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POUCHKINE. Editions Bernard Grasse.

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Academic year: 2022

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LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

POUCHKINE

Les poètes sont de tous les écrivains, et par la nature même de la poésie, les plus difficiles à traduire, mais les poètes russes sont, de tous, ceux' qui ont trouvé le moins d'audience dans notre pays.

Les romanciers ont eu plus de chance, depuis l'époque où Melchior de Vogué acclimatait chez nous Tourgueniev, Dostoïevsky et Tolstoï, et le succès actuel des pièces de Tchékhov montre que ces Slaves peuvent ne pas être des étrangers dans notre pays.

Le cas Pouchkine est assez différent. I l s'agit d'un poète dont x

tout le monde — ou presque — connaît le nom, que l'on considère à bon droit comme le poète le plus caractéristique de toute la litté- rature russe, et dont les œuvres sont si rarement traduites en fran- çais qu'elles sont peu familières même aux lecteurs cultivés. E t cependant * il semble bien qu'on puisse difficilement apprécier la nature et le développement de la littérature russe si l'on ignore l'écrivain qui lui a donné le plus brillant essor.

A v a n t Pouchkine, en effet, cette littérature était à peu près inexistante, ou se contentait de copier la littérature française qui donnait le ton. M . Henri Troyat nous a opportunément rappelé dans son livre Sainte Russie (1) que « lorsque les troupes de Napoléon envahirent la Russie, en 1812, le prestige de la culture française était encore si puissant dans le pays que des comédiens français conti- nuaient à jouer en français sur la première scène de Saint-Péters- bourg et que les Moscovites de la haute société, chassés de leurs demeures, maudissaient en français l'ennemi de la patrie et écri-

i) Editions Bernard Grasse.

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vaient, en français, sur les murs de la ville : « Je vous salue, ô lieux charmants, quittés avec tant de tristesse ! ».

Si la voie a été préparée, dans une certaine mesure par des écrivains comme Derj aviné et Karamzine qui adaptaient aux besoins d'une littérature « moderne » la vieille langue russe telle qu'on la parlait sous le règne de Pierre le Grand, ce fut Pouchkine qui accomplit cette révolution linguistique, poétique et esthétique, devenue si nécessaire. Le jour où le jeune Pouchkine, élève au lycée impérial de Tsarskoïé-Sélo, et âgé de seize ans, récita son poème,

Les Souvenirs de Tsarskoïé-Sélo, au cours d'une fête scolaire à

laquelle le vieux Derjavine avait été invité, on vit des larmes couler sur le visage du poète officiel. « Emerveillé par la musique de la déclamation, raconte Henri Troyat, il ne tenait plus en place'...

Sa perruque était déviée. Quand l'enfant se tut, il se dressa péni- blement, fit deux pas en avant et voulut le serrer contre son cœur.

Mais, effrayé par les acclamations, Pouchkine avait déjà pris la fuite. Alors le vieillard dit : « Je ne suis pas mort... ». Le soir même il déclarait dans un cercle d'amis : « Pouchkine, retenez ce nom.

C'est lui qui me remplacera. » L a prophétie de Derjavine devait se réaliser en ce sens que Pouchkine devint le grand poète de la Russie, beaucoup plus grand que Derjavine d'ailleurs, dont il reste peu de chose qui soit lisible, mais l'auteur d'Eugène Onié-

guine ne fut jamais un poète officiel. Bien au contraire, sa vocation

et sa carrière furent contrariées par les soupçons d'un gouverne- ment que son libéralisme inquiétait. Les idées subversives bouil- lonnaient alors parmi les officiers eux-mêmes, indignés par les ré- formes tyranniques et absurdes du ministre Araktchéiev, « inven- teur des colonies militaires dont le rêve était de transformer tous les Russes en soldats et toute la Russie en caserne ». Les satires que Pouchkine eut l'imprudence d'écrire et de répandre contre le des- potisme d'Alexandre I

e r

le firent considérer comme un rebelle.

Il échappa de peu à la Sibérie, mais on lui désigna le Caucase comme lieu d'exil, ce qui dut affliger beaucoup ce jeune homme aimé et brillant, ornement des salons de Saint-Pétersbourg, où il menait la vie joyeuse et exaltante qu'il prête au héros de son poème célè- bre, Eugène Oniéguine. Cette retraite fut, en réalité, salutaire à son talent qui menaçait de se perdre ou de s'amenuiser dans les

plaisirs mondains. t L'atmosphère grandiose et sauvage du Caucase que Lermontov

a célébrée dans Le Démon, et qui a inspiré à Pouchkine lui-même

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quelques ouvrages parés d'un pittoresque scintillant, Les Tzi-

ganes, Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de Bakhtchisaraï,

mûrit en même temps son caractère et son génie. Il y vécut en un contact direct avec la nature, que la vie de la capitale lui avait fait oublier. S'il continue de s'enivrer des poèmes de Byron, qui fut son idole et son modèle, en même temps que Parny, il retrouve le communion panique avec les éléments. Au-delà de la petite colonie de militaires et de fonctionnaires, il découvre un peuple encore primitif, presque sauvage, aux passions violentes. Plus tard, lorsque l'indulgence du monarque transforme l'exil au Caucase en une retraite forcée dans sa propriété campagnarde de Mikhai- lovskoié, dans la province dé Pskov, le poète, vivant au milieu des serfs et des domestiques campagnards revient aux légendes qui enchantaient sa jeunesse, aux épisodes passionnants de l'histoire russe, parmi lesquels il choisit l'aventure de Boris Godounov, dont il fit le thème d'un drame célèbre.

Sa poésie s'imprègne alors de cette note populaire qui dissipe les fumées d'un romantisme échevelé. Il connaît et il aime la réalité la plus humble. Il parle des choses avec un accent de vérité qui nous émeut, et les paysages se dessinent avec leurs ciels légers, leurs brumes enveloppant les cimes des bouleaux. « Les jours pas- sent, les prés jaunissent, dans les bois les feuilles tombent en sifflant, le vent d'automne couvre le sanglot des oiseaux. U n brouillard pesant et dense embrasse les collines rases. L'hiver approche.» (1) ' -

Revenu à Saint-Pétersbourg, il eut l'imprudence d'épouser, en 1831, une femme ravissante et qu'il adorait, mais qui n'était guère faite pour être l'épouse d'un poète de génie. Nathalie Nicolaïevna Gontcharov avait dix-sept ans ; un visage merveilleux, un beau corps svelte et souple, masquaient une absence à peu près complète d'intelligence et, ce qui est plus grave, peut-être, de cœur.

Après son mariage, Pouchkine se vit entraîné dans une vie de plai- sirs mondains, qui n'étaient pas toujours des plaisirs pour lui. Pour ces plaisirs, il fallait beaucoup d'argent ; cet argent, Pouchkine le demandait à la littérature, et il écrivit alors des contes populaires, un roman historique sur Pougatchev, ce paysan cosaque qui, au x v m

e

siècle, se mit à la tête d'une révolution qui fit trembler la Russie, et aussi quelques-uns de ses plus beaux poèmes.

(1) Cité dans le Pouchkine, de Hubert Juin. (Pierre Seghers, éditeur.)

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Les romans qu'il composa à cette époque, La Dame de Pique, La Fille du capitaine, constituent, dans la littérature russe de ce temps, de surprenantes nouveautés qui fascinaient le public tout en le choquant u n peu, car l'auteur y faisait résonner une note réaliste jusqu'alors inentendue. « De même qu'il avait introduit le mot roturier dans le vocabulaire poétique, de même il intro- duisait des créatures humbles et vraies dans la faune des héros de roman. I l évoquait une époque, non plus seulement par les princes et les généraux, mais par ceux qui formaient la masse de manœuvre. I l était en avance de trente ans sur la plupart de ses confrères (1). »

L'admiration que l'empereur Nicolas Ie r manifestait pour la beauté de Nathalie Nicolaïevna contraignait le poète à être de toute les fêtes et de tous les bals, et d'y porter le costume, qu'il jugeait ridicule, de gentilhomme de la Chambre, ce titre lui ayant été décerné afin que sa femme pût assister aux bals privés d u palais.

A l'une de ces fêtes, Nathalie rencontra un émigré français, Georges d'Anthès, dont elle devint amoureuse, et qu'elle obligea à épouser sa sœur Catherine, pour le garder auprès de lui. Le scandale qui couvait fut aggravé par des lettres anonymes, insultantes et iro- niques, qui atteignirent le poète et le décidèrent à provoquer en duel Georges d'Anthès. L e 27 janvier 1837, aux petites heures du matin, le poète tomba sous la balle de son adversaire. Pendant deux jours, dans d'atroces souffrances, il lutta contre la mort et ne mourut que le surlendemain.

Suspect aux autorités de son vivant, il fut encore traqué après son décès. S u r les ordres du ministre Benkendorf, on bâcla la cérémonie funèbre dans une église de faubourg, sans que personne ait pu en être prévenu. A u c u n article nécrologique ne fut publié^

la censure l'ayant interdit, et les obsèques furent célébrées, si l'on peut parler ainsi, dans des conditions véritablement abjectes.

« Dans la nuit d u 2 au 3 février, raconte Henri Troyat, le corps fut tiré de la crypte pour être transporté secrètement jusqu'au cimetière de Sviatogorsk, non loin de la propriété de Mikhai- losvskoïé, où il devait être enterré. Le cercueil était ficelé sur u n traîneau. U n officier de gendarmerie avait mission d'escorter Pouchkine dans son dernier voyage. Même mort, il était à surveiller, à craindre. L'étrange fardeau glissait sur la neige, au clair de lune.

(1) Henri Troyat, Sainte Russie

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P O U C H K I N E 131 A u n relais une voyageuse qui attendait son tour pour prendre la route, fut intriguée par cet équipage peu ordinaire et demanda au maître de poste s'il était au courant de ce qui se passait. « Dieu seul le sait ! répliqua celui-ci. I l paraît qu'on a tué u n ' dénommé Pouchkine, et voilà, on l'emporte en traîneau, à toute allure, sur de la. paille, dans une bâche, comme u n chien crevé 1 ».

C'est en duel aussi que mourut Lermontov, qui partage avec

Pouchkine l'honneur d'être le plus grand poète russe du x i xe siècle. j L'auteur d'Eugène Oniéguine avait à peine trente-huit ans. L'œuvre

qu'il laissait était si importante qu'elle allait féconder toute une littérature qui n'attendait que cette incitation pour s'épanouir.

Ce qu'il avait apporté, dès Rousslan et Ludmila, qu'il écrivit encore très jeune, était absolument nouveau, et, en même temps, répon- dait entièrement à l'esprit de l'époque, aux aspirations et à l'idéal de cette époque. Dans la longue étude qu'il a composée en guise de préface à son anthologie des poèmes de Pouchkine, Hubert Juin cite ce jugement d u critique russe Bielinski. « Pouchkine fut l'expression parfaite de son temps. Doué d'un sentiment poé- tique profond et d'une faculté étonnante de percevoir et refléter toutes les sensations possibles et imaginables, il a essayé succes- sivement tous les tons, tous les modes, tous les accords de son siècle ; il a payé tribut à tous les grands événements, faits et pensées de son époque, à tout ce que pouvait éprouver alors une Russie qui avait cessé de croire à l'infaillibilité des règles séculaires tirées par la sagesse elle-même des écrits des grands génies, et qui avait appris avec étonnement qu'il existait d'autres modes de pensées et d'idées, des façons nouvelles, inconnues jusqu'alors, de con- sidérer des choses et des événements depuis longtemps connus. » I l était si bien de son temps, et de tous les temps, que, depuis plus d ' u n siècle, la Russie n ' a jamais cessé de reconnaître en lui l'interprète d'une âme russe, assez différente de ce que l'on croyait, , en France, aux environs de 1900, être Vâme slave. S a renommée n'a jamais connu d'éclipsé, sa gloire n'a jamais cessé de grandir.

S i ce romantique est, depuis longtemps, u n grand classique de la littérature russe, c'est pour tout ce dont il a enrichi la langue, pour l'élan qu'il a donné à la création lyrique ; pour la splendeur

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de sa poésie, enfin, qui supporte la comparaison avec celle de son contemporain, qu'il admirait et qu'il imitait parfois : B y r o n .

De cette poésie, que reste-t-il dans une traduction française ? Certainement pas tout ce qui enchante le lecteur qui l'aborde dans le texte original. Melchior de Vogué, qui connaissait, aussi bien que l'œuvre de Pouchkine, les splendeurs et les misères d u métier de traducteur, disait : « Traduire cette langue de diamant est une gageure à rendre fou de désespoir. » Citant cette phrase, Henri Troyat l'accompagne d u commentaire suivant : « S i ce beau texte russe est u n poème de Pouchkine, le problème devient insoluble, car, en dépit de ses efforts, l'adaptateur le dépouille non seulement de sa qualité musicale, mais aussi de cette chaleur émotive qui accorde l'œuvre d'art aux battements de notre cœur. » Faut-il, pour autant, renoncer à traduire ce qui semble totalement intra- duisible ? Heureusement non, et nous avons v u paraître, récem- ment, trois ouvrages dans lesquels la poésie de Pouchkine est fort bien représentée : l'Anthologie de M . Hubert Juin, que j'ai déjà citée, la traduction d'Eugène Oniéguine, par M . Michel B a y â t (1), avec une préface de M . Stanislas Fumet, et les Poèmes russes, de Pouchkine à nos jours, traduits et présentés par M . André Piot, dans u n de ces beaux volumes où s'épanouissent en même temps son talent de poète et celui de traducteur. J'ajouterai que le livre de M . Piot est le seul qui donne le texte original à côté de la traduc- tion, — pour ce qui est d u Prophète — selon une heureuse for- mule qui devrait être générale. O n voit les excellents résultats de cette formule dans les collections bilingues, comme celle des Editions Montaigne et des Editions Pierre Seghers, et dans les beaux volumes des Romantiques anglais et des Romantiques alle- mands, composés respectivement par M . Pierre Messiaen et M . Armel Guerne, dont je parlerai prochainement et qui ont paru aux E d i - tions Desclée de Brouwer.

L'étude de ces volumes conduirait à d'utiles confrontations : celle par exemple des deux versions d u poème YAntchar, celle de Prosper Mérimée et celle de M . A n d r é Piot. I l serait intéressant de comparer, de la même manière, la traduction de la célèbre Lettre de Tatiana, d'Eugène Oniéguine, par Michel B a y â t et par Hubert Juin, mais il n'est pas question d'établir u n palmarès des traducteurs. Contentons-nous d'exprimer notre reconnais-

(1) Editions Robert Laffont. Collection Pavillon

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POUCHKINE 133 sance à ceux qui rapprochent de nous des poètes qui, sans eux, resteraient inaccessibles. Car s'il faut admettre, une fois pour toutes, q u ' u n poème ne passe jamais entièrement dans une langue autre que la sienne, quel que soit le talent de l'interprète, nous devons nous féliciter de posséder de bonnes traductions de ces ouvrages célèbres.

Le plus renommé de ces ouvrages, celui que l'on cite le plus souvent et qui est, en effet, le chef-d'œuvre de Pouchkine, c'est le grand poème — épique presque — d'Eugène Oniéguine. Le poète l'avait commencé, au cours de son exil à Kichinev, en 1823, un an après avoir terminé Boris Godounov. Les personnages de ce drame étaient empruntés à l'épisode historique d u F a u x Dmitri.

Drame historique à la manière de ceux de H u g o , mais rappelant plus encore les pièces historiques de Shakespeare, King John ou Henry, VI, Boris Godounov relevait encore de ce romantisme qui cherche ses sources d'inspiration dans le passé. Avec Eugène Oniéguine, au contraire, Pouchkine entend peindre des person- nages contemporains. Contemporains par le décor et les acces- soires qui les entourent, mais en même temps aussi intemporels, et de tous les temps, que le D o n Juan de B y r o n et son Childe Harold. O n peut dire qu'Eugène Oniéguine est le personnage romantique par excellence, inquiet, insatisfait de lui-même et de la société, attiré par le plaisir facile et agité en même temps de ces aspirations imprécises, de cette nostalgie qui, toute russe qu'elle est dans son essence, ressemble assez à la Sennsucht des romantiques allemands. I l reste toutefois u n homme tout imprégné encore des grâces du x v me siècle français, porté à regarder P a r n y comme u n modèle qu'on doit avoir l'ambition d'imiter et d'égaler.

I l y aurait de fort curieuses choses à dire sur les influences que la littérature russe a reçues de la France, et sur la manière dont le rayonnement de quelques-uns de nos auteurs, à l'étranger, a dépassé leur valeur réelle. O n sait l'estime qu'avait Dostoïevsky pour les Mystères de Paris, le maître de l'art de la nouvelle que Tchékhov reconnut en Maupassant ; le même phénomène s'est produit chez Pouchkine, par rapport à Parny, mais le poète roman- tique dont il est le plus voisin, par son caractère et par son talent, • c'est B y r o n , dans ce mélange dé dandysme hautain, faussement frivole, et de sentiment tragique de la vie. Eugène Oniéguine est u n enfant du siècle, au même titre que Rolla ou Harold, u n héri- tier de la civilisation extrêmement raffinée du x v me siècle, bou-

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leversé par l'apparition des idées nouvelles, mis en présence de réalités sociales imprévues, incarnées par la Révolution fran- çaise et les guerres de l'Empire. S i le poète n'a pas été impliqué directement dans le complot des Décabristes, il comptait de n o m - breux amis chez les conjurés, et ses pamphlets politiques, son poème sur André Chénier le désignaient comme u n rebelle virtuel.

S'il avait vécu à l'époque où le seul soupçon q u ' u n homme est capable de penser autrement que ne le commande le régime suffit pour qu'on l'envoie à la mort ou à la prison perpétuelle, Pouchkine n'aurait pas échappé, probablement, aux mines de Sibérie. Sans doute Nicolas Ie r ne le jugeait-il pas assez dangereux pour lui donner l'auréole d u martyre, ou préférait-il le laisser devenir, qu'il le voulût ou non, une manière de poète officiel, comme l'avait été Derjavine, voué à la glorification de son règne.

Ce règne, Pouchkine ne l'a jamais expressément célébré, mais il l'a honoré beaucoup plus encore par le fait seul qu'il a vécu pendant que Nicolas Ie r gouvernait la Sainte Russie, et que l'empe- reur lui-même le protégeait contre le zèle de sa police et de sa censure. I l est intéressant de remarquer que la disgrâce dont il a souffert et dont ses ignominieuses funérailles furent la mani- festation, avait été provoquée moins par ses écrits que par le scan- dale qu'il avait soulevé en provoquant u n gentilhomme français, fils adoptif de l'ambassadeur de Hollande, le baron de Heeckeren.

Sensible à tous les courants nouveaux qui agitaient la sensibi- lité et la pensée de ces « enfants d u siècle », Pouchkine a créé le héros-type de la Russie des années 1820-1830, et la vérité d u portrait est si grande qu'Oniéguine est vraiment, pour reprendre u n titre de Lermontov, u n « héros de son temps ». Pouchkine, pensera-t-on, n'avait qu'à s'étudier lui-même pour recueillir les éléments de ce portrait. Curieux de retrouver dans une œuvre littéraire les éléments autobiographiques qui peuvent s'y trouver inclus, critiques et lecteurs se posent volontiers la question : Onié- guine représente-t-il Pouchkine lui-même ? O u i et non, doit-on répondre, et aussi : de la même manière que B y r o n est Harold et Musset Rolla.

*

I l n'existe pas d'œuvre d'art absolument autobiographique, si grande que puisse être la part de lui-même que l'écrivain a

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POUCHKINE 135 introduite dans u n poème ou u n roman. L a composition même de l'œuvre d'art, saisissant l'élément réel, le fait exact, le transforme, l'élabore et le porte à cette sorte -de réalité-seconde, de sur-réalité, qui est la réalité de Vœuvre d'art. Certes, les événements de la vie d'Oniéguine ressemblent beaucoup à ceux que Pouchkine a vécus, et les historiens de la littérature ont cherché les prototypes fémi- nins de Tatiana et d'Olga. O n a considéré, aussi, que la scène du duel avec Liensky préfigure tragiquement le duel dé Pouchkine avec d'Anthès, mais, dans le poème, c'est l'adversaire d'Oniéguine qui meurt, alors que c'est Pouchkine qui, dans la fatale rencontre de 1837, a péri. Liensky, ne l'oublions pas, est le poète dans Eugène Oniéguine, et l'on peut se demander, alors, dans quelle mesure l'auteur s'est dédoublé peut-être et a tracé deux portraits diffé- rents de lui-même dans ses deux héros. Disons enfin que si Oniéguine a fasciné le poète, à tel point que celui-ci a projeté dans la person- nalité de ce dandy cruel et détaché, une sorte d'image idéale de ce que lui-même rêvait d'être à vingt-quatre ans (c'est à cet âge qu'il a commencé son œuvre), il l'a inquiété aussi ; le côté démo- niaque, ou pour le moins déonique, d u personnage, l'envoûtait et le repoussait alternativement. Rappelons-nous que, même dans un ouvrage nettement autobiographique, il est rare que l'auteur se peigne dans u n seul personnage ; les figures de femmes dans les romans de Stendhal sont tout autant Stendhal lui-même, — et peut-être davantage même — que Julien ou Fabrice. Con- cluons donc en suggérant que l'admirable.poème, ou, pour le définir plus exactement, le roman en vers qu'est Eugène Oniéguine, contient plusieurs reflets d u poète, réfléchis en de nombreux miroirs, et qu'au point seulement où se rassemblent et s'entre- croisent ces reflets nous avons une chance de découvrir Pouchkine lui-même.

Si quelque doute subsistait quant à l'identité d u poète et de son héros, Pouchkine a pris la précaution de la dissiper, d'avance, dans le poème où tantôt il parle en son n o m propre lorsque parle Oniéguine, tantôt il le juge et le condamne avec la même sévérité qu'il apportait parfois à se juger lui-même. Stanislas Fumet a très bien compris cela. « Tout ce que dit Pouchkine se voit, écrit-il.

E t se voit inscrit dans l'espace, comme envisagé de haut. Peut- être est-ce dans une sorte de détachement spirituel d u poète que se dissimule le secret de sa perspicacité. Sans u n certain déta- chement de soi-même, en effet, on ne saurait participer librement

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au vrai, car ce qui çst ne nous demande pas notre opinion pour être vrai. I l n'est que la vérité, en nous arrachant à une position exclusive, qui soit capable de nous libérer. »

Ce sens intime qu'il a de la vérité donne aux paysages de Pouch- kine une réalité supérieure dans laquelle toutes les sensations, visuelles, auditives, tactiles, concourent à la création de l'émo- tion ; par exemple dans le chant quatrième ^Eugène Oniéguine.

« L'aurore se lève dans la brume froide ; aux champs s'est tu le bruit des travaux ; avec sa louve famélique paraît le loup ; le cheval qui le sent renâcle, et le voyageur prudent remonte à toute haleine la côte. A l'aurore matinale, le pâtre ne pousse plus les vaches hors de l'étable, et à l'heure de midi aux pâturages sa corne ne les appelle plus. Dans la chaumière, la jeune fille chante en filant, et, compagne des nuits d'hiver, la torche crépite devant elle. E t voici que les gelées craquent et s'argentent parmi les champs. Plus nette que le plus beau parquet, brille la rivière vêtue de glace (1)... »

J'ai appelé « épopée » Eugène Oniéguine ; le héros en est médiocre, au fond, tant ses aspirations inaccomplies l'empêchent de devenir lui-même. I l y a de l'Oblomov dans Onéguine, de l'impuissance à se réaliser. L a mort même de son ami Liensky, qui, lui, était u n vrai poète, et qu'il a tué, ne le réveille pas entiè- rement de cette sorte de sommeil dans lequel, pareil à u n som- nambule, il erre à la recherche de lui-même, mais s'évitant, se fuyant, dès qu'il s'est trouvé. Pouchkine admirait les hommes qui agissent, qui se détournent de leurs rêves, et cessent de subir les événements pour agir sur ceux-ci. Ce passage d u rêve à l'action, qui fut le drame de tant de poètes romantiques et que B y r o n seul, peut-être, a pleinement achevé en allant mourir à Missolonghi, Pouchkine l'a célébré dans ce Cavalier de bronze, consacré à l'admi- rable statue de Pierre le Grand par Falconet, orgueilleux sceau posé sur la création d u tsar, sa ville de Saint-Pétersbourg. Dans ce poème nous mesurons la fragilité de la vie humaine, la préca- rité de nos passions mêmes. Est-ce que notre vie n'est rien ? inter- roge Pouchkine. N'est-elle qu'un rêve, une plaisanterie que le ciel fait à la terre ? Alors, dressée sur le rocher qui lui sert de piédestal, dominant la rumeur confuse de la ville nocturne, le tumulte de l'inondation qui balaie les quais, captif de la mort

(1) Traduction Michel Bayât.

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et de la gloire mais image immortelle d'un grand destin, la statue

de bronze apparaît comme le symbole de l'action triomphante, le symbole de l'immuable opposé à ce qui passe et se détruit per- pétuellement en se faisant. « Et lui, en apparence ensorcelé, en apparence scellé au marbre, il ne peut en descendre ! Autour de lui l'eau, l'eau et rien d'autre I Et tournée le dos à lui à une hauteur inaccessible, au-dessus de la Neva révoltée, se tient le bras tendu, l'idole sur son cheval de bronze (1). »

M A R C E L B R I O N .

(1) Traduction Hubert Juin.

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