FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
ANNÉE 1899-1900 No 78
n
U
e sïiiffls mm
Étude psychologique, pathogénique et clinique
THÈSE POUR LE DOCTORAT EN MÉDECINE
présentée et soutenue publiquement le 4 Mai 1900
Alphonse-René-Louis
PROUSTInterne de l'Asile d'aliénés du Gers Né àMansle(Charente), le 23novembre 1872.
MM. PITRES, professeur... Président.
LANELONGUE, professeur...
£>-»!,,n d,I,Tfa
denucé
f RÉGIS, ch. decours, j
Le Candidat répondra aux questions qui lui seront faites sur les diverses parties de l'Enseignement médical.
BORDEAUX
IMPRIMERIE Y. CADORET
17 rue poquelin-moliêre 17 (ancienne rue montméjan)
1900
FACULTÉ
DEMÉDECINE
ET DE PIIAIIMAGIE DE B0R1IEAEXM. de NABIAS Doyen. | M. PITRES Doyen honoraire.
PROFESSEURS
MM. MICÉ ]
DUPUY Professeurs honoraires.
MOUSSOUS MM.
n,- - . x I PICOT.
Clinique interne < pj^RES
m. . j DEMONS.
Cliniqueexterne
j
LANELoNGm Pathologieetthérapeu¬tique générales VERGELY.
Thérapeutique ARNOZAN.
Médecineopératoire... MASSE.
Clinique d'accouchements I.EFOUR.
Anatomiepathologique COYNE.
Anatomie CANNIEU.
Anatomie générale et
histologie VIAULT.
Physiologie JOLYET.
Hygiène LAYET.
MM.
Médecinelégale MORACHÇ.
Physique BERGONIÉ.
Chimie BLAREZ.
Histoire naturelle GUILLAUD.
Pharmacie FIGUIER.
Matière médicale de NAJRAS.
Médecineexpérimentale. FERRE.
Cliniqueophtalmologique B ADAL.
Clinique des maladies chirurgicales
des enfants PIÉCI-IAUD.
Cliniquegynécologique. BOURSIER.
Clinique médicale des
maladies des enfants. A.MOUSSOUS Chimiebiologique... DENIGES.
AGREGES EN EXERCICE :
section de médecine (Pathologie interneet Médecine légale).
MM. CASSA ET.
AUCHE.
-SABRAZES.
MM. Le DANTEC.
HOBBS.
section de chirurgie et accouchements MM.DENUCÉ.
Pathologieexterne VILLAR.
BRAQUEHAYE CHAVANNAZ.■
Accouchements MM.CHAMBRERENT.
FI EUX.
SECTION DES SCIENCES ANATOMIQUES ET 1JHYS101.0G1QUKS
Anatomie
j MM. PRINCETEAU.
Physiologie MM. PACHON.Histoire naturelle BEILEE.
section des sciences physiques MM. SIGALAS. 1 Pharmacie Physique
COURS COMPLÉMENTAIRES Cliniquedes maladiescutanéesetsyphilitiques
Clinique des maladies des voiesurinaires Maladies dularynx, des oreilles etdunez Maladies mentales
Pathologie externe
Pathologieinterne Accouchements Chimie Physiologie Embryologie Ophtalmologie
Hydrologie etminéralogie
M. BARTHE.
MM. DUBREUILH.
POUSSON.
MOU RE.
RÉGIS. ,
DENUCE.
RONDOT.
CHAMBRELENT.
DUPOUY.
PACHON.
N.
LAGRANGE.
CARLES.
Le Secrétaire de la Faculté: LEMAIRE.
Pardélibérationdu 5 août1879, laUacultéaarrêtéquelés opinions émises dans les hèses qui
luileur donner nisont présentéesapprobationdoivent être considéréesni improbation. comme propres à leurs auteurs, et qu'elle n'ente»
MEIS ET AMICIS
1NT H 01)UCTION
Arrivé auterme de nos études médicales, nous sommes heu¬
reux de trouver dans notre thèse inaugurale l'occasion de
remercier publiquement nos maîtres des Hôpitaux et
des Facul¬
tés dont les leçons et les conseils nous ont été si utiles.
Nous remercions tout d'abord et d'une façon particulière
M. le professeur agrégé Mesnard pour l'amitié dont il nous a honoré depuis le début de nos études, et dont il n'a cessé de
nous donner des preuves. 11 n'a épargné, pour nous seconder
dansnos eflorts, ni ses excellents conseilsni ses précieux encou¬
ragements, qu'il nous permette donc de lui affirmer ici l'assu¬
rance de notre sincère et respectueuse affection.
MerciàM. le Dr Chevalier-Lavaure, qui par les marques de sympathie qu'il nous a constamment témoignées, a fait pour
nous si agréables les années passées avec lui à l'asile du Gers
et qui a su nous rendre pleines d'attraitet d'intérêt les notions
souvent bien arides de la pathologie mentale. Nous garderons toujours le souvenir del'intérêtqu'ilnous a montré etde la con¬
fiance qu'il a bien voulu nous accorder.
M. le professeur Régis a bien voulu s'intéresser à nos efforts
et nous guider dans une science nouvelle encore pour nous. Sa
haute compétence a été un puissant encouragement et surtout
un précieux appuipour nous diriger dans la voie où nous nous
sommesengagé; qu'il reçoive ici l'assurance de notre profonde
reconnaissance.
MM. les D" Anglade et Lalanne, dont la compétence sur la question que noustraitons est hors de conteste, nous ont faitun
bienveillant accueil et se sont mis avec empressement à notre disposition; nous leur en témoignons toute notre gratitude.
Nous ne saurions oublier MM. les Drs Boursier, Rondot,
Démons et Picot, qui furent nos premiers maîtres et nous ont fait profiter auprès des malades de leurs excellents conseils.
Nous saisissons cetteoccasion pour les remercier publiquement.
Enfin nous prions M. le professeur Pitres de vouloir bien agréer l'assurance de notre respectueuse et profonde reconnais¬
sance pour le grand honneur qu'il nous fait en acceptant la pré¬
sidence de notre thèse.
délires systématisés secondaires
ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE,
PATHOGËNIQUE
ET CLINIQUEHISTORIQUE
Les délires systématiséssecondaires sont depuis peudannées seulement l'objet d'études spéciales. Ils étaient confondus
autrefois, en France, sous le terme générique de lypémanie
(Esquirol)
et ne constituaient que des cas particuliers de cet immense groupe d'où devaient plus tard se dégager la mélan¬colie et le délire de persécution.
Pinel, au commencement du siècle, avait remarqué la trans¬
formationde certains
mélancoliques
devenus plus tard mégalo¬manes. Esquirol, dans son traité des maladies mentales, nous
cite des observations de délires systématisés secondaires.
Lorsque
Lasègue sépara le délire de persécution de lamélan¬colie, la plupart des aliénistes oublièrent momentanément tous lescas
intermédiaires qui avaient permis la confusion des deux étatsjusqu'à cette époque. Beaucoup d'entre eux ne voyant que certains caractères du délire de persécution firent rentrer dans cetteclasse
beaucoup
d'observations qui, en réalité, sont celles depersécutés mélancoliques. Ainsi firentMaret (1868), Clament (1883) etConstantin (1884).En 1882 et les années suivantes, Cotard publie ses travaux
— 10 —
sur les délires de négation et
d'énormité, jetant ainsi
unjour
nouveau sur toute une branche des délires
secondaires.
Vers cette même époque,leD'
Régis, dans
sesleçons cliniques
à l'asile Sainte-Anne, signalait .la confusion
fréquente d'un état
mélancolique accompagnéd'idées de persécution
avec undélire
essentiel de persécution,
faisait ressortir l'importance de
ceserreurs au point de vue du
pronostic et insistait
surles diffé¬
rences de l'état moral dans les deux cas.
En 1888, M. Séglas montre
qu'il existe des malades qui pré¬
sentent non pas une
coexistence de délire mélancolique et de
délire de persécution,
mais
unevéritable combinaison des deux
états. La société médico-psychologiques'occupe, en
1890, d'une
observation analogue présentée par
Legrain et dans laquelle
M. Charpentier voit « un
délire de persécution à évolution
anormale dans l'apparition et dans la
marche des symptômes
».M. Saury considère que la
mélancolie évolue suivant le terrain
et les causes.
Nous noterons encore une thèse de Blin sur les idéesde per¬
sécution dans la mélancolie, une étude de Dagonet sur le
délire
de persécution, un
article de Séglas
surleur diagnostic.
M.Magnan considère que les
délires systématisés secondaires
ne sont « que des accès
maniaques
oumélancoliques chez des
dégénérés ».
En 1892 le D1 Régis, dans la 2e édition de son
manuel,
décrit brièvement les délires post-maniaques et
post-mélancoli¬
ques avec leurs
principaux caractères et signale la nécessité de
les étudier d'une façon plus complète.
Roubinovitchadmet,commeKrafït-Ebing,queces
délires sont
simplement une phase de
démence
et commetels
neméritent
pas de constituer une
variété spéciale.
En 1896 Falret remet la question à l'ordre du
jour.
En 1897 le docteur Lalanne, sous l'inspiration du
docteur
Régis, publieuntravailcompletsurles persécutésmélancoliques,
dans lequel il étudie en particulier des états
mixtes chez des
malades d'abord mélancoliques et devenant
ultérieurement per¬
sécutés.
— Il —
Vallon etMarie, au Congrès de Toulouse, en 1897, voulaient
faire du délire mélancolique systématisé une entité morbide comparable à la maladie de Lasègue.
Citons enfin l'importante communication du docteur Anglade
auCongrès de Marseille dans laquelle l'auteur conclut à l'exis¬
tence de délires systématisés, développés sur des étals secon¬
daires aux principales formes d'aliénation mentale, notamment
à la manie, à la mélancolie, à la folie à double forme, aux névroses et aux intoxications.
A l'étranger, les délires systématisés secondaires ont été étu¬
diés d'une façon toute spéciale pendant ces dernières années,
principalement en Italie et enAllemagne.
En Italie : Tonnini le premier, en 1884, fait figurer dans sa classification les délires secondaires post-maniaques et post¬
mélancoliques. Plus tard Tanzi et Riva publient un mémoire
danslequel ils admettent l'existence de délires consécutifs aux
psychonévrosesgraves en faisant ressortir les différences entre le terrain paranoïen et le terrain psychonévrotique, le délire systématisé n'étantqu'un symptôme.
Ioiinini,en 1886, reprendla questionetadmet quela paranoïa
primaire chez un individu est la conséquence d'une psychoné¬
vrosechez un ascendant; et que chez un même individu une
psychonévrose peut produire la paranoïa secondaire en tout semblable à la paranoïa primaire.
Del Greco, en 1894 et 1896, publie un Traité sur l'évolution du délire paranoïaque.
En Allemagne : En 1845, Griesinger décrit sous le nom de verrûcktheit la folie
systématisée qu'il considère comme étant
toujours secondaire. Il réunit dans un même tableau les carac¬
tères que plus tard on reconnaîtra appartenir les uns aux
délires primitifs, les autres aux déliressecondaires.
Les idées deGriesingersont admises par Spielmann. Snell, en
1865, décrit sous le nom de wahnsinn, les délires primitifs qu'il
fait sortir du
groupe des verrûcktheit de Griesinger. Celui-ci, admettant cette nouvelle manière de voir, rejette le nom de
wahnsimi mais subdivise ses
verrùcktheit
enprimaire et
secon¬daire.
A partir de cette
époque, le domaine des délires secondaires
fut de plus en
plus rétréci,
onmet même en doute leur exis¬
tence.
En 1882, Nasse cite descas la
prouvant.
En 1892, Werner les divise en paranoïa
post-maniaque et
paranoïa post-m
élan colique.
Brassert, en 1895, publie dans un
mémoire de nombreuses
considérationssurleurfréquence,leurs causes
et leur pronostic.
Krafft-Ebing considère que
les psychonévroses
seterminent
par un
affaiblissement des facultés qui peut, n'étant pas assez
intense, permettre la
formation de délires faiblement systéma¬
tisés.
Schule et Krœplin partagent
la même opinion.
En Portugal : De Mattos admetla
théorie de Tonnini.
PREMIÈRE PARTIE
CARACTÈRES CLINIQUES DIFFÉRENTIELS DES DÉLIRES SYSTÉMATISÉS PRIMITIFS ET DES DÉLIRES SYSTÉMATISÉS SECONDAIRES
Notre but n'estpoint,en nousefforçant de rechercher les carac¬
tèresdifférentiels des délires systématisés primitifs et secondai¬
res, de vouloircréer une nouvelle forme de délire absolument
indépendante, ne présentant ni rapports ni connexions avec les psychonévroses etles paranoïas.L'examen des malades prouve,
nous semble-t-il, qu'une telle idée est inacceptable, car les
observations sontnombreuses, qui semblent établir une transi¬
tion insensible entre les deux états dont nous nousoccupons.
La délimitation est tellement vague que l'existence de ces déliressecondaires a été méconnuejusqu'à ces dernières années
etquelesuns,commeTonnini, ontvoulu les identifierauxdélires systématisés primitifs, les autres, comme Krafft-Ebing, les con¬
fondre avec les formes terminales démentielles des psychoné¬
vroses.
Nouscroyons ces deux opinions exagérées,et tout en considé¬
rant que les délires secondaires présentent des formes très
variables dans leursymptomatologie,nous pensonsqu'ils ont des
caractères propres que nous allons tâcher de faire ressortir de
1examen des observations.
Nous étudierons donc successivement les principaux symptô¬
mes morbides qui viennent troubler le fonctionnement normal
de l'activité psychique chez les malades qui présentent un délire systématisé, c'est-à-dire :
Les illusions.
Les hallucinations.
L'explication délirante.
Les idées de grandeurs, la transformation de la personnalité.
La mémoire.
Lestroubles de la volonté.
La conscience.
illusions.
L'illusion est une fausse interprétation d'une sensation. Elle peut donc porter sur chaque sens.
Nous
neretiendrons
cepen¬dant, pour notre étude, que les illusions de l'ouïe,
de la
vue etde la sensibilité générale, qui sont de beaucoup les plus nom¬
breuses et les plus intéressantes dans les deux genres de délire
que nous comparons.
Illusions de l'ouïe. — Les illusions de l'ouïe chez le persé¬
cuté sont les plus importantes, surtout pendant la période d'ex¬
plication délirante. Le persécuté, dont
l'activité intellectuelle est
dirigéetoutentière vers le but unique de démontrerl'exactitude
de son délire, est porté tout naturellement àinterpréter dansce
sens toutes les paroles, tous les bruits qui lui parviendront.
Mais, d'un autre côté, le malade a conservé, même dans la sphère de son délire, une certaine faculté de critique suscep¬
tibled'être encore utilisée pour redresser les illusions. Aussiau début, et même en pleine période délirante, pourra-t-on
faire
reconnaître au malade l'erreur dont il est victime. Si on lui apporte les preuves suffisantes, il se rendra à l'évidence.
Si
beaucoup d'illusions de l'ouïe, sinon toutes, restent fixes
chez
le persécuté, ceci dépend, croyons-nous, de la difficulté
qu'il
ya d'établir ces preuves. Les bruits et les paroles, en effet,
sont
fugitifs et le malade, défiant parnature, ne se contente généra¬lement pas d'une simple affirmation pour croire qu'il a été
vic¬
time d'une erreur. Mais enfin si, dans quelques circonstances particulières, on peut établir cette preuve d'une façon évidente,
renouveler le fait dans desconditions que le malade reconnaîtra
bien identiques, il rectifiera son erreur, car il est logique
dans
la sphère de son délire. Il ne faudrait pas en conclure
qu'en
détruisant l'illusion 011 ait redressé l'idée délirante qui
l'avait
-— io —
provoquée. Celle-ci subsiste, mais n'étant plus explicable par l'illusion que l'on vient de lui montrer fausse,le malade se trou¬
vera, pour ainsi dire, en état de réceptivité pour une nouvelle
illusionremplaçant la première.
Les illusions de l'ouïe sont beaucoup plus fréquentes, chez
lespersécutés, quecellesde la vue, par le fait mêmede la faculté
d'attention et de critique qu'a conservée le malade. En effet, les
sensations visuellesont une certaine durée, une certaine persis¬
tance qni donne au malade le temps de rectifier son illusion,
tandis que les sensations auditives sont rapides et ne se renou¬
vellent pas.
En résumé chez le persécuté les illusions de l'ouïe sont nom¬
breuses, rectifîables, leur nombreet leur manque de fixité étant
laconséquence même de la logique et de l'attention conservées
parle malade.
Dans les délires secondaires, il en est tout autrement. Les illusions de l'ouïe sonttrèsrares. Dans aucune des observations que nous publions à la fin de ce chapitre, nous n'en avons ren¬
contré, bienque nousayons suivi les malades quien font l'objet
d'une façon toute spéciale pendant plusieurs semaines. Cepen¬
dant nous avons des observations qui, à la lecture, se rappro¬
chent énormément des délires systématisés primitifs et nous croyons qu'il y a lieu d'insister comme première différence sur cetteabsence même d'illusions de l'ouïe.
Cette absence, nous semble-t-il, dénote chez le délirant une diminutionconsidérable de l'activité psychique, un manque de
besoin de la part du malade de s'expliquer une anomalie, qui
chez le délirant primitif provoque un sentiment de surprise et
par celamême une tentative d'explication.
Illusions de la vue. — Contrairement aux précédentes, les illusions de la vue sont très
fréquentes dans les déliressystéma¬
tiséssecondaires. Nousavons expliqué précédemmentpourquel¬
les raisonselles nous paraissaient devoir être rares chez le déli¬
rant primitif. Ainsi que nous l'avons dit, elles existent dans les délires primitifs mais à l'état passager, sans aucune fixité, étant
le résultatde la spécialisation de l'activité psychique sur l'objet
du délire. Mais elles ne résistent pas à un examen plus attentif
et le malade corrige lui-môme son erreur par le simple fait qu'elle est contraire à l'évidence. Il verra une personne incon¬
nue, instantanément il l'encadrera dans son délire, lui donnant
un nom et une qualité qui lui permettront d'y jouer un rôle,
mais presque aussitôt l'absurdité de son idée luiapparaîtra : ou bien ses facultés intellectuelles, quiont conservé toute leur acti¬
vité, s'exerçant sur une mémoire intacte, lui montreront son erreur; ou bien ses facultés de critique ou de logique seront impuissantes à expliquer la présence de celui qu'il avait cru reconnaître dans le milieu qu'il a sous les yeux.
Chez le délirantsecondaire, il enest tout autrement. Les illu¬
sions de la vue y sont très nombreuses et portent surtout sur
les personneset surles lieux (Obs. I, II, Y). Nous voyons certains
malades se créer un entourage absolument factice en prêtantà
ceux qui les environnent les attributs de personnages qu'ilsont
connus autrefois. 11 nous semble que chez eux la genèse de ces illusions est toute différente de celle des persécutés. La vue d'une personne inconnue éveille en eux, par suite d'une vague ressemblance, le souvenir d'un visagejadis vu.Cette idéefausse s'implante immédiatement dans leur esprit et s'y fixe,
l'activité
intellectuelle étant trop affaiblie pour leur montrer sonabsur¬
dité. Du reste l'attitude du malade confirme bien cette hypo¬
thèse. Il n'a aucun sentiment de surprise et ne fait aucune ten¬
tative d'explication. Sa découverte le laisse indifférent, ne provoquantjamais de sa part la moindre réaction violente,
ainsi
qu'on le constate chez les persécutés lorsqu'une illusiondésa¬
gréable n'estpas assez promptement rectifiée.
Nous devons, ici, faire remarquer l'existence très
fréquente
d'illusions analogues dans la manie aiguë. «Lenom ou le visage
des personnes étrangères qui les entourent (les maniaques)
leur
rappellent des individus qu'ils ont autrefois connus, etéveillent
en eux tout un monde de souvenirs du passé qu'ils
adaptent à
leur vie présente. C'est ce qui explique pourquoi ils
désignent
ces individus sous des noms particuliers et les traitent en per¬
sonnes de connaissance. Le moindreobjet,la configuration
d'une
chambre, d'une fenêtre, la lecture d'un mot ou d'une seule lettre deviennent chez eux le point de départ des rêves les plus fantastiques et ils se croient tour à tour, et dans l'espace de quelques instants, papes, rois, médecins, cultivateurs, orateurs, femmes, etc... Leur délire est un rêve en action ». (Régis).
Nous croyons quela genèse de ces illusions dans la manie et dans les délires systématisés secondaires est différente : dans le
premier cas, elles sont la conséquence « de l'activité automati¬
que de l'esprit et ont pour origine la rapidité des impressionset surtout la suractivité de l'association des idées » (Régis). Dans
le second cas, au contraire, ainsi que nous le disions, elles sem¬
blentprovenir de l'affaiblissement de l'activité intellectuelle, l'attention, la logique étant incapable de différencier l'image
fournie par la mémoire d'avec l'objet que le malade a sous les
yeux, Du reste, les caractères cliniques contribuent eux-mêmes
à les différencier : dans la manieaiguëcesillusionssontrapides, instables, fugitives, tandis que dans les délires secondaires elles sont, aucontraire,essentiellement fixes. Deplus, nousretrouvons
fréquemment ces illusions dans les délires systématisés post- mélancoliques; elles paraissent donc, dansce dernier cas, avoir
une existence propre etn'êtrenullementsous la dépendance des
illusions de la période aiguë de la psychonévrose.
Illusions de la sensibilité générale. — Nous n'établirons pas decomparaisonau point de vue de la fréquence de ces illu¬
sions chez les persécutés et les délirants secondaires : Chez les
uns comme chez lesautres, elles sont très fréquentes.Cependant,
bien que l'origine soit la même dans les deux cas, à savoir la fausseinterprétation de sensations réelles, nous croyons que le persécuté, par la concentration même de son activité psychique
pourtout ramener contre lui, arrive très rapidement à transfor¬
merses illusionsenvéritables hallucinations. La différenceentre ces deux formes, au point de vue clinique, est très difficile à
faire, maisenfin la fréquence énorme des troubles de la sensi¬
bilité générale chez les persécutés est bien souvent en contra¬
diction avec la santé physique généralement normale de ces
malades. Dans les délires secondaires il n'en est point ainsi et
Proust
2
— 18 —
la psycho-névrose
qui
a,la plupart du temps, profondément
altéré l'organisme du malade, qui, par
définition
même,retentit
d'une façon intense sur l'activité générale, explique et justifie
l'existence d'illusions de la sensibilité générale (obs. II, III, VI). Nous ne pouvons chercher, en
raison
mêmede la confu¬
sion possible des illusions et des
hallucinations de cette nature,
si ces troubles que l'on rencontre dans les délires
systématisés
secondaires sont la conséquence de l'influence
psychonévrotique
ou proviennent de l'activité
intellectuelle du malade, cherchant
expliquer son délire ainsiqu'il le fait dans le délire primitif.
Cependant, il nous semble que dans le
délire primitif les illu¬
sions sont beaucoup plus précises, plus nettes, et que le
malade
s'explique bien plus facilement leur but. Dansles délires
secon¬daires, elles ont uncaractère vague, indéterminé, le malade ne
leur prêtepas un caractère aussi hostile. Entous cas,
la réaction
du malade vis-à-vis d'elles est bien moins vive que chez le
délirant primitif, il tendàles accepter d'une façonpassive.
C'est
là l'indice certain d'un affaiblissement plus ou moins
complet
de la conscience.
Hallucinations.
Nous allons étudier spécialement les hallucinations de la vue
et de l'ouïe, qui sont, comme les illusions de ce sens,
de beau¬
coup les plus importantes.
Hallucinations de l'ouïe. — Les hallucinations de l'ouïe sont très fréquentes dans les délires systématisés primitifs et secon¬
daires. Les observations que nous trouverons plus loin nous
en donnent toutes des exemples. Cependant, chez peu
de
nos malades, nous n'avons cette richesse hallucinatoire qui se ren¬contre dans les délires primitifs. Chez le persécuté, elles
four¬
nissent à elles seules la plus grande partie des matériaux
qui
vont alimenter le délire. Son activité intellectuelle conservée
sera l'origine même de l'abondance de ces hallucinations.
En
effet, celles-ci sont la conséquence d'une irritation et d'une con¬
centration de la faculté représentative. Or, cette
irritation et
cette concentration se rencontrent à un degré très élevé chez
le
persécuté. II eu résulte naturellement des hallucinations très
nombreuses, presque toujours hostiles, présentantconstamment
lerapport le plus étroit avec les idées délirantes. Elles sont doncgénéralement secondaires, ettoujours explicatives de l'idée
délirante. Nos observations, disions-nous, nous montrent des hallucinations de l'ouïe plus rares dans les délires secondaires.
Elles se rattachent d'une façon plus vague à la systématisation
desidées, elles sont moins hostiles. Il semble que les fonctions psychiques de ces malades n'ont plus la force suffisante pour se concentrer et expliquer un délire de persécution nettement
dirigé contre eux.
Ces caractères nesont pas absolus et nous les trouvons à un
degré plus ou moins développé suivant l'influence qu'a exercée la psychonévrose sur les fonctions psychiques. Dans l'observa¬
tion que nous a fournie M. le professeur Régis, en particulier,
les hallucinations de l'ouïe se rapprochent beaucoup de celles
dudélirantprimitifetne nouspermettraientpoint,à elles seules,
de qualifier ce délire de secondaire.
Il en est de même pour l'observation IV. Dans l'observa¬
tion III, les différences s'accentuent, car le malade a de nom¬
breuses hallucinations de l'ouïe qu'il ne rattache point à, la sys¬
tématisation de son délire. Les« flubes » viennent le visiter la nuit, il leur parle, s'intéresse à leursjeux, mais ils ne contri¬
buenten rienà luiexpliquer ou luiprouver sapuissance. Cepen¬
dant, chez lui encore, les hallucinations de l'ouïe se rapportant directement h son délire existent, car ce sont elles qui, avec celles de la vue, donnent l'explication de ce qu'il appelle « son travail ».
Dans l'observation I, Joséphine V... reconnaît entendre très souvent des voixqui lui défendent de manger. Elle ne cherche nullement à s'expliquerson indignité et n'obéit point davantage
à ses
hallucinations,
car elle mange de fort bon appétit. Elle nereagit pas plus que si l'hallucination s'adressait à une autre personne.
Dansl'observation II, la malade estfrappée et insultée par les
sœurs toutes les nuits, mais elle conserve à leur égard l'atti-
— 20 —
tude la plus indifférente,
bien
que sondélire la place, vis-à-vis
d'elles, uniquement en persécutée et
nullement
encoupable.
Elle neréagit nien mélancolique, ni en
persécutée, elle
neréa¬
git pas.
L'observation V nous montre des hallucinations de l'ouïe se rattachant d'une façon plus vague encore à la
systématisation
des idées, nullement désagréables et très atténuées comme
fré¬
quence.
Hallucinations de la vue. — Les hallucinations de la vue sonttrès rares dans les délires primitifs. Dans les
délires
secon¬daires, au contraire, elles sontfréquentes. D'après
l'observation
du Dr Régis et les observations 111 et V, nous voyons
qu'elles
sont souvent très nombreuses, se rattachant fréquemment àla systématisation du délire, mais
quelquefois aussi
enétant indé¬
pendantes. Le malade D... voit par
exemple
tout unmonde invi¬
sible pour nous et qui ne se rattache nullementau
thème de
sondélire. En nous parlant, il voit dans l'appartement un «
flube
» dont il nous donne le signalement, étonné que nous nele
voyions pas comme lui;maisce flube nevient point le déranger
ni le menacer, c'est pour ainsi dire un des compagnons
habi¬
tuels du malade, dans le monde dans lequel il vit.
Le malade L...ades hallucinations de la vue moinsnombreu¬
ses mais qui n'ontaucun rapport avec la
systématisation de
sondélire. 11 a vu une femme nue dans les airs, parfois il voit
des
silhouettes mal définies sans aucune netteté. Jamais de visions
lenifiantes.
Le malade de M. le professeur Régis est très
intéressant
surce point. 11 présente une richesse extrême
d'hallucinations de
la vue qui lui sont suggérées par des lectures et
provoquent
l'apparition d'idées de grandeurs. Contrairement auxhallucina¬
tions de la sensibilité générale et de l'ouïe qu'a éprouvées
et
qu'éprouve encore le malade,elles sont généralementconsolan¬
tes. Nous avons sous les yeux de nombreuses lettres du
malade
et nous reproduisons comme typede ces hallucinations
l'extrait
suivant de l'une d'elles adressée àM'ne de Freycinet : « Nos
sei¬
gneurs les évoques ont daigné venir en grand nombre à
notre
— 21 -
pauvre maison
de malades prendre
part à nosjeux et recueillir
et même chanter avec nous les apparitions que Dieu s'est plu pendant ces deux
jours
etdeux nuits
àmultiplier
avecplus
d'éclat et d'abondance que jamais. Pendant presque toutes ces deux nuits passées, nous avons nagé, sans exagération aucune, dans l'essence divine, étonné des merveilles qui ne tarissaient
pas, heureux comme les anges au ciel,
bonheur parfait
et sans mélange si j'avais eu la joie d'avoir à côté de moi notre bonministre de la guerre et vous-même qui m'avez tant édifié par votre pieuse obstination à voustenir des
nuits entières
à genoux, dansl'adoration de l'impénétrable mystère quinousenvironne ».Ce malade voit et entend ainsi presquetoutes les nuits de hauts
personnages qui lui promettent leur protection.
Bien différent est le persécuté.
« Ses fausses sensationsvisuelles, lorsqu'ilen éprouve, consis¬
tent surtout en apparitions hostiles, en figures grimaçantes, en écrits pleins de menaces, en changements à vue des personnes et des choses qu'il accuse ses ennemis de lui faire voir par des
moyens à eux. Mais il est exceptionnel que les hallucinations
de la vue aient lieu d'une façon suivie » (Régis).
Nous retiendrons donc commecaractères deshallucinations de la vue :
Leur existence fréquente dans lesdélires secondaires,
contrai¬
rement àce qui a lieu dans lesdélires primitifs.
Leur caractère indifférent, contrairement au caractère hostile qu'elles ont chez les persécutés.
Explication délirante.
Nous venons d'étudier les illusions et les hallucinations qui
sont pour les délirants la source de tous les éléments nouveaux
qui viennent s'ajouter à leur délire.
Mais indépendamment de ces éléments d'apport, nous devons
étudier les idées mêmes sur lesquels ils viennent se greffer,
idées qui forment la charpente du délire dont ils ne sont que l'accessoire.
- 22 -
Une première question se pose ànous : l'explicatiou délirante
est-elle primitive dans les délires secondaires et les hallucina¬
tions ne sont-elles alors qu'un élément superflu, inutile à son
existence; ou bien,au contraire, l'explication déliranterésulte-t-
elle de ces hallucinations et de ces illusions mêmes qui seraient
alors sa source, son origine unique. La difficulté est grande
pour résoudre une telle question, si l'onsonge que pour yrépon¬
dre il faut avoir suivi l'évolution de la maladie chez le sujet depuis l'apparition de la psychonévrose jusqu'au jour de la for¬
mation du délire systématisé.
En effet, parle simple examen d'un malade, nous sommes
privé de tout ordre chronologique dans l'apparitionetla modi¬
fication successive des idées, carle malade est lui-même victime
de l'erreuret crée inconsciemment une systématisation rétroac¬
tive dont le début réel lui échappe et qu'il fixe pour la plus grande satisfaction de son esprit.
Cependant, dans une de nos observations personnelles, le
malade B... (obs. IV) semble, dans son récit même, nous souli¬
gnerl'origine de son idée délirante, car il en a été frappé et,
comme le délirant primitif, a éprouvéune sorte de satisfactionà
connaître les motifs pour lesquels il était persécuté.
Internéà Sainte Anne, présentant des symptômes indiscuta¬
bles de mélancolie, anxiété, découragement, hallucinations pénibles de l'ouïe, troubles de la sensibilité générale, tentatives
de suicide, ilreste pendant un an sans aucune systématisation
de son délire. Tout à coup, nous dit le malade, « survient la
bombe du tzar ». Dès cet instant, l'idée délirante avait surgi, légitimant les craintes de B... et allant systématiser un
grand
nombre des hallucinations futures.
Bientôt apparaissent les idées degrandeurs duesencore,sem- hle-t-il,à deshallucinations : des voix lui disaientqu'il serait
roi
de France. Plus tard, il sera de la même façon roi d'Espagne,
empereur de Russie, etc.
L'observation de M. le professeur Régis nous permet égale¬
ment, ainsi qu'il le signalait au Congrès de Marseille, de cons¬
tater cette formation d'un délire systématisé de persécution
et
clegrandeur par voie
hallucinatoire. G...
éprouve, eneffet, des
hallucinations pénibles de l'ouïe et de la sensibilité générale,
on l'insulte,on l'électrise, on le frappe, etc., et il considère ses souffrances commedes épreuves d'expiation destinéesà le rendre cligne plus tard de rentrer dans le
sacerdoce.
Les hallucinations de la vue, rares d'abord chez G..., devien¬
nentbientôt plus fréquentes et le mettentalors en relations avec des personnages élevés qui le feront successivement évoque
de
laMartinique, ambassadeur de Constantinople, etc.
L'observation III est également assezprobante : En 1869, peu cle temps après le début de sa maladie qui avait profondément
troublé sa conscience, puisqu'il ne reconnaît pas sa femme qu'il
croitchangée, D... reçoittout à coupsa nomination d'empereur.
C'est évidemment par voie hallucinatoireque sa nouvelle qualité
lui a été révélée.
Nous avons donc, dans ces trois observations, la preuve de
l'existence de délires secondaires d'origine hallucinatoire.
Après ces considérations sur le début du délire, voyonsl'évo¬
lution qu'il suit et si nous sommes autorisé, sous ce rapport, à
le comparer aux différentesformes des délires primitifs :
L'observation de M. le professeur Régis et l'observation IV
nousmontrent une systématisation des idées, en tout analogue
à la systématisation des délires primitifs : le malade a succes¬
sivement des idées de persécution et plus tard des idées de grandeurs, c'est l'ordre typique signalé par Lasègue,l'évolution
normale.
L'observation de D..., au contraire, présente une marche
toute différente, on peutmême dire que les idées de grandeurs
ont existé seules au début et ont expliqué plus lard au malade
ses raresidées de persécution liées à des illusions de la sensibi¬
lité générale.
L'observation de la malade R... nous donne, au point de vue de 1 enchaînement des idées, absolument la marche que l'on
observe chez les délirants persécutés persécuteurs. Elle n'a pas
encore manifesté d'idées de grandeurs.
L'observation de Joséphine Y... reproduit l'évolution nor-
maie des délires erotiques avec des {roubles de la sphère géné- sique donnant naissance à de vagues idées de persécution.
En somme, nous voyons qu'au point de vuedu plan même du délire, les délires secondairesne sontpoint différents des délires primitifs et qu'il nous faut chercher ailleurs un moyen de dia¬
gnostic différentiel.
Idées de grandeurs. Transformations de la personnalité.
Les idées de grandeurs sont assez fréquentes dans les délires
secondaires. Sur les six observations que nous publions, nous
en trouvons dansquatre.
Eu lisant attentivement ces observations, on constate que ces idées de grandeurs diffèrent absolument de celles des délirants primitifs.
Examinons d'abord l'observation que nous a communiquée
M. le professeur Régis. Nous avons déjà signalé ce fait qu'elles
avaient une origine hallucinatoire. Les hallucinations elles-
mêmes portent généralement sur les sens de la vue etde l'ouïe.
Le malade les éprouve différentes suivant ses lectures, suivant
une parole ou un spectacle qui l'ont frappé. Comme les phéno¬
mènes qui les produisent, elles seront donc essentiellement
variables et, par cela même, créeront des idées de grandeurs également variables. C'est ainsi que nous voyons le malade
Ch... écrire successivement aux différents Présidents de laRépu¬
blique, aux ministres de la guerre, au Pape, assister par hallu¬
cination aux cérémonies dont il a lu la description sur les journaux et être nommé successivement aux grades les plus
divers : régisseur, évêque, ambassadeur, etc.
Dans l'observation de R..., nous trouvons la même variété
dans les idées de grandeurs : il est nommé successivement par voie hallucinatoire, roi de France, roid'Espagne, empereur
de
Russie, grand général de la Société de Jésus civique et univer¬
selle. A l'heure actuelle, il devientgrand inventeur.
11 en est tout autrement dans le délire primitif. Le malade se
crée là une personnalité bien nette, bien définie; il devient