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L assassinat à Beyrouth, le 19 octobre 2012, du général sunnite. carnets de route beyrouth-damas : quels espoirs pour les chrétiens du Levant?

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renaud girard

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carnets de route beyrouth-damas :

quels espoirs pour les chrétiens du levant ?

l’

assassinat à Beyrouth, le 19 octobre 2012, du général sun- nite Wissam al-Hassan, tué par l’explosion d’une voiture pié- gée au milieu du quartier chrétien d’Achrafieh, risque-t-il de replonger le Liban dans une guerre civile, dont souffrirait fatalement en premier la communauté chrétienne ? Après mon dernier voyage au Liban et à Damas, je prends le risque de dire que je n’y crois pas.

Pour que se déclenche une guerre, il faut qu’il y ait des parties dési- reuses de la faire. En 1975, la guerre civile libanaise a éclaté parce que les Palestiniens ont voulu faire main basse sur le pays et que les chrétiens s’y sont opposés. En Syrie actuellement, l’on a affaire à l’insurrection des classes sunnites défavorisées, qui veulent arracher le pouvoir – et donc la richesse – aux alaouites, qui le monopolisent depuis 1970. Au Liban, aucune communauté n’a aujourd’hui intérêt à prendre l’offensive contre une autre. Soucieux de respectabilité politique, le Hezbollah chiite se tient particulièrement tranquille, sur fond d’apaisement – provisoire ? – des tensions américano-israélo- iraniennes. Grâce à son alliance avec les chrétiens du général Aoun, le Hezbollah jouit d’un droit de veto au gouvernement sur tout

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projet qui serait contraire à son intérêt de dernière milice armée du Liban. Les sunnites libanais sont farouchement anti-syriens mais leur islam est cent fois plus modéré que celui des djihadistes anti- Assad se battant actuellement sur le front d’Alep. Ils n’ont aucune envie de renoncer à leur commerce et à leur confort pour entrer en guerre de religion contre les chiites du Sud-Liban et de la Bekaa, plus nombreux et mieux organisés qu’eux. Quant aux chrétiens, ils sont divisés politiquement en deux blocs d’égale importance, l’un pro-Hezbollah, l’autre anti.

Au Liban, chacune des communautés a actuellement un inté- rêt puissant au maintien de la paix. La reprise de la guerre civile n’est donc pas pour demain. Le vrai danger pour les chrétiens du Levant n’est-il pas à plus long terme celui d’un hiver islamiste suc- cédant aux illusions du printemps « démocratique » des révolutions arabes de l’année 2011 ? Les chrétiens du Levant ne donnent pas la même réponse à cette question selon qu’ils se trouvent à Beyrouth ou à Damas ; et parmi les Libanais selon qu’ils sont aounistes ou

« Forces libanaises »…

n’ayez pas peur !

* Tous les ans, à la fin de l’été, les Forces libanaises, vieux parti chrétien hérité des Phalanges libanaises créées par Pierre Gemayel peu avant la Seconde Guerre mondiale, invitent leurs partisans à une messe dite pour le repos des âmes de tous leurs combattants morts pour la cause d’un Liban souverain mais pro-occidental. Les morts qui sont honorés tombèrent, pour la plupart, pendant les différentes phases de la longue guerre civile libanaise (1975-1990). Mais l’on prie aussi pour les plus récentes victimes des opérations ciblées orchestrées par les services secrets syriens, comme le patron de presse Gebran Tuéni, ou le député Pierre Amine Gemayel, petit-fils du fondateur des Phalanges, tous deux assassinés en 2005-2006 pour avoir farouche- ment milité en faveur du départ des troupes d’occupation syrienne.

Normalement la messe se tient en plein air, dans la baie de Jounieh, au cœur du pays chrétien, devant des dizaines de mil- liers de fidèles. En dehors des périodes électorales, c’est l’occasion pour le parti des Forces libanaises de compter ses forces. Il s’agit

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d’impres sion ner non les musulmans, qui ne vivent pas là, mais les autres chrétiens, leurs frères ennemis, ceux qui suivent le Courant patriotique libre du général Aoun. Ce dernier, après avoir mené une

« guerre de libération » contre la Syrie en 1989, effectua un tour- nant stratégique à 180 degrés en 2006. Cette année-là, en l’église Saint-Michel de la banlieue sud musulmane de Chiya – symbole d’une bonne coexistence entre chrétiens et musulmans car jamais vandalisée ou même profanée durant les années de guerre civile – le général Aoun signa un accord politique avec Hassan Nasrallah, le secrétaire général du parti islamiste chiite Hezbollah. En 2009, le général Aoun se rendit même à Damas, afin de sceller sa récon- ciliation avec le régime de Bachar al-Asad. Aujourd’hui, le chiite Nasrallah et le chrétien maronite Aoun sont les deux personnalités libanaises les plus influentes qui soutiennent le gouvernement pro- syrien du premier ministre Najib Mikati. Pour justifier son alliance politique avec le Hezbollah, Michel Aoun explique que le seul vrai danger pour la communauté chrétienne du Liban (majoritaire à l’indépendance en 1943, mais représentant aujourd’hui moins d’un tiers de la population du pays) est le radicalisme islamiste sunnite, tel qu’il est véhiculé par les wahhabites originaires des pétromonarchies du Golfe. Aux yeux du général Aoun, le chiisme est phi lo so phi quement et théologiquement beaucoup plus ouvert aux autres religions que le sunnisme. En effet, le chiisme, contrai- rement au sunnisme, n’a jamais renoncé à interpréter les textes sacrés de l’islam afin de prendre en compte l’évolution du monde.

De fait, à Téhéran, les églises sont ouvertes, les chrétiens n’ont pas peur d’arborer leur croix, tandis qu’à Ryad il est simplement inter- dit de dire la messe.

Cette année, Samir Geagea, le leader incontesté des Forces libanaises, a décidé que la situation politique au pays du Cèdre, tendue en raison de la guerre civile faisant rage dans la Syrie voisine, ne favorisait pas la tenue d’un immense rassemblement populaire pacifique des militants des Forces libanaises. « Pour des raisons de sécurité », la messe en mémoire des « martyrs » des Forces libanaises se tint donc, sur invitation, le samedi 1er septembre dernier, devant trois cents personnes triées sur le volet, sur une place contiguë au quartier général des Forces libanaises, à Meerab, village du Mont- Liban où réside Samir Geagea.

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Ce n’est qu’à la fin de son allocution que le chef des Forces libanaises invita ses ouailles à réserver le meilleur accueil, deux semaines plus tard, à la visite du pape Benoît XVI dans cette terre du Liban, où le christianisme est beaucoup plus ancien que l’islam.

Comme s’il voulait forcer la main du saint-père – qui jusqu’à présent s’est montré très prudent dans les affaires de Syrie –, Geagea commença son discours par un vibrant appel aux chrétiens du Liban, de Syrie et d’Irak, les exhortant à se solidariser avec la partie de la population syrienne insurgée contre le régime Asad. « Le Christ n’a jamais été du côté des oppresseurs mais des opprimés, toute l’his- toire de la chrétienté témoigne de ce fait », s’exclama-t-il, tout en insistant sur la nécessité d’établir une « distinction claire entre le régime de Bachar al-Asad et le peuple syrien ».

« Ce que nous attendons de l’Église, c’est qu’elle dise “N’ayez pas peur !” aux chrétiens d’Orient, qui sont confrontés à la vague des révolutions arabes », me confie Sami Nader, professeur de sciences politiques à l’université Saint-Joseph, qui était l’un des invités de marque de cette célébration. « Face au phénomène des révolutions démocratiques dans le monde arabe, les chrétiens ont deux options : la mauvaise serait de se recroqueviller dans leur peur, par obsession des dérapages que connaît toute révolution ; la bonne option est d’épouser ce pas vers la modernité, cette recon- naissance des droits de l’individu, qui est en phase avec toute la philosophie chrétienne. Car, à ses débuts du moins, la révolution arabe, c’était cela. Il faut toujours s’en souvenir, après que la révo- lution a été, il est vrai, en partie récupérée par les Frères musul- mans ».

Dans la même veine idéologique, le businessman maronite Roger Eddé, président du petit parti pro-occidental non confession- nel Assalam (Parti national de la paix), estime que les chrétiens ont tout intérêt à « voir l’Orient adopter une démocratie à l’européenne ».

Buvant son café dans sa grande maison arborée des hauteurs de Byblos, Roger Eddé m’explique que « dès qu’ils s’expriment par leur droit de vote, les chrétiens ne sont plus des “dhimmis”, des esclaves, mais des hommes libres, des citoyens à part entière de la société majoritairement musulmane dans laquelle ils vivent. Quand ils sont protégés par des dictateurs, les chrétiens sont toujours des citoyens de seconde zone ! » Politiquement, il estime que les chrétiens, dans

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un pays comme l’Égypte, peuvent même former des « partis pivots », à même de renforcer leur influence sur l’État. Pour lui, les chrétiens ont tout intérêt à soutenir les révolutions arabes, « pour ne pas se retrouver en état d’inimitié à l’égard de la majorité régionale, qui est sunnite arabe ». Actuellement dans l’opposition, Roger Eddé justifie ainsi l’alliance entre ses amis des Forces libanaises et le Courant du futur, parti sunnite de Saad Hariri (fils de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en février 2005) : « La réalité est que vous ne trouverez pas, chez les musulmans, de gens plus ouverts et tolérants que les sunnites libanais. » Aux yeux du très optimiste Roger Eddé, le président égyptien Frère musulman Mohammed Morsi a la ferme intention d’ancrer l’Égypte dans la communauté internationale. « Et qui dit respect du droit international à l’extérieur dit respect de l’État de droit à l’intérieur. Mieux que n’importe quel dictateur, c’est cet État de droit qui, à l’avenir, protégera les chrétiens d’Orient. » Mais, comme deux précautions valent mieux qu’une, Eddé préconise éga- lement le fédéralisme au Liban, c’est-à-dire la création d’une pro- vince chrétienne autonome, allant de Beyrouth-Est jusqu’à Batroun, sur le littoral. Il va même jusqu’à citer l’Union indienne, où les chré- tiens de Goa disposent de leur propre petit État fédéré. Il récuse le concept d’alliance des minorités pour protéger les chrétiens de Syrie : « Notre seul avenir est de nous intégrer au mieux dans le milieu sunnite. »

Mais l’autre moitié des chrétiens libanais, celle qui vote pour le parti du général Aoun, juge cette théorie fumeuse. Antoine, âgé de 65 ans, maronite né dans un village de la Bekaa, qui partit faire fortune dans le commerce en Afrique occidentale française avant de revenir au pays, se veut plus pragmatique : « Je ne sais pas si les minorités doivent s’allier ou non, mais ce que je sais, c’est que l’Occident est fou d’aider à la destruction de la Syrie, qui est le dernier pays laïc de la région. » Tirant sur sa pipe, ce calme grand-père ajoute : « Ne vous faites pas d’illusions : dans le monde arabe, la démocratie, ce ne sera pas l’État de droit, comme chez vous. Ce sera la dictature des foules. Regardez la Tunisie : elle est en train de revenir un siècle en arrière ! Il y a dans le sunnisme un puritanisme, une intolérance que vous, Occidentaux, n’arrivez pas à voir ! » *

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À damas, le désarroi des chrétiens

Après l’attentat du 18 juillet 2012 au Conseil de sécurité natio- nale syrien – qui avait notamment tué le ministre de la Défense et le propre beau-frère du président Bachar al-Asad –, les rebelles de l’ASL (Armée syrienne libre) avaient annoncé une offensive géné- rale dans la capitale, contre « un régime vivant ses derniers jours ».

Cette annonce d’une chute imminente de Damas et du gouverne- ment Asad avait été relayé non seulement par les télévisions satelli- taires des pétromonarchies du Golfe – saturées d’images de combat envoyées par les smartphones des insurgés –, mais aussi par les chancelleries occidentales. À parcourir l’immense ville, regroupant le quart de la population syrienne, du mont Kassioun au nord au quartier populaire sunnite Midan au sud, de la banlieue résidentielle chic de Saboura à l’ouest, à la zone industrielle de Kaboun à l’est, ce n’est pas du tout l’impression que j’en retire, au début du mois de septembre. De nuit comme de jour, la capitale, qui n’est ni à feu ni à sang, semble être encore parfaitement tenue par le régime.

La nuit, c’est l’état de siège, pas le couvre-feu. Parcourir de nuit les quarante kilomètres qui séparent la frontière libanaise de Damas est un exercice presque solitaire, tant est réduite la circulation. Toutes les dix minutes, mon ami libanais Paul Assaker et moi-même sommes arrêtés par un barrage de soldats, qui vérifient nos papiers et nous font ouvrir notre coffre. À la hauteur de Saboura, un barrage interdit de poursuivre la route vers Damas. Nous avons beau expliquer qu’un hôtel nous attend dans la vieille ville, l’officier ne veut rien entendre : il a ses instructions, personne ne passe. Heureusement, naît immédia- tement une solidarité du danger avec les conducteurs de deux autres voitures arrêtées comme nous. Au loin, dans la campagne toute noire, on entend tonner le canon. Comprenant que nous sommes étrangers, et pas très rassurés, le chauffeur d’une grosse Mercedes blanche nous lance : « Suivez-moi, je connais une route de contournement ! » Fidèle à la proverbiale hospitalité syrienne, notre éclaireur bénévole ne nous lâchera pas jusqu’au centre-ville. À chaque nouveau barrage, il dira aux soldats, en désignant notre voiture : « Ceux-là sont avec moi ! »

Mais, une fois seuls, nous commettons une erreur, man- quant la bonne bifurcation sur le périphérique. L’autoroute s’en- fonce dans une zone industrielle toute sombre et absolument

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déserte. En sortant, nous croyons être sauvés en trouvant une petite route ramenant vers le centre. Pas de chance, elle est fer- mée par des pneus. Demi-tour. Soudain, après deux cents mètres, surgissent des soldats sortant d’un bâtiment mal éclairé, qui res- semble à une caserne. On nous arrête. C’est le centre du service de renseignement de l’armée de l’air de Kaboun. Pas vraiment des intellectuels. Le ton reste poli, mais la méfiance est évidente :

« Savez-vous qu’en continuant tout droit vers la campagne, vous seriez tombés sur des terroristes ? » Paul réexplique trois fois en arabe qu’il peut arriver à n’importe qui de se perdre, minuit passé.

Sur mon passeport, un vieux visa qatari n’est guère apprécié. On fouille nos bagages un par un. Les ennuis semblent partis pour toute la nuit, lorsqu’arrive enfin un officier, en survêtement, qui vient de se réveiller. Il s’excuse de ne parler que le russe comme langue étrangère. Je lui réponds dans cette langue, et l’atmos- phère se détend comme par enchantement. Plates excuses, puis on nous lève le barrage. Aux abords des murailles de la vieille ville, la vie revient. Taxis, marchands ambulants, étals de fruits.

Il y a même des familles pique-niquant en rond sur des pelouses publiques. Il y a encore des passants pour nous guider dans les ruelles de l’ancien quartier juif, où nous attend notre hôtel, char- mant vieux palais damascène restauré, à patio intérieur fleuri, éclairé de lanternes ouvragées et sentant le jasmin. Hormis un businessman syrien à l’excellent anglais appris à Dubaï – qui, prenant le frais à sa fenêtre, nous assure que « Bachar est plus fort que jamais » –, nous sommes les seuls clients de ce bijou, hérité de la relance touristique des années deux mille.

De jour, Damas offre l’aspect de n’importe quelle ville arabe, avec ses encombrements d’enfer, ses policiers débordés en che- misette blanche, ses hommes fumant le narguilé aux terrasses des cafés, ses femmes discutant les prix devant des étals débordants de fruits et de légumes. Dans les ministères, on vous reçoit avec une politesse un peu sèche, sans la moindre flatterie, comme pour vous montrer que, dans l’adversité, l’on sait rester fier. L’on ne prend même pas la peine de se plaindre de la politique occidentale, des sanctions, de la guerre médiatique. On nous dit : « Promenez- vous et faites-vous une idée par vous-même ! » Dans les cafés, c’est l’hospitalité qui prévaut.

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En empruntant la rue al-Suwaika (« du petit souk ») vers le sud, on passe devant le mausolée abritant la tombe de deux des douzes femmes du Prophète, puis on descend vers le quartier péri- phérique de Midan, fief sunnite aux mille ruelles, naguère haut lieu de l’insurrection. Place al-Zahra, on tombe sur un barrage mili- taire. Sur le mur d’enceinte de l’école al Fukaha al Salihine (« des saints érudits »), trône à nouveau le portrait de Bachar. C’est de cette école, transformée en dépôt d’armes, qu’est partie l’offensive rebelle du 14 août 2012. Elle est à moitié détruite. Des bulldozers s’activent pour en restaurer une partie, en prévision de la rentrée prochaine des classes. Des employés municipaux en salopette orange nettoient les ordures. Les façades criblées de balles de la ruelle Ibrahim-Haloul témoignent de la violence des combats, qui ont duré deux jours et deux nuits. Les petits commerces ont déjà rouvert, même si toute la population n’est pas encore revenue. On entend le bruit sourd de départs d’artillerie. Cinq kilomètres à l’est, l’armée bombarde la banlieue rebelle de Hajar al-Aswad. Haut, dans le ciel, un hélicoptère en vol stationnaire. C’est lui qui dirige les tirs.

Justement, passe en camionnette un réfugié du village. Ahmad al-Masri, 63 ans, sunnite, y était un bourgeois, car propriétaire d’une station-service et d’un immeuble où il avait logé chacun de ses neufs enfants. Il entasse maintenant les quarante-neuf membres de sa famille qui dépendent économiquement de lui, dans un simple appartement de Midan. Il a été chassé de chez lui par des insurgés, qui l’ont battu comme plâtre. Il soulève sa djellaba pour montrer les traces de coups.

« Ces voyous s’en sont pris à moi, me traitant d’agent du gouverne- ment car je ne participais pas à leurs manifestations. En fait, c’était pour me voler. Ils n’arrêtent pas de crier « Allah » ou « Akbar », mais c’est simplement pour recouvrir leurs crimes d’un voile religieux ! Ils ont transformé ma maison en tribunal, où ils égorgent tous leurs opposants ! » Information bien sûr impossible à vérifier.

Aux barrages, les cadres alaouites de l’armée, tout en restant polis, hésitent à converser avec un journaliste français, car ils le considèrent comme venu d’un pays hostile et donc irrécupérable à leur cause.

En revanche, les chrétiens de la société civile cherchent à s’épancher. Au couvent qui abrite la grotte où saint Paul se serait converti au Christ après être tombé de cheval, la franciscaine Yola

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ne décolère pas face « aux puissances occidentales qui se sont alliées avec les Saoudiens et les Turcs pour détruire notre pays ».

Cette sœur syrienne formée en Italie accueille dans son couvent plusieurs familles chrétiennes pauvres chassées de Homs. En butte aux exactions des islamistes, qui y ont notamment détruit la fameuse église de la Ceinture-de-la-Vierge, plus de cinquante mille chrétiens ont fui leur quartier d’Hamadiyé.

Mgr Georges Abou Zakhem, évêque grec orthodoxe d’Homs, concède que de nombreux chrétiens ont, au début, participé aux manifestations anti-régime, car ils voulaient du changement. « Mais ils ne voulaient pas que ça change à ce prix ! Car les takfiris (isla- mistes les plus intolérants) se sont mis à assassiner même les petits fonctionnaires ! Aucun chrétien ne voulait que la protestation ait recours aux armes. Ces groupes radicaux ont de l’argent, des armes, du soutien médiatique. Ils veulent détruire l’État. Et puis, de quelle démocratie parle-t-on ? La Tunisie n’est-elle pas en train de revenir cent ans en arrière ? »

Rencontrée devant le couvent Saint-Paul, Chaza Salloum vient de Mahardeh, bourgade entièrement chrétienne de dix-sept mille âmes, voisine du fief sunnite de Hama. Elle me relate les incursions nocturnes des gangs islamistes, les enlèvements de médecins et d’hommes d’affaires, les camions piégés. « Je suis pétrie de culture française, mais je ne comprends plus les Français.

Comment peuvent- ils vouloir livrer des armes aux gens qui veulent nous tuer ? Pourquoi vouloir détruire notre économie ? Quelle est cette révolution “démocratique” où les femmes, parquées à la mai- son, ne manifestent pas avec les hommes ? Ne comprenez-vous pas que l’ambition des Frères musulmans, c’est de chasser les chrétiens du monde arabe ? »

Abou Karim, journaliste chrétien indépendant, reçoit, avec un délicieux ragoût d’aubergines, dans sa maison de style damas- cène de la banlieue ouest de Damass. Il ne veut pas révéler son nom, car existe selon lui une « hit list » de journalistes tenu par les islamistes. Douze ont déjà été tués. Très cultivé, francophone parfait, Abou Karim s’indigne : « La Syrie est une création fran- çaise. Lors des accords Sykes-Picot (1916), la France a volontaire- ment pris sous sa coupe toutes les minorités du Levant (chrétiens, alaouites, druzes, etc.). Pourquoi notre créateur veut-il aujourd’hui

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nous détruire ? » Abou Karim, dont la fille est partie étudier en France, est devenu un combattant volontaire de la francophonie.

Pour que le lycée français Charles-de-Gaulle ne ferme pas (Paris refuse d’envoyer des professeurs), il s’est proposé comme profes- seur bénévole, en compagnie de dix autres Syriens. Il admet que la France puisse avoir des désaccords avec le régime, mais il ne comprend pas pourquoi elle a fermé unilatéralement son ambas- sade. « La France n’a pas le droit moral de participer à la destruc- tion de ce qu’elle a créé ! En faisant, sans doute involontairement, le jeu des islamistes, la France commet une erreur historique ! »

* La partie du texte qui se situe entre les deux astérisques a déjà fait l’objet d’une publication dans le Figaro du 13 septembre 2012.

n Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA, Renaud Girard est grand reporter au Figaro depuis 1984. En 1999, il a obtenu le prix Mumm (le Pulitzer français) pour une enquête sur les réseaux de Ben Laden en Albanie, et a été lauréat du prix Thucydide de relations internationales en 2001 pour un article intitulé « L’inquiétante paralysie des institutions européennes ». Il est l’auteur de Pourquoi ils se battent. Voyages à travers les guerres du Moyen-Orient (Flamma- rion, février 2005) ; de la Guerre ratée d’Israël contre le Hezbollah (Librairie acadé- mique Perrin, 2006) et de Retour à Peshawar (Grasset, 2010).

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