• Aucun résultat trouvé

LA FRANCE VUE PAR DES ALLEMANDS

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LA FRANCE VUE PAR DES ALLEMANDS"

Copied!
11
0
0

Texte intégral

(1)

LA FRANCE VUE

PAR DES ALLEMANDS

A l'heure où la constitution d'une Europe occidentale assez forte pour résister aux poussées venant de l'Est fait l'objet de maints projets internationaux, on peut se demander quels senti- ments laisse aux Allemands une occupation française de six années. Plus exactement, une cohabitation de six années, car c'est principalement des impressions nées du voisinage sous le même toit qu'il sera question dans ce qui suit. Le rédacteur d'un des meilleurs quotidiens d'Allemagne du Sud a eu l'idée d'interroger là-dessus un certain nombre d'Allemands et de Français. Les résul- tats nous ont paru assez intéressants pour être communiqués au lecteur de chez nous.

Nous ne serons pas surpris qu'il y ait eu des frictions entre occupants et occupés. C'est bien plutôt le contraire qui nous eût étonnés. Il n'est jamais très agréable de devoir céder au vainqueur les meilleures pièces de son appartement pour se confiner dans les pièces de second rang. Expérience pénible, inséparable du sort des armes, et dont pour notre part nous avons copieusement connu l'amertume.

Comment les Allemands réagissent-ils à l'épreuve ? Ecoutons- les nous livrer leurs doléances. Entre les deux peuples i l y a d'abord des différences de goût. Ces différences prennent dans le climat de l'occupation un accent facilement agressif. L a femme d'un profes- seur allemand ne cache pas la douleur que lui a causée la transfor- mation inattendue de son salon. Des estampes de Durer en paraient les murs, elles sont remplacées par des Picasso. De vénérables meubles Empire, soigneusement astiqués, étaient la fierté de la

(2)

L A FRAÏfCE V U E P A R D E S A L L E M A N D S 221 maîtresse de maison, ils sont exilés pour « laisser l'espace de danser » et faire place à un « bar d'appartement ».

Pour que l'épreuve soit complète, les membres de la famille du professeur s'entendent qualifier de « fous complets » par la jeune femme de l'occupant parce que le soir ils se réunissent pour lire ensemble à la lueur de chandelles des poèmes d'Eichendorff.

Passe-temps d'occupés du plus innocent romantisme et pour lequel nous ne parvenons pas à comprendre l'injuste mépris de l'occupante.

Notre jeune compatriote partage son goût de la danse avec une amie française qui, comme elle, provoque le scandale de sa logeuse parce qu'elle se rend à son divertissement favori en aban- donnant avec la plus visible indifférence une « montagne de linge sale » dans la salle de bains. L a logeuse est libre d'avoir sur cette

« incurie » ses sentiments personnels, mais nous sommes obligés de lui donner tort quand elle assemble des voisines allemandes pour les mener dans ladite salle de bains et les prendre solennelle- ment à témoins du « désordre des moeurs françaises ». Elle est d'ail- leurs punie de-son manque de tact par la rentrée inopinée de la jeune Française qui la surprend dans l'exercice de sa curiosité sans bienveillance.

Nous retrouverons la même sévérité à l'égard du « relâchement » et du « désordre » français (les Allemands emploient volontiers le mot Schlamperei) chez un vieux major en retraite. Il n'a jamais dû avoir pour nous des sympathies bien chaudes. Mais le spectacle de la conduite de ses hôtes a fait de lui un adversaire intraitable.

Par malchance i l est tombé sur une famille d'officiers qui n'est pas de nature à lui donner une bonne opinion de nos habitudes.

Il arrive, paraît-il, à cet officier de se rendre à son service en semelles de crêpe quand la femme de chambre n'a pas eu le temps de cirer ses bottes. Comportement moins martial encore : i l lui arrive de prendre son petit déjeuner au lit avec son épouse à 10 h. 1 /2 du matin. « Voilà une chose que je ne me suis jamais permise ! » s'écrie gravement notre( austère major, qui ajoute, non sans une visible satisfaction, « qu'il n'a pas manqué de faire comprendre à ses hôtes sa façon de sentir ». Après de tels exemples, son opinion sur l'armée française est faite, et vaine toute tentative pour l'en faire revenir.

(3)

222 LA R E V U E

Avec cette aigreur quel bienfaisant contraste fait donc la douce sérénité d'une veuve d'universitaire ! Cette femme âgée a d'abord eu de la peine quand elle' a vu des soldats de chez nous grimper sur ses beaux meubles avec leurs gros godillots cloutés pour dévisser les dernières ampoules électriques restant dans l'appartement. E t puis elle s'est dit que « c'était la guerre », que les occupants allemands en France avaient dû « en faire autant et peut-être bien plus ».

Une chose dont elle a plus souffert, c'est de voir changer « l'atmo- sphère de son intérieur » et, par exemple, ses quatre filles s'initier au rouge à lèvres et au vernis à ongles. Elle confie au journaliste qui recueille ses impressions qu'elle n'a d'abord pas pu « pardonner à la jeune femme de l'occupant de se promener en short à travers l'appartement », mais qu'au bout de quelque temps « elle s'est habituée »...

Cette jeune Française qui se promène en tenue si légère, elle la jugera autrement le jour où elle viendra pleurer chez elle à gros sanglots parce que son mari est rappelé pour deux mois.

Elle avait cru à une poupée, elle découvre un cœur. E t son avis sur l'occupant, elle le résume en deux mots où s'exprime sa philo- sophie de la vie : « Les Français sont autres que nous. Nous ne sommes pas meilleurs qu'eux. »

A côté de l'occupant sans-gêne, i l y a l'occupant violent. L a jeune dame qui se promène en short est certainement préférée au Français qui apprenant un jour que son logeur a été inscrit sur les listes du parti nazi, n'hésite pas à enfermer à double tour toute la famille allemande dans la salle de bains et à s'en aller en emportant la clé, proclamant d'une voix forte qu'il ne « souffrira pas la présence de nazis sous ses yeux ». Justice individuelle qui a pour effet, en dépit de toutes les excuses et réparations officielles ultérieures, de convertir les enfermés en adversaires implacables de la France et de ses méthodes.

*

* *

N'est pas non plus particulièrement goûtée la famille française dont les enfants jouent à la guerre en se bombardant joyeusement avec les assiettes et les tasses du service à thé jusqu'à ce jour entouré des plus pieux ménagements. L a maîtresse du logis sent sa douleur devenir de l'exaspération quand l'occupant, devant le désastre,

(4)

LA F R A N C E V U E P A R D E S A L L E M A N D S 223 se contente de hausser les épaules en disant que lui aussi et à son tour « c'est la guerre ».

Enfin, et pour clore la liste des récriminations ménagères germaniques, mentionnons le cas du vieux ménage allemand qui trouve le matin sur sa porte tracés maladroitement, mais lisi- blement, par des mains enfantines, les mots « cochons » et « sales Boches ». Nous comprenons parfaitement l'amertume de la décou- verte, sur sa porte, de qualificatifs aussi désobligeants et par- dessus le marché aussi immérités (ce vieux couple, parfaitement pacifique, n'a jamais été nazi !). Le vocabulaire de ces enfants de France a pourtant une excuse : leur père et leur mère ont connu le camp de concentration. L'injure sur une porte est à leurs yeux une forme de la justice. Mauvaise forme sans contredit. Aveugle instinct de compensation. Mais tout de même, entre l'horreur de Dachau et les mots malsonnants qu'une main d'enfant trace sur une porte, peut-on dire que soit égale la balance des torts ?

Nous avons entendu les récriminations germaniques. Ecoutons les griefs français que tient à recueillir notre enquêteur dans un parfait esprit d'objectivité. Des Français lui diront qu'ils se sont heurtés de la part de leur logeur à un systématique esprit d'hostilité, qu'ils n'ont jamais été salués à l'occasion d'une rencontre dans un couloir, que les plus minimes demandes de service ont été repoussées, bref que rien n'a manqué du côté allemand pour orga- niser la guerre froide.

A ce bref chapitre de psychologie domestique pourrons-nous donner une conclusion ? Nous en connaissons les en-tête, d'une décourageante monotonie, du côté allemand : L a « futilité » et la

« légèreté françaises » (la dame en short, la passion de la danse, le rouge à lèvres). Le « désordre », le « débraillé français » (la montagne de linge sale, le déjeuner au lit). Le fond de « haine incurable du Français » (les insultes sur la porte, l'énergumène qui enferme ses hôtes à double tour). Six années d'occupation n'auront guère changé le tableau. Pour beaucoup d'Allemands elles n'ont été qu'une confirmation. Il y a bien longtemps qu'est dessinée la toile. Tous les traits principaux sont déjà dans l'image du Français crayonnée par Lessing dans Minna von Barnhehn, une des pièces les plus jouées du répertoire classique allemand. Le personnage de Riccaut de

(5)

224 L A R E V U E

la Marlinière, le gentilhomme hâbleur et tricheur, est un de ces cli- chés, de ces thèmes qui n'ont pas cessé de faire leurs ravages.

Nous ne voudrions pas finir sur une note pessimiste. A côté de l'accent de l'aigreur, i l y a, du côté allemand, l'accent de la reconnaissance, quelquefois de l'affection. Des Allemands recon- naissent volontiers que s'ils ont pu traverser les années de privation alimentaire de l'immédiate après-guerre, c'est à l'occupant qu'ils le doivent. Ils reconnaissent le mouvement de cœur spontané auquel ils doivent, dans ces dures années, d'avoir été non seulement nourris, mais surabondamment sustentés (durchgefütterí) par un occupant qui tout de suite, sans phrases, les a, avec toute leur famille, invités à partager sa propre table.

Note d'humanité à laquelle répond celle de la reconnaissance et qui éclaire notre tableau d'une touche de lumière.

*

Le sentiment des Allemands de la masse à l'endroit de la France restera pour longtemps déterminé par les contacts directs avec notre pays, soit sur le sol allemand, soit sur le sol français.

Nous avons fait un rapide tableau de l'impression laissée par six années d'occupation. Nous voudrions maintenant dire quelques mots de l'impression laissée par le temps de la captivité chez nous. Ce bilan psychologique de la captivité, les pages intelli- gentes et sensibles qu'un bon écrivain d'Allemagne, M . Walter von Cube (aujourd'hui directeur de la radio bavaroise), a consacrées à son séjour chez nous comme prisonnier, les très fines observations faites sur ses camarades, nous aideront à l'établir. Le bilan personnel de l'auteur s'inscrit déjà dans le titre paradoxal qu'il donne à ses notes : « la liberté du prisonnier ». Ses chaînes l'ont affranchi.

Il a trouvé la liberté intérieure dans ce qui pour beaucoup de ses compagnons est la « besogne de l'esclave ». Ses camarades ne voient que ce qu'ils perdent. L u i voit ce qu'il gagne, tout ce dont l'enrichit cette dure existence d'intellectuel devenu manœuvre. Cette rude étape est une halte. Elle donne au regard l'avantage du recul.

Elle permet de faire le point.

L'air a pris sur les lèvres de notre prisonnier un goût nouveau, une légèreté nouvelle, à partir du moment où i l a troqué la vie

(6)

LA F R A N C E V U E P A R D E S A L L E M A N D S 225

de camp contre celle de travailleur des champs. Nous sommes en Ardèche un beau jour de l'hiver 1944 finissant. Une voiture arrive au camp. Grand événement ! C'est le camion d'un gros marchand de fruits de la petite ville voisine. Il arrive, avec l'autorisation légale du maire français, pour venir chercher des travailleurs parmi les soldats allemands prisonniers. « Nous sommes une marchandise sur commande dont on prend livraison » (eine bestellte Ware) disent, la bouche amère, quelques-uns des Allemands qui partent.

Von Cube ne partage pas cette noire humeur. Il voit tout ce qu'il gagne au change. Le camion du fruitier roule avec sa cargaison humaine des hauteurs assez désertiques où se trouvait le camp à travers des forêts de châtaigniers vers les vallées plantées d'oliviers où déjà le printemps éclate. Pêchers, abricotiers, cerisiers sont en fleurs. L'homme du Nord admire tout ce que peut donner le riche sol du Sud français « sans le secours de la main de l'homme ». Mais cette terre d'abondance, i l ne la juge pas une terre de paresse. Ces Français méridionaux sont industrieux. Ils sont un peu en retard sur leur époque, ils se tiennent, dans le soin de la terre, à de vieilles méthodes assez peu différentes de celles de l'âge de Virgile, mais ces méthodes ils les manient bien. On met dans les mains de notre journaliste allemand, pour tailler la vigne, de drôles de grands ciseaux qui lui rappellent ceux de Strumfpeter, le personnage germanique des contes pour enfants.

Notre témoin prend les choses du bon côté. Ses camarades ne l'imitent pas. Ils s'enfoncent dans la hargne. Dans cette vie fran- çaise qui se révèle à leurs yeux de captifs tout les irrite. « Avec quel zèle rageur étaient flétries par mes compagnons la saleté et l'incurie. L a joie de vivre devenait la fainéantise, l'insouciance devenait l'impuissance, la vivacité le goût de la querelle. Pouvait-on vraiment sans dérision traiter en peuple cultivé (Kulturvolk) ces Français qui ne connaissaient pas l'usage des W . - C , dont les femmes se maquillaient mais oubliaient de se laver, dont les hommes faisaient passer l'apéritif avant le travail, ce pays dans lequel les chats remplaçaient les chiens, les mulets les chevaux et les chèvres les vaches. »

***

Les jours coulent. L'armistice arrive. L a paix éclate au milieu d'une nature en fleurs. Mais la grandeur de l'heure ne désarme

LA REVUE N» 6 2

(7)

226 L A R E V U E

pas la hargne. « Le 8 mai 1945, à l'heure de midi, dans un ciel vibrant de chaleur et où l'odeur de la lavande était si forte qu'elle donnait le vertige, les cloches de Saint-Martin-d'Ardèche se mirent en branle pour nous annoncer la fin de la guerre. A u milieu de ce paysage brûlant qui semblait retenir son souffle, i l y eut alors l'un de nous qui laissa tomber ces mots : « Pourquoi sonnent-ils leurs cloches ? Ce n'est pas la France qui a gagné la guerre 1 » L a grandeur des minutes que nous vivions, i l l'ensevelissait dans la petitesse d'une rancune qui n'était même pas de la révolte, qui n'était qu'une pauvre amertume (ârmliche Bitterkeit) »

Cette pauvreté d'esprit et de cœur, notre témoin ne la partage pas. Il est de ceux que l'épreuve enrichit parce qu'elle les mène à la « méditation sur eux-mêmes ». « L a perte de la liberté du com- battant » lui a donné « la liberté de l'esprit ». « Pour nous l'esclavage véritable, ce n'était pas le présent, mais le passé allemand dans lequel nous avions vécu. »

Il sait regarder autour de lui. Avec l'acuité du regard bienveil- lant. Ces Français si haineusement jugés par ses camarades, i l les juge autrement. Sous le raidissement du Français « national » il voit la bonté du Français tout court. De cette bonté i l nous rap- porte des traits plaisants. U n de ses camarades est employé à des travaux de maçonnerie par un patron qui, au dehors, prend des attitudes superbes d'inflexibilité à l'égard des Allemands, mais qui, dans le fond, est le meilleur des hommes. Ce patron n'ignore pas les « menus » de son employé. Il sait que ce garçon aux joues creuses ne mange pas à sa faim. U n soir i l n'y tient pas, i l lui glisse dans

• la main un petit paquet de victuailles soigneusement emballé :

« Prenez ça, mais ne le montrez pas aux gens du premier, ils ne peuvent pas sentir les Allemands. »

Notre prisonnier remercie, empoche le cadeau, descend lente- ment l'escalier. Sur le palier du premier une porte s'entrebâille dans l'ombre. Une voix de femme, rapide, un peu honteuse, mu- mure dans un souffle : « Prenez ça, vous avez faim, mais ne dites surtout rien aux gens du rez-de-chaussée, ils ne peuvent pas sentir les Allemands. »

Derechef notre Allemand remercie, poursuit sa route. A u rez- de-chaussée, le rez-de-chaussée de la « haine », une porte s'entr'ouvre encore. E t cette fois c'est une voix d'homme : « Ecoutez, vous me faites pitié. Prenez ça, mais surtout ne dites rien à votre patron, il ne peut pas sentir les Allemands. »

(8)

L A F R A N C E V U E P A R D E S A L L E M A N D S 227

* *

Cette histoire-là se répète. Elle est pour notre témoin l'histoire de sa captivité. E t aussi son expérience de la France. Les cœurs s'y ouvrent plus vite en bas qu'en haut. C'est peut-être une vérité générale. Nulle part elle ne lui parait plus patente qu'en France.

« Dans aucun pays l'opinion publique n'est moins la somme des opinions individuelles que chez nos voisins de l'Ouest. L a France est moins bienveillante que le Français, l'homme qui écrit les journaux moins humain que celui qui les lit. »

W . von Cube évoque devant son regard mille traits de bonté éparse, de bonté cachée chez ce peuple de France qu'il connaissait déjà dans la paix comme journaliste, mais dont i l a mieux connu le cœur dans la dureté de la guerre. L a générosité était de l'héroïsme quand elle coûtait à celui qui donnait ce qu'il avait, pendant des jours, ménagé avarement pour lui-même.

Notre Allemand évoque devant son regard la soutane rapiécée de ce vieux prêtre qui tirait de ses cachettes d'inépuisables quignons de pain pour les captifs. E t aussi la silhouette de ce brave cantonnier de village qui simplement, spontanément, venait, sur la route brûlée de soleil, donner un coup de main quand le prisonnier au travail, pauvrement nourri, semblait trop fatigué. « Dans la mer de haine qui nous entourait, écrit joliment notre témoin, il y avait, comme une enceinte réservée où nous nous sentions protégés, la place de la charité — Platz der Barmherzigkeit. »

* *

L a grandeur du geste populaire, c'est sa spontanéité. Les puis- sants réfléchissent avant de donner et calculent les incidences de leur geste. « Ils ne se permettent la compassion que quand la raison l'autorise. » Leur générosité se prive d'efficacité en venant trop tard.

Ce décalage, c'est l'histoire de l'après-guerre.

Si les politiciens réfléchissaient davantage à l'énorme puissance de la « bonté associée à l'intelligence », les rapports entre vainqueurs et vaincus seraient d'un coup changés, arrachés à l'atmosphère morbide de suspicion d'une part, de raneune de l'autre, qui les empoisonne (ce que notre témoin appelle « la sphère de la névrose » : die neurotische Sphäre).

(9)

228 L A R E V U E

« Des choses se diraient et se feraient que les courageux des deux côtés du Rhin se contentent de sentir. Mais le courage civil, cela n'a jamais été notre affaire, à nous autres Allemands. Nous sommes courageux et lâches — paradoxe psychologique qui n'a jamais été mieux mis en évidence que sous le I I Ie Reich. Des mil- lions d'entre nous se sont battus héroïquement en Russie, en Italie, en France, et nous tremblions devant un blockwart (surveillant nazi de blocs d'immeubles). »

Notre témoin est, pour sa part, fermement résolu non seulement à conserver au fond de lui-même comme un capital de « force et de consolation » le souvenir des occasions dans lesquelles, prisonnier, il a fait « la rencontre de l'humanité », mais à partager sa richesse avec ses compatriotes « de bonne volonté ». Ce partage de la « bonne » expérience, c'est « le devoir de tout prisonnier qui rentre chez lui ».

« Les vérités laides ne se répandent que trop facilement » ; c'est

« la vérité belle » "qu'il faut aider...

* * *

Ne croyons pas notre prisonnier aveuglé par ses sympathies.

Il porte sur notre pays un regard clair qui, à l'occasion, sera dur.

U n jour, dans « cette surprenante petite ville française du Midi » pleine de découvertes où l'a conduit son destin de captif, i l se trouve devant un délicieux petit pavillon Louis X I V déshonoré par son propriétaire qui en a fait un garage. Une délicate grille en fer forgé a été honteusement rafistolée- avec du fil de fer. Notre Alle- mand, qui a le goût des belles choses, ne peut se tenir de faire part de sa tristesse à son patron français avec lequel i l est en bons termes. Il s'entend faire par cet homme simple cette étonnante réponse : « Alors, vous n'aimez donc pas le progrès ? »

Ce petit fait le mène à des méditations générales sur un peuple, sur cette absence de piété envers le Passé qui offensera le fond d'incurable romantisme sentimental de l'Allemand mais où lui, ne voit que esprit de « continuité naïve ». « Le Français n'attache point de sentiment à ce qui est mort ; l'état d'âme « musée » lui est étranger. Il faut que le Passé serve. Le fil de fer prolonge en la rendant utile l'existence de la grille Louis X I V .

Transposée dans la politique, cette mentalité aura des consé- quences discutables. « L a France n'abandonne une conception

(10)

L A F R A N C E V U E P A R D E S A L L E M A N D S 229 politique qu'à l'heure où elle est devenue absolument inutilisable.

E t le seul problème, pour les partis comme pour les ministres, sera de reconnaître à quel point exact du temps sonnera cette heure. » On se cramponne au Passé tant que l'on peut en tirer quelque chose.

L a seule concession que l'on fera, s'il le faut absolument, aux novateurs, aux « révolutionnaires » (die Umstürzler) sera de « donner un nom nouveau aux choses anciennes ». « C'est de cette aimable manière qu'est née chez nos voisins de France leur quatrième Répu- blique qui ressemble à la troisième comme un œuf ressemble à un autre œuf. Méthode qui a des effets particulièrement fâcheux en politique étrangère où la tendance à utiliser jusqu'au bout des idées dépassées étouffe dans le germe l'esprit constructif. L'esprit d'épargne est une des grandes vertus françaises. Economiquement, il conduit à la richesse ; politiquement, à la pauvreté de conceptions.

L'Europe exposée à tant de périls a aujourd'hui besoin de concep- tions larges. Délivrée mais non guérie du totalitarisme nazi, elle ne trouvera pas le salut si ses appels désespérés ne rencontrent pas d'autre réponse que la monotone litanie de la sécurité. »

*

* *

N'allons pas croire ces sévérités réservées à notre pays. Dur à notre égard, le regard sera impitoyable pour le passé d'hier auquel l'Allemagne doit sa honte : « Nous avons fait à l'esprit européen des blessures profondes. Nous avons empoisonné la communauté de culture qui reliait les peuples de notre continent — étonnons- nous après cela du mépris que nous témoigne le monde 1 Quant à la haine que nous récoltons, elle a sa source dans le blasphème d'un régime qui couvrait le crime du manteau du Droit, bien plus : du manteau de la Providence divine. Elle a sa source dans l'esprit satanique d'organisation qui réussissait à faire de l'être sans défense un complice. »

E t maintenant ? Maintenant « que le cauchemar est fini » ? Comment, rentré dans son pays, notre témoin résumera-t-il son expérience de prisonnier, son expérience de la France ? Elle tient, nous l'avons dit, dans le titre de ses souvenirs : Captif, i l a fait la rencontre de la liberté. E t i l formule un souhait : que cette expé- rience ne reste pas personnelle. Que « chaque Allemand qui revient de l'Ouest rapporte quelque chose de l'esprit dans lequel Heine

(11)

230 L A R E V U E

a trouvé une seconde patrie et qu'a aimé Rilke : la tolérance dans la fierté, le courage civil chez le plus simple citoyen ».

Il formule le souhait, et tout de suite le traverse la vision mélancolique que ce souhait ne se réalisera pas. Une lucidité sans pitié lui découvre le visage de demain. Trop d'Allemands « se lamen- teront, s'indigneront en se refusant à voir d'où vient leur misère et d'où viennent leurs décombres ». Trop d'Allemands resteront

« prisonniers de la haine ». L a leçon n'aura porté que le fruit amer de la rancune.

* * *

Ferons-nous nôtres ces conclusions désenchantées ? Le seul fait que se. lèvent d'aussi courageux témoignages ne contient-il pas en lui-même des raisons d'espérance ? Faisons confiance aux semences. Une enquête Gallup toute récente menée par un Institut psychologique spécialisé (celui de Bielefeld) plaçait les Allemands interrogés devant la question suivante : « Eprouvez-vous des senti- ments de haine à l'égard d'un autre peuple ? » Le résultat n'est pas de ceux dont nous devions nous plaindre. 74 % des Allemands questionnés ont répondu spontanément qu'ils ignoraient la haine.

Beaucoup ont avoué qu'ils détestaient les Soviets et la Pologne.

5 % qu'ils en voulaient à la France.

ROBERT D'HARCOURT.

Références

Documents relatifs

Les SGLT-2I dans l’insuffisance cardiaque sans le diabète et quelque soit l’âge. Zannad, the

Méthodes Il s’agit d’une étude rétrospective évaluant les résul- tats de promontofixation (PF), voie vaginale autologue (VVA) et voie vaginale prothétique (VVP) réalisées

Cette étude montre, dans une population sélectionnée de femmes plus âgées présentant une infection urinaire non compliquée, qu’un traitement par ciprofloxacine (deux fois

Le diagnostic différentiel se pose, surtout sur biopsie, avec un papillome avec hyperplasie canalaire atypique ou carcinome in situ, un carcinome papillaire intracanalaire

Il y a déjà dix ans, l’équipe de Curie a montré que chez des femmes très âgées (âge moyen de 81 ans) la radiothérapie hypofractionnée avec boost, associée au tamoxifène,

La carence en vitamine A touche environ 19 millions de femmes enceintes, vivant principalement dans la Région africaine et la Région de l’Asie du Sud-Est de l’Organisation mondiale

[r]

Le Warenhaus accepte aussi les réparations et les fait exécuter pour le client; ce dernier s'imagine être servi plus avantageusement, question prix et bienfacture:. Mais qui