L’Art, la Religion et l’Histoire
i. Le caractère de l'art. — Il est une observation qui semble vraiment digne d’être introduite dans le concept de l’art, en tant que distinct de celui de la philosophie, et c'est la suivante : un système philosophique n’exclut de son champ spéculatif rien de pensable ; et la philoso¬
phie apparaît dès que la réalité à laquelle tend l’esprit est la réalité absolue qui comprend tout ce qui peut être pensé. L'œuvre d’art, de son côté, exprime bien elle aussi un monde, mais exclusivement le monde de l’artiste qui, lorsqu’il retourne de l'art à la vie, a conscience de passer à une réalité différente de celle de sa fantaisie. Le propre de la vie chantée par le poète est de ne pas s’entremêler à la vie que se propose l'homme pratique, et que la philo¬
sophie cherche à reconstruire logiquement dans sa pensée.
Elle ne peut s’y entremêler, disons-nous, parce qu’elle est une libre création du sujet qui se détache du réel, dans lequel le sujet lui-même s'est pourtant réalisé et quasi enchaîné, et parce qu’elle se pose dans sa subjectivité abs¬
traite et immédiate.
Les sentiments que la bien-aimée inspire à un Leopardi : Viva mirarti ornai
Nulla speme m’avanza ;
S'allor non fosse, aliar che ignudo e solo, Per novo calle a peregrina stanza
Verrà lo spirto mio. Già sul novello Aprir di mia giornata incerta e bruna Te viatrice in questo arido suolo
L’Art, la Religion et l’Histoire
i.
Le caractère de l'art. —Il
est une observation qui semble vraiment digne d’être introduite dans le concept del’art,
en tant que distinct de celui de la philosophie, et c'est la suivante : un système philosophique n’exclutde son champ spéculatif rien de pensable ; et la philoso¬
phie apparaît dès que la réalité à laquelle tend l’esprit
est la réalité absolue qui comprend
tout
ce qui peutêtre pensé. L'œuvre d’art, de son côté, exprime bien elle aussi un monde, mais exclusivement le monde de l’artiste qui, lorsqu’il retourne del'art
à la vie, a conscience de passer à une réalité différente de celle de sa fantaisie. Le propre de la vie chantée par le poète est de ne pas s’entremêlerà la vie que se propose l'homme pratique,et que la philo¬
sophie cherche à reconstruire logiquement dans sa pensée.
Elle ne peut s’y entremêler, disons-nous, parce qu’elle est une libre création du sujet qui se détache du réel, dans lequel le sujet lui-même s'est pourtant réalisé et quasi enchaîné, et parcequ’ellese pose dans sa subjectivité abs¬
traite
et immédiate.Lessentimentsque la bien-aimée inspire à un Leopardi :
Viva
mirarti
ornai Nulla speme m’avanza ;S'allor non fosse, aliar che ignudo e solo, Per novo calle a peregrina stanza
Verrà lo spirto mio. Già sul novello
Aprir
di mia giornata incerta e bruna Te viatricein
questo arido suolo200 l’esprit, acte pur Io mi pensai. Ma non è cosa in terra Che ti somigli ; e s’anco pari alcuna Ti fosse al volto, agli atti, alla favella,
Saria, cosi conforme, assai men bella ;
ou bien le rêve enchanteur qu’il narre dans le Dialogo di Torquato Tasso e del suo genio familiare (i), dépeignent la situation de n’importe quel poète et de n’importe quel artiste devant la femme qu’il aime, et, en général, devant toutes les créatures de son imagination.
2. Vart et l'histoire. — C’est là encore la profonde vérité de la critique intellectualiste de Manzoni dans son dis¬
cours Del romanzo storico e in genere dei componimenti misti di storia e d’invenzione. Il y rejette avec raison toute œuvre contenant un mélange d’histoire et d’invention, parce que l’invention, c’est-à-dire la liberté créatrice et subjective du poète, est l’essence même de la poésie, et n’admet point les limites qu’on devrait lui imposer pour l’adapter au positif de la réalité historique. Il a néanmoins tort de vouloir en déduire le défaut esthétique de tout roman historique, car le poète peut idéaliser l’histoire avec autant de liberté que n’importe quelle matière abstraite prise pour objet de sa contemplation artistique, comme il l’a fait du reste lui-même dans son roman Les Fiancés.
En réalité, l’histoire, comme du reste tout sujet que l’art prend pour matière, n’a pas du tout pour l'artiste qui s’en inspire le même genre de valeur qu’elle peut avoir en dehors de lui. La matière de l’art ne vaut, n’a de sens, n’est ce
(i) « Lequel des deux, demande au Tasse son Génie, estimes-tu le plus doux : voir la femme aimée, ou penser à elle ? » Et le Tasse de répondre : « Je ne sais.
Mais il est certain que, présente, elle me semblait une femme, tandis que loin¬
taine elle me semblait, et me semble, une déesse. » « Ces déesses, réplique l’iro¬
nique Génie, sont si pleines d’attentions que, si on les approche, elles voilent à l’instant leur divinité, détachent leurs rayons et les mettent en poche pour ne pas éblouir le mortel qui s’avance. Et ce n’est pas leur faute : qu’y a-t-il en effet dans le monde qui puisse avoir l’ombre ou la millième partie de la perfection que vous croyez voir dans les femmes ? » Mieux vaut, mieux vaut mille fois voir en rêve celle qu’on aime. J’ai même entendu parler d’un homme qui, lorsqu’il lui est arrivé de voir en rêve son aimée, en fuit la présence durant la journée,sachant bien qu’elle ne pourrait supporter la comparaison avec l’image que le sommeil lui en a laissée, et que le vrai, en effaçant le rêve, le priverait du plaisir le plus
200
l’esprit, acte pur
Io mi pensai. Ma non è cosa
in
terra Cheti
somigli ; e s’ancopari
alcunaTi
fosse al volto, agli atti, alla favella, Saria, cosi conforme, assai men bella ;ou bien le rêve enchanteur
qu’il
narre dans le Dialogodi
Torquato Tasso e del suo genio familiare(i),
dépeignent lasituation de n’importe quel poète et de n’importe quel artiste devant la femmequ’il
aime, et, en général, devant toutes les créatures de son imagination.2.
Vart
et l'histoire. — C’est là encore la profonde vérité de la critique intellectualiste de Manzoni dans son dis¬cours Del romanzo storico e
in
genere dei componimenti mistidi
storiae d’invenzione.Il y
rejette avec raison toute œuvre contenant un mélange d’histoire et d’invention, parce que l’invention, c’est-à-dire la liberté créatrice et subjective du poète, est l’essencemême de lapoésie, et n’admet point les limites qu’on devraitlui
imposer pour l’adapter au positif de la réalité historique.Il
a néanmoinstort
de vouloir en déduire le défaut esthétique de tout romanhistorique, carle poète peut idéaliser l’histoire avec autant de liberté que n’importe quelle matière abstraite prise pour objet de sa contemplation artistique, commeil
l’afait
du reste lui-même dans son roman Les Fiancés.En réalité, l’histoire, comme du reste
tout
sujet quel’art
prend pour matière, n’a pasdutout
pourl'artiste
qui s’en inspirelemême genredevaleurqu’ellepeutavoiren dehors de lui. La matière del’art
ne vaut, n’a de sens, n’est ce (i)«Lequeldesdeux, demandeau Tasse sonGénie,estimes-tuleplus doux:voir lafemmeaimée, ou penseràelle ? »Etle Tasse derépondre:«Je ne sais.
Maisilestcertainque, présente,elle mesemblaitunefemme, tandisque loin¬
taineelle mesemblait, etmesemble, unedéesse.» «Ces déesses,réplique l’iro¬
nique Génie,sontsi pleinesd’attentionsque, si on lesapproche,ellesvoilentà
l’instantleur divinité,détachent leurs rayons etlesmettentenpochepourne paséblouir lemortelquis’avance.Etcen’estpasleur faute:qu’y a-t-ileneffet danslemondequipuisseavoirl’ombreoulamillièmepartiedelaperfectionque vouscroyezvoirdanslesfemmes ?»Mieuxvaut,mieuxvaut millefoisvoiren rêvecelle qu’onaime.J’ai mêmeentendu parlerd’unhommequi,lorsqu’il lui estarrivédevoirenrêveson aimée, enfuitlaprésencedurantlajournée,sachant bien qu’ellene pourraitsupporter la comparaison avecl’imageque lesommeil luienalaissée,etque levrai,eneffaçant le rêve,lepriveraitduplaisirleplus rare.
l'art, la religion et l’histoire
qu’elle est qu’en raison de la vie qu’elle puise dans l’âme du poète, qui n’exprime nullement cette matière, mais bien
la vie de son âme, ce qu’on appelle son propre sentiment, en d'autres termes, le Moi dans sa position subjective im¬
médiate.
3. L'art lyrique. — C’est en ce sens que Croce dit avec
vérité que l’art est toujours essentiellement lyrique, et que De Sanctis a pu dire tout aussi justement que l’art est une forme où le contenu se fond, s’absorbe et s’annule.
En ce sens, dis-je, car la philosophie elle-même est une forme, en tant que penser dans l’actualité duquel est la vie
de l’objet.
Mais l’art est la forme de la subjectivité ou de l’indi¬
vidualité immédiate de l’esprit, et c’est ainsi qu’il ne faut pas chercher par exemple dans l’œuvre de Leopardi une pensée philosophique, un concept du monde, mais simple¬
ment son sentiment, sa personnalité, lui-même en somme, qui confère la vie concrète à un monde qu'il anime, et qui est purement un système d’idées. Que si nous ôtons l’âme de Leopardi à ce monde, si nous cherchons dans ses chants et dans ses autres écrits une philosophie à discuter ou à faire valoir par des arguments rationnels, nous n’aurons fait qu’en détruire toute la poésie.
4. L’impersonnalité de l’art. — Cette individualité, personnalité, ou subjectivité immédiate ne s’oppose pas du reste à l’impersonnalité qui a été justement considérée comme le caractère indéfectible de l’art. Si elle s’y opposait, elle n'admettrait pas l’universalité, infinité ou éternité qui élèvent sur le champ l'œuvre d'art au-dessus de l’in¬
dividu empirique, en font la joie de tous les esprits, lui permettent de vaincre la force des siècles, d'être en un mot, immortelle en soi. L’impersonnalité dont parlait,
non sans une exagération due à ses préjugés, un artiste qui était en même temps un critique d’art très fin, Flaubert, n’est que l’universalité de l’esprit comme Moi transcen¬
dantal, qui constitue la réalité actuelle de tout Moi. La personnalité qui doit être exclue de l’art est plutôt le
l'art, la religion et l’histoire
qu’elle est qu’en raison de la vie qu’elle puise dans l’âme du poète,
qui
n’exprime nullement cette matière, maisbien la vie de son âme, cequ’onappelle sonpropre sentiment, en d'autres termes, le Moi dans sa position subjective im¬médiate.
3.
L'art
lyrique.—
C’est en ce sens que Crocedit
avecvérité
quel’art
esttoujours
essentiellementlyrique,
et que De Sanctis a pu diretout
aussi justement quel’art
est une forme où le contenu se fond, s’absorbe et s’annule.
En ce sens, dis-je, car la philosophie elle-même est une forme, en
tant
que penser dansl’actualité
duquelest la vie del’objet.
Mais
l’art
est la forme de lasubjectivité
ou de l’indi¬vidualité
immédiate del’esprit,
et c’est ainsiqu’il
nefaut
pas chercher
par
exemple dans l’œuvre deLeopardi
une pensée philosophique, un concept du monde, mais simple¬ment son sentiment, sa personnalité, lui-même en somme, qui confère
la
vie concrète à un mondequ'il
anime, etqui
est purement un système d’idées. Que si nous ôtons l’âme de Leopardi à ce monde, si nous cherchons dans
ses chants et dans ses autres écrits une philosophie à discuter ou à faire
valoir
par des arguments rationnels, nous n’auronsfait
qu’endétruire toute
la poésie.4. L’impersonnalité de
l’art. —
Cetteindividualité,
personnalité, ousubjectivité
immédiate ne s’oppose pas du reste àl’impersonnalité
qui a été justement considérée comme lecaractèreindéfectibledel’art.
Si elles’y opposait, ellen'admettrait
pasl’universalité, infinité
ouéternité
qui élèvent sur le champ l'œuvred'art
au-dessus de l’in¬dividu
empirique, enfont
la joie de tous les esprits,lui permettent
de vaincre la force des siècles, d'être en un mot,immortelle
en soi.L’impersonnalité dont parlait,
non sans une exagération due à ses préjugés, unartiste qui était
en mêmetempsuncritique d’art
très fin,Flaubert,
n’est quel’universalité
del’esprit
comme Moi transcen¬dantal,
qui
constitue la réalité actuelle detout
Moi.La
personnalité quidoit
être exclue del’art
estplutôt
le202 l’esprit, acte pur
caractère du Moi empirique, du Soi qui se soustrait à la lumière parfaite de l’autoconscience. Or c’est cette dernière qui dans l’art doit prévaloir de toute son éblouissante
vigueur.
5. Vindividualité de l’œuvre artistique. — L’autocons¬
cience est la conscience de soi ; mais la conscience de soi est seulement un côté de la dialectique spirituelle qui s'effec¬
tue dans la synthèse de la conscience de soi (thèse) et de la conscience de l’objet comme non-soi (antithèse). L’art est conscience de soi : pure, abstraite autoconscience qui se
dialectise — puisque autrement elle ne pourrait se réaliser — mais en elle-même et en dehors de l'antithèse dans laquelle elle s’est réalisée, et se renferme par conséquent dans un idéal, qui est un songe, mais dans lequel elle vit en se nour¬
rissant d’elle-même, ou plutôt en se créant un monde à elle : et cette création subjective est visible à la pensée com¬
mune, qui ne considère pas le monde réel comme étant créé par l’esprit. C’est en effet une création secondaire et inter¬
mittente, rendue possible par celle qui est immédiate et constante et par laquelle l’esprit se pose en se spatia¬
lisant, dans le sens abolu du terme.
6. Histoire de Vart comme histoire de la philosophie. — Si donc l’art a pour note caractéristique une potentiali¬
sation de l’autoconscience dans son immédiateté abstraite, par où il se détache de la conscience pour se retirer dans le rêve de l’imagination, il est évident qu’une histoire de l’art en tant qu’art est inconcevable. Toute oeuvre d’art est une individualité fermée en soi, une subjectivité abstraite qui se pose empiriquement à côté de toutes les autres, à la façon des atomes. Chaque poète a son propre problème esthétique, qu’il résout pour son propre compte de façon à éviter tout rapport intrinsèque avec ses succes¬
seurs et ses contemporains. De plus, tout poète choisit et résout dans chacune de ses œuvres un problème esthé¬
tique particulier, et se pose ainsi à travers ses œuvres, comme une réalité spirituelle fragmentaire (pourvu que l’on considère l’art en tant que tel), nouvelle à chaque
202
l’esprit, acte pur
caractère du Moi empirique, du Soi qui se soustrait à la lumière parfaitedel’autoconscience. Or c’est cette dernière qui dans
l’art
doit prévaloir de toute son éblouissante vigueur.5.
Vindividualité
de l’œuvre artistique. — L’autocons¬cience est la conscience de soi ; mais la conscience de soi est seulementuncôtédela dialectiquespirituelle quis'effec¬
tue dans la synthèse de la conscience de soi (thèse) et dela conscience de l’objet comme non-soi (antithèse).
L’art
est conscience de soi : pure, abstraite autoconscience qui se
dialectise — puisque autrementellene pourraitseréaliser — mais en elle-même et en dehors de l'antithèsedans laquelle elle s’est réalisée, et se renferme par conséquent dans un idéal, qui est un songe, mais dans lequelelle
vit
ensenour¬rissant d’elle-même, ou
plutôt
en se créant un monde à elle: et cette création subjectiveest visibleàlapenséecom¬mune, quine considère pas le monderéel comme étantcréé
par l’esprit. C’est en effet unecréation secondaire et inter¬
mittente, rendue possible par celle qui est immédiate et constante et par laquelle l’esprit se pose en se spatia¬
lisant, dans le sens abolu du terme.
6. Histoire de Vart comme histoirede la philosophie. — Si donc
l’art
a pour note caractéristique une potentiali¬sation de l’autoconscience dans son immédiateté abstraite, par où
il
se détache dela conscience pour seretirer dans le rêve de l’imagination,il
est évident qu’une histoire del’art
entant
qu’art est inconcevable. Toute oeuvred’art
est une individualité fermée en soi, une subjectivité abstraite qui se pose empiriquement à côté de toutes les autres, à la façon des atomes. Chaquepoète a son propre problème esthétique,qu’il
résout pour son propre compte de façon à évitertout
rapportintrinsèque avec ses succes¬seurs et ses contemporains. De plus,
tout
poète choisit et résout dans chacune de ses œuvres un problème esthé¬tique particulier, et se pose ainsi à travers ses œuvres, comme une réalité spirituelle fragmentaire (pourvu que l’on considère
l’art
en tant que tel), nouvelle à chaquel’art, la religion et l’histoire 203 œuvre, et incommensurable par rapport à soi-même. Non seulement aucun genre littéraire, dont l’historien de la litté¬
rature croit retracer le développement, n’a de réalité esthé¬
tique, mais l’art d’un Arioste, par exemple, n’en a pas davan¬
tage, car cet art est dans toutes ses satires, dans ses comédies, dans son grand poème, dans toutes ses œuvres considérées une à une, un art à soi qui doit être considéré en soi.
Nous écrivons cependant l’histoire de la littérature et des différents arts ; nous avons dit, dans le dernier chapitre, que comprendre l’Arioste est comprendre son langage, sortir par conséquent de son poème et de tout ce qui fait de lui une personnalité déterminée, remonter dans le passé et se plonger dans l’histoire de la culture d’où a germé toute la spiritualité qui résonne dans la parole du poète. Mais lorsque nous avons appris à connaître ce langage et sommes ainsi devenus capables de lire le poème, il nous faut oublier tout le parcours à travers lequel nous sommes arrivés à connaître cette même langue. Nous devons même au moyen de la mentalité que nous confère notre érudition historique, nous oublier dans le monde du poète, rêver avec lui, en nous écartant avec lui hors de la grande route que suit dans l’histoire la réalité spirituelle ; exactement comme lorsque nous rêvons en oubliant le monde, en brisant les liens qui nous attachent à la réalité des objets et forment le cercle dialectique de notre vie concrète et réelle. C’est ainsi que l’histoire d’une littérature ou de l’art d’un peuple est vraiment possible, et l’un de nos ouvrages historiques où palpite davantage la vie dialectique de l’esprit est la Storia délia letteratura italiana de De Sanctis. Mais lorsqu’une histoire littéraire n’est pas une galerie ni un musée, où chaque œuvre d’art, bien que mise en lumière par le voi¬
sinage des œuvres de la même école qui ont avec elle une certaine affinité et ont été faites par conséquent selon une technique identique, ou plutôt semblable (1), n’a de rapport intrinsèque avec aucune de ses compagnes, cette
(1) La technique est un antécédent de l’art que l’art surmonte et annule ; comme l’a démontré B. Croce Problèmes d'esthétique, Bari, Laterza 1910, P. 247-255-
l’art, la religion et l’histoire 203
œuvre, et incommensurable par rapport
à soi-même. Non
seulementaucun genrelittéraire,
dontl’historien
dela litté¬
rature croit
retracerle développement, n’a deréalité
esthé¬tique,
maisl’art d’un
Arioste,par
exemple,n’enapasdavan¬tage, car cet
art
estdanstoutessessatires, danssescomédies, dans son grandpoème, dans toutes ses œuvres considérées une à une, unart
à soi quidoit
être considéré en soi.Nous écrivons cependant
l’histoire
delalittérature
et des différents arts ;nous avonsdit,
dans ledernier chapitre, que comprendrel’Arioste
est comprendre son langage,sortir
par conséquent de son poème et detout
ce quifait
delui
une personnalité déterminée, remonter dans le passé etse plonger dans
l’histoire
de laculture
d’où a germétoute
laspiritualité
qui résonne dans la parole du poète. Mais lorsque nousavonsapprisà connaîtrece langageetsommes ainsi devenus capables delire
le poème,il
nousfaut oublier tout
le parcours à travers lequel nous sommes arrivés à connaître cette même langue. Nous devons même au moyen de lamentalité
que nous confère notreérudition
historique, nousoublier
dans lemondedu poète,rêver aveclui,
en nous écartant aveclui
hors de la grande route quesuit
dansl’histoire
laréalitéspirituelle
;exactementcomme lorsque nous rêvons enoubliant
le monde, enbrisant
les liensqui
nous attachentàlaréalité desobjets etforment
le cercledialectique de notre vie concrète et réelle. C’est ainsi quel’histoire
d’unelittérature
ou del’art d’un
peuple estvraiment
possible, etl’un
de nos ouvrages historiques oùpalpite
davantage la vie dialectique del’esprit
est la Storia délia letteraturaitaliana
de De Sanctis. Mais lorsqu’unehistoire littéraire
n’est pas une galerieni
un musée, où chaque œuvred’art,
bien que mise en lumière par le voi¬sinage des œuvres de la même école
qui ont
avec elle une certaineaffinité
etont
été faites par conséquent selon une technique identique, ouplutôt
semblable (1), n’a derapport
intrinsèque avec aucune de ses compagnes, cette(1) La technique estun antécédent del’art quel’artsurmonte et annule ;
comme l’a démontré B. Croce Problèmes d'esthétique, Bari, Laterza 1910, P. 247-255-
204 l’esprit, acte pur
histoire n’est plus que l’histoire de l’esprit dans sa forme concrète, d’où l’art s’élève comme la fleur du sol. C’est pour cela que toute histoire artistique brise forcément le fil de l’histoire, à chacune de ses appréciations esthétiques.
Dès qu’elle renoue ce fil, elle cesse d'être purement une appréciation esthétique, et cette appréciation se confond dans la dialectique générale de l’histoire : affirmation de la valeur unique de l’esprit qui le construit. En somme, quand on regarde l’art, on cesse de voir l’histoire, et quand on regarde l’histoire, on cesse de voir l’art (i).
7. La religion. — Il faut en dire autant de la religion, mais en sens inverse. Elle est certainement étrangère à la philosophie, comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer à propos de l’immortalité de l’âme. Mais elle peut aussi être définie comme l’antithèse de l’art. L’art est l'exaltation du sujet qui s’affranchit des liens de la réalité dans laquelle le sujet se pose positivement ; la religion est l’exaltation de l’objet, soustrait aux liens de l’esprit dans lequel consistent l’idéalité, la cognoscibilité et la rationalité de l’objet lui-même. L’objet est dans son opposition abstraite à la connaissance, est le réel qui exclut précisément la connaissance de la réalité : qui est par conséquent eo ipso inconnaissable et ne peut être affirmé que mystiquement, par l’adhésion immédiate du sujet à l’objet qui constitue cette position de Parménide d'où Gorgias puisa sa première raison de nier la possibilité de la connaissance (2). L’objet,
en sa qualité absolue d’inconnaissable, non seulement n’admet pas la coexistence du sujet, mais n'admet pas davantage celle d’autres objets, et comme il n’est pas d’ato¬
misme qui ne se résolve nécessairement dans l’unité, de même il n’est pas de polythéisme qui ne tende à l'idée d’une divinité supérieure, apte à conférer à toutes les autres la puissance divine. Aussi le moment rigoureusement reli¬
gieux de toute religion ne peut-il être que le monothéisme : après avoir posé l’objet dans son opposition au sujet, et
(x) Voir l’ouvrage de G. Gentile Pensiero e poesia nella Divina Commedia‘
publié dans le volume intitulé Frammenti di estetica, Lanciano, 1920.
(2) Voir le Sistema di îogica, t. I, p. 151.
204
l’esprit, acte pur
histoire n’est plus que
l’histoire
del’esprit
dans sa forme concrète, d’oùl’art
s’élève comme la fleur du sol. C’estpour
cela quetoute histoire artistique
brise forcément lefil
del’histoire,
àchacunede ses appréciations esthétiques.Dès qu’elle renoue ce
fil,
elle cesse d'être purement une appréciation esthétique, et cette appréciation se confond dans la dialectique généraledel’histoire
:affirmation
de lavaleur
unique del’esprit qui
leconstruit.
En somme, quand on regardel’art,
oncesse devoir l’histoire,
et quand on regardel’histoire,
on cesse devoir l’art (i).
7.
La
religion.— Il faut
en direautant
de la religion, mais en sens inverse. Elle est certainement étrangère à la philosophie, comme nous avons déjà eu l’occasion de lemontrer
à propos del’immortalité
de l’âme. Mais elle peut aussi être définiecommel’antithèse
del’art. L’art
estl'exaltation
du sujetqui s’affranchit
des liens dela
réalité dans laquelle le sujet se posepositivement
; la religion estl’exaltation
del’objet,
soustrait aux liens del’esprit
dans lequelconsistentl’idéalité, la
cognoscibilité et larationalité
de
l’objet
lui-même.L’objet
est danssonopposition abstraiteà
la
connaissance, est le réelqui exclut
précisément la connaissance de la réalité:qui
est par conséquent eo ipso inconnaissable et ne peut être affirmé que mystiquement, par l’adhésion immédiate du sujet àl’objet qui
constitue cette position de Parménide d'où Gorgiaspuisa sapremière raison de nier la possibilité de la connaissance (2).L’objet,
en saqualité
absolue d’inconnaissable, non seulement n’admet pas la coexistence du sujet, maisn'admet
pas davantage celled’autres objets, et commeil
n’estpasd’ato¬misme
qui
ne se résolve nécessairement dansl’unité,
de mêmeil
n’estpas depolythéisme quinetendeàl'idée d’unedivinité
supérieure, apte à conférer à toutes les autres la puissance divine. Aussi le moment rigoureusement reli¬gieux de
toute religion
nepeut-il
être que lemonothéisme :après
avoir
posél’objet
dans son opposition au sujet, et(x) Voir l’ouvrage de G. Gentile Pensiero e poesia nella Divina Commedia‘
publiédans levolumeintituléFrammentidiestetica,Lanciano,1920.
(2) Voir le Sistemadiîogica, t. I, p. 151.
205 annulé ce dernier, il est impossible de sortir du premier et de poser d’autres objets, ou de le différencier lui-même en aucune façon (2).
8. Impossibilité d’une histoire de la religion. — Mais étant donné cette position du divin absolu, immobile et mystérieux, est-il possible que l'esprit conçoive, au point de vue religieux, une histoire, un développement ? Le développement ne pourrait se rapporter qu’au sujet, qui n’a aucune valeur au point de vue religieux. D'autre part, il est impossible que l’esprit se fixe dans une position purement religieuse en s’annulant lui-même comme sujet, car, nous l’avons déjà dit (1), cet annulement lui-même ne peut s'ef¬
fectuer que par une affirmation d'activité de l’esprit.
Celui-ci est ainsi porté par sa propre nature à surmonter l’une après l’autre toutes les positions religieuses, et re¬
prend son autonomie en critiquant sans cesse son propre concept du divin pour arriver à des formes toujours plus spiritualistes de religion. En sorte que dans sa religiosité l’esprit est immobile, et ne se meut qu’en outrepassant chaque fois son moment religieux pour l’absorber dans la
philosophie.
9. L’histoire de la religion comme histoire de la philo¬
sophie. — L'histoire de la religion cesse d’être telle pour devenir l’histoire fondamentale de la dialectique de l’es¬
prit, synthèse de conscience et d’autoconscience où la religion dépouille son abstraite religiosité, et devient phi¬
losophie lorsqu’elle est composée rationnellement ; car elle comporte alors une dépréciation de la véritable reli¬
giosité propre à toute religion, c’est-à-dire qu’elle annule la valeur que chaque religion croit être seule à posséder.
Elle se résout ainsi dans l'histoire de l’esprit humain qui en se polarisant dans le moment de son antithèse se dérobe à sa propre dialectique et se dialectise abstraite¬
ment comme une conscience privée du moment de sa libre autoconscience. A cet instant elle n’est plus l'histoire de la
(1) Discorsi di Religione. Vallecchi, Florence, 2e éd., 1924.
(2) Voir plus haut chapitre X, paragraphe 8.
l’art, la religion et l’histoire 205
annulé ce dernier, il
est impossible de sortir du premier et
de poser d’autres objets, ou de le différencier lui-même en
aucune façon (2).
8. Impossibilité d’une histoire de la religion. — Mais étant donné cette position du
divin
absolu, immobile et mystérieux, est-il possible que l'esprit conçoive, au point de vue religieux, une histoire, un développement?Ledéveloppement nepourrait serapporterqu’au sujet, qui n’aaucune valeur aupoint devuereligieux.D'autre part,
il
estimpossiblequel’espritsefixedans uneposition purement religieuse en s’annulant lui-même comme sujet, car, nous l’avons déjà
dit
(1), cet annulement lui-même ne peut s'ef¬fectuer que par une affirmation d'activité de l’esprit.
Celui-ci est ainsi porté par sa propre nature à surmonter l’une après l’autre toutes les positions religieuses, et re¬
prend son autonomie en critiquant sans cesse son propre concept du
divin
pour arriver à des formes toujours plus spiritualistes de religion. En sorte que dans sa religiosité l’esprit est immobile, et ne se meut qu’en outrepassant chaque fois son moment religieux pour l’absorber dans la philosophie.9. L’histoire de la religion comme histoire de la philo¬
sophie. — L'histoire de la religion cesse d’être telle pour devenir l’histoire fondamentale de la dialectique de l’es¬
prit,
synthèse de conscience et d’autoconscience où la religion dépouille son abstraite religiosité, et devient phi¬losophie lorsqu’elle est composée rationnellement ; car elle comporte alors une dépréciation de la véritable reli¬
giosité propre à toute religion, c’est-à-dire qu’elle annule la valeur que chaque religion croit être seule à posséder.
Elle se résout ainsi dans l'histoire de l’esprit humain qui en se polarisant dans le moment de son antithèse se dérobe à sa propre dialectique et se dialectise abstraite¬
ment comme une conscience privée du moment de sa libre autoconscience. A cet instant elle n’est plus l'histoiredela
(1) Discorsi diReligione. Vallecchi, Florence, 2eéd., 1924.
(2)VoirplushautchapitreX,paragraphe 8.
20Ô l’esprit, acte pur
religion, mais de la dialectique fondamentale de l’esprit, synthèse de conscience et d’autoconscience dans laquelle la religion se dépouille de sa religiosité abstraite et devient philosophie. Le reste du temps, elle conserve sa valeur spécifique de religion et ne trouve devant elle aucune matière d’histoire. Car celle-ci implique un développement, l’unité d’une multiplicité, tandis que la conscience religieuse n’admet ni multiplicité, ni théophanie préparatrice, ni accroissement ni progrès comme développement du dogme (à moins qu’il ne s’agisse d’un commentaire purement ana¬
lytique) (i).
L’histoire se construit en effet en reportant la religion, tout comme l’art, dans l’histoire universelle du dévelop¬
pement dialectique de l’esprit, où l’art et la religion sont des positions spirituelles, des concepts de la réalité, et en consé¬
quence appartiennent essentiellement à l’histoire de la phi¬
losophie. De sorte qu’une histoire de l’art et une histoire de la religion, autant qu’elles sont réellement concevables et partant peuvent être composées, sont des histoires de la philosophie et comme telles sont, elles aussi, des histoires dans le temps qui se résolvent dans l’histoire idéale, ainsi qu'il a été démontré au sujet de la nature propre de l'his¬
toire de la philosophie.
(i) Voir l’ouvrage de l’auteur, Le Modernisme et ses rapports entre la religion et la philosophie, Bari, Laterza, 1909, p. 65, et le Sommaire de Pédagogie comme science philosophique, Bari, Laterza, 1913, vol. I, 3« partie, chap. II et IV, pour tout ce qui est dit ici sur le caractère abstrait de l’art et de la religion ainsi que de leur assomption à une forme concrète dans la philosophie.
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l’esprit, acte pur
religion, mais de la dialectique fondamentale de l’esprit, synthèse de conscience et d’autoconscience dans laquelle la religion se dépouille de sa religiosité abstraite et devient philosophie. Le reste du temps, elle conserve sa valeur spécifique de religion et ne trouve devant elle aucune matière d’histoire. Carcelle-ci implique un développement, l’unitéd’unemultiplicité,tandisquelaconscience religieuse n’admet ni multiplicité, ni théophanie préparatrice, ni accroissement ni progrès comme développement du dogme (à moins
qu’il
nes’agisse d’un commentaire purement ana¬lytique)
(i).
L’histoire se construit en effet en reportant la religion,
tout
commel’art,
dans l’histoire universelle du dévelop¬pement dialectiquedel’esprit, où
l’art
et la religion sontdespositions spirituelles, desconcepts dela réalité, et en consé¬
quence appartiennent essentiellement à l’histoire de la phi¬
losophie. De sorte qu’une histoire de
l’art
et une histoire de la religion, autant qu’elles sont réellement concevables et partant peuvent être composées, sont des histoires de la philosophie et comme telles sont, elles aussi, des histoires dans le temps qui se résolvent dans l’histoire idéale, ainsiqu'il
a été démontré au sujet de la nature propre de l'his¬toire de la philosophie.
(i) Voirl’ouvragedel’auteur,Le Modernismeetsesrapportsentre lareligion etla philosophie,Bari,Laterza, 1909, p. 65,etle SommairedePédagogie comme science philosophique, Bari, Laterza, 1913,vol. I, 3« partie, chap.