N° 797
Essais de réponse à quelques questions de l’Union des Physiciens
par Pierre-Gilles DE GENNES Prix Nobel de physique 1991
1) Quelles découvertes majeures en physique depuis la guerre ?
Je limiterai ma réponse à quelques secteurs que j’essaye de suivre et qui sont, me semble-t-il, proches des intérêts de l’UdP.
a) D’abord l’optique, comme le phénix, renaît au moins trois fois de façon inattendue : avec le laser, avec l’optique non linéaire, et plus récemment avec les atomes ultra froids.
b) La physique de la matière condensée a pris son essor : en premier, sont venus les semi-conducteurs (le transistor en 48), en même temps que les mécanismes électroni- ques dans les métaux. Le magnétisme s’est enrichi d’un outil remarquable : la résonance nucléaire. Les supraconducteurs, connus et mystérieux depuis 1911, sont enfin compris (au moins pour les métaux usuels). Sur tous ces sujets voir le livre de C. Kittel, «Introduction à la Physique des solides», éditions Dunod, 1958. Plus tard est venue la «matière molle» (polymères, cristaux liquides, surfactants, ...).
c) La physique statistique a fait un grand bond en avant. Les transitions de phase ont été enfin comprises, par les travaux de Kadanoff sur les lois d’échelle, et par la caractérisation de structures self similaires. Les théoriciens des particules élémentai- res ont apporté leur contribution : le groupe de renormalisation (Wilson 1970) (voir le livre de Toulouse et Pfeuty, aux Presses Universitaires de Grenoble).
d) Les phénomènes non linéaires se sont un peu clarifiés : la famille des mouvements chaotiques - pour des systèmes à quelques degrés de liberté - est bien identifiée (voir le beau livre de Bergé, Pomeau et Vidal ; éditions Herrmann). Pour les systèmes plus vastes (par exemple en hydrodynamique turbulente) il reste beaucoup à faire.
2) Une expérience simple à montrer à des jeunes ?
Je pense tout naturellement au démouillage. Très souvent, devant de vastes publics, j’ai fait la petite démonstration suivante (que je dois au groupe de F. Brochard) : on met sur un rétroprojecteur un «transparent» (usuellement en polyéthylène) hydrophobe.
Là-dessus on pose d’abord une petite goutte d’eau : elle ne s’étale pas. Puis on ajoute
BULLETIN DE L’UNION DES PHYSICIENS 1807
Vol. 91 - Octobre 1997 P.-G. DE GENNES
plus d’eau pour former une flaque (étalée par son propre poids). Enfin on écrase la flaque avec son doigt, en étalant. La feuille ne veut pas être mouillée. Elle développe (soit à partir des bords de la flaque, soit par des centres de nucléation à l’intérieur) des régions sèches. On peut voir à l’œil que la vitesse de croissance de ces régions sèches est assez bien définie. C’est là l’expérience de base du démouillage. On peut mesurer quantitativement la vitesse en filmant le processus, et faire varier la viscosité η du liquide, etc. (la vitesse varie comme 1⁄η). Cette expérience débouche sur de nombreuses applications : protection des végétaux par des solutions aqueuses, correction des défauts de l’imprimerie offset, aquaplaning des voitures, mécanismes du séchage dans les machines à laver, ... (pour plus d’informations sur ce type d’expériences voir «La juste argile», M. Daoud, C. Williams eds, Éditions de Physique 1995, chapitre I.)
3) Pourquoi êtes-vous devenu scientifique ?
A cette époque lointaine, j’avais un certain goût pour les humanités, la littérature, les arts. Mais il me semblait déjà que, dans ces secteurs, tous les coups sont permis.
On lance des pots de peinture sur un mur, et on appelle cela de l’art. La peinture, expulsée des représentations réalistes par la photographie, se réfugie dans une fuite en avant. Et un peu la même chose pour le roman, etc. Au contraire, dans les sciences, j’avais l’impression que l’on ne peut pas faire n’importe quoi : qu’on travaille avec un but, et avec des tests fréquents pour voir s’il y a eu un réel progrès : si une technique marche, ou si une idée nouvelle est valable.
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Essais de réponse à quelques questions de l’UdP B.U.P. n° 797