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Représentation et construction mentales de l'Amérique par un protestant à la fin du XVIe siècle

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(1)

l’allant qu’il déploie pour se rapprocher de Dieu, que la cartographie mentale qu’il emprunte ou s’invente, pour pénétrer les régions célestes. Ce dynamisme spirituel recouvre une diversité de formes et d’expériences, qui ne conduisent pas toutes vers le succès, loin s’en faut, mais qui interrogent la capacité du croyant à penser et à mettre en scène sa foi, par-delà les aléas conjoncturels d’une époque. Les vingt-quatre études réunies dans ce volume envisagent ainsi les diverses modalités possibles du voyage intérieur du chrétien, tel qu’il se donne à lire dans la sphère européenne, et jusqu’en Amérique, entre le XV

e

et le

XVIII

e

siècle.

Inès Kirschleger est maître de conférences (littérature française,

XVII

e

- XVIII

e

siècle) à l’université de Toulon. Elle est l’auteur de travaux portant sur la spiritualité des réformés de l’âge classique.

Françoise Poulet est maître de conférences (langue et littérature françaises, XVII

e

siècle) à l’université Bordeaux Montaigne. Elle est l’auteur d’une thèse sur l’extravagance dans le roman et le théâtre des années 1620-1660.

Babeliana N

o

20 9:HSMHOF=XZYY\V:

ISBN 978-2-7453-5447-1

Itinérances spirituelles : mises en récit du voyage intérieur ( XV e - XVIII e siècle)

BAB

20

HONORÉ CHAMPION

PARIS

Itinérances spirituelles : mises en récit du voyage intérieur ( XV e - XVIII e siècle)

Actes du colloque international de Bordeaux, organisé les 26, 27 et 28 novembre 2014

par les laboratoires CLARE (EA 4593, Université Bordeaux Montaigne) et BABEL (EA 2649, Université de Toulon)

Réunis par Inès Kirschleger et Françoise Poulet

(2)

Grégory Wallerick

REPRÉSENTATION

ET CONSTRUCTION MENTALES DE L’AMÉRIQUE PAR UN PROTESTANT

À LA FIN DU XVI

e

SIÈCLE

La rencontre, à partir de 1492, d’un monde qui apparaît pour les Européens comme nouveau, soulève rapidement la question de la diffu- sion des connaissances relatives aux différents voyages vers ces terres.

Les premiers récits étaient destinés à guider les navigateurs et à décrire aux souverains les terres nouvelles leur appartenant, notamment les richesses attendues, ainsi que leurs nouveaux sujets. Les images concer- nant l’Amérique et ses habitants peinent à se répandre en Europe, dans la mesure où elles proviennent d’un corpus documentaire restreint. À la fin du XVI

e

siècle, cependant, une collection de voyages reprend les différents récits vers l’Amérique et les enrichit d’illustrations de grande qualité. Dès 1590 Théodore de Bry, artiste protestant originaire de Liège, installé à Francfort après un intermède à Strasbourg, grave des planches relatives à cet espace et aux populations qui y vivent.

Devant la faiblesse des sources qui existaient à son époque, avec pour but de proposer une œuvre originale, Théodore de Bry se crée un univers, à partir de recherches minutieuses, pour établir sa représentation codifiée de l’Amérique. Une partie des images qui peuplent la collection des Grands Voyages

1

est issue du voyage imaginaire et spirituel que le protestant avait entrepris pour compiler et améliorer les sources qu’il avait récupérées, tout en cherchant à dévaloriser les catholiques, princi- palement les Espagnols. C’est à un voyage spirituel en Amérique que De Bry invite ses lecteurs, à une certaine itinérance sur ces mêmes terres, au fil de la collection.

De quelle manière le graveur protestant est-il parvenu à établir les éléments caractérisant une vision de l’Amérindien et du Nouveau-Monde qui s’est propagée ensuite en Europe pour de nombreux siècles ? Afin de

1

 La collection a été publiée à Francfort-sur-le-Main à partir de 1590. Elle se compose

de 14 volumes en version allemande, 13 pour la version latine, et illustre des récits de

voyages vers les Amériques.

(3)

répondre à cette question, nous évoquerons d’abord la création de la collection illustrée des Grands Voyages, avant d’aborder l’outillage mental et de terminer par une estimation de la bibliothèque de la famille De Bry.

U NE COLLECTION DE VOYAGES RICHE EN ILLUSTRATIONS

Au-delà des textes narrant les péripéties ou l’histoire du Nouveau- Monde, les images particulièrement importantes pour l’œuvre des Grands Voyages, mais aussi pour les autres livres publiés par les graveurs, demandent un matériel permettant de nourrir les projets des De Bry. Il leur faut posséder des ouvrages susceptibles de servir de sources. C’est pourquoi les illustrations présentes dans les volumes de la collection occupent plusieurs statuts, recensés par Michèle Duchet

2

qui s’appuie sur les éléments que les graveurs avaient eux-mêmes inscrits dans la présen- tation qu’ils réalisaient de leur travail. Une distinction s’opère entre les gravures fournies par Théodore et celles de ses fils, Jean-Théodore et Jean-Israël, après 1598, date à partir de laquelle le premier est décédé. En raison de sa maladie, la goutte, et en préparation de sa succession, il appa- raît probable que Théodore ait confié à ses fils la gravure dans certains ouvrages au cours de la seconde moitié de la décennie 1590, à partir du moment où il les intègre au sein de son travail.

Au temps de Théodore, deux catégories d’images sont évoquées. La première concerne les trois premiers volumes, elle caractérise des illus- trations ayant pour origine des dessins faits sur place, dont l’authenticité ne semble pas remise en cause. Elles sont dénommées eicones. Les illus- trations des deux premiers ouvrages proviennent effectivement de dessins réalisés en Amérique, ou du moins par des artistes qui revenaient de ces territoires outre-Atlantique. John White

3

a produit ses aquarelles directe- ment depuis la Virginie, alors que Jacques Le Moyne de Morgues

4

a été contraint de dessiner une seconde fois ses croquis, perdus lors de la fuite

2

 Nous rappelons les éléments évoqués par Michèle Duchet, L’Amérique de Théodore de Bry. Une collection de voyages protestante au

XVIe

siècle, Paris, C.N.R.S., 1987, p. 13- 14.

3

 Ce dessinateur anglais avait accompagné l’expédition organisée par Walter Raleigh et commandée par Richard Greenville, qui a permis de poser les bases d’une implantation anglaise en Virginie.

4

 Accompagnant Laudonnière et Ribault lors de l’expédition française en Floride, au

début des années 1560, le Dieppois a laissé de cette expédition des dessins saisissant sur

le peuple des Timucua.

(4)

de Fort Caroline. Enfin, les gravures sur bois de Hans Staden

5

provien- nent de souvenirs que le Hessois a amenés en Europe, et qu’il a ensuite fait graver. Ainsi, du point de vue de l’authenticité, les épreuves de Le Moyne et de Staden perdent un peu de valeur face à celles de White, en raison de l’écart entre l’observation de l’événement et la réalisation de sa reproduction. Le procédé employé pour ces gravures, qualifiées d’ei- cones, n’est cependant pas abandonné par les successeurs du Liégeois, et les volumes X, XI et XII reprennent le même fonctionnement, car un nombre important d’images semble provenir directement d’une source très proche du récit illustré. Le terme de delineationes, employé par Michèle Duchet, apparaît plus approprié pour qualifier cette seconde vague d’illustrations plus « réalistes ».

Dans une catégorie similaire, dont la véracité de la représentation semble attestée, se placent les schemata, que constituent les dessins et croquis d’îles. Ces gravures paraissent, en partie du moins, authentiques, et le graveur se doit de respecter ses sources pour mettre en images des espaces inconnus comme le sont ces îles. Ce sont cependant assez peu de planches des De Bry qui sont concernées par ce statut, et seules les neuf illustrations de l’Additamentum du onzième volume peuvent prendre le nom de schemata. Il semble logique de considérer ces images comme telles, puisqu’elles sont censées permettre à d’éventuels navigateurs de se rendre sur ces îles d’Amérique.

La création de planches illustrant des récits de voyages contribue à clas- sifier les représentations suivant la manière employée pour l’établissement de ces documents. Un statut de l’image, employé autant par le père que par ses fils, permet de mettre davantage en valeur la technique usitée par les graveurs de Francfort. Toutefois, deux catégories d’imageries sont alors à distinguer. En effet, les figurae semblent concerner les illustrations que Théodore a réalisées alors que les imagines, produites par ses fils, montrent encore une amélioration de la technique de la gravure sur cuivre. Les images semblent créées par les graveurs, qui permettent à leur art d’être mis en avant. On ne serait plus en présence de copies gravées, comme c’était encore le cas dans les premiers ouvrages de la collection, mais bien des illustrations inventées, ou du moins imaginées, par les graveurs. Les

5

 Mercenaire hessois, Staden se rend au Brésil portugais où il est capturé par les

Tupinamba. Dans l’attente de son exécution, il livre de l’intérieur une description du rituel

anthropophage. Voir Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages, trad. Henri Ternaux

Compans, préface de Marc Bouyer et Jean-Paul Duviols, Paris, Métailié, 2005.

(5)

livres de la collection qui sont concernés par ce procédé regroupent, sous Théodore, les trois volumes de la trilogie consacrée à Benzoni

6

. Les images de la partie du troisième volume consacrée à Léry peuvent aussi intégrer cette catégorie. Les imagines, quant à elles, regroupent un nombre beau- coup trop large d’illustrations. En effet, Michèle Duchet précise que les imagines englobent les images postérieures à 1598, en excluant celles des volumes X à XII. Elle inclut ainsi dans cette classe les planches des ouvrages VII à IX, ainsi que le treizième volume. Cependant, une analyse de la répartition de ces images révèle une complexité plus grande au sein des illustrations des Grands Voyages car un même volume peut contenir des eicones ˗ delineationes, mais aussi des figurae ˗ imagines. De plus, la lecture des frontispices ne semble pas aussi claire dans la distinction opérée entre les catégories. En effet, le livre IX, dont les illustrations sont carac- térisées d’imagines, contient l’usage du terme icones dans son titre, ainsi que la notion de figuris pour l’annonce des images.

Les catégories d’images dans la collection des Grands Voyages (ensemble de 13 livres sur l’Amérique et ses habitants)

La présence de cartes dans les ouvrages des Grands Voyages constitue une récurrence et reste une référence jusqu’au milieu du XIX

e

siècle

7

. Dès le premier ouvrage, De Bry cherche à localiser géographiquement l’es- pace mis en images, notamment par la publication de la première carte de la Virginie anglaise par Hariot, diffusée d’abord par Hakluyt puis par Théodore de Bry. Le graveur est donc intéressé par les cartes et a compris

6

 J. Benzoni, Americae pars quarta, quinta, sexta, 1594-1596. Certaines illustrations de cette trilogie proviennent directement de la version employée par les graveurs, sans toutefois que l’auteur soit précisé. Les De Bry semblent cependant rester fidèles au texte du Milanais (M. Duchet, L’Amérique de Théodore de Bry, op. cit., p. 13).

7

 Voir notre article, «  La représentation du Brésil et de ses habitants dans l’Europe de la fin du

XVIe

siècle  », Confins [en ligne], n° 8, 2010, mis en ligne le 20 mars 2010, http://confins.revues.org/6279.

1590 1598 1634

Théodore de Bry Jean-Théodore de Bry Eicones Volumes 1 à 3

Delineationes Volumes 10 à 12

Schemata Additamentum au vol. 11

Figurae Volumes 4 à 6

Imagines Volumes 7 à 9 Volume 13

(6)

l’intérêt de visualiser, pour ses lecteurs, les espaces du voyage, alors que la géographie se « vulgarise » plus d’un demi-siècle plus tard

8

. Le

XVI

e

siècle constitue effectivement une période de prédilection pour les prémices de la géographie, notamment derrière des cartographes comme Munster

9

, Ortelius

10

ou Mercator

11

. Les contacts avec certains de ces personnages semblent attestés, comme avec Ortelius, qui fut un des membres de l’Académie liégeoise, une école d’Art et d’Architecture créée à Liège par Lambert Lombart

12

.

Un certain nombre de contacts, de rencontres et d’influences ont ainsi marqué Théodore de Bry, et les itinérances géographiques, tout autant que spirituelles, de la famille en Europe, depuis l’Empire jusqu’à l’Angleterre, les multiplient

13

. Aucun de ces auteurs n’avait cependant travaillé ni illustré des récits de voyages relatifs à l’Amérique, hormis Ortelius, quelques années à peine avant la publication du premier ouvrage de De Bry. Outre Ortelius, peut-être à l’origine de son intérêt pour la géographie

14

et pour les cartes, le passage à Strasbourg a influencé Théodore de Bry dans le style artistique, notamment par la rencontre avec Étienne Delaune. Ce huguenot constitue une des influences majeures du futur graveur de Francfort

15

. D’abord orfèvre puis graveur au burin, il s’attache à insérer un grand nombre d’ornements dans les pièces qu’il réalise. Les ornementations de Théodore ressemblent grandement à celles du huguenot. La relation entre ces personnages semble si importante que le départ de Delaune, en 1576, aurait constitué pour les De Bry, d’après Michiel van Groesen, une perte d’inspiration, précipitant leur départ de Strasbourg, corrélatif aux troubles religieux dans la ville

16

. Cette

8

 Voir Sylvie Requemora, « L’espace dans la littérature de voyages  », Études Littéraires, vol. 34, n° 1-2, 2002, p. 251.

9

 Sebastian Munster, Typus orbis universalis, Bâle, 1540.

10

 Abraham Ortelius, Americae sive Novi Orbis, Nova Descriptio, Anvers, Plantin, 1587.

11

 Gérard Mercator, Atlas sive cosmographicae meditationes de Fabrica Mundi et fabricati figurae, Anvers, Plantin-Moretus, 1595.

12

 Lambert Suavius, Hubertus Goltzius en furent aussi membres. Voir Michiel van Groesen, The Representation of the Overseas World in the De Bry Collection of Voyages (1590-1634), Leiden, Brill, 2008, p. 52.

13

 Après avoir quitté Liège vers 1559, la famille se réfugie à Strasbourg entre 1559 et 1578, puis s’installe à Anvers (1578-1588), avant de s’implanter à Francfort. À la fin de la décennie 1580, Théodore séjourne à Londres (1587-1589). Ces pérégrinations favori- sent les échanges noués par les graveurs et un réseau européen.

14

 Ibid., p. 53.

15

 Voir Bernadette Bucher, La Sauvage aux seins pendants, Paris, Hermann, 1977, p. 9.

16

 M. van Groesen, The Representation of the Overseas World […], op. cit., p. 57.

(7)

influence est toutefois tempérée par Montague Spencer Giuseppi qui considère que le Liégeois n’aurait pas travaillé avec Delaune

17

.

La formation intellectuelle des successeurs du Liégeois apparaît plus délicate à aborder. Les éléments relatifs à leur jeunesse, période majeure pour cette formation, ne sont pas encore mis au jour et les informations, parcellaires, voire inexistantes, ne permettent pas d’élaborer de supposi- tions sur cette étape de leur vie. L’élément principal provient de la forma- tion au métier d’orfèvre à Anvers, ce qui indique que leur père a contribué à la formation intellectuelle de ses propres enfants, notamment en les emmenant avec lui, avant tout pour leur enseigner son art. Il apparaît alors que les enfants ont eu connaissance de la pensée de leur père, ainsi que des ouvrages qui circulaient entre ses mains, de même qu’ils avaient probablement accès à sa bibliothèque personnelle.

A BORDER L OUTILLAGE MENTAL DES D E B RY

La notion d’« outillage mental » est développée pour la première fois par Lucien Febvre, dans son livre traitant de l’incroyance au temps de Rabelais

18

. Près de dix années auparavant, il avait amorcé une définition de la notion, qui constitue ensuite le titre du premier tome de la nouvelle Encyclopédie française, en 1937

19

. Bien que l’historien de renom utilise cette expression, il n’en donne pas de définition précise, indiquant que l’« outillage mental » est propre à chaque civilisation et constitue un pilier de la psychologie historique

20

. La notion englobe les progrès techniques et scientifiques

21

.

Dès lors la question de la définition de la civilisation se pose, puis- qu’elle s’appuie sur un critère d’unité religieuse. Le XVI

e

siècle peut-il alors être perçu comme le siècle d’une civilisation européenne unitaire ou comme celui de l’éclatement de cette dernière devant le développement des protestantismes ? Bien que la civilisation du vieux continent se diver-

17

 Montague Spencer Giuseppi, « The Work of Theodore De Bry and his Sons, Engravers  », Proceedings of the Huguenot Society of London, Londres, n° 9, 1915-1917, p. 207.

18

 Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au

XVIe

siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.

19

 Voir Enriquo Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la raison : épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin, EHESS, 1998, p. 192, note 1.

20

 Voir Alain Corbin, « Histoire des sensibilités  », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis.fr/encyclopedie/histoire-des-sensibilites.

21

 L. Febvre, Le Problème de l’incroyance au

XVIe

siècle […], op. cit., p. 166-167.

(8)

sifie, l’historiographie traditionnelle la considère unie

22

, mais cette unité apparente ne s’affirme que devant les autres civilisations qu’elle a rencontrées et qu’elle tente de conquérir, donnant ainsi une autre dimen- sion à ce terme.

La civilisation européenne apparaît donc plurielle, et Théodore de Bry et ses fils intègrent une de ses dimensions, la dimension protestante. La formation des lettrés de cette obédience semble plus large, moins élitiste que dans le catholicisme. Le latin, même s’il conserve durant un temps une place majeure, recule au profit des langues vernaculaires, et les idiomes employés dans les pays touchés par les protestantismes affirment leur particularisme. Ainsi les écrits en allemand et en néerlandais connais- sent un essor considérable par le développement de la Réforme et son corollaire, l’imprimerie. Cette dernière permet la transmission d’instru- ments intellectuels, mis à la disposition de la pensée

23

. Cet outillage, ainsi que les instruments qui l’accompagnent, permettent à ceux qui le mani- pulent de se forger une vision du monde, entendons « l’ensemble d’aspi- rations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un même groupe (le plus souvent d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes »

24

. Cette notion de vision du monde occupe une place impor- tante, puisque les De Bry transmettent cette perception de l’œkoumène et, plus précisément, des nouvelles terres mises au jour. Cette représenta- tion s’appuie donc sur un ensemble de données encore rares relatives à ce continent. Il faut, pour réaliser une œuvre aussi complète, que les graveurs se renseignent, et donc qu’ils aient recours à des documents existants, dont peu évoquaient le Nouveau Monde. Par ces recherches, le graveur parvient à créer de nouveaux modèles

25

.

22

 Voir les nombreux ouvrages relatifs à cette question : dès 1838, François Guizot écrivait un ouvrage sur ce sujet, Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la Révolution française, Bruxelles, Lacrosse  ; voir aussi Roland Mousnier, Les

XVIe

et

XVIIe

siècles  : les progrès de la civilisation européenne et le déclin de l’Orient (1492-1715), t. IV de L’Histoire générale des civilisations publiée sous la direction de Maurice Crouzet, Paris, PUF, 1954  ; et François Lebrun, L’Europe et le monde,

XVIe

,

XVIIe

et

XVIIIe

siècle, Paris, Armand Colin, 1987.

23

 Voir Roger Chartier, « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et questions  », Revue de synthèse, t. 104, n° 111-112, juillet-décembre 1983, p. 290.

24

 Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, p. 26.

25

 Voir notre article, « Inventer l’image de l’Amérindien : entre création indianisée et

réalité européanisée  », dans Les Amériques au fil du devenir  : Écritures de l’altérité, fron-

tière mouvantes, dir. Fatiha Idmhand, Cécile Braillon-Chantraine, Ada Savin et Hélène

Aji, Bruxelles, Peter Lang, « Trans-Atlántico Literaturas vol. 12  », 2016, p. 67-76.

(9)

Le concept d’outillage mental a ensuite été repris par Georges Duby et Roger Mandrou pour évoquer l’essor intellectuel au cours du

XVI

e

siècle

26

 : ce développement paraît lié à la diffusion du livre

27

. La rela- tion entre l’intellectuel et l’imprimerie se construit alors progressivement.

Dans le cadre des Grands Voyages, une séparation s’opère entre le père et ses successeurs. Le vécu du premier a nécessairement élargi ses compé- tences et ses connaissances : son itinérance depuis sa cité natale jusqu’à Strasbourg, puis jusqu’à Anvers, Londres et enfin Francfort, où il commence à publier, enrichit tant l’humain que l’intellect. Jean-Théodore, quant à lui, s’est installé dans un nombre plus limité de villes, et ces dernières se localisaient dans une même région géographique, donc porteuse d’une culture si ce n’est identique, tout au moins très proche.

Théodore connaît une formation marquée par des conflits d’un nouveau genre, où la chrétienté se déchire violemment entre catholiques et protes- tants, alors qu’aucun dirigeant ne semble en mesure d’apaiser ces tensions.

Jean-Théodore, de son côté, a aussi connu les exactions menées contre les Réformés, tant par les catholiques que par les luthériens, notamment à Strasbourg où il a vécu dans ses jeunes années, puis au cours de la guerre de Trente Ans. Toutefois, l’œuvre des De Bry permet-elle de déterminer une histoire des mentalités

28

à partir de l’histoire de la famille ? En d’autres termes, le travail réalisé par Théodore et Jean-Théodore, principalement, correspond-il à une somme de connaissances et représente-t-il les pensées et les convictions des calvinistes présents dans l’Empire ?

Par la publication en latin et en allemand des ouvrages, qui constituent les deux langues les plus employées dans les éditons produites par l’officine des De Bry, il semble possible de déterminer des éléments de la mentalité que les graveurs révèlent. Le critère linguistique ainsi que l’usage de plusieurs langues indiquent que les De Bry appartenaient à la partie supé- rieure, d’un point de vue intellectuel, de la société : leur capacité à lire et à écrire dans deux langues, avec deux écritures différentes (la caroline et le gothique), leur connaissance de surcroît des abréviations usuelles, le suggè- rent, alors que la majeure partie de la population ne possédait « qu’un

26

 Voir leur Histoire de la civilisation française. Tome premier  : Moyen Âge-

XVIe

siècle, Paris, Armand Colin, 1958.

27

 Voir Nadine Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance. Les mémoires au

XVIe

siècle, Paris, Vrin, 1997, p. 18.

28

 Il faut entendre par ce concept « l’histoire des formes de pensées, de croyances et

de sentiments spécifiques à chaque époque  » (d’après Florence Hulak, « En avons-nous

fini avec l’histoire des mentalités  ?  », Philonsorbonne [en ligne], 2 | 2008, http://philon-

sorbonne.revues.org/173, § 1).

(10)

nombre réduit d’instruments linguistiques »

29

. Il ne faut toutefois pas omettre que les graveurs chargeaient des spécialistes de traduire les textes qui étaient utiles à leur dessein, ce qui laisse supposer qu’ils maîtrisaient le langage traduit, mais insuffisamment pour en réaliser eux-mêmes la traduction.

Enfin, le milieu de vie constitue, dans le cadre de l’étude de la forma- tion intellectuelle, un des éléments fondamentaux permettant d’appréhen- der l’établissement du bagage intellectuel, partie prenante de l’outillage mental. La vie de la famille a été particulièrement marquée par les vicis- situdes géopolitiques sur fond de crises religieuses. Cette question reli- gieuse occupe une place majeure dans la compréhension du travail des graveurs, qui cherche à montrer le comportement des Espagnols en Amérique, attaquant ainsi le parti du Pape. Les sources historiographiques ne permettent pas de déterminer avec certitude l’obédience de la famille : s’il apparaît certain qu’elle est protestante, l’appartenance à l’Église de Luther ou de Calvin varie en fonction des auteurs, et la question de l’ana- baptisme reste en suspens. La plupart des recherches ne tranchent pas entre les mouvances et conservent le terme générique de « protestant ».

Les De Bry ne reflètent donc pas l’image d’une mentalité collective, mais celle d’un milieu particulier, celui des lettrés, intellectuels, voire érudits, presque élitistes, ce qui réduit le nombre de personnes concernées par ce groupe. Florence Hulak précise, à juste titre, que la connaissance d’un univers collectif n’est approchable, même de façon imparfaite, que par la voie régressive, qui utilise les productions des membres de cet ensemble, faites de réalisations individuelles

30

. Il reste cependant difficile de déterminer si les graveurs disposent de l’accès à la totalité de l’ou- tillage mental mis à leur disposition à l’époque, bien que ce soit possible, voire aisé, notamment par la circulation plus rapide des ouvrages, priori- tairement dans la ville de Francfort où se déroulent les foires bisannuelles du livre.

Des études ont été menées sur le contenu de certaines bibliothèques de la Renaissance

31

. Dans l’état actuel des recherches, il est cependant

29

 Ibid., § 5.

30

 Ibid., § 4.

31

 Les personnages majeurs de cette période ont déjà fait l’objet d’un certain nombre de

recherches, rendues possibles par la mise au jour de documents d’archives. Il en est ainsi de

Rabelais (Michael B. Kline, Rabelais and the Age of Printing, Genève, Droz, 1963), Érasme

(Lisa Jardine, Erasmus, Man of letters  : the construction of charisme in print, Princeton,

Princeton Press, 1993  ; Alexandre Vanautgaerden, Érasme typographe. Humanisme et

imprimerie au début du

XVIe

siècle, Genève, Droz, 2008), Calvin (Jean-François Gilmont,

Jean Calvin et le livre imprimé, Genève, Droz, 1997) ou Luther (Mark U. Edwards, Printing,

propaganda and Martin Luther, Minneapolis, Fortress Press, 1994  ; Holger Flachmann,

(11)

hasardeux de prétendre que tous les hommes issus de la Renaissance consultaient ou lisaient les mêmes ouvrages pour, en fin de compte, se constituer un « outillage mental » commun. Ainsi, pour déterminer les ouvrages usités, il apparaît nécessaire de s’appuyer sur les informations que les graveurs ont transmises par l’intermédiaire de leur art. Le matériel iconographique permet de retrouver les images qui ont pu servir de modèles

32

. De la même façon, le contenu textuel des ouvrages signifie que les graveurs devaient posséder, de manière certaine, les textes, peut- être même en version originale.

E STIMER LA BIBLIOTHÈQUE FAMILIALE

La connaissance des ouvrages de la bibliothèque familiale, qui a servi aussi bien au père qu’à ses fils qui ont pris sa suite, permet de déterminer les matériaux usités par les graveurs pour se forger une représentation mentale de l’Amérique, utile pour illustrer un territoire qui leur est inconnu, comme pour la majorité des Européens. La capacité que les graveurs, prioritairement Théodore, ont mobilisée pour créer des images du Nouveau-Monde et de ses habitants suppose un bagage intellectuel suffisamment riche pour déterminer les caractéristiques physiques de ces deux entités, le territoire et ses occupants. Deux objets doivent donc coexister dans les planches, les personnages qui agissent, car ils ne sont que rarement montrés de manière statique ; et le décor qui situe ces êtres dans un espace, qui se doit d’apparaître lointain pour les lecteurs.

La mise en place d’une collection de voyages, comme celle des Grands Voyages établie par le Liégeois, nécessite une documentation importante. Cette dernière implique que le graveur était en mesure de récupérer les documents qui illustreraient son travail, mais aussi, base première pour ses ouvrages, les récits à publier. Ce simple constat de possession tant des écrits que des sources illustrées signifie dans un premier temps une mobilité dans l’Europe. Cette mobilité peut s’appli- quer à deux sujets distincts, sans pour autant exclure l’un des deux : le graveur doit être en mesure de se déplacer assez aisément pour se procu- rer des écrits ou des ouvrages illustrés dans les villes majeures de l’édi- tion, et les écrits doivent circuler jusqu’aux graveurs. Ces migrations

Martin Luther und das Buch : eine historische Studie zur Bedeutung des Buches im Handeln und Denkendes Reformators, Tübingen, Mohr Siebeck, 1996). Les hommes politiques, pour la plupart mécènes, commençaient aussi à se constituer une collection d’ouvrages jugés utiles, comme Otto Heinrich, comte palatin de la fin des années 1550.

32

 Voir notre article, «  Inventer l’image de l’Amérindien […]  », art. cit.

(12)

paraissent logiques lorsque sont consultées les adresses d’édition des livres gravés par la famille : hormis Francfort

33

, Oppenheim

34

et Hanau

35

, quelques autres villes apparaissent dans les frontispices, comme Montbéliard (1596) ou Metz (1596, 1597), suivant l’ordre chronologique de publication. Après le décès de Théodore les migrations ne sont plus lisibles, et il semblerait que le travail des graveurs se soit fixé autour de Francfort et d’Oppenheim. Entre ces deux périodes de vie à Francfort, Jean-Théodore y édite un certain nombre d’ouvrages, notamment entre 1612 et 1620, alors que la famille n’y vit plus, ce qui signifie clairement que l’officine de la Cité du Main n’est pas fermée, mais De Bry a choisi de vivre ailleurs et laisse son commerce florissant poursuivre son chemin.

Une fois de retour à Francfort le même phénomène n’est pas observable pour Oppenheim, en raison de la destruction de l’officine, le graveur esti- mant probablement qu’il n’était pas nécessaire de la reconstruire.

La seconde explication de ces déplacements réside dans les migrations que vivent les ouvrages. Les livres voyagent, effectivement, dans l’Europe moderne, depuis le lieu d’édition jusqu’aux foires d’échanges et de ventes. De même, après leur acquisition, ils peuvent être rangés, stockés, offerts, prêtés, voire revendus… Les graveurs possèdent donc de nombreuses occasions d’acquérir les récits sur lesquels ils sont amenés à travailler. Il apparaît donc évident que l’officine pouvait disposer des ouvrages employés pour leur dessein. Elle contient sans nul doute une version de chacun des livres que les graveurs ont décidé de publier ˗ une seule version, en effet, car les récits édités existent dans plusieurs langues.

Hormis le cas particulier du pamphlet de Las Casas

36

, pour lequel sept versions linguistiques existaient

37

, les textes avaient d’abord été publiés dans la langue maternelle de leur auteur. Les récits illustrés par De Bry proviennent de six langues majeures : le néerlandais, l’anglais, le français, l’espagnol, l’allemand et l’italien. Le tableau ci-dessous regroupe les

33

 L’imprimerie dans l’officine de Francfort-sur-le-Main concerne deux périodes  : entre 1590 et 1610, ainsi qu’à partir de 1620.

34

 Les De Bry publient à Oppenheim entre 1610 et 1620.

35

 Jean-Théodore et son gendre, Mathaus Mérian, publient à Hanau en 1614, 1616 et 1630.

36

 Publié en 1598 à Francfort par les fils De Bry en latin, l’année suivante en alle- mand.

37

 Les versions les plus communes, hormis l’espagnol, sont le néerlandais, le français,

l’anglais, l’allemand, le latin, et l’italien, d’après Fernandez Perez, repris dans Alain

Milhou, « L’Amérique  », dans Histoire du christianisme, t. 8, Le temps des confessions

(1530-1620), dir. Jean-Marie Mayeur, Charles Pietri, André Vauchez, Marc Venard, Paris,

Desclée de Brouwer, 1992, p. 713-714.

(13)

auteurs en fonction de la langue utilisée pour leur publication originelle : la part du néerlandais, avec neuf auteurs, et de l’anglais, pour sept auteurs, auxquels nous ajoutons la traduction par Hakluyt du texte de De Quir, domine fortement, alors que l’allemand et l’italien, concernés chacun par deux auteurs, apparaissent en retrait.

Langue d’origine des récits illustrés dans les Grands Voyages.

La détermination des langues d’origine de la première publication des récits des De Bry ne permet cependant pas d’affirmer que les De Bry possédaient ces ouvrages en langue originale. Cette détention nécessite- rait alors un bagage intellectuel solide de la part des graveurs, et soulève la question de la traduction dans la langue commercialisée, et du traduc- teur présent dans le réseau des De Bry. Il est probable que Théodore de Bry parlait français, puisqu’il était natif de Liège : dans le portrait qu’il a fait réaliser de lui-même, il précise l’origine éburonne de ses parents, ce qui l’associe aux Romans. Ces derniers, ou « Welches » (d’après un terme allemand : « die Welchen »), caractérisaient dans la vallée du Rhin les personnes qui parlent français

38

.

La part des auteurs en néerlandais croît fortement avec Jean-Théodore, au détriment du français, dont les textes sont publiés uniquement sous Théodore. Il semble alors possible de considérer que Jean-Théodore ne pratiquait pas aussi aisément que son père cette langue-là. De nombreux textes, cependant, ne semblent pas avoir été employés directement par le Liégeois ou ses fils, qui auraient davantage utilisé une traduction, et parfois une annotation dans le cas de Chauveton, alors à l’origine des volumes de Benzoni dans les Grands Voyages.

38

 Philippe Denis, Les Églises d’étrangers en pays rhénans, 1538-1564, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 52.

Langue d’écriture Auteurs concernés

Néerlandais Van Heede, Jansz, De Noort, Schouten, Spilbergen, Aldenburgh, De Cornado, Van Walbeeck

Anglais Hariot, Bigges et Croft, Keymis, Pretty, Hamor, Schmidt (Smith) + De Quir (par la traduction de Hakluyt) Français Laudonnière, Léry, Barré, Le Challeux

Espagnol D’Acosta, Herrera, De Quir

Italien Benzoni, Vespucci

Allemand Staden, Schmidel

(14)

Les ouvrages, qui se trouvaient probablement dans la bibliothèque de la famille De Bry, occupaient une triple fonction. La première d’entre elles consistait à servir de base pour le travail. Ainsi, les écrits qui sont mis en images par le Liégeois et ses successeurs semblent avoir intégré leur bibliothèque, probablement pas dans leur version d’origine, parfois plus difficile à se procurer, comme pour les textes d’avant 1560

39

. Il appa- raît donc légitime de considérer que la famille possédait ces livres, dans une édition qu’il conviendrait de déterminer. De même, certaines réédi- tions se voient ajouter des illustrations, qui ont parfois servi de modèles pour la mise en place de leurs propres planches. Ces ouvrages sont ceux de Laudonnière, Hariot, Léry, Staden, Benzoni, Las Casas, Herrera, Acosta, Schmidel, etc., mais aussi probablement d’autres collections de voyages, comme celle de Hakluyt, qui constitue d’ailleurs une source à plusieurs niveaux pour sa propre collection : d’abord une source au sens strict, puisque Théodore de Bry utilise une traduction provenant de cet ensemble pour le dernier volume, mais aussi une source d’inspiration, dès lors que l’Anglais a permis au Liégeois de commencer sa collection, lui fournissant probablement l’idée et le matériel idoine pour débuter.

Dessin de John White

39

 La famille De Bry possédait peut-être des livres qu’elle avait acquis avant de s’ins-

taller à Francfort et de graver des ouvrages. Si tel était le cas, ils peuvent dater d’avant

1560.

(15)

Usage par Théodore de Bry (I, 15)

Ensuite, les livres qui aident à la réalisation des planches, contenant des détails concernant la faune ou la flore, majoritairement d’Amérique, mais pas exclusivement, contribuent à la création d’illustrations complètes des récits de la collection de voyages. Ils consistent en une masse documentaire, et constituent des ouvrages usuels, qui peuvent être employés aisément, dans lesquels les graveurs piochaient des détails précis. Ces écrits et, surtout, ces images sont alors une source d’inspiration pour les graveurs qui laissent leur art intégrer des données variées afin de les inclure dans une planche intégrale. En effet, en comparaison avec les illustrations d’origine, celles créées par le Liégeois sont de bien meilleure qualité que les images des livres de Staden ou de Benzoni (gravées sur bois), qui présentaient à leurs lecteurs un décor sans créativité, assez passe-partout. De même, les dessins de John White montraient les personnages ou les objets du wigwam sans aucun décor. Dans le cas de la collection des Grands Voyages, l’envi- ronnement dans lequel évoluent les personnages offre des caractéristiques visuelles novatrices : le vide n’apparaît pas, chaque espace de la planche est occupé

40

, établissant ainsi une représentation complète de ce territoire. Cette

40

 La question légitime de la véracité des éléments a notamment été traitée lors de

notre intervention «  L’indigène du Nouveau Monde des De Bry : entre représentation

réelle et imaginaire  », dans Le Monde en images, dir. Jacqueline Bel, colloque de

novembre 2011, ULCO, Boulogne sur Mer, Aachen, Shaker Verlag, 2016.

(16)

Planche de Hans Staden, p. 124

Volume III des Grands Voyages, image 13

(17)

illustration nécessite de la part du graveur une documentation sur les éléments qui peuvent être employés pour combler les lacunes des illustra- tions d’origine ou des textes employés pour constituer l’image. La recherche de ces documents renvoie les De Bry à des spécialistes de l’époque, comme Carolus Clusius

41

, ou André Thevet

42

, chez lesquels la présence d’images précises permet aux dessinateurs d’entrer dans les détails d’une planche.

Enfin, certains ouvrages servent de compléments, permettant d’ajou- ter un détail dans une image, sans prêter d’importance à l’origine de celui- ci. Ces livres sont beaucoup plus difficiles à déterminer, puisqu’ils servent de manière ponctuelle, et les détails qui en sont extraits sont parfois modifiés, transformés, indianisés pour les intégrer dans une scène exotique. Il peut s’agir d’ouvrages illustrés relatifs aux métiers, aux tech- niques, de chasse ou de pêche par exemple, aux armes, aux vêtements, à l’architecture… Ces ouvrages, dont les titres et les éditions sont parfois délicats à déterminer avec assurance, semblent meubler l’officine des graveurs. Il est aussi imaginable que, lors d’une commande, un matériel iconographique soit fourni aux graveurs, qu’il soit conservé et qu’il soit ensuite réutilisé par eux

43

.

L’ensemble des livres présents et utilisés, en tout ou en partie, par les graveurs, permet de distinguer deux usages différents : s’ils constituent d’une manière générale des modèles pour les De Bry, ils sont parfois une source d’inspiration, permettant la création d’une planche par les artistes, qui s’ap- puient alors sur des informations fournies soit par une image, soit par un texte ; ils peuvent aussi parfois être à l’origine de l’image gravée par les De Bry, les graveurs recopiant, à l’identique ou en les modifiant, des illustrations présentes dans la version de l’ouvrage qu’ils possèdent. L’amélioration de la qualité et la modification de détails, tout en conservant l’ensemble de la scène illustrée, placent ainsi les graveurs dans une position de plagiaire. C’est aussi le cas pour les tableaux des grands maîtres de la Renaissance italienne, qui se sont répandus dans l’Europe par l’intermédiaire de la gravure

44

.

41

 Voir J. Heniger et Andrea Ubrizsy, « Carolus Clusius and American plants  », Taxon, n° 32, août 1983, p. 424. L’ouvrage de Clusius employé est Rariorum aliquot stirpium per hispanias obseruatarum historia, édité en 1576 .

42

 Les Singularitez de la France antarctique, autrement dite Amérique, Paris, 1557.

43

 Voir les ouvrages suivants : Topographia urbis Romae (J.-J. Boissard, 1597), Architectura et perspectiva : Des fortifications & artifices (J. Perret, 1602), Theatrum anatomicum (C. Bauhin, 1605).

44

 Voir à ce sujet Peter Burke, La Renaissance européenne, trad. Paul Chemla, Paris,

Seuil, 2000, p. 94 sq.

(18)

En dehors de la collection des Grands Voyages, l’observation des gravures qui illustrent le travail mené par les De Bry indique d’autres ouvrages de référence, qui devaient être connus, si ce n’est possédés.

Quelques noms méritent ici d’être cités, notamment pour l’apport dans la réalisation des décors, comme Henri met de Bles (ou Henri de Patenir

45

) ou encore son oncle, Joachim de Patinir

46

.

La vie de Théodore de Bry, peut-être davantage que celle de ses fils, est ainsi jalonnée d’étapes qui contribuent à former sa vision du monde : les troubles politico-religieux qu’il a connus marquent profondément et durablement l’esprit du graveur. L’art s’appuie sur le vécu pour paraître plus réel. Il matérialise donc une histoire perçue par un protagoniste, dont le déroulement est parfois influencé par sa propre vision. À cette histoire perçue s’ajoute une histoire narrée, par le biais des ouvrages, probable- ment nombreux, que possédait la famille. Cette histoire est alors double- ment interprétée, d’abord par le narrateur, puis par l’illustrateur, qui interprète les propos du narrateur et les met en images, avec un vocabu- laire spécifique à l’art. L’histoire est aussi narrée par des personnes, que la vie permet de rencontrer, et avec lesquelles des liens, personnels ou professionnels, se nouent parfois. De ces contacts, des idées, des projets, et parfois des mariages s’établissent : « […] les relations personnelles, mieux encore que les relations familiales, facilitent les échanges »

47

. Enfin, cette histoire perçue et cette perception diffèrent nécessairement en fonction des considérations politiques et religieuses. Elles intègrent l’ensemble inconscient de l’outillage mental : cet élément, sciemment ou involontairement, s’invite dans la manière dont le Liégeois et ses succes- seurs illustrent les événements dans leurs ouvrages, et permet de combler les lacunes du texte original.

La formation intellectuelle de Théodore occupe une place majeure dans la préparation des ouvrages édités par l’officine de Francfort, car ses successeurs reprennent les modèles de l’initiateur de la collection de

45

 Ce peintre maniériste, qui a vécu à Anvers, est proche de Brueghel l’Ancien dans la réalisation de ses paysages.

46

 Ce proche de Dürer a vécu à Anvers, où il s’est illustré dans le style flamand de la peinture de paysage.

47

 Jean-François Gilmont, « Les circuits européens du livre réformé au

XVIe

siècle  »,

dans Le Livre voyageur : constitution et dissémination des collections livresques dans

l’Europe moderne, 1450-1830, dir. Dominique Bougé-Grandon, Paris, Klincksieck, 2000,

p. 121.

(19)

voyages. Ainsi, Jean-Théodore hérite de la perception du monde que possédait son père, même s’il ajoute ses propres convictions, visibles notamment dans la publication de certains ouvrages en marge des courants classiques, qu’ils soient littéraires ou scientifiques, tels les livres herméneutiques de Fludd ou Maier

48

.

Grégory W ALLERICK

Université de Lille – IRHiS (UMR 8529)

48

 Ces auteurs, membres de l’Ordre du Rosicrucianisme, voient leurs œuvres publiées

par Jean-Théodore de Bry  : Michaël Maier, Jocus Severus, hoc est, tribunal aequum […], et

Examen fucorum pseudo-chymicorum […], Oppenheim, 1617  ; Atalanta fugiens, hoc est,

emblemata nova de secretis naturae chymica, et Viatorum hoc est, de montibus planeta-

rum septem seu Metallorum, Oppenheim, 1618  ; ou encore, de Robert Fludd, Philosophia

sacra, Francfort, 1626.

(20)

l’allant qu’il déploie pour se rapprocher de Dieu, que la cartographie mentale qu’il emprunte ou s’invente, pour pénétrer les régions célestes. Ce dynamisme spirituel recouvre une diversité de formes et d’expériences, qui ne conduisent pas toutes vers le succès, loin s’en faut, mais qui interrogent la capacité du croyant à penser et à mettre en scène sa foi, par-delà les aléas conjoncturels d’une époque. Les vingt-quatre études réunies dans ce volume envisagent ainsi les diverses modalités possibles du voyage intérieur du chrétien, tel qu’il se donne à lire dans la sphère européenne, et jusqu’en Amérique, entre le XV

e

et le

XVIII

e

siècle.

Inès Kirschleger est maître de conférences (littérature française,

XVII

e

- XVIII

e

siècle) à l’université de Toulon. Elle est l’auteur de travaux portant sur la spiritualité des réformés de l’âge classique.

Françoise Poulet est maître de conférences (langue et littérature françaises, XVII

e

siècle) à l’université Bordeaux Montaigne. Elle est l’auteur d’une thèse sur l’extravagance dans le roman et le théâtre des années 1620-1660.

Babeliana N

o

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Itinérances spirituelles : mises en récit du voyage intérieur ( XV e - XVIII e siècle)

BAB

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HONORÉ CHAMPION

PARIS

Itinérances spirituelles : mises en récit du voyage intérieur ( XV e - XVIII e siècle)

Actes du colloque international de Bordeaux, organisé les 26, 27 et 28 novembre 2014

par les laboratoires CLARE (EA 4593, Université Bordeaux Montaigne) et BABEL (EA 2649, Université de Toulon)

Réunis par Inès Kirschleger et Françoise Poulet

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