qui n'auraient pas compris mon ordre. Mes légionnaires é t a i e n t pour l a plupart de recrutement indigène, des troupes colo- niales, auxiliaires, si vous voulez, peu sûres* en cas de coup dur.

Comment pouvais-je déclarer, moi Pilate, que les r e p r é s e n t a n t s de la loi m o s a ï q u e avaient mal jugé ? De quel droit ? Je m'arro-

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geais en ce cas un pouvoir qui d é p a s s a i t de beaucoup mes a t t r i - butions, et j'eusse é t é bien en peine d'assumer les r e s p o n s a b i l i t é s d'une telle décision. O n aurait p e n s é que j ' a v a i s perdu l a raison, et personne ne m'aurait obéi. Je n ' é t a i s n i p r ê t r e , ni Juif, mais c h a r g é par Rome de maintenir l'ordre et de faire respecter l a loi juive, que J é s u s avait t r a n s g r e s s é e en d é c l a r a n t d'abord : « Je détruirai le Temple de Dieu et le rebâtirai en trois jours », puis en se proclamant roi. R o i ? E t T i b è r e ? M ê m e si J é s u s avait é c h a p p é à l a fureur de l ' é m e u t e , croyez-vous que Tibère aurait p a r d o n n é ce crime1 de lèse-majesté ? J'eusse é t é é t r a n g l é , comme Séjan, J é s u s crucifié, et tous ses disciples p e u t - ê t r e mis à mort.

— Vous avez c o m m a n d é qu'on a p p o r t â t de l'eau, continua Serrano. E t vous vous êtes l a v é les mains. Votre triste rôle é t a i t t e r m i n é .

— E n effet, devant l a horde hurlante, j ' a i o r d o n n é qu'on v e r s â t de l'eau sur mes mains. E t j ' a i dit : « Je suis innocent du sang de ce juste ».

— Mes amis, conclut le curé, je ne vois pas pourquoi nous dis- cutons. Personne ne pouvait sauver J é s u s , que Dieu, qui envoya son Fils racheter nos péchés par sa mort. E t sa mort avait é t é a n n o n c é e par les p r o p h è t e s . C a ï a p h a et Pilate furent d'affreux instru- ments de l a Providence. Mais vous êtes un excellent Pilate, u n Pilate comme nous n'en avons jamais eu. D'ailleurs vous vous r e p e n t î t e s .

L e marquis t i r a sur sa barbe :

— Q u ' i l me soit permis de vous poser une question, cher mon- sieur Sibieuge ; une question à laquelle je suis certain que vous r é p o n d r e z avec franchise : si réellement vous aviez été à l a place de Ponce Pilate, quelle aurait été votre décision ?

— O u i , demanda avidement Serrano, qu'auriez-vous fait ? Sibieuge résolut de scandaliser le docteur :

— M a foi, dit-il, je crois que je me serais fait disciple d u Christ ; et plus fidèle p e u t - ê t r e que certains, pour peu que Marie-Made- leine, qui ne le quitta point, du moins des yeux, e û t m o n t r é quel- que sympathie pour moi. Je crois qu'elle devait être bien belle.

J é s u s l u i ayant dit : « qu'il lui serait beaucoup pardonné parce qu'elle avait beaucoup aimé », p e u t - ê t r e , en l'aimant beaucoup, aurais-je é t é p a r d o n n é avec elle.

L e marquis sourit finement, le docteur exprima le doute par une grimace assez affreuse, le curé consulta sa montre et frappa dans ses mains :

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— Messieurs, Vheure de la vérité vient de sonner, comme on dit en jargon tauromachique. L a procession se forme près de l'église San B a r t o l o m é . Notre cher Ponce Pilate peut se v ê t i r tranquillement. S i vous voulez bien me suivre, monsieur Sibieuge, c'est par i c i .

* *

Jean Sibieuge ne se reconnut pas dans le miroir. Par-dessus une tunique qui laissait voir les genoux, un justaucorps à ferme- ture éclair, aux larges écailles en plastique-peintes en gris, figu- rait assez bien une cuirasse. Les hauts de chausses très collants, de couleur é c a r l a t e , s'attachaient sous les pieds ; les sandales et les j a m b i è r e s en cuir repoussé é t a i e n t superbes. U n ample man- teau de soie rouge doublé de noir et maintenu sur l'épaule par de grosses agrafes dorées, c o m p l é t a i t cet uniforme q u i ne man- quait pas d'allure.

Dehors, la ville é t a i t m é c o n n a i s s a b l e . Sibieuge et le c u r é qui l u i servait de guide se frayèrent à grand peine un chemin j u s q u ' à l'église de San B a r t o l o m é . L e paso de Gonzalez G i l , r e p r é s e n t a n t l'enterrement du Christ, é t a i t le premier de tous. Jésus, soutenu par Joseph d ' A r i m a t h i e et Nicodème, é t a i t descendu de l a Croix, en présence de l a Vierge, de Marthe, de Marie-Salomé, m è r e de Jacques le Majeur et de Jean. Pilate s ' é t o n n a i t de ne pas aper- cevoir Marie de Magdala qui, l a première, observa que l a grosse pierre avait été déplacée devant le sépulcre : i l l a v i t souriante devant l u i . E l l e é t a i t pieds nus, v ê t u e d'une longue robe bleu-roi et portait les linges, et dans un vase de cristal, les parfums : c ' é t a i t Laurenza.

— Nous avons encore le droit de parler, chuchota-t-elle. Je pensais que vous ne viendriez jamais. Vous êtes magnifique. J ' a i voulu ê t r e Marie-Madeleine pour marcher près de vous, mais je serai r e m p l a c é e à mi-parcours, sur la promenade de l a reine V i c - toria. Je continuerai à suivre l a procession jusqu'au bout avec le Saint Sépulcre.

— Laurenza, vous devez avoir froid...

— Je n'ai pas froid. Je suis bouillante. Touchez. O n dirait que j ' a i l a fièvre.

Elle l u i tendit les mains, q u ' i l garda un instant entre les siennes.

Vraiment Marie-Madeleine devait avoir des mains d'une telle douceur, chaudes et vivantes, faites pour caresser.

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— N'oubliez pas que J é s u s a dit : « Tu as choisi la meilleure part ». Je crois que c'est v r a i . Ne craignez rien, ajouta-t-elle avec un sourire, vous êtes bien g a r d é : mon frère est u n de vos soldats.

Jeronimo, clignant de l'œil, jugulaire au menton, v i n t saluer Sibieuge à la romaine.

— Jeronimo, je t'en prie, pas de manifestation. On v a croire que t u es de l a Phalange.

— E t a p r è s ?

L u i aussi é t a i t nu-pieds. Ils é t a i e n t e n t o u r é s de toutes parts de n a z a r é e n s en cagoule. Laurenza désigna les p é n i t e n t s de l a Confrérie des Servantes de Notre Seigneur, en robes et cagoules bleu ciel, groupées autour du Christ de l a Miséricorde, l ' A r c h i - confrérie du Sang R é d e m p t e u r , en robes et cagoules rouges, pre- nant place autour de l a Vierge de l ' E s p é r a n c e , l a Confrérie de l a T r è s Sainte Solitude, en robes noires et cagoules blanches, accom- pagnant l a Vierge des Angoisses.

L a Confrérie du Saint Sépulcre, tout en noir, devait faire escorte au « paso » de ce nom, qui reposait sur les quarante-quatre béquilles o u a t é e s des quarante-quatre porteurs au visage d é c o u v e r t , tous chaussés d'espadrilles, coiffés de l a haute boina violette ou blan- che, v ê t u s de charmants costumes de l a province. Tous les « pasos » pesaient entre mille et douze cents kilos. Celui du Saint Sépulcre, d é p a s s a i t largement l a tonne. De brefs commandements reten- tirent. Les enfants de c h œ u r soufflèrent dans leurs encensoirs.

Jeronimo regagna son poste.

— Quand pourrai-je vous voir, Laurenza ?

— Taisez-vous. I l nous faut prendre place.

— Ce soir, a p r è s la procession ?

— Taisez-vous, pour l'amour du ciel ! Oubliez-vous qui vous êtes, où vous êtes ? E t qui je suis ?

— Je ne l'oublie pas. Je suis Pilate parce que vous l'avez voulu.

Pourrai-je au moins vous ramener à Valmadesa ? O ù vous retrou- verai-je ?

— P r è s de l a c a t h é d r a l e . . .

Les courts clairons et les tambours d'un r é g i m e n t d'artillerie e m p ê c h è r e n t Sibieuge d'en entendre davantage. L e Saint Sépulcre défilant en dernier, i l fallut se garer pour laisser le chemin libre aux autres « pasos ». L a u r e n z a et Jean se t r o u v è r e n t séparés.

D'abord a v a n c è r e n t les cagoules bleues des Servantes de Notre Seigneur, et le grand Christ de l a Miséricorde, suivi des gouver-

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neurs c i v i l et militaire, du capitaine-général de l a région, des a u t o r i t é s en corps c o n s t i t u é s . Chaque personnage portait un cierge, et chaque p é n i t e n t un b â t o n - c a n d é l a b r e au sommet duquel, dans un verre ventru, b r û l a i t une bougie de cire vierge. Les F r è r e s du Sang R é d e m p t e u r , avec leurs cagoules rouges, ressemblaient à des enchanteurs sinistres, mais l a Vierge de l ' E s p é r a n c e avait un sourire t r è s doux. Sa couronne, son manteau d'une richesse inouïe, é t a i e n t couverts de joyaux. A chaque doigt elle portait au moins cinq bagues. Sibieuge se souvint que Laurenza l u i avait dit qu'elle passerait à l'annulaire de l a m a i n droite de l a Vierge de l ' E s p é r a n c e une é m e r a u d e ayant appartenu à son arrière- g r a n d - m è r e , Léonor, duchesse de Villalumbrosa, qui s ' é t a i t m a r i é e à onze ans par procuration et n'avait connu son mari q u ' à dix- huit, en sortant du couvent.

Les p é n i t e n t s rouges a v a n ç a i e n t lentement, suivant le rythme des clairons et le h a l è t e m e n t déjà lointain des tambours. L a foule, mal éclairée par les .photophores, demeurait indistincte, comme ensevelie par le m y s t è r e qui d é b o r d a i t sur elle. A u ras des mai- sons à deux ou trois étages, le ciel scintillait. Sibieuge se sentait t r a n s p o r t é dans un passé à l a fois t r è s lointain et t r è s proche, au temps où saint F r a n ç o i s Borgia, petit-neveu de L u c r è c e , fuyait au Portugal, puis en France et à Rome, pour é c h a p p e r au Grand Inquisiteur, Valdès, qui l'avait déclaré h é r é t i q u e .

Une aigre sonnerie déchira l a nuit incendiée. Alors apparurent des musiciens-enfants soufflant dans de très longues trompettes, semblables à celles des lamas t h i b é t a i n s . Les jeunes nazaréens, r e v ê t u s du costume des F r è r e s de l a T r è s Sainte Solitude por- taient cagoule sans masque et, jouant sur u n rythme à quatre temps, marchaient en se dandinant, se d é h a n c h a n t . U n grand Merlin, à cagoule blanche, à baguette d'argent, les p r é c é d a i t . E t la Vierge des Angoisses parut. C'était une grande dame en larmes, qui a v a n ç a i t au-dessus de la foule avec une épée de diamants dans le c œ u r .

Devant le « paso » du Saint Sépulcre, le caudillo des porteurs heurta de sa béquille le bois du plateau, et poussa un cri bref.

— Ho!

Les porteurs plièrent le genou, e m b o i t è r e n t l'épaule sous le plateau et r e t i r è r e n t leurs béquilles. L e caudillo, au centre des dix hommes l u i faisant front, cria :

— Ahora!

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L e Saint Sépulcre se m i t en marche. L a flamme des grosses chandelles qui éclairait les personnages polychromes leur confé- rait une é t r a n g e impression de vie. I m m é d i a t e m e n t derrière le

« paso », Marie-Madeleine a v a n ç a i t à petits pas. Ses longs che- veux noirs, dénoués, l u i descendaient au-dessous de l a taille. Lazare marchait un peu en retrait à sa droite, et Pilate à sa gauche. Der- rière venaient les trois centurions avec leurs glaives courts et leurs lances, puis Symon de C y r è n e en cagoule blanche, q u i por- tait sur l'épaule une lourde croix noire, puis Jeanne, épouse dt K h o u z a , enfin l ' o r p h é o n municipal en costumes gris et casquettes vert pomme, qui jouait un paso-doble très lugubre. De chaque côté du « paso », des gardes civils, l'arme à l a bretelle, canon t o u r n é vers le sol, a v a n ç a i e n t avec un air de circonstance. Ils é t a i e n t en gants blancs et uniforme de gala : l a bande dorée ornant leur tricorne é t a i t large comme l a m a i n . L e Saint Sépulcre parcourut ainsi une soixantaine de m è t r e s . Puis, à nouveau, le chef des por- teurs heurta le plateau de sa béquille :

— Ho!

L e « paso » fut soulevé par tous les hommes dressés et descendit doucement sur les béquilles. Alors Jeanne, sur les genoux, s'appro- cha d u plateau. E l l e prit des mains de Marie-Madeleine le vase contenant les aromates et versa sur les pieds de cire d u Christ qui pendaient, tout sanglants, un peu de parfum que Marie-Made- leine essuya avec ses longs cheveux. Après quoi les deux femmes b a i s è r e n t les pieds à l'endroit où é t a i e n t figurées les plaies, tom- b è r e n t à genoux et se mirent à prier à v o i x haute. Derrière, S y m o n et Lazare leur r é p o n d i r e n t .

— Ho!... Ahora!

L e Saint Sépulcre s'anima. L ' o r p h é o n accompagnait en sour- dine de jeunes séminaristes en ceintures rouges qui, loin, t r è s loin derrière, e n t o n n è r e n t le Rex tremendae!

O R o i , à la redoutable majesté, Vous qui sauvez les élus...

Sauvez-moi...

« J ' a i agi comme une lavette, pensait Pilate, une vraie lavette...

J'envoyais quatre hommes et un caporal me coffrer l'ancien grand- p r ê t r e H a n a n et le nouveau, son gendre, ce Joseph C a ï a p h a , qui m a c h i n è r e n t toute l'affaire, et l a populace y aurait réfléchi à deux fois avant de broncher. Je n'avais q u ' à faire charger mes légion- naires, qui eussent t r i q u é et b a l a y é en un quart d'heure toute

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cette canaille, a m e u t é e par les marchands du temple. Joli coup d ' œ i l . De quoi ? Une é m e u t e ? Qu'est-ce que c'est ? O n complote contre César ? Allez, allez... L a loi martiale, couvre-feu à vingt heures, quelques bonnes patrouilles, et le lendemain on distri- buait aux é c o n o m i q u e m e n t faibles les stocks de blé que les mar- chands n'avaient pas déclarés. Je te les tortillais en douceur, le C a ï a p h a et son b e a u - p è r e . C'est ce que j ' a i voulu faire, et c'est ce que je n'ai pas fait. « M o n cher a d m i n i s t r é , j ' a i b r a v é l a scène de m é n a g e ». A p r è s être mort de honte, voilà tout ce que j ' a i t r o u v é à dire à Pierre, prince des A p ô t r e s . I l a raison, Serrano : j ' é t a i s une lavette, voilà tout ».

Il observa que tous les p é n i t e n t s , à ses côtés, marchaient pieds nus et profita d'un a r r ê t du « paso » pour enlever ses sandales.

Derrière, les s é m i n a r i s t e s criaient : I

Retirez-moi, ô Dieu, du lac profond, Délivrez-moi de la gueule du lion,

Empêchez que je sois précipité dans les ténèbres.

Ils se turent. On arrivait à l a hauteur de l'église Saint Pierre.

Pilate pouvait entendre l a respiration sifflante de S y m o n de Cyrène.

Quelques femmes à genoux firent un petit cri. Pilate se retourna au bruit sourd de l a croix tombant sur le p a v é . S y m o n é t a i t à genoux et s'allongea brusquement sur le côté. J é r o n i m o , Jeanne et Lazare le r e l e v è r e n t . Pilate souleva la croix, l a mit sur son épaule droite et reprit sa place. A u bout d'un moment, J é r o n i m o vint se placer à sa hauteur :

— Comment v a Symon ? interrogea Pilate entre ses dents.

— Ça ne sera rien. I l n'en pouvait plus.

— Ça ne m ' é t o n n e pas : elle est lourde.

— Sefior Sibieuge, vous ne devez pas porter l a croix.

— No se preocupe. C ' é t a i t un homme âgé ?

— C ' é t a i t l'oncle.

L a croix scia l ' é p a u l e droite de Pilate, puis l ' é p a u l e gauche.

U n grand majordome en cagoule s'approcha du procurateur : -— T r è s d i s t i n g u é senor, l u i dit-il à l'oreille, donnez cette croix au n a z a r é e n q u i est derrière nous. Il est impossible que Ponce Pilate porte l a croix de Notre Seigneur.

Pilate, sans rien r é p o n d r e , continua sa marche. L a sueur per- lait sur son front, et son grand manteau le gênait. L a foule le consi- d é r a i t avec é t o n n e m e n t . A u cours d'une pause, sur la promenade de l a reine V i c t o r i a , le long du rio Segura, on r e m p l a ç a Laurenza.

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E l l e passa derrière Pilate immobile, dégrafa doucement le grand manteau rouge et le r e p l a ç a à l'envers sur les épaules du procura- teur. Les stridentes trompettes t h i b é t a i n e s retentirent. O n repartit vers la c a t h é d r a l e à travers des rues t r è s étroites. Les « pasos » rasaient les murailles sombres, et ressemblaient à des navires lumineux flottant sur l a foule. Les rues s'élargirent u n peu. Pilate qui portait l a Croix sur l'épaule gauche entendait que quelqu'un q u ' i l ne pouvait voir l u i parlait à voix basse. I l changea l a Croix d ' é p a u l e et reconnut Georges qui, marchant dans l a file des centu- rions, disait sans le regarder :

— U n coup de main, Jean ?

— N o n . Ça v a t r è s bien.

— L e vieux que t u as r e m p l a c é a l'épaule en marmelade.

C'est un marquis. T u parles !

— Je sais. Quelle heure est-il ?

— Une heure et demie. Elizabeth est dans les larmes. Ils sont tous souillés, les autres ! J ' a i enlevé mes chaussures, t u vois...

— Merci, vieux, ça v a aller.

— C'est comme t u veux.

Il disparut dans l a foule. L e Saint Sépulcre d é b o u c h a sur le parvis de l a c a t h é d r a l e . Illuminée par des milliers de flambeaux et de lanternes, l a foule, à genoux, reprit en c h œ u r le cantique :

Déployé, s'avance l'étendard du R o i : ... Ici la vie soutlrit la mort.

L a clique des artilleurs battit « A u x champs ». L ' é v ê q u e , u n cierge à la main, gravit une estrade afin de b é n i r l a multitude.

Les trompettes des musiciens enfants, brillant au-dessus des cagoules et des lanternes multicolores, l a n c è r e n t dans l a nuit trois notes graves, d'une maladresse é m o u v a n t e . Pilate, à genoux sous l a Croix posée en é q u e r r e sur le sol, et qui ne pesait presque plus, comprit q u ' i l avait b r a v é le ridicule au sein d'une immense r e p r é s e n t a t i o n « du dernier ennemi », disait Saint P a u l : l a M o r t . I l avait a c c e p t é d ' ê t r e le « procurateur », sans comprendre ce monde catholique espagnol, coupé d'abimes, et auquel i l avait a j o u t é un m y s t è r e : celui de Pilate portant la Croix. A p r é s e n t , i l dou- tait m ê m e que Laurenza e x i s t â t . Elle é t a i t un personnage de « l a V i e est un Songe » : Marie de Magdala l ' a v a i t effacée. I l v e n a i t de suivre les fantastiques funérailles de son désir. Deux fois encore

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les trompettes s o n n è r e n t . Sur l a foule passa un grand souffle :

— A — men...

C ' é t a i t fini. Dans les manchons de cristal, les bougies agoni- saient. Trois F r è r e s du Saint Sépulcre s ' e m p a r è r e n t silencieuse- ment de la Croix. U n q u a t r i è m e n a z a r é e n qui se tenait immobile, un peu à l ' é c a r t , s'approcha lentement. I l posa sa m a i n gauche gantée de cuir sur l'épaule de Sibieuge, et de l'autre montra le sol.

Sibieuge regarda à l'endroit désigné sans rien voir : lorsqu'il leva les yeux, i l fut incapable de r e c o n n a î t r e , parmi les p é n i t e n t s noirs qui s'affairaient autour de l a Croix, celui qui avait fait le signe m y s t é r i e u x . Brusquement, i l ressentit une grande fatigue et fris- sonna. I l voulut chausser les sandales qui pendaient à sa ceinture et comprit alors l a signification du geste du n a z a r é e n . I l avait les pieds en sang.

*

* *

Le soleil, à fleur d'eau, foudroyait encore le pont de Y Hélianthe de rayons cuivrés. Mafalda, allongée sur un matelas pneuma- tique, faisait semblant de dormir. E l l e regardait Sibieuge.

— Je ne comprends pas, r é p é t a i t Georges, que t u n'aies pas cherché à l a revoir. D u moment que l'oncle t'avait i n v i t é . T u devais prendre de ses nouvelles.

— A quoi bon...

Cabrio parut, hélicon en b a n d o u l i è r e .

— Nous d é s a n c r o n s dans une heure. Je boirais bien un der- nier chatito de v i n de J u m i l l a chez P é p é . Venez-vous, Pilate ? Elizabeth a l a migraine.

Mafalda s'étira, ronronnant comme une chatte :

— Georges a raison, cher Pilate. Vous deviez vous i n q u i é t e r de l'oncle. Simple devoir mondain. Cabrio, ayez-donc l'extraor- dinaire b o n t é de placer ce loden sur mes omoplates, je vous accom- pagne chez P é p é . Beau coucher de soleil pour un Samedi de Gloire.

Pépé, qui é t a i t ventriloque, conversait le plus souvent avec les clients par l ' i n t e r m é d i a i r e d'un canard a p p r i v o i s é qui t r ô n a i t sur le comptoir.

— Que vais-je avoir l'honneur de servir à vos seigneuries ? s'enquit le canard.

— Una ronda! hurla Cabrio. Je vais vous i n t e r p r é t e r l a Marche Nuptiale de Lohengrin. Ouvrez toutes les fenêtres.

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— Ne faites pas attention, p r o n o n ç a le canard, i l n'est pas m é c h a n t . Veuillez considérer, patron, que Leurs Altesses ne boi- vent le J u m i l l a que dans des demis, sans faux-cols.

— T o i , ta gueule, dit le philosophe au volatile, qui, profondé- ment c h o q u é , le regarda un instant de son œil fixe et r é p r o b a - teur. E n h â t e , plusieurs personnes sortirent de l a taverne et cou- rurent à la recherche de quelques compagnons susceptibles de profiter de l a ronda. Cabrio monta sur une chaise.

•— Jean, dit l a princesse, faites-moi l ' a u m ô n e d'une cigarette.

Ponce Pilate amoureux de Marie-Madeleine, voilà qui nous réchauffe le c œ u r . Ce J u m i l l a est affreux, j ' a i horreur des vins sucrés. Je me demande ce que vous faites i c i . E l i z a b e t h vous adore. C'est le moment de filer.

— Permettez... Elizabeth est une femme charmante.

— C'est le moment de filer, vous dis-je. Vous êtes en t r a i n de manquer l'occasion de votre vie. Je sais bien que les hommes sont aveugles. Mais j ' é t a i s là. Vous n'allez pas me faire croire que vous ne l'avez pas reconnue ?

— Q u i n'ai-je pas reconnu ?

— E l l e . J ' é t a i s là lorsque les p é n i t e n t s noirs vinrent vous délivrer de la Croix. Mais voyons, le q u a t r i è m e p é n i t e n t , c ' é t a i t

— comment appelez-vous cette enfant délicieuse — ah ! L a u r e n z a . C ' é t a i t Marie de Magdala amoureuse de Pilate repenti.

— Ce n'est pas v r a i . Comment pouvez-vous savoir que c ' é t a i t Laurenza ?

•— E l l e me l'a dit. Je suis curieuse, je l ' a i i n t e r r o g é e et, l a Pro- cession du Silence é t a n t t e r m i n é e , elle m ' a t r è s simplement r é p o n d u .

— Pourquoi ne m'avoir pas p r é v e n u avant ?

— Marie-Madeleine m ' a fait promettre de vous transmettre un message, aujourd'hui samedi, juste avant minuit. Mais à cette heure, Y Hélianthe ne sera pas loin d'fbiza, et nous n'aurons pas le plaisir de vous avoir à bord.

Mafalda glissa dans l a m a i n de Sibieuge l ' é m e r a u d e que l a Vierge de l ' E s p é r a n c e portait au doigt.

— N'oubliez pas que vous avez reçu cette bague à m i n u i t . Laurenza portera une mantille blanche. A d i e u , Jean. Ne me remer- ciez pas ; E l i z a b e t h a pour vous l a passion de l a mante religieuse : demandez à Georges, à Cabrio qui nous assourdit, au canard e n c h a n t é . . . Ils vous diront qui elle est. Vous ne m é r i t e z pas ça.

Filez. J'arrangerai tout. Je vous aime bien. B i e n .

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Georges et Mafalda le prirent chacun par un bras et le firent sortir du bastringue. Il paraissait ivre.

# *

Sibieuge .comprit qu'il ne devait pas être à Valmadesa avant deux heures du m a t i n . Il rangea sa voiture dans un petit chemin, près d'une oliveraie. Sur la place, il vit les gens q u i sortaient de la messe de l'Aurore, au cours de laqueile le curé Campanai avait béni le Feu, l'Encens et l ' E a u . I l reconnut Laurenza à son allure souple, à la mantille blanche, et l a suivit de loin. Elle marcha assez longtemps à travers l a huerta j u s q u ' à une sorte de bosquet d'orangers au centre duquel se dressait un gros rocher livide.

Jean, voyant ce rocher, eut un coup au c œ u r . A u L e v a n t le ciel pâlissait. Brusquement i l l u i sembla que l a terre tremblait, mais c ' é t a i t lui-même. Car Laurenza lui tendait les mains et disait à voix basse :

— T u peux m'embrasser, mon amour ; Christ est ressuscité.

S A I N T - P A U L I E N .

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