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L'éloge de la paresse

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Submitted on 15 Aug 2021

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L’éloge de la paresse

Stanislaw Fiszer

To cite this version:

Stanislaw Fiszer. L’éloge de la paresse. Travail et histoire culturelle Colloque de l’International Society for Cultural History, International Society for Cultural History, Jul 2012, Lunéville, France.

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L’ÉLOGE DE LA PARESSE

Stanisław Fiszer Université de Lorraine

Nous avons emprunté le titre de notre article à Bertrand Russell (1872-1970) qui, en 1932, a publié l’Éloge de l’oisiveté. Il y propose la réduction du temps de travail à quatre heures par jour, devenue, d’après lui, possible grâce aux progrès de la technologie moderne.

Russell n’est ni le premier, ni le dernier à préconiser ce changement et à critiquer la valeur excessive qu’on accorde au travail productif et à la « morale du travail », qu’il qualifie de

« morale d’esclave ». À la fin du XIXe siècle, on peut trouver des idées pareilles chez les intellectuels aussi différents que Friedrich Nietzsche (1844-1900) et Paul Lafargue (1842- 1911), connu pour son pamphlet Le Droit à la paresse (1881). Le lendemain de la Première Guerre mondiale Kazimir Malevitch (1879-1935), à l’opposé des doctrines productivistes de la Russie bolchevique et des pays capitalistes, revendique La Paresse comme vérité effective de l’homme (1921), alors que Karel Čapek (1890-1938) écrit, en 1923, une pièce qui porte d’ailleurs le même titre que l’essai de Russell et qui sera traduite en anglais, en 1935. À la fin du XXe siècle, où l’automatisation ne cesse de progresser et que la révolution informatique commence à bouleverser les modes de communication et de production, Jeremy Rifkin (1945- ), dans la lignée Herbert Marcuse (1898-1979) - Yoneji Masuda (1905-1995)1, annonce La fin du travail (1995). Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous proposons de passer en revue

1 Yoneji Masuda, The Information Society as Post-Industrial Society, Bethesda, MD, World Future Society, 1980.

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quelques conceptions du loisir par rapport au travail dans une perspective à la fois internationale et historique des XIXe-XXIe siècles.

Ce qui unit tous les intellectuels, écrivains et artistes que nous venons d’évoquer et qui viennent de pays éloignés, mais pour la plupart industrialisés, c’est leur désir de rompre avec le « paradigme du travail », élaboré à l’époque moderne. Sans entrer dans les détails d’une longue évolution de ce paradigme, éclairée par Dominique Méda (1962-) dans son livre Le travail. Une valeur en voie de disparition (1995), on peut constater que la valorisation du travail dans la civilisation occidentale ne prend son essor qu’à la fin du Moyen Âge. C’est alors que la Création de la Genèse commence à être réinterprétée dans le sens d’une œuvre divine. Les protestants qui, selon Max Weber (1864-1920)2, ont contribué au développement du capitalisme, sont probablement les premiers à prêcher une véritable éthique du travail.

Cependant, il fallait attendre le XVIIIe siècle pour que l’économie politique et l’un de ses créateurs, Adam Smith (1723-1790)3, perçoivent le travail comme le principal facteur de richesse et d’échange, ainsi que la plus haute manifestation de la liberté individuelle dans la mesure où chacun pouvait théoriquement négocier et vendre librement ses facultés propres pour subvenir à ses besoins.

Le XIXe siècle, l’époque d’une rapide industrialisation, va plus loin encore en faisant du travail l’essence même de l’homme. Pour Karl Marx (1818-1883), l’homme est devenu ce qu’il est par le travail : c’est celui-ci qui modèle la nature et humanise l’homme, tout en lui permettant d’exprimer son individualité et de tisser des liens de sociabilité. Si Marx valorise l’essence du travail, il le fait aussi pour condamner le travail aliéné où l’homme, en raison de l’organisation capitaliste de la société, est asservi et exploité. Toujours est-il que pour la plupart des marxistes et socialistes le travail devait échapper à ce qu’en avait fait le capitalisme pour devenir ce qu’il doit être : un lieu d’épanouissement et le centre de la vie productive et sociale.

En voulant, selon l’expression de Dominique Méda « désenchanter le travail », et changer sa représentation sociale, certains auteurs cités au début de notre article remontent aux temps où celui-ci fut l’objet d’une sérieuse désapprobation morale, c’est-à-dire à l’Antiquité. En effet, dans la Grèce antique, l’activité productive à laquelle l’homme est astreint pour satisfaire ses besoins matériels et sa survie n’est guère valorisée. Les esclaves accomplissent les tâches serviles pour que les hommes libres puissent se consacrer à ce qui est proprement humain : l’art, la philosophie ou la politique. D’après Paul Lafargue : « Les Grecs

2 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905).

3 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

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de la grande époque n’avaient, eux aussi, que du mépris pour le travail : aux esclaves seuls il était permis de travailler : l’homme libre ne connaissait que les exercices corporels et les jeux de l’intelligence »4. On retrouve cette conception dans l’opposition que font les Romains entre otium d’une part et labor, negotium (nec-otium) d’autre part : l’otium est le loisir dans lequel l’homme s’épanouit, le travail, le non-loisir sont une servitude.

Lafargue, Malevitch, Russell, ainsi que Nietzsche (1844-1900) dans un célèbre passage de son ouvrage Aurore. Pensées sur les préjugés moraux (1881), évoquent encore d’autres arguments d’ordre historique pour dénoncer un culte déraisonnable du travail dans la civilisation occidentale5. Selon eux, celui-ci est un moyen d’asservissement aussi bien de l’individu que des classes exploitées et laborieuses par les classes exploitantes et oisives, qui, à cet effet, ont élaboré toute une morale de travail condamnant la paresse en tant que « mère de tous les vices » et source de dépravation sociale. Malevitch constate : « ne jouissent de la paresse que ceux qui sont assurés d’un capital »6. Russell reprend cette opinion : « La notion de devoir, du point de vue historique s’entend, fut un moyen qu’ont employé les puissants pour amener les autres à consacrer leur vie aux intérêts de leurs maîtres plutôt qu’aux leurs »7. Lafargue affirme que le surtravail provoque des crises cycliques de surproduction qui défie toute consommation. Pour pallier ces crises on invente, dès la fin du XIXe siècle, une économie de « l’obsolescence programmée », que l’auteur du Droit à la paresse caractérise ainsi :

[…] la productivité des ouvriers européens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent

4 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, L’Altiplano, 2008, p. 10.

5 D’après Paul Lafargue « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture », idem, Le Droit à la paresse, op. cit., p. 9. Russell partage cette opinion : « […] le fait de croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne », idem, Éloge de l’oisiveté, trad. de l’anglais par Michel Parmentier, Paris, Éditions Allia, p. 11. Quant à Nietzsche, il met l’accent sur ce que le culte du travail sape la liberté individuelle : « On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail – c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir -, que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité qu’on adore maintenant comme divinité suprême. – Et voici (ô épouvante !) que c’est justement le « travailleur » qui est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière eux, il y a le danger des dangers – l’individuum ! », Friedrich Nietzsche Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, in idem, Œuvres, tome I, trad.

H. Albert, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 1073.

6 Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme, Paris, Éditions Allia, 2010, p. 17.

7 Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, op. cit., p. 16.

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plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail. […] Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence Notre époque sera appelée l’“âge de la falsification‟, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’“âge de pierre”, d’“âge de bronze‟, du caractère de leur production »8.

Il est à observer que des intellectuels d’aujourd’hui rejoignent sur ce point le gendre de Marx, tout en ajoutant à son raisonnement une dimension écologique. Car l’économie ainsi conçue conduit à un gaspillage effréné des ressources naturelles à l’échelle mondiale et, à terme, menace la survie de l’homme ; d’où le postulat de la « décroissance programmée » et d’une réforme radicale des modes de consommation9.

Pourtant, l’argument évoqué le plus fréquemment en faveur d’un nouveau paradigme du travail et, par conséquent, du loisir, est celui de la justice sociale. Comme l’automatisation et l’informatisation ont considérablement diminué la demande de main-d’œuvre dans tous les secteurs de la production des pays industrialisés, il est impératif de réduire le nombre des heures travaillées et les répartir entre des millions des travailleurs d’une manière équitable pour éviter un chômage de masse chronique : « Les méthodes de production moderne nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place – ironise Russell – le surmenage pour les uns et la misère pour les autres »10. Rifkin cite dans son livre un mot d’ordre des syndicats italiens : « Travailler moins pour travailler tous » et il affirme qu’il reste à choisir entre « moins de salariés travaillant plus longtemps (et davantage de chômeurs) et une meilleure répartition du travail (et plus de salariés travaillant moins longtemps) »11. Méda, comme la plupart des auteurs cités, craint que le refus du partage des gains de productivité sous la forme de réduction du temps de travail ne puisse détruire la cohésion sociale et déshumaniser le monde.

Son humanisation est l’objectif principal de cette réduction. Pourtant, les intellectuels restent divisés sur la conception du temps libre. Certains, comme l’anarchiste polonais Edward Abramowski (1868-1918), le dramaturge tchèque Karel Čapek ou le peintre russe Kazimir Malevitch pensent que le but ultime de l’homme est de s’affranchir de la pratique productive pour pouvoir se consacrer à la contemplation du monde. Dans son essai Qu’est-ce que l’art ? (1897), Abramowski tient celui-ci pour le moyen le plus efficace d’une révolution

8 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., p. 48.

9 Voir à ce propos Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie – Écologie – Économie, Sang de la Terre, 2011.

10 Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, op. cit., p. 38.

11 Jeremy Rifkin, La fin du travail, Paris, La Découverte, 2006, p. 310.

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morale de l’homme ; mais pour contempler des œuvres d’art et fréquenter ses temples, les classes exploitées, en créant un système de coopératives supranational, doivent se libérer d’un travail aliéné et par là-même acquérir le droit à la paresse et aux émotions d’ordre esthétique.

Čapek, quant à lui, considère la paresse comme un état de quiétude et de méditation permettant à l’homme de se détacher de la réalité du travail, quitte à reprendre ensuite une activité « inutile » du point de vue de la logique productiviste12.

Persuadé de la victoire du socialisme dans le monde, Malevitch pense que son objectif est de remplacer le travail exténuant des hommes par celui des machines :

[…] aujourd’hui l’homme n’est déjà plus seul : la machine l’accompagne ; demain, il ne restera que la machine ou quelque chose qui en tiendra lieu. Alors il n’y aura plus que qu’une seule humanité, assise sur le trône de sa sagesse préétablie, sans chefs, sans souverains et sans faiseurs de perfection ; tout cela sera en elle ; de la sorte, elle s’affranchira du travail, atteindra la paix, l’éternel repos de la paresse13.

C’est cette dernière qui, d’après le créateur du suprématisme, est « la plus haute forme d’humanité », qui conduira à un état de félicité absolue de type paradisiaque, alors que toute la philosophie du travail ne sert qu’à « libérer la paresse »14, non « la mère des vices », mais

« la mère de la vie »15. Bien que d’inspiration socialiste, la pensée de l’artiste est indéniablement eschatologique : l’humanité – prophétise-t-il - « s’affranchira du travail, atteindra la paix, l’éternel repos de la paresse et entrera dans l’image de la Divinité. Ainsi se justifie la légende de Dieu comme perfection de la “Paresse”»16.

À la différence de cette philosophie teintée de mysticisme, Lafargue et Russell font l’apologie de l’oisiveté qui n’est pas celle de tout inactivité. Il s’agit plutôt de promouvoir les activités non productives et librement choisies. Le premier conclut ainsi son essai : « Ô Paresse, prends pitié de notre [du prolétariat] longue misère ! Ô Paresse, mère des arts et des

12 Cette pensée de Čapek évoque celle de Robert Louis Stevenson, l’auteur d’Une apologie des oisifs (1877).

Pour ce dernier, le travail, même le plus intense ou inventif, n’empêche pas l’insignifiance de l’homme, tandis que l’oisiveté lui permet de s’en rendre compte et de prendre ses distances envers sa propre activité : « Celui qui a contemplé à loisir la satisfaction puérile avec laquelle les autres vaquent à leurs menues activités – dit-il – aura pour les siennes propres une indulgence nettement ironique. Il ne rejoindra le chœur des dogmatiques. Il fera preuve de la plus grande tolérance envers toutes sortes de gens et d’opinions », idem, Une apologie des oisifs, Paris, Allia, 2011, pp. 16-17.

13 Kazimir Malevitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme, op. cit, p. 31.

14 Ibid., p. 37.

15 Ibid., p. 38.

16 Ibid., p. 31.

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nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! »17 Russell, en termes moins emphatiques, exprime de la sorte la même idée :

Quand je suggère qu’il faudrait réduire à quatre le nombre d’heures de travail, je ne veux pas laisser entendre qu’il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble18.

La conception de l’oisiveté chez Russell se rapproche de l’otium latin loué chez Sénèque. Ce serait un loisir consacré à toutes les formes de cultures, des plus populaires aux plus intellectuelles, mais plutôt actives que passives, dont la pratique devrait être encouragée par une éducation libérée. Le philosophe affirme qu’ « il est indispensable que l’éducation soit poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est actuellement pour la plupart des gens, et qu’elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment »19.

Il convient de souligner qu’outre Russell20 il y a d’autres intellectuels qui critiquent le caractère passif des loisirs, surtout ceux qui sont imposés par la société de consommation et la culture de masse. Dans le roman philosophique L’Inassouvissement (1930) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), le pouvoir d’acculturation des loisirs modernes se manifeste par l’image de la société polonaise qui les consomme sans modération, quitte à s’abrutir du travail :

Une partie […] s’idiotifia désespérément. (Le sport de compétition, la radio, la danse et le cinéma de plus en plus médiocre – quand aurait-on trouver le temps de penser à quelque chose ? La petite gazette quotidienne s’épaississant d’année en année et la camelote littéraire firent le reste). Par une subite réaction, une partie tomba dans un faux désir de travail et se surmena à en crever21.

17 Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., p. 67.

18 Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, op. cit., p. 32.

19 Ibid., p. 33.

20 D’après Russell : « Les plaisirs des populations urbaines sont devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc. Cela tient au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active », ibid.

21 Stanisław Ignacy Witkiewicz, L’Inassouvissement, trad. Alain van Crugten, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1970, p. 367-368.

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Dans les années Trente, Theodor W. Adorno (1903-1969) développe le concept d’industrie culturelle qu’il présente pour la première fois dans son article « Sur le jazz » (1936). Le représentant de l’École de Francfort préfère ce terme à celui de « culture de masse », impropre et trompeur selon lui dans la mesure où il laisserait entendre que les masses sont les vraies productrices de cette culture. En réalité, celles-ci en seraient victimes. Adorno affirme, en particulier, que la musique dite populaire n’a rien de vraiment populaire et qu’il s’agit uniquement de produits conçus par de grandes entreprises pour la consommation de masse.

En marchant sur le pas d’Adorno, Hannah Arendt (1906-1975) constate : « La société de masse […] ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainment) et les articles offerts par l’industrie des loisirs, sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation ». En même temps, elle oppose l’industrie des loisirs à l’oisiveté ou le temps libre qu’on pourrait consacrer à la culture : « […] le temps de l’oisiveté – c’est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaires de par le processus vital, et par là, libres pour le monde et sa culture »22.

Des intellectuels d’aujourd’hui, héritiers de la pensée progressiste du XIXe et du XXe siècle, en appellent à relativiser la place du travail productif dans nos sociétés et constatent son inexorable déclin. Ils préconisent, comme Rifkin, de développer davantage ce qu’il appelle le « tiers secteur », c’est-à-dire une sphère associative et bénévole : « les accords fiduciaires [y] cèdent le pas aux liens communautaires, où le fait de donner de son temps à d’autres se substitue à des rapports marchands »23. D’autres penseurs encore, comme Méda, voudraient utiliser le temps libéré à reconstruire le lien social et à vivifier l’héritage démocratique par l’engagement dans la sphère de la vie publique et « l’exercice d’une nouvelle citoyenneté »24. Il est à remarquer que de telle façon Méda fait revivre l’idéal de l’agora grecque ou du forum romain, de cet espace dans lequel tous les citoyens pourraient discuter des affaires publiques en profitant de leur loisir.

22 Hannah Arendt, La Crise de la culture, 1962-1968, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1989.

23 Jeremy Rifkin, La Fin du travail, op. cit., p. 317.

24 Dominique Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995, p. 302. Méda reprend ici l’idée de Russell qui dit à ce propos : « Il y en aura bien 1% qui consacreront leur temps libre à des activités d’intérêt public, et, comme ils ne dépendront pas de ces travaux pour gagner leur vie, leur originalité ne sera pas entravée et ils ne seront pas obligés de se conformer aux critères établis par de vieux pontifes », idem, Éloge de l’oisiveté, op. cit., p. 37.

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La réduction du temps de travail à quatre heures par jour, comme le veut Russell, à trois heures, comme le veut Lafargue25, pourrait sembler utopique, surtout à l’époque où l’on observe la tendance à allonger l’âge de la retraite et que ceux qui ne sont pas encore au chômage, doivent travailler plus longtemps. Il est pourtant à rappeler que la révolution industrielle ainsi que les mouvements sociaux et syndicaux, au XIXe siècle, ont débouché sur une réduction du temps de travail de quatre-vingt à soixante heures par semaine, alors que les gains de productivité, au XXe siècle, ont fait de nouveau raccourcir la semaine de travail, de soixante à quarante heures dans les pays industrialisés26. Toujours est-il que pour la raccourcir encore davantage, il faut remplir certaines conditions.

Nombre d’économistes, dont Michael Hammer (1948-2008), soutiennent que dans le monde globalisé on ne peut pas allonger le temps de loisirs « que si tout le monde en fait autant ». Car si « vous payez le même salaire pour moins d’heures de travail, alors, en pratique, vous élevez le coût de vos produits, et vous ne pouvez faire cela que si chacun agit de même »27. Certains, comme Eugene McCarthy et William McGaughey28, prônent la mise en place d’un système douanier « pour promouvoir un progrès mondial des conditions de travail »29 et une réduction des heures travaillées. Méda, à son tour, propose de mettre en place de forts mécanismes de régulation et « une ingénierie sociale capable de préciser comment les individus et les entreprises doivent composer pour permettre à la fois une réduction des temps individuels de travail et un accès de tous à celui-ci »30.

Quelles que soient les démarches pour raccourcir la semaine ouvrable, on ne peut pas le faire si l’on ne réussit pas à changer la représentation sociale du travail, qu’on a surévalué depuis quelques siècles, à en croire les auteurs cités tout au long de notre article. Pour répartir équitablement le temps de travail, les sociétés doivent apprendre ou réapprendre d’autres qualités et d’autres valeurs que les valeurs marchandes, telles que la responsabilité et la solidarité, l’autolimitation des besoins ou le goût de partage. Leur apprentissage devrait aller

25 En imitant le style de Rabelais qu’il cite d’ailleurs juste au début de son essai, Lafargue exhorte ainsi le prolétariat : « […] qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit », idem, Le Droit à la paresse, op. cit., p. 33.

26 Dans sa préface à l’édition anglaise de l’Éloge de l’oisiveté, Anthony Gottlieb cite les données suivantes concernant la diminution du temps de travail en Grande Bretagne et en Europe occidentale entre1870 et 1998 :

« Between 1870 and 1998, the number of annual hours worked per person employed has fallen by half in Britain […] In 1998 in Western Europe workers produced, in real terms, nearly eighteen times what they had produced in 1870, while in the same period the number of hours worked per head of population fell steadily by almost half from 1,295 hours per year to 657 hours », Bertrand Russell, In Praise of Idleness, London, Routledge, 2004, p.

IX.

27 Cité d’après Jeremy Rifkin, La fin du travail, op. cit., p. 309.

28 Eugene McCarthy et William McGaughey, Non-Financial Economics : The Case of shorter Hours of Work, New York, Praeger, 1989.

29 Cité d’après Jeremy Rifkin, La fin du travail, op. cit., p. 309.

30 Dominique Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, op. cit., p. 304.

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de pair avec le changement du système d’enseignement, qui privilégie l’utilité et l’efficacité au détriment des activités et des connaissances jugées « improductives » car apparemment détachées de la sphère économique31.

Ses acteurs oublient cependant que la glorification du travail dans la civilisation occidentale est un phénomène relativement récent dont nos sociétés ont ressenti la nécessité dans un contexte historique particulier. Sa mise en question commence dans la seconde moitié du XIXe, et s’amplifie dans la première moitié du XXe siècle, c’est-à-dire à l’époque où le travail est valorisé au plus haut degré, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est de l’Europe et en Amérique. À partir des années 60 du XXe siècle, certains intellectuels, comme Herbert Marcuse32, annoncent l’inversion de la relation entre le temps libre et le travail. À la charnière des XXe et XXIe siècles on se demande si la volonté de sauver le « paradigme du travail », selon l’expression de Jürgen Habermas (1929-), dans un contexte social et global diamétralement différent, ne traduit pas la difficulté qu’éprouvent les sociétés industrielles avancées à passer à une autre époque où l’oisiveté, « mère des arts et des nobles vertus », devrait reprendre ses droits ? S’agit-il de ressusciter des idéaux rétrospectifs ou bien d’inventer un autre modèle de développement, fondé sur la réévaluation de la notion de travail et de son organisation ? C’est par ces questions que nous voudrions terminer notre réflexion, tout en sachant qu’on ne peut pas y répondre par un simple « oui » ou « non ».

31 Parmi ceux qui critiquent le modèle d’enseignement par trop utilitaire et qui valorisent une « oisiveté réfléchie » à l’école, on peut mentionner outre Bertrand Russell, l’auteur de l’essai "Uselesss" knowledge (1935), Alfred North Whitehead, l’auteur d’un opuscule The Rhythm of Education ; an Address delivered to the Training College Association (1922).

32 Voir en particulier Herbert Marcuse, Lhomme unidimensionnel, Paris, Éditions de Minuit, 1968.

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