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Ecrire des bibles. Françoise de Graffigny et l'auto-représentation de l'épistolaire

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02484800

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02484800

Preprint submitted on 19 Feb 2020

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Ecrire des bibles. Françoise de Graffigny et l’auto-représentation de l’épistolaire

Nicolas Brucker

To cite this version:

Nicolas Brucker. Ecrire des bibles. Françoise de Graffigny et l’auto-représentation de l’épistolaire.

2014. �hal-02484800�

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Ecrire des bibles. Françoise de Graffigny et l’auto-représentation de l’épistolaire Nicolas Brucker Université de Lorraine, Centre Ecritures, EA 3943

Le style épistolaire de Françoise de Graffigny, notablement composite, intègre des vocables issus du parler lorrain ou lotharingismes, des figures lexicalisées, des tournures archaïques et familières, d’authentiques créations lexicales enfin. Dans l’expression écrire des bibles, qui nous intéresse ici, c’est l’alliance de la création et de la reproduction qui est en jeu : création en ce que Graffigny semble la première, et la seule peut-être 1 , à introduire dans l’usage la métaphore lexicalisée bible(s) pour servir de désignateur à longue lettre ; reproduction en ce que cette métaphore repose sur une analogie qui relève d’un stéréotype, et en ce qu’elle est elle-même productrice de stéréotypie. Parce qu’elle sert à désigner la lettre, c’est-à-dire le produit même de l’écriture, l’expression présente aussi un intérêt dans l’ordre de la poétique du genre épistolaire ; non d’une poétique à définir par comparaison avec les traités, secrétaires ou modèles canoniques, mais à considérer du point de vue de la conscience de l’acte épistolaire, d’un retour sur soi que nous appelons à défaut de mieux auto- représentation. En articulant les deux pans de la réflexion, création verbale sur base de stéréotypie d’une part, et réflexion sur la matérialité de la lettre d’autre part, on aboutit à une définition de la lettre comme un geste d’écriture où le plus individuel cohabite avec le plus collectif, et où la création n’est en définitive jamais qu’apparente.

Au moins je parle ma langue

A la lecture de la correspondance, on est frappé par la richesse des locutions. Celles-ci tendent à composer une langue propre au scripteur, un code compréhensible des seuls initiés.

Eviter le mot propre, lui préférer un substitut métaphorique est caractéristique d’une langue qui, soucieuse d’esthétique, réserve son emploi à un groupe restreint d’usagers. On pense au parler libertin, au style amoureux, à toutes les expressions où domine une exigence de sociabilité. Au prêt-à-porter lexical sont préférés des mots taillés sur mesure ; aux acceptions usées des emplois inédits ; au dehors social l’intimité du dedans. S’inventer une langue à soi pour un usage propre est le rêve que porte en elle toute grande amitié. Celle qui unit Françoise de Graffigny et François Devaux durant vingt ans tend à le concrétiser en bien des occasions.

La correspondance devient ainsi un terrain d’expériences lexicales, un laboratoire où s’essaie l’invention verbale, par le recours aux diverses formes de la néologie. En détournant le sens premier d’un mot, en usant de la figure, en ravivant un usage vieilli ou en exploitant les ressources d’une langue régionale, l’épistolière manifeste l’intention de distinguer parmi tous ses correspondants celui auquel elle s’adresse, afin de garantir à cet échange un caractère d’exception.

Selon la typologie des néologies, telle que Jean-François Sablayrolles l’expose dans son étude 2 , bible mis pour lettre relèverait du domaine de la néologie sémantique. Le mot acquiert un nouveau signifié alors que son signifiant demeure inchangé. L’exemple que donne l’auteur – il travaille sur des corpus contemporains, principalement médiatiques – est souris : le petit boitier informatique, de la forme et de la taille d’un rongeur, avec son fil qui figure la

11

Le Trésor de la langue française (t. IV, p. 454) identifie un usage argotique du mot bible, mis pour lettre, mais daté de 1907. Aujourd’hui, dans les domaines du théâtre et de la télévision, une bible est un document professionnel, tel un découpage, un dialogue ou un scénario.

2

J.-F. Sablayrolles, La néologie en français contemporain. Examen du concept et analyse de productions

néologiques récentes, Paris, Honoré Champion, 2000.

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queue de l’animal, est désigné métaphoriquement par ce mot. Bible procède de manière identique quant au principe, avec une différence majeure cependant. Si le point commun entre une longue lettre et une bible est l’étendue du texte, on remarque tout de suite que la relation analogique repose sur une disproportion volontaire. Au trope par ressemblance s’ajoute une figure d’exagération, dont l’interprétation, délicate, dépend du contexte. A la différence de souris, qui est un néologisme sérieux, exigé par la nécessité de nommer une réalité inventée, et donc soumis à la stricte fonction référentielle, bible s’autorise d’un jeu entre comparant et comparé. Ce jeu opère-t-il au détriment de la lettre ou du livre saint ? ou des deux ? Tous les cas de figures se présentent, de l’auto-dérision moquant le rabâchage de la correspondance à la raillerie qui s’exerce contre les Ecritures pour en dénoncer l’inutile prolixité. L’expression intègre dans son emploi un jugement de valeur, donc une visée critique, qui tend à influencer le destinataire de l’échange. En nommant, le locuteur fait bien plus que dénommer, il manifeste sa subjectivité et tente de l’imposer à celui à qui il parle. La néologie porte en elle une visée illocutoire. La dénomination par la néologie installe une connivence, qui ajoute à la fonction référentielle de la communication l’intelligence partagée d’un mot détourné de son sens propre ; elle introduit une dimension ludique ou hermétique – ludique parce qu’hermétique – et cependant très sérieuse, en ce qu’elle amène à redéfinir le medium de la communication, la lettre, et plus largement le commerce épistolaire ; enfin elle porte l’attention sur la matérialité du support, et sur l’ensemble des données concrètes de la communication.

Introduit par Graffigny en septembre 1738, au début de sa correspondance avec Devaux, le lexème est utilisé au moins 46 fois, avec des fréquences qui connaissent de fortes variations, jusqu’à 1758 1 . Il tient son rôle de désignateur de la lettre avec constance au cours de vingt années de commerce épistolaire, à tel point que cette correspondance tout entière peut être ramenée à un échange de bibles, réalisées ou simplement espérées.

Le mot bible, au singulier ou au pluriel, apparaît souvent en dépendance des verbes écrire ou attendre, selon qu’on fait référence au produit d’une action passée (« voilà une bible », 12 octobre 1753 ; lettre 2071 ; vol. XIII, 405) ou à l’annonce d’un événement prochain (« Tu peux t’attendre à une bible », 21 novembre 1738 ; lettre 54 ; vol. I, 166). Dans le premier cas le scripteur pousse au terme de l’épître un cri de victoire, qui traduit la satisfaction d’avoir rempli un devoir d’amitié, en dépit de toutes les autres occupations qui l’accablent. Dans le second il cherche à gagner du temps : la stratégie dilatoire, rendue nécessaire par les mille activités du jour, amène à assurer le partenaire d’une promesse, qui selon les cas sera tenue ou non. « Tu t’attendais à une bible, et tu n’as eu que deux mots » (5 novembre 1739 ; lettre 206 ; vol. II, 225). Ecrire des bibles, s’attendre à une bible : de telles agglomérats lexicaux posent la question du temps, entre passé et avenir. L’axe syntagmatique est, dans son horizontalité, l’axe où se déploie la chronologie du dire et du vivre. L’axe paradigmatique, à partir duquel se pense et se représente l’activité épistolaire, offre un choix de lexèmes, synonymes ou antonymes, qui correspondent à une échelle précisément déterminée. Pour signifier la longueur, on trouve tirade, paperasse, ravaudage, rabâchage, tous mots dont la suffixation porte la marque de la péjoration : la correspondance entre intimes, quelque sérieuse qu’elle soit, se distingue ainsi de l’œuvre, qui, chez Graffigny, n’échappe pourtant pas à l’auto-dérision qu’elle se plaît à appliquer à toutes ses activités. Pour signifier la brièveté, on a chiffon ou billet. Ces termes, qui dans la chaîne syntagmatique se substituent les uns aux autres, éclairent par ressemblance ou par différence les effets

1

Relevé réalisé à l’aide de l’index des locutions disponible en appendice de chacun des quatorze volumes parus

à ce jour de la Correspondance de Mme de Graffigny, Oxford, Voltaire Foundation, 1985-2013. La fréquence

d’emplois la plus élevée concerne l’année 1744, avec un total de onze occurrences en huit mois.

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connotatifs attachés au mot bible : la répétition, la longueur, l’ennui, l’inutilité en mauvaise part ; la tenue, la consistance, la valeur en bonne part.

La lettre intime, aux marges des occupations du jour, qui incluent quantité de lettres, d’affaires notamment, offre à l’épistolière la possibilité d’être soi, d’être à soi, et de parler sa langue. « Ecris-moi de bien longues lettres qu’au moins je parle ma langue un quart d’heure trois fois la semaine » (25 août 1748 ; lettre 1287 ; vol. IX, 235). Langue imagée, parfois brutale, d’une vigueur telle qu’elle se trouverait censurée par les bienséances que prévoit le code social. Ecrire des bibles appartient à ces expressions coup de poing 1 , que Graffigny affectionne, et qui répondent à un équilibre personnel tout autant qu’à un souci d’efficacité.

Contrainte tout le jour aux civilités que son service lui impose, pressée par mille affaires qui sans arrêt la détournent de l’activité littéraire, elle éprouve, aux marges du jour, le besoin quasi vital de se retrouver dans un tête-à-tête épistolaire, moment où se réunifient les parties éclatées de son moi et où l’être peut se montrer sans fard, sans la crainte du regard ou du jugement d’autrui. Il en découle une écriture en déshabillé, où transparaît le tempérament entier, l’énergie jamais épuisée, l’humeur querelleuse d’une femme qui exige le meilleur de soi et des autres. L’effort d’authenticité trouve dans l’efficace de la parole sa forme la plus adéquate : la lettre fait sortir le destinataire de la torpeur qu’induit la routine de la correspondance, sempiternelle alternance d’émission et de réception, elle le réveille, et ravive en lui le goût des mots et des choses.

Car je t’écrirai tous les jours

Le mot bible appliqué à la lettre met l’accent sur la dimension écrite de la communication épistolaire. Le livre saint, intangible dans sa forme, est un donné, que le lecteur reçoit pour y trouver la règle, l’instruction et le modèle qu’il importera, en les adaptant, dans son existence. La lettre, par son style oral, trait dominant du genre, qui se veut mimétique d’une conversation différée, semble bien éloignée de ce modèle. De fait la correspondance met en tension la présence du partenaire, dans la fiction d’un échange qui tend à reproduire les caractères de la communication orale, et la trace écrite, qui, métonymique du scripteur, va jusqu’à figurer le corps de l’autre. Les feuillets parlent, parfois même ils embaument, rendant palpable la présence de l’être aimé. Mais réalité ô combien déceptive quand, dissipés les mirages de l’imagination, s’impose avec une cruelle évidence la blessure de l’absence ! Alors s’exprime dans un cri le désir d’abolir toute distance et de se réunir à l’autre. « Ah mon Dieu, comme je te désire ! » (30 juin 1747 ; lettre 1172 ; vol. VIII, 406), s’exclame-t-elle. « Bonsoir, mon Panpichon, je t’embrasse mille et mille fois de tout mon cœur. Ah mon Dieu, il vaudrait bien mieux te parler que t’écrire » (5 mai 1748 ; lettre 1240 ; vol. IX, 93), écrit-elle ailleurs. « Je n’ai de bons moments que ceux où je cause avec toi » (10 septembre 1747 ; lettre 1203 ; vol. VIII, 488), confie-t-elle encore. La bible est tout ce qui reste quand l’espoir de se voir est une nouvelle fois contredit, et que la scène épistolaire ne produit plus sur l’imagination lassée les effets souhaités. Antithétique de la conversation, dans son aspect fugitif et mondain, la bible, capitalisation des nouvelles, des pensées et des actions du jour, imposante recension des nouvelles du cœur et de la cour, se pare aux yeux de l’épistolière d’un caractère d’irréfutabilité. Tranchant avec l’univers spectral de la correspondance, elle apaise les angoisses par sa matérialité rassurante.

En terminant sa lettre par ces mots, « Tu peux t’attendre à une bible pour jeudi, car je t’écrirai tous les jours » (21 novembre 1738 ; lettre 54 ; vol. I, 166), Graffigny indique clairement quelle pratique de l’épistolaire elle a fait choix de mettre en place. Dans l’attente

1

« Tiens, je te donnerais bien un bon coup de poing » (30 avril 1748 ; lettre 1238 ; vol. IX, 82).

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de la levée, qui advient trois fois par semaine, le lundi, le jeudi et le samedi 1 , l’épistolière accumule au jour le jour les informations, faisant se succéder le matin au soir et le soir au matin. Il est habituel de lire ainsi une formule de congé, du type « adieu donc, à revoir », que suit un alinéa plus bas une salutation matutinale. Parfois même Graffigny joue sur la fonction déictique des marques temporelles, produisant une prise de conscience de la relativité de la situation énonciative, donc des coordonnées d’espace et de temps. Un « A revoir donc tantôt » est corrigé à la ligne suivante par un « Tantôt est arrivé » ; un « A demain » par un « C’est aujourd’hui demain ». Quand une même lettre est écrite sur plusieurs jours, qu’elle fait apparaître plusieurs dates, des formules de salutation en série, est-ce encore strictement une lettre ? Ce mode d’écriture n’est-il pas plus proche du journal intime 2 ? d’un journal communiqué, par fragments, aussitôt qu’écrit, à l’ami le plus cher ? On serait tenté de voir dans la bible ce type particulier de lettre composé sur plusieurs jours, séquence épistolaire plus que lettre proprement dite, ou méga-lettre si l’on préfère. L’intérêt majeur de cette pratique originale de l’écriture épistolaire, c’est qu’elle intègre à sa poétique les solutions de continuité : la rupture qui sépare deux lettres est ici rendue sensible et presque tangible.

L’ellipse prend une densité inattendue ; le passage du temps, donc le tragique de l’existence apparaissent plus fortement. Et rien ne semble alors plus pouvoir échapper au regard du destinataire : la vie du scripteur s’étale tout entière sous ses yeux, par-delà même les nuits, par-delà les heures où plongé dans l’inconscience il s’absente à lui-même.

C’est machinalement que je t’écris

L’écriture des lettres obéit à une dimension mécanique, qui tient à un double principe de répétition et de cyclicité : ronde des heures, alternance du jour et de la nuit, retour des levées des ordinaires de la poste, périodicité des occupations, cycle de l’année liturgique.

L’écriture mime cette répétition et la fait percevoir au destinataire. Le mot bible connote la répétition par l’idée d’accumulation de matériaux, hétérogènes car résultant d’ajouts successifs, par des auteurs et en des temps différents. Mais il relève aussi de la répétition par son caractère stéréotypique, qui s’exprime doublement, par une référence extra- et intra- textuelle.

La référence extra-textuelle recouvre les emplois du mot bible qui désignent proprement la collection des livres saints, particulièrement dans la forme physique de l’imprimé. Comment ne pas faire mention à ce stade de la découverte que fait Graffigny du Commentaire littéral de Dom Calmet en décembre 1738 ? « Nous lisons Dom Calmet, qui nous fait plus de plaisir que Jacques Massé 3 . C’est une chose surprenante que la beauté de ce livre (…) » (8 janvier 1739 ; lettre 73 ; vol. I, 269), écrit-elle de Cirey, où elle partage ses moments de lecture avec Mme de Champbonin. A quoi Devaux répond : « Vous me donnez une envie démesurée de lire le livre de Don Calmet que vous me vantez tant. Je vous prie de m’en écrire le titre » (12 janvier 1739, cité vol. I, 270). Il ignore que le « livre » en question comprend dans l’édition de 1707-1716 jusqu’à 26 volumes. On serait tenté de voir une analogie entre le Commentaire de Calmet, qui sur la base d’un seul verset des Ecritures, placé en haut de page, propose toutes sortes d’analyses et de dissertations, et l’écriture graffinienne, qui sur un fait d’importance mineure sait tenir des considérations parfois fort étendues. Dans les deux cas, la prolifération du péritexte, autour du verset ou autour de l’événement, est sans

1

Précision tirée de : C. Simonin, « ‘Madame la Péruvienne’, ‘La Grosse’ ou ‘Maman’. Les jeux du je dans la correspondance de Françoise de Graffigny », in R. Wintermeyer éd., avec C. Bouillot, Moi public et moi privé dans les mémoires et les écrits autobiographiques du XVII

e

siècle à nos jours, PURH, 2008, p. 53-65.

2

C. Simonin, ibid.

3

Les Voyages et avantures de Jaques Massé de Simon Tyssot de Patot (1710) réunissent tous les ingrédients du

romanesque le plus divertissant : voyage et naufrage, découverte de mondes perdus, nature exotique et mœurs

singulières. Quoi de plus éloigné des prudentes gloses de l’abbé de Senones ?

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commune mesure avec l’objet considéré ; à tel point qu’on peut se demander s’il n’est pas pur prétexte.

Quant à la référence intra-textuelle, elle renvoie à un usage du mot qui dans un contexte particulier concourt à son figement : c’est la stéréotypie au sens lexical du terme. Ce qui peut apparaître comme une création perd rapidement de son caractère innovant par la répétition dont le mot fait l’objet. Employé pour briser la routine verbale, pour rafraîchir la langue, ou pour personnaliser la communication, le mot finit par subir le phénomène d’usure commun à toute pratique linguistique. Dans le cas présent, il ne se maintient dans l’usage qu’en fait Graffigny que dans la mesure où Devaux le reprend à son compte et l’emploie à son tour. Ma bible appelle ta bible, non seulement dans la chose mais aussi dans le mot. Le principe de réciprocité s’étend à la représentation de l’objet lettre, et informe les pratiques partagées par les épistoliers. Ce type de désignateur concourt donc à une plus complète osmose de l’échange épistolaire, à une intimité plus parfaite du commerce, à un dialogue plus complice et plus uni.

Désigner la lettre, par ailleurs assimilée à un rabâchage, par le mot bible, c’est mettre en question l’intérêt des Ecritures, leur sacralité, leur nécessité. Inversement, c’est rapprocher l’activité épistolaire d’un acte machinal de copie, ou, si l’on entend par bible un commentaire sur la bible, d’une activité d’exégèse. Et si l’on y regarde de près, les lettres de Graffigny sont bien un commentaire de l’événement, tout autant qu’une réponse article par article – ou, si l’on veut, verset par verset – aux lettres de Devaux 1 .

La mécanisation est assimilable à un phénomène de clichage interne 2 . Le mot perd peu à peu de son originalité, de son pouvoir critique et auto-critique, de son mordant et son action corrosive, pour ne plus se réduire qu’à un pur désignateur, certes compréhensible des seuls initiés, mais sans valeur sémantique additionnelle. Graffigny peut ainsi dire de sa « bible » qu’elle « sera courte aujourd’hui » (3 mai 1744 ; lettre 689 ; vol. V, 244). Devaux peut ainsi parler de « bibles immenses » (22 septembre 1745 ; cité vol. VII, 204) ou d’une « longue bible » (3-4 mai 1750 ; cité vol. X, 87). Le mot, à peu près coupé de son origine, n’a plus qu’un rôle fonctionnel. Quand l’écriture épistolaire se mécanise, les mots viennent sous la plume de façon automatique, ils sont agis par un impensé, qui est cependant une forme, seconde, de la pensée, et toutefois à rebours de l’inspiration qu’appelle l’écriture de l’œuvre.

Une fois encore le partage est net entre les deux faces de l’activité littéraire de Graffigny.

Que rien ne diminue mes lettres

Désigner la lettre par le mot bible, c’est retenir comme premier critère de définition de l’acte épistolaire un critère matériel. Nous avons voulu vérifier cette idée sur les volumes VIII et IX de la Correspondance, c’est-à-dire de part et d’autre du séjour de Devaux chez Graffigny à Paris, d’octobre 1747 à mars 1748, séjour qui constitue comme de juste une ellipse dans la correspondance. Entre les dernières corrections portées à Zilia et sa publication l’année qui suit, la période considérée voit la naissance d’un écrivain, quand Zilia devient la Péruvienne, quand une entreprise personnelle se transforme en une production publique.

Très souvent saluée comme une prouesse, un exploit, une preuve d’amitié, la grande lettre fait l’objet d’une mention spéciale. Graffigny manque rarement de le signaler ; elle emploie tantôt les mots tirade, qui pendant un temps remplace le mot bible, substituant la métaphore théâtrale à la métaphore religieuse, paperasse ou volume. A l’inverse, la brièveté, ou courterie, selon le néologisme lexical qu’elle affectionne, est elle aussi signalée. Les mots

1

« (…) je te réponds toujours par article » (26 février 1747 ; lettre 1121 ; vol. VIII, 260).

2

Voir : A. Herschberg-Pierrot, « Problématique du cliché », in Poétique, n°43, Paris, Seuil, 1980, p. 334-345 ; R.

Amossy, A. Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan, 1997.

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chiffon, billet, courte ou petite lettre sont alors employés. « Songe à m’écrire des volumes. Je n’entendrai pas raison sur les courtes lettres, je t’en avertis » (13 mars 1748 ; lettre 1217 ; vol.

IX, 2). Graffigny elle-même n’échappe pas à cette stigmatisation. Elle avoue être parfois courte et prie qu’on l’en excuse : « A ça, je suis courte aujourd’hui » (6 octobre 1748 ; lettre 1306 ; vol. IX, 287).

Le papier est une autre donnée matérielle de première importance, tant pour le format, la qualité, la couleur, le parfum même dont il peut être imprégné 1 , que pour le nombre de feuillets et le poids qui déterminent le coût du port. Graffigny, qui obéit à la loi qui s’impose à tout épistolier de noircir la page en totalité, se trouve à la fin de nombreuses lettres confrontée au dilemme de prendre une nouvelle feuille ou pas. C’est quasiment toujours par la négative qu’elle répond à cette question, mais souvent en y glissant, avec un art consommé de la prétérition, toute une série d’informations de seconde importance.

« Ce n’est pas la peine de reprendre une feuille pour te dire que je n’ai vu personne, que j’ai repris ma douce tapisserie, que Doudou a achevé Denis que je trouve mieux depuis le 3, mais bien durement versifié, que je fais des grands oufs à tout moment, tant je respire à l’aise » (6 décembre 1748 ; lettre 1332 ; vol. IX, 355).

Il importe avant tout de faire long. « Tout ce que je prétends, c’est que rien ne diminue mes lettres » (6 décembre 1738 ; lettre 61 ; vol. I, 201), insiste-t-elle dans une épître par ailleurs immense. Graffigny fait référence à d’infinis débats qu’elle a avec Devaux sur la taille respective de leurs lettres. La longueur est une valeur essentielle, et un gage de l’excellence du cœur. Dans la même lettre – et bien d’autres exemples pourraient être produits – après avoir évoqué la question de la longueur, elle aborde celle de la qualité : « Je les [tes lettres]

aime mieux que tout ce que je vois et j’entends ici » (ibid.). Or elle est à Cirey, entre Emilie et Voltaire, ce qui n’est pas peu dire ! 2 La qualité répond à la quantité. Faire court c’est être court, c’est se refuser à l’épanchement ou à la confidence, c’est se dérober aux devoirs élémentaires de l’amitié. « Je ne suis pas contente de ta lettre d’hier (…) Quand tu es court de ce côté-là, tu es moins pardonnable que de tout autre » (17 mars 1747 ; lettre 1127 ; vol. VIII, 283).

Il ne faudrait donc pas voir dans cette préoccupation de la donnée matérielle de la lettre, et dans les exigences souvent despotiques que Graffigny inflige à son partenaire, une obsession maniaque, ou, pire, la recherche d’une sécurité bourgeoise, celle du possédant et du nanti. Graffigny ne thésaurise pas ses lettres comme le collectionneur les nombreux volumes du Commentaire littéral sur les rayons de sa bibliothèque. La longueur tant convoitée n’est que le moyen, d’ailleurs dérisoire, par lequel elle soigne son angoisse. Les fanfaronnades dont elle accompagne ses lettres, par le stéréotype biblique notamment, masquent mal la peur panique de la perte et du manque. Non seulement il faut tout dire de ce qu’on vit – de ses rêves à son travail ou à ses rencontres – mais il faut répondre très exactement à tout ce que l’autre demande. Graffigny se plaint de lettres auxquelles elle n’a rien à répondre, parce qu’elles sont déjà des réponses. On ne peut répondre à des réponses. La lettre courte menace la relation d’une asphyxie par bouclage autarcique. Il est nécessaire d’introduire des éléments exogènes, du neuf grâce auquel le commerce épistolaire pourra se maintenir, et la relation se poursuivre.

1

« J’ai reçu ce matin ton indigne petite lettre qui m’a empestée d’ambre. Il te convient bien d’avoir du papier parfumé encore plus puant que celui du Cousin, qui m’étouffe ! Il a fallu me laver les doigts avec du vinaigre.

J’ai pensé prendre des pincettes pour la lire » (4 septembre 1747 ; lettre 1200 ; vol. VIII, 476).

2

Le même parallèle se retrouve ailleurs : « (…) songe qu’elles [tes lettres] valent mieux pour moi que toutes les

poésies de Voltaire » (11 avril 1748 ; lettre 1230 ; vol. IX, 48). Graffigny met en balance les Belles-lettres,

emblématisées par l’Idole, et le genre épistolaire ; et conclut à la supériorité de ce dernier.

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Ah mon Dieu, quelle bible !

Mais pour perdurer, la correspondance est condamnée à repousser ses propres limites.

Pour continuer à exister, elle doit se donner des objectifs toujours plus audacieux. Graffigny engage Devaux à une terrible compétition : c’est bible contre bible, performance contre performance. La lettre est par sa longueur une démonstration de force ; c’est un coup de poing donné en pleine face. La brutalité de l’expression traduit l’agressivité de l’épistolière, mais une agressivité qui naît du désir d’aller vers l’autre, conformément à l’étymon, aggredior, pour le connaître et s’en faire reconnaître. Le tempérament civil de Devaux ne répond pas toujours à la nature belliqueuse de son amie. Il n’en est pas moins vrai que tous deux sont engagés dans une relation agonistique, de laquelle il n’est d’autre issue que la surenchère jusqu’à épuisement complet des combattants. Les finales des lettres de Graffigny prennent souvent la forme d’un cri : « Ah mon Dieu, quelle bible ! » (28 octobre 1755 ; lettre 2285 ; vol. XIV, 373). Mais ce n’est pas seulement la célébration d’une victoire sur soi, c’est un triomphe partagé, la coïncidence de deux efforts convergents. « Ah, voilà donc ta bible et la mienne finie » (1 er avril 1744 ; lettre 675 ; vol. V, 180). La dissociation spatio-temporelle est enfin conjurée : la fin de la lettre de Graffigny est concomitamment, par la réponse qu’elle lui donne, celle de Devaux. Tous deux se trouvent réunis dans une commune résolution.

Résolution provisoire, équilibre précaire, que mettra en question le prochain ordinaire. Car dès l’envoi suivant, il faudra à nouveau gravir la montagne.

« Il me semble qu’il y a un siècle que je ne t’ai écrit, tant j’en ai envie, et tant j’ai de choses à te dire. Si tu ne le disais pas, je dirais que quand je laisse passer une bible sans y répondre, il en revient une autre et puis la montagne me paraît immontable » (1 er décembre 1743 ; lettre 622 ; vol. IV, 489).

La lettre est une épreuve, dans tous les sens du terme : un essai de soi et de l’autre, qui permet de prendre la mesure de la force de la relation ; une expérience difficile d’où doit sortir le sujet pour être jugé digne de la mission qui lui est confiée, ou du savoir qui lui est révélé. Car la montagne est aussi le lieu des théophanies. Sur le chemin, l’épistolière rencontre le découragement, la tentation du renoncement. Elle s’abandonne à ses jérémiades. « Je ne puis plus » (18 décembre 1748 ; lettre 1337 ; vol. IX, 374), se plaint-elle ; « (…) je suis sèche comme le figuier de l’Evangile » (16 avril 1748 ; lettre 1232 ; vol. IX, 54), écrit-elle ailleurs.

Le stéréotype biblique, à la pesante matérialité, a pour revers une immatérialité rêvée.

Graffigny rêve la communication épistolaire comme un battement d’ailes.

« C’est bien hier, mon ami, que j’aurais voulu avoir un oiseau pour te porter la joie que j’eus, joie imprévue, et de ces bonheurs qui viennent, comme tu dis, quand il ne reste plus qu’une corde pour se pendre » (25 juillet 1747 ; lettre 1183 ; vol. VIII, 441).

Ou comme un art du peu, qui fait goûter le charme d’une phrase par contraste avec le torrent des propos mondains. Raffinement épicurien, qui cohabite cependant avec l’irrépressible boulimie de celle qui se dépeint comme une « vraie ravaudeuse » (3 février 1747 ; lettre 1111 ; vol. VIII, 227).

Parce que tu aimes les riens

La lettre graffinienne relève un défi perpétuel : faire quelque chose à partir de rien. De

la lettre de Devaux, l’épistolière note souvent qu’elle ne dit rien, lors même qu’elle est

longue. « Quoique ta lettre soit grande, je ne vois presque rien à y répondre » (23 janvier

1747 ; lettre 1130 ; vol. VIII, 291). Les mille riens des lettres de Devaux, principalement les

nouvelles de la cour de Lorraine, emplissent les feuillets, souvent à perte selon Graffigny, qui

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régulièrement rappelle à son correspondant le prix du papier 1 . Elle n’en passe pas moins en revue, article par article, les différentes informations communiquées ; ce qui constitue généralement la seconde moitié de sa réponse, la première moitié étant nourrie de ses propres nouvelles, de longueur variable, selon la nature de son activité du moment. « Voilà toute mes nouvelles. Passons à ta lettre » (16 juin 1747 ; lettre 1163 ; vol. VIII, 387). La démarche consiste donc à épuiser le contenu de la lettre reçue, à en exprimer l’essence, jusqu’à produire ce rien qui annonce la fin simultanée de ma lettre et de ta lettre : « Je ne trouve plus rien à répondre à ta lettre et je vais finir la mienne » (16 juillet 1747 ; lettre 1178 ; vol. VIII, 430) ;

« Voilà la fin de ta lettre et de ma chanson » (22 août 1747 ; lettre 1195 ; vol. VIII, 467) ;

« Me voilà au bout de ta lettre et de mon papier » (25 avril 1748 ; lettre 1236 ; vol. VIII, 75).

Le mot bible tient lieu d’opérateur de renversement sémantique : il signifie la relativité des notions de tout et de rien. Si la lettre est une bible, c’est en vertu de tous ces riens qui la constituent, de ces riens qui font le tout de l’existence. « Je me sers de cette connaissance [Voltaire] pour plaire à mes amis, pour t’écrire des bibles, parce que tu aimes les riens (…) » (13 décembre 1738 ; lettre 63 ; vol. I, 219). Ainsi le rien, dénigré dans le propos explicite de Graffigny, est, à un niveau plus profond, tenu en grande considération. L’épistolière y attache le plus grand prix. « Ne te lasse pas, mon ami, de m’écrire des riens, des riens, soit » (25 décembre 1738 ; lettre 67 ; vol. I, 245). Le discours méta-épistolaire dialectise le tout et le rien à travers une représentation polarisée de la lettre : tantôt billet, tantôt bible, celle-ci se présente alternativement sous la forme la plus elliptique et sous la forme la plus prolixe ; il n’est pas de position moyenne. C’est signifier par là l’inconsistance des notions considérées, et des critères qui leur sont sous-jacents. Il est un tout du rien, comme il est un rien du tout.

Comment dès lors produire une poétique du genre ? Sur quels repères fonder une appréciation argumentée de l’art de la lettre ? L’aporie à laquelle conduit le brouillage sémantique délibérément pratiqué par l’épistolière est la seule réponse que nous donne celle-ci.

Si les querelles des deux épistoliers se portent en priorité sur la longueur respective de leurs lettres, c’est sans doute parce que de tous les critères, le critère matériel est le moins contestable. Une lettre de seize pages est un signe évident – d’affection, d’attachement – et une demande pressante – de la même affection, du même attachement manifesté de manière équivalente, dans une symétrie parfaite. La lettre est cet objet qu’on manipule, qu’on sent, déchiffre, copie, relit, commente. Quoi de plus positif ? Mais cette positivité a pour revers un principe de soustraction. Soustraction – et même arrachement – au temps du monde, à la maladie ou au sommeil, pour faire offrande à l’autre du temps ainsi sauvé – dans un acte qui cependant n’implique nulle attitude sacrificielle : c’est par et dans l’écriture que le scripteur trouve son salut, qu’il échappe à l’épuisement et à l’ennui.

L’expression écrire des bibles ne doit pas leurrer : son caractère brutal, tonitruant même, de rodomontades et de moqueries mêlées, et de foi aveugle dans le pouvoir de la preuve matérielle, ne doit pas empêcher d’entendre un aveu et un désir. Aveu de l’angoisse d’un temps dévorant, d’une vie qui fuit, d’une fatalité de la répétition. Désir d’être à soi, en dépit des autres, d’occuper un lieu propre, dans les marges du jour, d’habiter sa langue, contre les artifices de l’usage mondain. Zilia communiquait avec son amant en nouant de légers et gracieux quipos, Graffigny envoie à son ami lorrain de pesantes bibles comme d’autres lancent des boulets de canon ; et le signifie par l’emploi répété de cette locution. Recto et verso d’une même attitude, d’une même hâte à vivre et à jouir, qu’illustre cette confidence de

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« Ah, le papier ! Tu ignores, je le vois, combien coûte le papier de couleur. Il coûte 60

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la rame, 15 sols le

cahier. Celui qui n’est que blanc bordé ne coûte guère moins » (7 décembre 1746 ; lettre 1086, vol. VIII, 159).

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décembre 1750, qui pourrait tenir lieu de devise à la femme de lettres : « Je suis pressée de

vivre, je ne laisse rien échapper » (11 décembre 1750 ; lettre 1639 ; vol. XI, 282).

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