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Dimensions éducatives des relations amoureuses

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Academic year: 2022

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Dimensions éducatives des relations amoureuses

SCHURMANS, Marie-Noëlle

SCHURMANS, Marie-Noëlle. Dimensions éducatives des relations amoureuses. Education et Sociétés , 2008, vol. 22, no. 2, p. 71-86

DOI : 10.3917/es.022.0071

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:37461

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DIMENSIONS ÉDUCATIVES DES RELATIONS AMOUREUSES

Marie-Noëlle Schurmans

De Boeck Université | Education et sociétés

2008/2 - n° 22 pages 71 à 86

ISSN 1373-847X

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2008-2-page-71.htm

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Pour citer cet article :

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Schurmans Marie-Noëlle, « Dimensions éducatives des relations amoureuses », Education et sociétés, 2008/2 n° 22, p. 71-86. DOI : 10.3917/es.022.0071

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Dimensions éducatives des relations amoureuses

M

ARIE

-N

OËLLE

S

CHURMANS

Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation 40, Boulevard du Pont d’Arve

UNI-MAIL, bât. PIGNON, bur. 109 CH-1205 Genève

Marie-Noelle.Schurmans@pse.unige.ch

e changement de perspective proposé par André Petitat, et développé dans les diverses contributions de ce numéro, consiste à partir de l’interaction pour saisir les dimensions éducatives que celle-ci génère. Une telle option non seulement situe la sociologie en amont de l’éducation/formation, mais constitue également leur articulation en anthropologie : de l’interaction, objet de la socio- logie, procède la construction de la connaissance. En écho à cette option, mon propos tient en deux points.

Faire place tout d’abord à cette anthropologie, en retraçant ce qui m’appa- raît comme son fondement épistémologique majeur : l’interactionnisme historico- social, avec deux sources théoriques fondatrices, Vygotski et Mead. Pour aboutir à l’une des conséquences de la perspective défendue par Petitat : désenclaver l’éducation/formation. L’ouverture du champ éducatif au-delà de l’action scolaire fait bénéficier des avancées réalisées dans le domaine de la formation des adultes en intégrant, à côté des registres de la formation permanente ou de la formation par le travail, celui de la formation dite expérientielle ou diffuse, en ce qu’elle procède de relations non spécialisées (Petitat 2005).

C’est dans ce registre que j’inscris mes recherches (Schurmans & Dominicé 1998, Schurmans 1994, 2000, 2001, 2003) et en référence à lui que j’aborde le second point, relatif aux dimensions éducatives des relations amoureuses. Fondée sur une recherche empirique qui porte sur l’expérience du coup de foudre amou- reux (Schurmans & Dominicé 1998), ma démarche a pour enjeu : de quitter les dimensions expérientielles singulières ; de mettre en lumière le face-à-face entre deux types idéaux : la construction d’un couple par coup de foudre versus par mariage arrangé ; de considérer ceux-ci en tant qu’objectivations de l’interaction sociale. Le propos montre : comment, par la tension qu’entretiennent les deux

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types idéaux, s’ajustent les registres potentiellement opposés de la liberté et de la contrainte ; et comment cet ajustement permet à la personne de s’approprier un système complexe de valorisations collectives et d’orienter son action.

L’interaction en amont de l’éducation/formation

’interactionnisme historico-social pose comme point de départ l’activité col- lective, c’est-à-dire les modalités pratiques d’organisation des groupes humains. Cette activité génère, à travers l’échange langagier, des représentations portant sur les modalités de fonctionnement du collectif et elle engage par con- séquent la constitution de normes relatives à l’action, ainsi que, par appropria- tion, la construction des représentations individuelles. C’est sur cette toile de fond que sont évaluées les actions singulières et c’est à partir de cette évaluation que s’oriente l’action individuelle.

La problématique vygotskienne (1985/1934, 1999/1927) consiste à “com- prendre par quels processus des fonctionnements interindividuels sont à l’origine de nouveaux fonctionnements intra-individuels” (Gilly & Deblieux 1998, 103).

Ce questionnement est centré sur les processus de médiation symbolique. L’usage des signes présente une double fonction médiatrice des processus constructeurs de la cognition : “médiation sémiotique de la communication et des négociations entre partenaires ; et, à l’occasion de cette médiation sémiotique des interac- tions sociales, et grâce à elle, appropriation des signes et de leurs propriétés en tant qu’outils cognitifs individuels médiateurs des processus mentaux supérieurs auxquels ils confèrent leur spécificité” (Gilly & Deblieux 1998, 104). L’approche théorique issue des travaux du psychologue russe implique par conséquent que l’étude du développement psychologique ne puisse être centrée sur l’individu isolé : il réside, en effet, “dans le processus toujours original par lequel cet être de nature qu’est le jeune enfant s’approprie au sein de situations communicatives, les outils culturels les plus élaborés de son temps et se trouve transformé du fait même de cette appropriation” (Brossard 1998, 39).

Un tel point de vue situe l’interaction sociale en amont du développement psychologique et il a généré, dans ces dernières décennies, les travaux les plus novateurs dans le domaine des didactiques. Il a également l’intérêt de ne pas res- ter ciblé sur l’interaction en train de se faire mais donne à l’Histoire un rôle majeur, que Bernié (1998, 164-165) résume en ces termes : “la thèse de l’excen- tration des capacités humaines, ‘construites historiquement au cours des généra- tions’ et ‘déposées à l’extérieur des individus dans le monde social objectif, le monde des outils et des produits œuvrés, des instruments psychologiques et des œuvres’, conduit à penser que ‘le développement psychologique de l’individu ne peut (…) être conçu indépendamment des outils et des contenus sociaux qu’une

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culture met à sa disposition’, puisque ‘ce sera en s’appropriant les capacités humaines déposées dans le monde de la culture que le petit d’homme se cons- truira en tant qu’être humain’”.

La théorie meadienne appuie et conforte l’approche vygotskienne. D’une part, elle exprime aussi l’inféodation du psychologique au sociologique et d’autre part, elle précise le désenclavement de l’éducation/formation ainsi que l’impor- tance de l’expérience.

Pour Mead (2006/1934), les individus entrent en relation les uns avec les autres par leur coexistence. Le maintien de leur vie dépend de leur coopération, c’est-à-dire de leur coordination dans une activité commune. Cette coordination permet l’acte social dont l’effectuation procède de l’interdépendance des actions singulières : chacun participe à l’activité collective en éveillant en lui les rôles, les attitudes ou les perspectives des différents participants pour déterminer sa propre contribution. C’est-à-dire en étant à même de faire exister, dans sa con- duite ou dans son expérience, une organisation de réponses. Toutes les parties distribuées de l’acte social pris dans sa totalité sont donc présentes dans la con- duite de chacun, “avec les valeurs particulières qu’elles ont pour lui et avec les valeurs qu’elles ont pour les autres membres du collectif impliqué” (Cefaï & Quéré 2006, 57).

La matière première dont est façonné un individu particulier est donc “sa relation aux autres membres de la communauté” (Mead 2006/1934, 261). La condition de sa participation à l’activité collective est, dès lors, la constitution du “self”, qui consiste à faire exister la perspective sociale –la perspective des autres ou du groupe– dans la conduite, de telle sorte que chacun puisse agir non seulement dans sa propre perspective, mais aussi dans celle du collectif. Le self permet alors l’émergence du soi : l’individu devient un soi dans la mesure où il

“organise ses propres réponses en fonction des tendances des autres à répondre à ses actes” (Mead 2006/1934, 420).

Cette optique, comme celle de Vygotski, oriente à l’évidence les concep- tions de l’éducation. Selon Mead, “l’éducation consiste (…) à permettre à l’enfant d’acquérir un ensemble organisé de réponses à sa propre stimulation ; tant qu’il ne répond pas à lui-même de la même manière que la communauté lui répond, il n’appartient pas véritablement à celle-ci” (Mead 2006/1934, 314).

Mais cette finalité s’étend à l’ensemble du parcours de vie. S’il pose à l’école maternelle, par exemple, l’objectif de “prendre les caractères de ces divers êtres vagues et de les agencer les uns par rapport aux autres en une relation sociale organisée afin de bâtir la personnalité du petit enfant” (Mead 2006/1934, 222), c’est du point de vue d’une thèse générale. Elle définit, d’une part, l’idéal d’une personnalité pleinement achevée : celle-ci consiste à saisir et à reprendre, dans l’expérience individuelle, les attitudes et activités organisées qu’incarnent et représentent les institutions sociales, au sein d’un environnement social. Prendre

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une attitude institutionnalisée, autrement dit, traduit la présence, à l’intérieur de chacun, d’un Autrui organisé. Cette thèse se prolonge d’autre part, en référence aux ampleurs différentes que peut prendre cet Autrui. Il peut référer à une com- munauté restreinte –une classe, une famille, un quartier… Mais le soi se déve- loppe par le fait d’intégrer un groupe plus étendu : puisqu’il correspond à cette organisation de la réponse sociale qui constitue la communauté comme telle, le degré de développement du soi dépend de la communauté.

Pour Mead, le soi se constitue de manière permanente dans le processus social. L’enjeu de l’éducation/formation devient dès lors le développement –tout aussi permanent– d’un processus social qui permet à chacun “d’exécuter sa part de réponse sociale en s’indiquant, en analysant, en décomposant et en recombi- nant les réponses possibles” (Mead 2006/1934, 297), dans un environnement de plus en plus vaste et diversifié. De ce point de vue, l’intelligence correspond à

“l’ajustement mutuel des actes de différents individus dans le processus social”

(Mead 2006/1934, 158), son développement étant corrélatif du développement du soi. Le processus de connaissance se définit comme “l’activité située d’orga- nismes qui s’adaptent et se réadaptent sans cesse à des environnements qu’ils transforment, dans une dynamique dont procèdent le connaissant et le connu”

(Cefaï & Quéré 2006, 47). Concernant tant les habitudes les plus simples que les symbolisations les plus complexes, le processus de connaissance conduit ainsi à une reconstruction ininterrompue de l’environnement “dans une dynamique qui tout en même temps, fait surgir les outils appropriés et sélectionner les maté- riaux pertinents, affine les capacités cognitives et façonne les ‘univers de discours’”

(Cefaï & Quéré 2006, 47-48). De ce point de vue enfin, référant clairement à une théorie sociologique du développement de l’esprit et du soi –en d’autres termes : de la conscience et de la personne–, les contenus de l’expérience –émotions ou sentiments, par exemple– traduisent la façon dont un individu prend “l’attitude des autres à son égard dans un environnement organisé de relations sociales”

(281), et devient, par ce processus, un objet pour lui-même.

Les développements qui précèdent indiquent le renversement de perspec- tive annoncé : ils substituent à la conception d’un déterminisme unilatéral du biologique sur les capacités mentales puis sur les activités humaines socialisées, la conception d’une dialectique permanente entre des capacités biologiques initia- les engendrant des comportements socialisés, des construits culturels signifiants issus de ces comportements socialisés et des capacités psychiques se transformant dans la confrontation à ces construits (Bronckart & Schurmans 2004). Une telle substitution offre au champ de l’éducation/formation un programme renouvelé en trois niveaux qui consiste : –à traiter les structures et processus par lesquels s’élaborent les mondes socioculturels signifiants ; –à aborder les mécanismes par lesquels les propriétés de ces mondes construits font l’objet d’une transmission- formation et d’une appropriation par les individus ; –à cerner les modalités selon

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lesquelles ces propriétés intériorisées contribuent à l’organisation de la personne singulière.

Le renouvellement conduit à remettre l’école à sa place, c’est-à-dire à la considérer comme une création historique récente, qui constitue un des lieux où se traite et s’élabore une partie des savoirs socialement repérables, mais une petite partie qui, selon Johsua (1998, 28), n’est pas la plus vitale du point de vue des échanges sociaux : de ce point de vue, les “savoirs quotidiens” –savoirs pragmati- ques, acquis en situation– sont de loin les plus nombreux et les plus utiles

“puisqu’ils assurent la sociabilité constitutive des êtres humains”. Le point de vue du didacticien rejoint ainsi parfaitement celui de Petitat (2005, 156) sur

“l’importance relative de la scolarisation par rapport à l’éducation diffuse des relations non spécialisées”.

Relations amoureuses et apprentissage expérientiel

es travaux se concentrent sur l’éducation diffuse, également qualifiée d’expérientielle. Ils portent sur des objets divers –la maladie, l’intelli- gence, l’amour, la solitude…–, qui sont mis au service d’une approche générale de l’interface entre l’institué –les produits de l’activité collective– et l’action ins- tituante des échanges sociaux. Plus précisément, il s’agit de considérer que les personnes intériorisent les évaluations de l’activité qui ont lieu dans leur con- texte social et qu’elles se trouvent dès lors dotées de représentations de leurs actions, représentations constituant elles-mêmes un reflet des évaluations collec- tives. Mais il s’agit aussi de considérer que, puisqu’elles y participent, elles sont à même d’évaluer ces évaluations elles-mêmes. Et par là, dans le cadre d’un proces- sus de transaction sociale (Schurmans 1994, 1996, 2001 ; Schurmans & Seferdjeli 2000), de participer, de façon dynamique, soit à la reproduction des représenta- tions collectives, soit à leur renouvellement. En termes meadiens, la transaction sociale revient à étudier l’ajustement mutuel des actes de différents individus dans le processus social.

La problématique qui fédère mes travaux et se traduit dans mon approche des sentiments amoureux, part de deux questions : –quelles sont les caractéristi- ques qui diversifient les modalités de l’expérience ; –quels sont les aspects contrai- gnants liés aux représentations collectives ? Les réponses permettent d’identifier non seulement les contraintes auxquelles est confrontée la personne, mais égale- ment les écarts entre représentations instituées et expériences vécues. Elles s’ouvrent sur l’apprentissage par une troisième question : –en quoi ces expérien- ces sont-elles formatrices ? S’engage dès lors un dernier faisceau de questions : – peut-on agir sur les contraintes qui nous traversent ; –peut-on développer un savoir innovant sur la base de l’expérience vécue ; –peut-on agir sur le monde à partir de ce savoir ?

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Notre recherche sur les sentiments amoureux (Schurmans & Dominicé 1998) a pris pour point de départ une expression métaphorique, celle de coup de foudre désignant une des modalités d’entrée en amour. Le matériau a été consti- tué par la transcription de deux cent cinquante récits, construits sur la base d’entretiens de recherche semi-directifs menés auprès de personnes qui recon- naissaient avoir fait l’expérience d’un coup de foudre amoureux au cours de leur histoire de vie. Ces entretiens ont été structurés en trois larges périodes : le récit de l’événement, soit le moment même du coup de foudre ; la suite de l’histoire, soit la façon dont le sentiment amoureux s’est intégré dans le parcours biogra- phique ; le bilan expérientiel, soit la façon dont, à ce jour, la personne évaluait l’événement et ses suites. L’analyse du matériau s’est d’abord fondée sur l’analyse factorielle des correspondances et l’analyse hiérarchique (cluster analysis) effec- tuées sur les données rassemblées durant un moment directif de l’entretien : les personnes avaient à se situer sur un ensemble de caractéristiques descriptives et évaluatives, issues d’entretiens exploratoires. Cette phase a permis de dégager les aspects consensuels des récits et de repérer également les divergences de position concernant le coup de foudre, divergences dont la corrélation avec les variables sociologiques caractérisant les narrateurs a été mesurée. Dans un second temps, les trois périodes du récit ont été l’objet d’une analyse structurale, sur laquelle je me centrerai ci-dessous.

Caractéristiques de l’expérience

“Le coup de foudre, c’est un manque de référence, une perte de la logique, c’est une décision que je dois prendre par une certaine intuition, sans avoir de certitude ; c’est faire un pari sur la folie” (Paula, 50 ans).

Abstraction faite des éléments irréductiblement singuliers de chaque his- toire vécue, les récits relatifs à l’irruption de l’événement font montre d’un enchaînement très stable de thèmes, organisés autour d’une symbolique forte : celle du feu frappé (Bachelard 1949), qui renvoie intensément à la métaphore de la foudre. Inaugurées par l’impact, s’expriment les caractéristiques de l’inattendu, la rapidité et la violence. Ces caractéristiques s’appuient sur des images qui réfè- rent à une force extérieure, dont la frappe marque les corps jusqu’à la douleur et, bouleversant les repères spatiaux, les renverse. L’origine de cette force est quali- fiée de surnaturelle : les thèmes du religieux et du magique sont sollicités, de même que celui de la révélation, révélation de l’autre et révélation de soi à soi.

Au-delà de l’impact, le noyau de sens central est celui de l’excès : lorsque l’immédiateté du désir s’impose, les caractéristiques de déstabilisation et d’irra- tionalité sont sollicitées. Le merveilleux est couplé au danger et les récits font appel aux thèmes de l’animalité et de la folie. L’image initiale de la perte de repères se prolonge donc par la perte du contrôle : lié au sentiment d’une altérité

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en soi, l’instinctuel est perçu comme absence de langage et de maîtrise. La réfé- rence au surnaturel, elle aussi, s’ouvre sur la mise en scène d’un espace où la rai- son ne fait pas loi. Les narrateurs expriment un questionnement identitaire lié à un sentiment inquiétant de perturbation des valeurs qui jusque-là semblaient organiser leur quotidien.

Lorsqu’intervient le franchissement de la distance (Rousset 1981), l’inten- sité du désir suscite l’expression d’une désorganisation des pratiques routinisées.

L’aspect central du récit est ciblé sur l’isolement du couple : l’amour passionnel fait appel aux images d’une coupure avec les modalités éprouvées des habitudes amicales, professionnelles, familiales. Les évaluations du narrateur se complètent en référence aux évaluations d’autrui : les autres réagissent à l’isolement, mani- festant par là les perturbations qu’ils éprouvent à leur tour. Un ensemble impor- tant de caractéristiques touche le profil de la personne aimée, décrite en référence aux images, parfois combinées, de l’étranger ou du jumeau, qui renvoient toutes deux, malgré leur apparente opposition, à l’idée d’une complétude parfaite qui prolonge la caractéristique d’isolement : les amoureux n’ont besoin de personne, mais ils se situent dès lors dans la transgression du jeu des interdépendances.

Représentations collectives

“Vous savez, j’étais une jeune fille éduquée dans la religion catholique ; ajou- tez à cela une éducation bourgeoise du côté de ma mère… Alors, vous voyez, avec mon comportement, le genre de scandale que je commençais à provo- quer !” (Fernande, 67 ans).

L’association des thématiques du danger et de l’immédiateté, articulées à celle du merveilleux, est interprétable à partir du moment où on sort d’une pers- pective exclusivement centrée sur la temporalité, pour développer une significa- tion socioanthropologique de la notion d’immédiat.

En matière d’alliance, l’expérience du coup de foudre amoureux exprime cette potentialité, toujours présente, de l’émergence d’une faille dans le tissage étroit des liens sociaux, dans les règles patiemment construites par l’activité col- lective pour pallier l’irruption du désordre. La charge positive des valeurs liées à l’irruption de l’amour intègre donc une charge négative liée à la non-médiatisa- tion de la relation. Le prototype du coup de foudre est donc éminemment trans- gressif et il se décline, au-delà des récits recueillis, dans les histoires emblématiques de personnages tels que Roméo et Juliette, Tristan et Yseult ou, plus récemment, Ariane et Solal. Les récits font écho à ces histoires que portent le roman, le théâtre, le cinéma : ils contribuent à leur répétition et à leur transmission, en même temps qu’à la divulgation du message qu’elles contiennent.

Ce message met en lumière le lien entre l’absence de médiatisation et la mort. Trois destinées départagent les histoires de coup de foudre. La première est

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celle que met en scène le prototype : tels Roméo et Juliette, les héros meurent, portant ainsi jusqu’au bout leur histoire d’exception ; l’organisation sociale ne peut sauver ceux qui la transgressent. La deuxième est celle de la mort de la relation : le couple se défait, les amoureux ne pouvant nourrir une relation qui ne s’appuie que sur elle-même. La troisième –la plus fascinante en termes d’apprentissage social– est celle de la mort du statut d’exception qui semble être la condition de la survie de la relation. Ceci consiste, pour les protagonistes, à abandonner le sentiment d’un destin héroïque : ils redéfinissent leur histoire dans le cadre col- lectif, la réinsèrent dans le tissu relationnel ou la médiatisent. Cette condition s’appuie sur le second visage du feu mis en évidence par Bachelard (1949). Face au feu frappé, se profile le feu frotté : si le premier traduit la face non maîtrisée de la symbolique, le second en revanche en exprime la face domestiquée, celle du foyer.

Les représentations évoquées sont à la fois structurées, disponibles dans le stock de connaissances de tous, même si elles ne réfèrent pas à l’expérience vécue, et organisées autour d’un symbole fort : le feu. Ces caractéristiques ont sollicité l’approche des mythes développée à partir de l’École sociologique (Bastide 1968) et nous ont portés à considérer, en particulier, l’efficace sociale du mythe. Du point de vue adopté, le mythe est généré par l’expérience existentielle de rap- ports sociaux qu’il faut organiser et d’un désordre qu’il faut intégrer. Par une logi- que d’essais et d’erreurs, les sociétés humaines ont expérimenté certains choix, porteurs d’organisation, qui ont constitué les matrices de choix ultérieurs, déter- minant la pente culturelle. Le principe de ces choix s’est structuré et s’est incor- poré dans les représentations collectives : il constitue l’habitus d’une collectivité et se situe hors d’atteinte de l’action volontariste.

Ce développement de l’efficace sociale du mythe implique encore deux questions : en quoi la problématique du coup de foudre reflète-t-elle les impéra- tifs d’organisation collective et pourquoi la non-médiatisation fait-elle problème ? Il faut, pour y répondre, solliciter les travaux fondateurs de Lévi-Strauss (1949) sur les systèmes d’alliance. Il suffit ici de rappeler que l’union des hommes et des femmes est, dans toutes les sociétés humaines, contrôlée par le groupe et que ce contrôle est institutionnalisé. Au-delà de la variété des modalités pratiques de ce contrôle, les alliances conformes se traduisent, pour l’homme, par le fait de pren- dre femme dans un groupe déterminé à l’avance et qui ne soit ni trop proche, ni trop éloigné. Ce qui correspond, en d’autres mots, à un équilibre endo-exogami- que.

La recherche évoquée ici porte certes sur des récits rassemblés dans le même environnement culturel, à partir d’une métaphore –le coup de foudre– qui fait sens pour des interlocuteurs francophones et renvoie à la notion de feu frappé. Il importerait de développer la démarche dans d’autres environnements et de s’interroger sur la transversalité d’une référence à la symbolique du feu pour

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traduire la dimension passionnelle. La brève investigation réalisée sur les expres- sions qui, en d’autres langues, traduiraient la notion de coup de foudre amoureux montre que le feu n’est pas toujours sollicité. En revanche est sollicitée l’exis- tence d’une modalité d’entrée en amour qui présente les caractéristiques de l’immédiateté et de l’inattendu. Ainsi en est-il, par exemple, des expressions cas- tillane –flechazo (coup de flèche)–, néérlandaise –op de slag verliefd (tomber amoureux sur le coup)– ou camerounaise –tomber sans glisser. Les mythes fonda- teurs sont nombreux qui mettent en scène l’articulation entre amour-passion et transgression. Ils indiquent qu’aucune organisation humaine ne reste indiffé- rente face à l’articulation délicate entre liberté amoureuse et contrôle social.

Comment ce contrôle se concrétise-t-il dans l’Histoire de notre environne- ment social ? À la fin de la Renaissance, l’institutionnalisation du contrôle des alliances se décrit sous l’angle d’inclinations, de réglementations et de représenta- tions interreliées (Flandrin 1993, 1983, Le Goff 1985, Daumas 1996). Les motiva- tions au mariage reposent essentiellement sur une logique d’alliances interfamiliales et de procréation, qui intègre le mariage d’argent ; le sentiment amoureux, en revanche, est considéré comme transgressif, voire anormal. Les normes juridi- ques et la doctrine chrétienne appuient une conception politique et religieuse du mariage, visant en même temps à identifier ceux qu’il est légitime d’épouser et à maîtriser l’expression du désir par le contrôle de la sexualité. Un système d’inter- dictions, inséré dans l’ensemble de l’organisation de la vie quotidienne au travers notamment des empêchements de parenté, se traduit également dans les repré- sentations relatives à la notion d’amour. Ainsi, l’amour-passion présente-t-il une face sanctifiée : celle qui, absente de concupiscence, s’exprime dans l’amour divin et une face diabolisée : l’amour-désir, qui témoigne de l’animalité de l’humain.

Pour les rapports conjugaux, un amour-amitié se voit valorisé, en tant qu’étin- celle de l’amour de Dieu : il s’agit d’un amour-compagnonnage proche de la notion d’affection conjugale.

Les travaux des ethnographes montrent aussi qu’en matière d’amour, mal- gré le poids des interdits, la tentation est permanente (Flandrin 1993). Les archi- ves, judiciaires notamment, font état des conflits qui dressent les jeunes gens contre leurs pères pour la reconnaissance d’un amour obstiné. Une perspective historique permet de comprendre le progressif affaiblissement des contraintes normatives explicites, issu tout à la fois de la difficulté de réprimer le désir et de l’émergence –articulée à cette difficulté– de nouvelles représentations du senti- ment amoureux.

La figure du fin’amor (rebaptisé amour courtois au XIXesiècle) émerge dès le XIIes. et signe l’ébauche d’une conception des relations entre sexes qui fait place aux sentiments et à l’érotisme. Si elle reste limitée aux milieux de cour, cette figure est intéressante car elle inaugure le lent mouvement de transformation qui,

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de la Renaissance aux Lumières, voit se déployer et se diffuser une idéalisation de l’amour entre homme et femme.

Ce mouvement est accompagné d’autres transformations lentes : la valori- sation de l’intimité et de l’intériorité (Ariès & Duby 1986), par exemple, qui participe du processus d’individuation et entraîne, en matière d’alliance, un affaiblissement continu des contraintes légales et religieuses encadrant la cons- truction des couples et les relations entre conjoints. Ces lignes de force sont en phase, dès la fin du XVIIIes., avec le mouvement romantique dont les caractéris- tiques –mise en question des obligations normatives, connotation ambivalente de la passion, affirmation de la possibilité d’inventer son devenir– ont participé de la transformation des représentations liées à la notion d’amour. Autour du XIXes., les connotations normatives liées à l’amour-passion ne sont plus relati- ves à la bipartition entre les sphères du divin et de l’animalité. La positivité et la négativité du registre passionnel sont enchevêtrées : la passion porte à la folie, à la souffrance et à la mort, autant qu’au dépassement de soi, à la créativité et à la vie.

C’est de la présence agissante de ces systèmes complexes de représentations que témoignent tant l’investigation historique que, au présent, les récits étudiés.

Aux yeux des narrateurs, les notions d’excès, d’irrationalité et d’isolement con- notent toujours la passion amoureuse de transgressivité ; mais l’attrait simultané, collectivement porté, pour le sentiment amoureux met chacun dans l’obligation de participer au traitement des valorisations contrastées liées à l’amour. À tra- vers les évaluations qui se trouvent exprimées dans les récits, les narrateurs manifestent leur capacité à faire exister cette perspective sociale qui signe le self : leur réflexivité témoigne du travail d’articulation de leur propre perspective avec la perspective des autres –ceux avec lesquels ils interagissent– et du groupe –le collectif sociohistorique dans lequel ils sont insérés.

Ce travail d’articulation est nommé ici transaction sociale. Il s’est traduit, dans le matériau de la recherche, par l’exposé de ce que les narrateurs retenaient de l’expérience en termes d’apprentissage.

Apprentissages expérientiels

“Le coup de foudre n’est pas quelque chose qu’on construit. Je pense qu’une relation amoureuse, on la construit” (Soledad, 32 ans).

Durant l’entretien de recherche, le récit relatif à l’expérience d’un coup de foudre amoureux s’est prolongé par une troisième période, déjà mentionnée : le bilan évaluatif a posteriori. À l’exception des personnes dont l’expérience était si récente qu’elle n’autorisait pas un recul suffisant, nos interlocuteurs ont dressé, face au coup de foudre, un modèle comparatif qui en identifie l’antonyme. Dans ce modèle, la progressivité de la construction d’une relation s’oppose à l’immé-

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diateté. La question du désir et de la sexualité se fait discrète. La thématique de l’irrationnel est remplacée par celle de la sagesse et de la maturation. Celle de la folie et de l’excès par celle de la raison. Celle de l’isolement du couple par une conception de la relation comme insérée dans le cadre de relations sociales préexistantes. Les connotations négatives liées au sentiment de danger font place à la valorisation d’une relation plus sûre et solide. Le partenaire n’est plus décrit sous les traits de l’étranger ou du jumeau, mais plutôt comme un autre proche, ni trop semblable, ni trop différent. En un mot, c’est presque terme à terme que se développe l’antonyme. L’ossature logique que présente l’anti-portrait du coup de foudre amoureux est celui du mariage arrangé.

Ce constat s’ouvre donc sur l’interprétation : dans nos systèmes de repré- sentations, coexistent deux types idéaux contrastés qui balisent les possibles. Le coup de foudre a pour avantage de mettre en scène les valeurs positives assorties à la liberté de choix et à l’intensité amoureuse. Les valorisations négatives du danger liées à l’immédiateté au sens de non-médiatisation se dessinent a poste- riori. Le mariage arrangé a la caractéristique d’être chargé, à nos yeux d’occiden- taux actuels, de valorisations négatives (non-liberté de choix, relation d’amitié conjugale plutôt que d’amour) et il acquiert dans la comparaison sa charge positive (sagesse, sécurité) fortement articulée à la médiatisation, c’est-à-dire à l’inter- vention organisatrice du social.

L’enquête a été le moyen d’expliciter une expérience, à chaque fois singu- lière, mais qui prend place dans un ensemble d’expériences possibles, balisé par les deux types idéaux. Le plan de l’analyse des représentations singulières est clairement articulé à celui des représentations collectives qui se trouvent objec- tivées dans les récits emblématiques (Roméo et Juliette, pour l’une de ses versions célèbres) dont dispose la mémoire collective. Schématiquement, les protago- nistes sont situés entre deux pôles en tension : aux yeux d’une valorisation de l’individualité, le premier est tentant et l’autre, peu attractif ; aux yeux du col- lectif préoccupé de l’équilibre endo-exogamique, le premier est dangereux et l’autre très adéquat. Que se passe-t-il dès lors, en termes d’orientation de l’agir de chacun ?

Rapport à l’action

“Le prolongement du coup de foudre n’est possible qu’avec un manque et un projet, sinon c’est un coup de foudre de passage” (Stanislas, 48 ans).

“Soit ça tombe comme ça, et puis ça fait des dégâts, soit ça continue : il faut entretenir le feu” (Béatrice, 38 ans).

L’orientation de l’action de chaque personne, face à cette tension, est lisi- ble sous deux angles. Elle s’exprime au cours même de l’entretien d’enquête et

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elle renvoie à un aspect complémentaire du bilan expérientiel : celui dont font état les locuteurs dont la relation de couple a perduré.

La dimension discursive propre à la situation d’entretien constitue un moment clef dans la mesure où elle implique que l’expérience vécue intègre celle de la communauté, c’est-à-dire, tout à la fois, l’expérience d’un monde partagé de significations et l’expérience d’autruis partageant ce monde. Le matériau indi- que avec clarté que, pendant l’entretien, se négocient le degré d’adéquation de l’histoire propre et des types idéaux (“est-ce que c’était vraiment un coup de fou- dre, pour finir ?”) et l’intensité, la complexité des connotations évaluatives qui leur sont liées (“c’était merveilleux mais douloureux”). Autrement dit, l’échange que constitue la relation d’enquête prend place dans la tension entre les pôles qu’il contribue à produire et à évaluer.

Le bilan expérientiel par ailleurs, lié à l’histoire propre, procède à l’exposé de la façon dont les locuteurs évaluent le déroulement de leur relation. Ils racon- tent la façon dont ils ont travaillé à l’insertion de leur histoire d’exception dans le quotidien, c’est-à-dire dans un espace collectif et un tissu relationnel. Ils expliquent les habiletés mises à travailler sur le sens de ce qui leur est arrivé, se référant à la nécessité de domestiquer le feu frappé, tout autant qu’à la possibilité de puiser tant dans leur expérience de l’amour passionnel pour revivifier un com- pagnonnage trop sage, que dans celle du compagnonnage pour apaiser une pas- sion trop brûlante. Ils expriment ainsi que l’espace, dessiné par les polarités, est un espace de possibles, c’est-à-dire l’occasion de déplacements potentiels vers l’un ou vers l’autre des extrêmes en cours de relation.

Julie (39 ans), l’une des personnes interrogées, exprime de façon exem- plaire son rapport à l’action, le référant tant à une première expérience relation- nelle qu’à celle qu’elle développe ensuite dans les interactions qui caractérisent son second couple. Elle nous dit qu’après avoir vécu un coup de foudre ayant abouti à une séparation douloureuse, elle connaît, avec l’homme qui devient son mari, une histoire inversée : à partir d’une rencontre peu investie, un “attache- ment très grand et très progressif” prend forme. Lorsque, quelques années plus tard, son mari tombe malade sans espoir de guérison, elle puise dans sa connais- sance de la passion : “on s’est dit ‘mais on est fou de ne pas profiter assez !’, tu vois, et là, il y a eu cette espèce de frénésie du coup de foudre, on s’est dit ‘mais on était beaucoup trop raisonnables !’… on n’a pas profité de cette passion qui était tellement réservée, ténue… on avait trop de réserves. J’ai eu un coup de foudre trop tard pour mon mari, je l’ai eu au moment où il allait mourir… Le coup de foudre, il a été second, il a été au service du raisonnement, ce n’est pas l’inverse. Alors que, dans la première situation, c’était… il n’y avait aucun rai- sonnement… c’était : ‘cet homme-là, il est pour moi’”.

Les interactions langagières rendent donc les significations de l’expérience communicables et, par là, discutables et amendables. Ces interactions traduisent

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une recherche portant sur l’évaluation partagée de l’expérience, recherche qui correspond à une tentative commune d’identification de l’action qui convient.

Le matériau que constituent les évaluations langagières échangées et ajustées dans le cadre de l’activité sociale, en balisant l’imaginaire individuel et collectif, balise également le cadre de l’action propre. Ce processus, mis en évidence par le biais de propos sur l’amour, porte plus largement sur l’équilibration entre socia- lité et individualité, équilibration abordée sous l’angle de cet “enchevêtrement d’autonomie et de dépendance” qui caractérise la structuration normative du social” (Petitat 2003, 102).

Conclusion

’enjeu central a consisté ici, à la suite de Vygotski et de Mead, à contribuer à l’élargissement du regard sociologique sur le champ de l’éducation/forma- tion et, dans le même mouvement, à son désenclavement.

Si, depuis les sciences de l’éducation, on devait continuer à n’accorder qu’une place marginale aux dimensions qui échappent aux dispositifs formels de l’éducation/formation, la réflexion théorique serait soumise à une définition d’ob- jets prédéfinis dans une logique institutionnelle rigide. Dès lors un chercheur pour- rait trouver légitime d’étudier la socialisation scolaire sans considérer ce que le processus a de semblable ou de différent avec une socialisation dans un quartier urbain et, a fortiori, sans pouvoir espérer participer à une problématisation géné- rale de la socialisation qui éclairerait pourtant la socialisation scolaire… Aborder les négociations entre élèves concernant la résolution d’une tâche mathématique serait possible sans réfléchir à des situations extrascolaires ou à d’autres âges de la vie et donc sans participer à une réflexion théorico-empirique sur la transaction sociale. Les exemples sont multiples. Ils rappellent malheureusement l’homologie décrite par Passeron (1991, 94) entre “l’orthodoxie (légitimité religieuse d’insti- tution) et l’intérêt des fonctionnaires du sacré à disqualifier les diffuseurs concur- rents de ‘biens de salut’ (sorciers ou nouveaux prophètes)” et les “rigidités mentales et comportementales” qui, dans les institutions éducatives, se traduisent par une

“allergie aux déviations et concurrences” ainsi que par le “respect de la ‘compé- tence’ et de la hiérarchie des compétences telles que les stratifie l’institution”.

Si en revanche, depuis les sciences de l’éducation, le tournant interaction- niste historico-social est pris au sérieux et, par conséquent, les apports de Vygotski et Mead, alors on peut espérer aborder, comme le propose Petitat (2003, 2005), l’articulation entre l’approche de rapports sociaux spécialisés (notamment scolai- res) avec celle des autres rapports sociaux de la vie quotidienne. Cette articula- tion consiste, notamment, à ouvrir les sciences de l’éducation à l’éducation diffuse, relative aux relations quotidiennes non spécialisées. L’exemple développé ici va Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.37.195.216 - 06/03/2012 15h37. © De Boeck Université

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dans le sens de cette ouverture. Il fait appel à l’un des objets qui, depuis une défi- nition étroite du champ éducatif, lui est particulièrement éloigné : les relations amoureuses. Par son éloignement même, il illustre particulièrement bien l’option de Petitat (2005, 159) : “Toute relation sociale –constituée ou en voie de consti- tution, figée ou en mouvement– comporte des dimensions éducatives, parmi les- quelles on peut distinguer entre inculcation, apprentissage et socialisation. Entrer dans une relation, c’est faire l’expérience au moins partielle de la pluralité de ses possibles et éventuellement de ses transformations”.

La relation amoureuse permet de saisir la dimension d’inculcation inhé- rente à l’action du contexte sociétal sur les acteurs sociaux. Cette dimension se manifeste, en matière de construction du couple, par l’intégration d’un registre évaluatif. Nos interlocuteurs exposent leur connaissance des connotations éva- luatives liées à une modalité non médiatisée –l’amour passionnel– et à une modalité médiatisée –la relation d’affection. L’origine de cette connaissance s’éclaire par son lien à l’impératif d’équilibre endo-exogamique et par son rap- port aux dispositifs objectivés –normes et règles– et aux dispositions subjectivées –représentations, motivations, sentiments, émotions– qui étayent le contrôle social des alliances, dans un environnement sociohistorique donné.

Ce même objet de recherche occasionne tout autant l’appréhension de la dimension d’apprentissage liée à la relation sociale : nos interlocuteurs exposent leur expérience de relations où se mettent en œuvre les dispositions subjectivées historiquement constituées, même dans le cas d’un affaiblissement des disposi- tifs objectivés. Notre analyse permet de rendre compte du travail que développe chaque protagoniste lors des interactions qu’il expérimente en synchronie : tra- vail d’évaluation et travail d’ajustement des dispositions subjectivées.

L’objet de recherche permet enfin de comprendre la dimension de sociali- sation qui est liée à la relation de couple, dès la rencontre et tout au long du développement de la relation. Cette dimension se traduit par la façon dont les protagonistes insèrent leur travail d’évaluation et d’ajustement en contexte d’activité. L’analyse révèle leur capacité à saisir les dispositions qui y sont véhi- culées, à transiger avec autrui, à participer au processus collectif d’évaluation et d’ajustement de ces dispositions dans un système de relations dans lequel ils s’intègrent et qu’ils contribuent à produire et reproduire.

La recherche évoquée contribue, par conséquent, à une réflexion théorique générale sur les diverses façons dont les dimensions éducatives s’effectuent dans le cadre de relations de type divers, parmi lesquelles les relations amoureuses.

Mais elle contribue aussi, plus largement, au développement des options théori- ques et épistémologiques de l’interactionnisme historico-social. Et, notamment, à l’ambition générale des sciences sociales-humaines qui s’inscrivent dans cette perspective : celle de saisir leur objet à partir d’un schéma descendant qui pose, au départ, l’activité collective et, à l’arrivée, la personne et sa pensée consciente (Bronckart, Clémence, Schneuwly & Schurmans 1996).

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