• Aucun résultat trouvé

View of Švankmajer, Sade et les possibilités infinies de la viande. Une lecture de Lunacy

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "View of Švankmajer, Sade et les possibilités infinies de la viande. Une lecture de Lunacy"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

Švankmajer, Sade et les possibilités infinies de la viande

Une lecture de Lunacy

Audrey Lemieux

Résumé

Lunacy (2006), l’avant-dernier film du cinéaste d’animation Jan Švankmajer, n’est pas un biopic (biographical picture) ; il s’agit d’un long métrage fictionnel, ponctué de courtes séquences d’animation stop motion, dans lequel la figure du Marquis de Sade occupe une place de première importance. Un tel scénario n’est pas sans susciter plusieurs questions : que signifie, dans la démarche de Švankmajer, la reprise des motifs associés à l’œuvre et à la vie du Marquis de Sade ? S’agit-il seulement de mettre en scène une figure d’écrivain bien connue, ou de cautionner, par l’intermédiaire de cette même figure, un cinéma pour le moins dérangeant ? Telles sont les pistes qu’explore l’auteure de cet article afin de mettre en saillance ce qui, de la pratique de l’écrivain français, intègre l’atelier du cinéaste tchèque.

Abstract

In Lunacy (2006), a movie from Czech filmmaker Jan Švankmajer, the French writer Marquis de Sade appears as a leading character. However, this movie is not a biopic (biographical picture): it is a fictional full-length film – including short sequences of stop motion animation – inspired by the works of Marquis de Sade and Edgar Allan Poe. Faced with such a screenplay, some questions must be considered: what does imply this portrayal of life and works of Marquis de Sade? What was the purpose of Švankmajer? Was it only to show a well-known weird writer on screen or, in a more complicated way, was this odd figure answering for a disturbing cinema? In this paper, the author intends to show, at last, that Marquis de Sade and Švankmajer share many creative issues.

Keywords

(2)

Il est rare que l’écrivain soit représenté autrement qu’en pleine fonction : l’écrivain écrit, ne cesse jamais d’écrire, tant et si bien qu’il n’est pas étonnant qu’on assimile la production littéraire, ironise Barthes, dans Mythologies, « à une sorte de sécrétion involontaire, donc tabou [sic], puisqu'elle échappe aux déterminismes humains […] »1. À l’inverse, il semble tout aussi difficile d’abstraire l’écrivain – entendre ici l’homme vivant ou qui a jadis vécu – de son œuvre. C’est ce qui amène Julian Barnes à se demander, au début du Perroquet de Flaubert : « l’image, le visage, la signature ; la statue 93 pour 100 cuivre et la photographie de Nadar; le petit morceau de vêtement et la boucle de cheveux. Qu’est-ce qui nous excite dans les reliques? Ne pensons-nous pas que les mots suffisent ? »2. S’il est à peu près impossible de faire fi de la double contrainte qu’impose, à celui qui s’y intéresse, toute figure d’écrivain – double contrainte dont l’écrivain semble être le dépositaire privilégié et qui s’appelle vieoeuvre3, pour reprendre le mot-valise de Dominique Noguez –, il n’en reste pas moins que certaines libertés s’offrent au biographe, au portraitiste, au cinéaste, dans le processus qui mène à la représentation d’une telle figure : liberté de l’invention, liberté de la fiction.

* * *

Dans son avant-dernier long métrage, intitulé Lunacy, le cinéaste tchèque Jan Švankmajer met en scène la figure de Sade sans faire l’impasse, certes, sur sa vieoeuvre, mais sans non plus se contenter de représenter fidèlement le devenir de l’écrivain et de son œuvre. Il faut préciser, d’entrée de jeu, que Lunacy n’est pas un film sur Sade : l’écrivain français y apparaît à titre de personnage, au sein d’une trame narrative qui doit tout autant à ses œuvres qu’à celles d’Edgar Allan Poe. Or, si les emprunts aux nouvelles de Poe (L’Enterrement prématuré et Le Système du Docteur Goudron et du Professeur Plume) y sont manifestes et assumés comme tels, la figure de l’écrivain américain, elle, n’apparaît jamais dans Lunacy. Est-ce donc que le corps de Sade, corps de libertin, de jouisseur déjanté, incessamment emprisonné et libéré, appelle davantage à la figuration que celui de Poe ? Chose certaine, ce n’est ni le corps de Sade en tant qu’écrivain ni sa pratique d’écriture qui semblent avoir retenu l’attention de Švankmajer, car le Sade qui l’intéresse n’est jamais représenté en train d’écrire ; il est en revanche continuellement en train de discourir, de déclamer, de se mettre en scène – à la ressemblance de ses personnages libertins. Mais, outre cela, on pourrait croire que le cinéaste dresse, tout au long du film, un portrait assez fidèle de Sade : on reconnaît de lui certains attributs physiques, on parvient à identifier certains épisodes de sa vie,

1. Roland B

ARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, « Points », 1957, p. 32.

2. Julian B

ARNES, Le perroquet de Flaubert [1984], Paris, Stock, « Bibliothèque cosmopolite », 1986, p. 13.

3. Dominique N

OGUEZ, « Ressusciter Rimbaud », dans Rimbaud, s. dir. Jean LAROSE, Gilles MARCOTTE et Dominique

(3)

certains thèmes et motifs propres à son œuvre. Toutefois, les éléments issus de la biographie de Sade se mêlent à la fiction dans le plus grand désordre, sans égard ni pour la vraisemblance ni pour la vérité historique. Lunacy n’a donc rien d’un film à prétention biographique : il s’agit d’une fiction à part entière, d’un véritable « film d’horreur philosophique », pour reprendre l’expression même de Švankmajer.

Tout comme Sade cherchait, selon Annie Le Brun, à « s’éloigner des conditions ordinaires de la pensée, et [à] s’en éloigner définitivement »4, on pourrait dire que Švankmajer s’écarte des conditions ordinaires de la représentation, bousculant sans cesse nos attentes, au point même, parfois, de pousser la subversion jusqu’à mettre sous nos yeux ce que nous pouvons à peine imaginer. Par exemple, l’horreur, dans Lunacy, n’est suscitée ni par la figuration de Sade, ni par l’adaptation de certains passages tirés des nouvelles de Poe, mais bien plutôt par les intermèdes d’animation stop motion qui ponctuent la trame du film (on en compte trente et un), intermèdes qui s’offrent comme une sorte d’énumération des possibilités de la viande, terribles jeux d’une chair morcelée, tranchée, rampante ou sautillante, qui ne sont pas sans rappeler, à bien y penser, l’inventaire des supplices que proposent les Cent vingt journées de Sodome. En fait, c’est précisément là que réside tout l’intérêt de Lunacy : la pratique d’écriture de Sade n’y est jamais représentée, mais elle contamine, pourrait-on dire, la pratique même de Švankmajer, qui reconnaît d’ailleurs d’emblée qu’il doit à Sade le « caractère blasphématoire et subversif » de son film. Évidemment, il y a lieu de questionner cette appropriation et, plus encore, sa revendication. S’agit-il seulement de la manifestation d’affinités électives ? La figure de Sade ne sert-elle qu’à cautionner les aspects les plus subversifs de Lunacy ? Dans l’intention d’y voir plus clair, nous suivrons à présent d’aussi près que possible la dissémination de la figure de Sade à travers les différentes couches de signification du film, nous attardant d’abord au déroulement de la trame narrative et à la construction des personnages, pour ensuite porter attention aux enjeux de création qu’ont en partage le cinéaste et l’écrivain.

1. Figuration de Sade et intertexte sadien dans Lunacy

Le personnage principal de Lunacy, Jean Berlot, est un personnage typiquement sadien, c’est-à-dire une victime sadienne idéale : dans l’œuvre de Sade, remarque Barthes, « de même que l’esprit, l’intelligence, l’imagination font les bons libertins, de même la sensibilité, la vivacité, le

4.

(4)

romanesque, la religion font les bonnes victimes »5. Pieux, naïf et sensible, Jean Berlot vient d’assister aux funérailles de sa mère, morte folle à l’asile d’aliénés de Charenton (on se souviendra, au passage, que Sade a séjourné deux fois à Charenton6 : neuf mois, la première fois, en 1789 ; onze ans, la seconde fois, de 1803 à 1814, année de sa mort). Profondément troublé par les durs événements qu’il vient de vivre, Jean est la proie, dans son sommeil, d’une terreur nocturne : dans la chambre d’auberge qu’il occupe, il voit apparaître deux geôliers au visage menaçant qui s’avancent vers lui avec une camisole de force. Jean, en tentant de se défendre contre ses assaillants imaginaires, détruit complètement le mobilier de sa chambre, ameutant ainsi toute l’auberge. C’est alors que le Marquis entre en scène : il s’approche du jeune homme, le gifle et lui ordonne de se réveiller. Représenté sous l’aspect d’un aristocrate d’une soixantaine d’années, le personnage du Marquis ressemble presque en tous points à la description de Sade que fournit Mlle de Flore, à la suite de sa visite au théâtre de Charenton :

Les coins de sa bouche retombaient avec un sourire dédaigneux. Ses yeux petits, mais brillants, étaient dissimulés sous une forte arcade qu’ombrageaient d’épais sourcils; ses paupières plissées recouvraient les coins de l’œil, comme celles d’un chat […]. Sa taille était droite et élevée, son port noble. Il avait conservé de grandes manières et beaucoup d’esprit.7 Pour compléter le portrait du Marquis, il suffit d’ajouter à tout cela une perruque et les habits de circonstance – culotte bouffante, redingote, jabot, etc. Il ne reste alors plus qu’à décrire le seul trait par lequel Švankmajer singularise son personnage : un rire affreux, frénétique, qui rappelle le grouinement furieux des porcs8 qu’on égorge.

Le lendemain de sa crise, Jean cherche à dédommager l’aubergiste des dégâts qu’il a causés : il apprend qu’un certain Marquis a déjà déboursé la somme nécessaire ; ce Marquis-là, qui plus est, l’invite à déjeuner, avec force sourires engageants. D’emblée, le jeu du prédateur s’ouvre sous nos yeux et l’on devine par avance que la proie qu’il convoite aura tôt fait d’échouer dans ses rets. Après le déjeuner, sous prétexte qu’ils s’en vont dans la même direction, le Marquis offre à

5.

Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1971, p. 28.

6.

Toutes les données historiques et biographiques qui seront mentionnées dans cet article proviennent de la biographie de Gilbert Lely (Vie du Marquis de Sade, Paris, Jean-Jacques Pauvert/Garnier Frères, 1982).

7. Ibid., p. 613. 8.

Est-ce un hasard si ce rire porcin et les multiples pièces de porc animées qui apparaissent dans les intermèdes (à commencer par la carcasse de porc qui s’ouvre sous nos yeux, dès les premières secondes du film) coïncident avec le goût véritable de Sade pour la viande de porc… et les sobriquets inusités? « Puisque nous sommes sur cette matière-là, je vous dirai donc, Porc frais, de mes pensées » (ici Monsieur le 6 annote : “C’est que j’aime le cochon et que j’en mange fort peu ici”), « que j’ai travaillé à tâcher de vous donner un plan du coussin exigé par l’infirmité de mon derrière. […] », peut-on lire, dans une lettre de Sade adressée à Madame de Sade, en novembre 1783. Cet extrait est commenté par Jean-Jacques Pauvert (voir Sade vivant, t. 2 (1777-1793), Paris, Robert-Laffont, 1989, p. 409).

(5)

Jean de prendre place à bord de son fiacre. Chemin faisant, Jean révèle au Marquis qu’il est depuis peu orphelin et qu’il n’a ni frère ni sœur ; comme il est d’usage dans les récits sadiens, là où la victime s’en va, personne ne l’attend. Au bout d’un certain moment, le Marquis s’endort (ou fait semblant de s’endormir – et l’on songe, ici, au trajet en fiacre effectué par Sade et Rose Keller9). Jean est bientôt gagné à son tour par le sommeil. Une pluie diluvienne s’abat soudain ; le Marquis fait arrêter le fiacre, réveille brutalement Jean, et lui fait savoir, avec un sourire narquois, qu’ils sont arrivés au point précis où leurs chemins se séparent. Tandis que Jean poursuit misérablement sa route sous la pluie, le Marquis le fait suivre, l’épie, puis, au bout d’un moment, fait signe au cocher de le rejoindre et, dans un grand accès de rire, ordonne au jeune homme d’embarquer à nouveau dans le fiacre. Les prémisses du film sont donc, elles aussi, typiquement sadiennes : la fatalité conduit Jean, personnage par nature faible et affaibli encore davantage par le deuil qu’il porte, à tomber entre les mains d’un personnage malveillant qui n’aura de cesse de s’amuser à ses dépens. À cet égard, il faut préciser que Švankmajer exploite certains traits qui ont souvent été attribués à tort au véritable Sade : on a notamment vu chez lui un amour inconditionnel du Mal10, alors que le « mal » faisait simplement partie de ses préoccupations, tant sur le plan philosophique que sur le plan artistique. En revanche, la conduite du Marquis, telle qu’elle est dépeinte tout au long du film, est celle d’un pervers raffiné, qui « ne choisit pas le fantasme, ni non plus, comme Sade, le discours, [mais] […] l’acte […] ; il se voue à faire le mal, telle est sa perversité »11. Le Marquis n’est cependant pas un criminel, au contraire de certains pervers sadiens : il joue à faire le mal bien davantage qu’il ne se voue au mal. Mais il n’en reste pas moins que s’installe, entre les deux personnages principaux, le rapport de prédation que nous avons décrit : le Marquis, sans aucune pitié, se joue de Jean.

Une fois arrivé au château du Marquis, qui rappelle, par sa situation isolée et sa décrépitude, certains des châteaux sadiens, Jean est la cible de jeux toujours plus cruels. Par exemple, au terme d’une longue diatribe contre la religion qui scandalise le jeune homme, le Marquis feint de mourir, après s’être étouffé avec une banane. À la suite de cet incident traumatisant, Jean doit participer, contre son gré, à l’enterrement du Marquis, après quoi on le force à faire le guet, toute la nuit, à l’entrée du cimetière. Au petit matin, réveillé par une cloche qui sonne à toutes volées, Jean se rend dans le caveau familial où le Marquis, la veille, a été enterré : ce dernier, bien vivant et hilare, tire

9.

Gilbert LELY rapporte que, durant une partie du trajet en fiacre qui le mène, avec Rose Keller, de Paris jusqu’à sa

maison de campagne, à Arcueil, Sade « dort, ou feint de dormir » (voir Gilbert LELY, op. cit., p. 116).

10. Songeons ici à Georges Bataille, qui a soutenu que « Sade, en effet, [...] aima le Mal » (voir Georges B

ATAILLE,

« Sade », La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, p. 83).

11.

(6)

avec vigueur sur la corde de la cloche. On reconnaît sans peine le schéma sadien qui prend forme (c’est, entre autres, celui de Justine) : toutes les humiliations que subit Jean ont beau heurter sa sensibilité et sa foi, jamais il ne parvient à se libérer de son bourreau. Aussitôt qu’il manifeste l’intention de partir, le Marquis a toujours une histoire à lui raconter pour le garder captif – il faut dire qu’il y a tout autant de verve, dans les envolées du Marquis, que dans les récits du véritable Sade. D’écrivain, le Marquis de Sade devient, dans Lunacy, être de parole, et sa parole subjugue. D’ailleurs, le pouvoir qu’exerce le Marquis sur Jean est si grand qu’il parvient presque à le convaincre qu’ils partagent tous les deux la même folie, causée respectivement par la mort de leurs mères. C’est ainsi que, sous le prétexte de connaître une façon de le guérir, le Marquis mène Jean dans un asile d’aliénés dont il est lui-même le co-directeur (il s’agit ici, bien entendu, d’une autre allusion au séjour de Sade à Charenton). Jean n’a aucune intention de rester dans cet asile, mais les charmes de Charlota, une jeune femme au service des directeurs de l’institution, auront tôt fait d’avoir raison de lui – même si le Marquis prendra plaisir, par la suite, à laisser planer toutes sortes de soupçons sur les mœurs de Charlota. Il faudra, en bout de compte, pour que se relâche l’emprise du Marquis sur Jean, qu’intervienne un autre personnage, plus méchant et plus cruel encore : le Docteur Coulmier12. À la fin du film, après avoir pratiquement supplicié le Marquis, le Docteur Coulmier condamnera Jean à subir un traitement punitif destiné à le guérir de ses terreurs nocturnes. Cette hiérarchie de la méchanceté et cette fatalité qui veut que la victime n’échappe jamais à son sort complètent donc à merveille la trame du film, dont l’inspiration sadienne est manifeste et constante : prédation, cruauté, fatalité, libertinage, blasphème, athéisme, tous maîtres-mots attachés à l’œuvre et à la vie de Sade, sont aussi les principaux thèmes de l’intrigue proposée par Švankmajer dans Lunacy.

2. Une esthétique de la cruauté

Sans doute est-il important de souligner que Švankmajer ne fait pas qu’emprunter, ça et là, quelques thèmes à Sade : il serait plus juste de dire que Lunacy est traversé, de part en part, par une esthétique proprement sadienne, c’est-à-dire une esthétique dominée par la cruauté, et qui revêt l’aspect, sur le plan formel, d’une « rage de découper »13. En effet, si Sade se plaisait à charcuter, dans ses récits, « le corps victimal »14, on pourrait dire que Švankmajer, dans Lunacy, découpe deux sortes de corps « victimaux ». D’une part, les traitements punitifs qu’applique le Docteur Coulmier

12. Lors du deuxième séjour de Sade à Charenton, le directeur de l’institution s’appelait bel et bien Coulmier.

Cependant, Sade et lui étaient de bons amis…

13.

Roland BARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 7.

14.

(7)

(et qui sont illustrés, dès le début du film, sur des cartes à jouer) sont prétendument destinés à rétablir l’harmonie du corps et de l’esprit, mais ne consistent en rien d’autre qu’en de violents sévices imposés au corps du patient, qu’on ferait tout aussi bien, dans des conditions pareilles, de désigner sous le nom de victime : arrachement de la langue, des dents, des yeux, amputation d’une oreille, de quelques orteils, émasculation – pour n’en énumérer que quelques-uns. D’autre part, c’est dans les différents intermèdes d’animation stop motion que se manifeste avec le plus d’éclat la « rage de découper » de Švankmajer : sous nos yeux, les mains invisibles de l’animateur évident la carcasse d’un porc, tranchent de la viande, passent de la viande au hachoir, épinglent différents morceaux de l’anatomie d’un animal sous une vitrine d’exposition. Cette viande qui prend vie sous l’action des mains de l’animateur offre l’illusion la plus parfaite d’une vivisection en train d’advenir. L’horreur des intermèdes atteint son comble, sans doute, quand on s’en aperçoit. Impossible alors de ne pas songer à ce qu’écrivait Deleuze devant les peintures de Francis Bacon : « La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité »15. Rien ne distingue, en effet, la souffrance de cette chair animale qui donne l’impression d’être découpée vive et la souffrance qu’endurent les corps martyrisés des victimes sadiennes.

Cette « rage de découper » peut aussi être entrevue sous un autre angle : tant du côté de chez Sade que du côté de chez Švankmajer, nous nous trouvons en présence d’une structure narrative hachée : les épisodes des récits ou les scènes du film apparaissent comme autant de pièces détachées, embrochées les unes à la suite des autres. Cette structure, Barthes la nomme « rhapsodique » :

Raconter, ici, ne consiste pas à faire mûrir une histoire puis à la dénouer, selon un modèle implicitement organique (naître, vivre, mourir), c’est-à-dire à soumettre la suite des épisodes à un ordre naturel (ou logique), qui devient le sens même imposé par le « Destin » à toute vie, à tout voyage, mais à juxtaposer purement et simplement des morceaux itératifs et mobiles : le continu n’est alors qu’une suite d’apiècements, un tissu baroque de haillons.16

Il faudrait ajouter qu’il y a quelque chose de criminel dans cette structure narrative : c’est la logique du meurtre qui y est à l’œuvre, logique obsessionnelle du démembrement, et qui se laisse éprouver par le lecteur ou par le spectateur comme autant d’effets de rupture, autant de coups portés à son attention avec une précision absolument exacte et calculée. Toutefois, c’est au sein même de cette logique criminelle que la « rage de découper » de Sade et de Švankmajer trouve son apaisement,

15.

Gilles DELEUZE, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 1981, p. 30.

16.

(8)

son antidote : c’est l’écart17, l’humour – un « humour existentiel »18 qui atténue l’horreur d’exister et qu’ont en commun l’écrivain et le cinéaste. Ainsi, là où nous n’apercevions, un instant auparavant, qu’une chair martyrisée et souffrante, voilà qu’apparaît une chair festive et baroque, heureuse et exubérante, une chair délivrée des tourments de la viande, de la violence et du sang. Les cruautés sadienne et švankmajerienne s’éteignent doucement au milieu des voluptés de la douleur19.

3. La matérialité de la liberté20

Jusqu’à présent, il a été montré que la figuration de l’écrivain ne pouvait être réduite uniquement à un ensemble de traits iconographiques, biographiques ou historiques ; des motifs thématiques et esthétiques, issus de l’œuvre de l’écrivain représenté, viennent presque toujours compléter le portrait de sa vie. Mais la figuration de Sade, dans Lunacy, va au-delà de la représentation d’une vie et d’une œuvre, elle atteint encore à un autre niveau : elle participe, si l’on peut dire, d’une éthique, elle est l’affirmation d’une posture de création qui, de l’atelier sadien, passe, sans compromis, dans l’atelier švankmajerien. Cette posture de création place la liberté au sommet de toutes les valeurs, elle est la liberté en acte : elle s’appelle subversion. Švankmajer, tout comme Sade, se fait un point d’honneur de renverser les codes établis, depuis les conventions de la représentation jusqu’à l’ontologie de l’être humain. Ainsi, les invraisemblances et la dilution du temps de la narration, coutumières chez Sade, trouvent pour corollaire, chez Švankmajer, une pléthore d’anachronismes : par exemple, plusieurs siècles se côtoient allègrement en une seule et même séquence, tandis que Jean Berlot, vêtu d’un jeans, monte à bord du fiacre du Marquis, fiacre qui passe à côté d’un autobus et s’engage ensuite sur un viaduc, et par la fenêtre duquel on voit, successivement, une autoroute, une paysanne accompagnée d’une chèvre, une scène d’accident de voiture, une bataille de brigands et un arbre en flammes. De la même façon, dans la chambre du Marquis, qui tient davantage du cabinet de curiosités que de la chambre à coucher, on aperçoit un renard empaillé posé sur une motocyclette rouge. Et dans le caveau familial, où Jean Berlot, aidé par un domestique, porte la dépouille du Marquis, une torche électrique assure l’éclairage nécessaire cependant qu’un tourne-disque grinçant laisse s’égrener les premières mesures d’un air plus gai que funèbre… Il arrive par ailleurs que le temps historique, dans Lunacy, soit complètement bafoué : il suffit de songer à cet épisode au cours duquel le Marquis, à l’asile d’aliénés, met en scène un tableau vivant représentant la célèbre toile de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – il n’est sans doute pas

17. Annie Le Brun parle, à propos de Sade, d’une « pratique de l’écart » (voir Annie L

E BRUN, Soudain un bloc d’abîme, Sade, op. cit., p. 67).

18. L’expression est d’Annie Le Brun (ibid., p. 75). 19.

Allusion à l’algolagnie de Sade (algos : douleur ; lagneia : volupté). Voir Gilbert LELY, op. cit., p. 107.

20.

(9)

inutile de rappeler que cette toile a été peinte dix-sept ans après la mort historique du Marquis de Sade… Tous ces petits délits sont certes sans conséquence, mais « la meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les codes, plutôt qu’à les détruire ? »21. Tout bien considéré, c’est effectivement de cette façon que Sade et Švankmajer parviennent à commettre la plus grave des infractions, infraction qui consiste à aller « au-devant de notre inhumanité, de l’inhumanité que nous recelons au fond de nous-mêmes et dont la découverte nous pétrifie »22. Chez Sade, la reconnaissance de cette inhumanité nous confronte à la criminalité qui nous habite; chez Švankmajer, elle nous renvoie à la souffrance de notre propre chair à vif, à notre parenté avec l’animal – elle nous condamne, en somme, à n’admettre rien d’autre que l’outrecuidante matérialité de nos corps.

Ainsi, défigurer les codes, dans la démarche de Sade et dans celle de Švankmajer, consiste avant toute chose à accorder à la matérialité une importance qui lui a été très souvent refusée. Annie Le Brun montre bien comment « […] Sade va chercher aussi splendidement que désespérément la matérialité de tout ce qui est censé n’en pas avoir : la matérialité du langage […], mais aussi la matérialité des sentiments, la matérialité des passions, la matérialité des idées, la matérialité de la pensée »23. Ce contre quoi lutte Sade, précise-t-elle, quelques pages plus loin, « c’est l’intolérable duperie des idées sans corps, l’intolérable duperie de tous les systèmes qui nient la matérialité humaine »24. L’engagement de Švankmajer est similaire : à une époque où « le corps s’efface, où l’autre existe dans l’interface de la communication, mais sans corps, sans visage, sans autre toucher que celui du clavier de l’ordinateur, sans autre regard que celui de l’écran »25, le cinéaste tchèque ne cesse de nous rappeler que nous ne sommes rien d’autre que des corps, et que nous n’avons pas d’autre devenir que celui de la matière – inutile d’espérer d’autre sort que celui de la décomposition. En témoignent tous ces intermèdes où la viande animée illustre la douloureuse cyclicité de la matière : le seizième intermède, par exemple, où l’on voit d’abord une poule vivante, puis déplumée et enfin cuite, tout juste avant qu’elle ne soit attaquée sous nos yeux par des convives invisibles – une poule d’abord vivante dont il ne reste à la fin que les ossements. Ou encore, le trentième intermède du film, non moins troublant, où, d’œufs ordinaires, se mettent à éclore non pas une couvée de poussins ou de canetons, mais une portée de petits morceaux de viande qui, après avoir été mis dans le hachoir, rejaillissent sous la forme de vermisseaux – vermisseaux que picorent

21. Roland B

ARTHES, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 127.

22. Annie L

E BRUN, op. cit., p. 59.

23. Ibid., p. 214. 24.

Ibid., p. 221.

25.

(10)

voracement les poules, avant de continuer à pondre d’autres œufs. Interminable phagocytose à laquelle, à bien y penser, aucun organisme, quelle que soit sa complexité, n’échappe.

Dans d’autres intermèdes, l’animation de la viande semble laisser place à une critique de notre monde industrialisé : il suffit de songer à cette pièce de viande qui se met à enfler entre les barreaux d’une cage, ou à cette tranche de steak, à l’épicerie, qui respire péniblement, tout enserrée qu’elle est dans son emballage de plastique. Mais derrière ces images criantes, c’est moins une volonté de dénonciation ou de provocation qui se fait entendre qu’un profond désir d’atteindre à la liberté. Suivant le philosophe Jan Patočka, tout créateur a une visée pédagogique, qu’il faut comprendre comme une invitation au « discernement moral », « une invitation à la responsabilité, puis à la liberté »26. La leçon de Sade et de Švankmajer (car il s’agit bien d’une leçon, au sens éthique du terme), en bout de compte, est la suivante : ce n’est pas en nous délestant (intellectuellement) de la matière que nous trouverons la liberté, mais bien plutôt en en explorant toutes les possibilités. « À [Sade] nous devons de pouvoir découvrir, à travers l’énergie érotique et ses infinies transformations, la matérialité de la liberté »27, écrit Annie Le Brun. À Švankmajer, nous devons d’échapper, grâce à l’animation de la matière, aux représentations habituelles du vivant : son geste, à la fois critique et subversif, est aussi de ceux qui initient à la « matérialité de la liberté ». Et dans Lunacy, cela ne se produit pas seulement au sein des intermèdes, où toutes les libertés sont prises. Cela survient parfois dans de tout petits détails, laissés là, à notre attention, par Švankmajer : on en voit la manifestation, par exemple, dans le pas lourd et brutal du domestique qui marche tantôt sur le lit du Marquis, tantôt dans son assiette ; on en voit la trace sur cette table que Jean doit dépoussiérer avec la manche de sa chemise avant d’y poser les couverts du repas funèbre; cela apparaît même jusque sous les ongles du Marquis, tout encroûtés de sang séché, que son domestique s’applique à tailler et à limer. Du point de vue du lecteur et/ou du spectateur, découvrir la matérialité de la liberté, c’est apprendre à voir tout à la fois la matière à l’œuvre et l’œuvre dans sa matérialité. Et c’est aussi penser à la façon dont une œuvre, par ses excès, par ce qu’elle offre en surcroît, prend vie en nous et nous marque à jamais.

Au final, on peut manifestement voir, dans la figuration de Sade que propose Švankmajer, l’expression d’affinités électives : reconnaissance d’une parenté d’esprit, mais surtout d’une même soif inextinguible de liberté, à laquelle tout est sacrifié. Sans doute cette affiliation nous frappe-t-elle encore davantage dès lors qu’on songe que Švankmajer a connu, tout comme Sade, l’oppression

26. Martin P

ARROT, La Percée de l’écrit. Mouvement de l’existence, littérature, et geste politique dans la philosophie de Jan Patočka, Saarbrücken, Éditions Universitaires Européennes, 2010, p. 75.

27.

(11)

et la censure : entre 1972 et 198028, le cinéaste tchèque s’est vu empêché, par le régime communiste alors en place, de tourner quelque film que ce soit; il n’a pu reprendre ses activités cinématographiques qu’à la condition de ne produire désormais que des adaptations de classiques littéraires. Dans de telles circonstances, il serait réducteur de dire que la figure de Sade est mise en scène, dans Lunacy, à la seule fin de cautionner les aspects les plus subversifs du film : la figuration de l’écrivain français apparaît plutôt, au contraire, comme un pied de nez à la censure et à l’oppression – elle est en soi le signe d’une subversion ouvertement déclarée.

Bibliographie

BARNES, Julian, Le Perroquet de Flaubert [1984], Paris, Stock, « Bibliothèque cosmopolite », 1986.

BARTHES, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, « Points », 1957.

BARTHES, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1971.

BATAILLE, Georges, « Sade », La Littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1990.

DELEUZE, Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique »,

1981.

DUFRENNE, Mikel, Subversion/Perversion, Paris, P.U.F., « La Politique éclatée », 1977.

HUBERT, Karine, La création cannibale. Cas de figure chez Jan Švankmajer, le comte de

Lautréamont et Edmund Kemper. Une approche interdisciplinaire de la perversion, Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2010.

LE BRETON, David, L’Adieu au corps, Paris, Métailié, 1999.

LE BRUN, Annie, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1986.

LELY, Gilbert, Vie du Marquis de Sade, Paris, Jean-Jacques Pauvert/Garnier Frères, 1982.

NOGUEZ, Dominique, « Ressusciter Rimbaud », dans Jean LAROSE, Gilles MARCOTTE & Dominique

NOGUEZ, Rimbaud, Montréal, Hurtubise HMH, « L’atelier des modernes », 1993.

PARROT, Martin, La percée de l’écrit : Mouvement de l’existence, littérature, et geste politique dans

la philosophie de Jan Patočka, Saarbrücken, Éditions universitaires européennes, 2010. PAUVERT, Jean-Jacques, Sade vivant, Tome 2 (1777-1793), Paris, Robert-Laffont, 1989.

En 2009, Audrey Lemieux a complété une maîtrise en Études littéraires (profil création), sous la direction de Robert Dion et de René Lapierre, à l’Université du Québec à Montréal. Son mémoire, intitulé Isidoro : récit d’un voyage (publie.net, 2010), a pris la forme d’une biographie imaginaire

28. Karine H

UBERT, La Création cannibale : Cas de figure chez Jan Švankmajer, le comte de Lautréamont et Edmund Kemper. Une approche interdisciplinaire de la perversion, Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à

(12)

d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, accompagnée d’un court essai sur les enjeux propres à la création biographique. Elle est actuellement inscrite au doctorat en sémiologie et elle prépare, sous la direction de Bertrand Gervais, une thèse qui portera sur le triomphe de la matière dans les œuvres de Jan Švankmajer et de Bruno Schulz.

Références

Documents relatifs

XX e siècle.. Stirner, Pierre-Joseph Proudhon, Mikhaïl Bakounine, Peter Kropotkine, Emma Goldman etc. D’un autre côté, les différents évènements marquants de

Satellites galiléens de Jupiter : phénomènes et configu- rations pour 1984, suivis d’une méthode permettant de calculer les phénomènes pour 1985.. [Rapport de recherche] Institut

Sur un air d’orgue endiablé (joué hors scène au synthétiseur), qui transforme l’espace d’un instant la salle de l’Athénée en cathédrale, le Sade politique se

J’ai étudié alors leur incarnation dans trois situations liées au management et au marketing : (i) la division internationale entre la production et la consommation

Chez l ’enfant, une récente revue de la littérature souligne que l ’observation des effets hémodynamiques tels que l’aug- mentation de la fréquence cardiaque, la

Barthes insiste d’emblée sur le fait que le voyage dans les romans de Sade est réduit à la même géographie, la même population, les mêmes fonctions ; ce

This reactivity is confi rmed by the asylum on Guernsey which, by curtailing complaints from Lieutenant Governors and members of the public about the plight of lunatics in

Ce que Ducharme refuse ainsi, par le détour de la parodie, c’est l’institution, dans tout ce qu’elle a d’aliénant, de hiérarchisant et d’exigeant (d’autant plus