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LE RENDEZ-VOUS DE FLORE

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Academic year: 2022

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LE RENDEZ-VOUS DE FLORE

DERNIÈRE PARTIE

I

Pendant quelques secondes, Vincent avait fermé les yeux.

Lorsqu'il les rouvrit, i l vit le jeune homme au blouson de cuir debout devant lui, à quelques mètres, adossé à la voiture noire.

L e souvenir du crachat déchaîna la colère que Vincent muselait avec peine. L'insulteur affectait une posture nonchalante, avachie, mais ses yeux démentaient la mollesse que son attitude imitait.

Ses paupières crispées laissaient filtrer vers Vincent une mince lame de regard, chargée de haine. Vincent vit les lèvres du jeune

Résumé des livraisons des 1", 15 juillet et 1" août. — Vincent Pèlerin qui maintenant se fait appeler Vincent Wanderer, peintre célèbre, a connu dans sa jeunesse la pauvreté, même la misère, mais aussi la rudesse qu'impliquait sa condition de docker à Rouen. A la suite d'une rixe il a été condamné à deux ans de prison, ce qui, le moment du service militaire venu, l'a mené dans un bataillon d'Afrique. Après sa libération, il a vécu encore bien des mauvais jours, jusqu'à, sa "rencontre avec Laure... Maintenant il a quarante-sept ans, il est « arrivé », ses toiles se vendent très cher. Un soir il est assis à laiterrasse d'un café de Salnt-Germain-des-Prés ; 11 y a rendez-vous avec Sabine Clérins, la femme d'un ban- quier qui a accepté de quitter son mari et de le suivre. Le lendemain, ils doivent partir en avion pour Rome. En attendant Sabine, il évoque les années d'autrefois... C'est pen- dant la Résistance, dans un maquis, qu'il a connu Laure. Elle était la maîtresse d'un chef de F. T. P. Tout de suite il a été conquis par cette jeune femme, une « intellectuelle », ins- truite, Intelligente et volontaire. Et dès lor= il a pris une résolution, Celle de s'élever, de toute manière, pour se rendre digne d'elle. Après une altercation avec le chef F. T. P., Vincent et Laure quittent le groupe dont ils faisaient partie. Après la libération, Laure retrouve une place dans l'enseignement primaire.' Vincent se rend compte alors de son infériorité vis à vis de sa femme, car ils se sont mariés. Laure lui offre de faire son instruc- tion. Etablis au Maroc où Laure est maîtresse d'école, à Soukh el Ouahad, Vincent peut ainsi devenir l'employé d'un géomètre. Mais cela ne satisfait pas l'ambition qui s'est éveil- lée en lui. Un jour voyant travailler un peintre, un Russe émigré, il demande à celui-ci de lui donner de9 leçons. Peu à peu Vincent sent naître en lui des dons de peintre et, dépas- sant de beaucoup les aptitudes de son professeur, il parvient à exécuter un tableau qui, en dépit de maintes imperfections, révèle un tempérament. Mais nous sommes en 1955 ; le Maroc est en effervescence. Revenant en auto d'une opération de topométrie, Vincent tombe en pleine émeute indigène ; la Légion a été appelée, on se bat dans Soukh el Ouahad ; il arrive à l'école et découvre le cadavre de Laure, égorgée... Fou de désespoir il quitte bientôt le Maroc et, se rend à Paris. Son marchand de tableaux lui signe un chèque et lui conseille de s'attaquer à une toile où il fera passer toute la puissance de son art. En trois mois 11 peint le tableau et c'est la célébrité... Cependant toujours assis à la terrasse du Flore, 11 songe de nouveau à sa vie passée et se rend compte de la place qu'y a tenue Laure et qu'elle tient toujours dans son souvenir. A côté de ce passé, comme l'aventure avec Sabine lui paraît dépourvue de prestige ! Au cours de la soirée un jeune homme have et misérable qui rôde autour du café a paru, à plusieurs reprises, témoigner de la hargne à l'égard de Vincent.

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homme bouger, découvrir des dents hargneuses et i l s'aperçut que les insultes que le garçon au blouson dé cuir proférait à m i - voix lui étaient destinées.

« Ce type commence à m'embêter, gronda Vincent intérieure- ment. J'ai cent raisons d'être exaspéré, s'il est la cent unième, i l va se faire casser la figure.

« Je connais le truc... ce petit crétin me fait le coup du chauf- feur de taxi... O n s'approche du gars qui s'empoisonne à son volant, on s'accoude et on commence à voix basse à le traiter de tous les noms ; le type est coincé sur son siège, forcé d'écouter, d'avaler l'injure jusqu'à l'instant où i l en a assez. Et en ce moment, c'est moi qui suis bouclé sur ma chaise, à déguster, jusqu'à ce que que je bondisse et que je cogne en me mettant dans mon tort ! L e sale petit crétin ! »

Si Vincent avait été de sang-froid, i l aurait cherché une diver- sion ; i l suffisait d'aller à l'intérieur du café feindre de téléphoner ou de se rendre au lavabo. Mais, énervé par l'attente et par ses tourments intérieurs, i l offrait au tir du provocateur une cible facile. Sous les insultes qui s'abattaient sur l u i , Vincent devenait incapable de réfléchir. Chaque mot tombait sur sa colère comme une giclée d'huile sur un feu crépitant. I l ne cherchait pas à deviner la cause de l'attaque sournoise dirigée contre lui ; toute son atten- tion, ou du moins ce qui lui en restait dans l'état de fureur où i l atteignait, se concentrait sur l'instant où le jeune voyou allait lancer la flèche décisive, celle qui lui ferait mal au point de libérer en l u i le besoin de frapper.

E n regardant autour de lui Vincent eut l'impression que ses voisins s'étaient aperçus de ce qui se passait entre le garçon au blouson de cuir et le buveur solitaire qui lui faisait face. Vincent vit dans l'attitude des buveurs une attente, une sorte de plaisir comparable à celui de spectateurs avant le lever du rideau.

I l lui sembla qu'il était le point de mire de tous les regards.

Ce n'était probablement qu'une illusion, mais i l n'était plus en état de distinguer le vrai de l'imaginaire. L e bruit de voix qui l'entourait, agissait comme une onde porteuse et amplifiait l ' i n - tensité des quolibets que lui prodiguait l'adversaire.

Vincent eut pourtant un dernier réflexe de sagesse. Allongeant le cou et cherchant à voir par-dessus les voitures garées au bord du trottoir, i l fit mine de guetter le taxi d'où Sabine allait des- cendre. A u point critique où sa colère avait atteint, c'était la der-

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 617 nière chance qui l u i restait de ne pas céder à la rage qui bouillait en l u i . I l eut conscience de l'absurdité de son espoir. U n instant auparavant, i l était prêt à « filer à l'anglaise » et sa colère était née de son renoncement, de son refus de la muflerie, et voilà qu'il attendait l'apaisement de l'arrivée de Sabine.

I l n'eut pas le temps de s'attarder à de nouveaux regrets.

U n groupe de passants vint s'agglutiner devant lui. A u moment où i l aurait pu croire que les cinq ou six personnes allaient faire écran et le protéger des insultes, i l vit le jeune voyou les écarter à coups de coude pour se rapprocher de lui. I l entendit des bribes de phrases :

— E n voilà des façons !...

— I l m'a bousculée, piailla une femme.

L e groupe oscillait devant Vincent :

— Vous pourriez vous excuser...

— C'est pas à vous que j'en ai !

L e garçon du Flore s'approcha, une serviette à la main..

— Allons, allons, fit-il mollement en agitant son torchon comme un chasse-mouche. F . . . le camp, puisqu'on te le demande.

— T a gueule, eh loufiat !

Cette fois Vincent vit le coup de rein qui fit tomber devant lui, la table avec la bouteille et le verre. I l eut encore le temps d'entendre l'éclat de rire qui fit écho au fracas de vaisselle brisée et sa colère éclata.

— Faites attention, monsieur, i l est dangereux ! cria le garçon affolé.

Vincent n'écoutait plus. E n face de lui, à deux mètres, le type au blouson était en garde, le poing gauche en avant, le droit cou- vrant le menton. I l était grand, mince et paraissait souple. Pour Vincent qui mesurait un mètre quatre-vingt douze, i l n'y avait pas d'hommes grands et i l n'y avait pas d'hommes forts. Vincent s'avança d'un pas et l'adversaire rompit. I l avait les dents serrées, les narines bien ouvertes et son regard contenait plus d'insolence que d'agressivité.

— Une torgnole, un bon revers de patte et je vais te corriger, grommela Vincent.

Son bras droit fouetta l'air d'un moulinet que l'autre esquiva d'un fléchissement de tête. Presque déséquilibré, Vincent fit deux pas vers la droite. Une grêle de coups l'assailht alors qu'il repre- nait son assiette.

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— U n battant, ce petit crétin est un battant ; s'il avait le punch, i l m'aurait.

Vincent était aveuglé de coups. I l sentait autour de lui la danse du boxeur tournoyer et i l entendait les rires de la terrasse où les femmes gloussaient.

— Attendez voir, bande de corniauds, vous youlez du sang...

vous allez être servis...

Aucun des coups n'était capable d'ébranler Vincent. Ils frap- paient une armure de muscles que des années de coltinage avait durcis, que cent rixes avaient insensibilisés. Vincent ne tentait même pas d'esquiver, i l avançait les yeux mi-clos, le bras gauche en avant, le poing droit garant la pointe du menton. I l entendait le souffle de son adversaire devenir plus court, plus sifflant. De sa main ouverte devant l u i , Vincent cherchait le col de chemise du voyou. Deux fois i l crut l'avoir accroché et la toile lui glissa dans les doigts. I l avançait de biais, à petit pas, offrant sa hanche en bouclier pour se protéger des coups bas. Enfin ses doigts se refermèrent sur la chemise et i l attira le « battant » à bonne portée.

Les poings continuaient à s'abattre sur lui, mais ils n'avaient plus de volée et i l ne les sentait pas.

A la première gifle, le voyou fléchit, la deuxième souleva dans la foule une espèce de soupir. L e bras de Vincent exécutait un mou- linet, sa main s'abattait sur les joues et les oreilles du provocateur avec un bruit de battoir.

— Mais i l va le tuer ! cria une femme.

Vincent voyait le visage de l'homme au blouson grimacer.

— Salaud !... salaud !... grinçait l'adversaire.

— T u as voulu ta leçon, morveux, tu vas l'avoir !

I l avait acculé le boxeur contre une voiture découverte, i l le fit basculer en arrière et le retint encore au-dessus du siège. Arqué en arrière, l'autre était incapable de lutter, de se débattre. Des mains saisirent Vincent aux épaules et tentèrent de le tirer en arrière. U n optimiste essaya de le ceinturer. Peut-être parce qu'il voyait que lV>n venait à son secours, le responsable de la rixe se raidit et tenta une dernière fois de frapper. I l ne put atteindre que les côtés de Vincent qui éclata de rire. Alors, une fois de plus, i l cracha et Vincent reçut le crachat en pleine figure.

— Tant pis pour toi, tu l'as voulu ! hurla-t-if et, se dégageant d'un geste de fort des halles des corps agrippés au sien, i l frappa en pleine face.

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L e voyou s'effondra comme une loque dans le baquet de la voiture découverte où i l rebondit, les jambes flasques.

Vincent se redressa et pivota .sur lui-même. Ceux qui, l'ins- tant d'avant, essayaient de le retenir, s'écartèrent. I l marcha lentement vers l'intérieur du café. Sa colère était tombée. I l tira son mouchoir et essuya le crachat sur son visage. Comme i l allait entrer dans la salle, i l entendit des cris derrière lui et se retourna.

L e jeune homme au blouson de cuir s'était tiré hors de la voiture de sport. I l fuyait, poursuivi par deux garçons qui le frappaient à coup de chaises. Vincent haussa les épaules.

— Quand on est taillé comme vous et qu'on se bat contre un plus faible on est un lâche ! fit une voix aigre à son côté.

Vincent dévisagea le petit homme qui l'apostrophait, dressé comme un coq devant une chaise,

— E t quand on est bâti comme vous et qu'on dit des choses comme ça à un type comme moi, on est un petit imprudent ! Les deux mains de Vincent s'abattirent sur les épaules du redresseur de torts et le contraignirent à retomber sur son siège.

Des rires fusèrent. Les garçons revenaient, traînant leurs chaises.

L'agresseur avait disparu. Alors,des agents entrèrent dans le café et s'informèrent des raisons du tapage.

— Est-ce que vous portez plainte ? demanda l'un d'eux à Vincent.

— Non... ça ne m'intéresse pas...

— Vous devriez... c'est votre devoir de citoyen...

— Laissez tomber... je sais ce que j'ai à faire, dit Vincent et i l tourna le dos au gardien de la paix qui remit dans sa poche le carnet qu'il en avait déjà tiré.

Vincent monta aux toilettes. I l dut attendre un moment qu'une femme eût terminé de se repoudrer avant d'approcher de la glace et du lavabo. L'eau qui coulait sur les mains de Vincent aux phalanges écorchées par les coups qu'il avait donnés, lui procurait une extraordinaire sensation de fraîcheur. I l remplit ses paumes et plongea son visage dans l'espèce de coupe que formaient ses mains. Ses tempes et ses pommettes étaient douloureuses. Dans le feu de la rixe, les coups reçus du voyou ne lui avaient fait aucun mal, maintenant les ecchymoses formaient des taches brûlantes.

Vincent se redressa. L a glace lui montra une face hirsute, marbrée de plaques rouges dont certaines viraient an bleu.

— Ce qu'on appelle une sale gueule... I l ne doit pas être beau,

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l'autre, j'ai tapé trop fort, grommela-t-il et i l regarda ses phalanges écorchées. I l aurait des dents cassées que ça ne m'étonnerait pas...

Vincent se tamponna le visage avec son mouchoir trempé et roulé en forme de compresse.

L a caissière apparut dans l'encadrement de la porte :

— I l vous a marqué, dit-elle avec intérêt. Vous n'êtes pas le premier auquel ça arrive, c'est au moins la cinquième fois, en deux ans...

— C'est un récidiviste ?

— Une espèce de toqué, i l s'attaque toujours à la clientèle bien, les hommes d'un certain âge, bien habillés comme vous...

— Pourquoi fait-il ça ?

— On ne sait pas... le gérant a déjà prévenu la police, mais ils s'en fichent...,Quelle époque!... Voulez-vous de la poudre ou peut-être du fond de teint... pour cacher les plaques rouges...

— Merci, si ça ne vous dérange pas...

— Attendez, je vais vous arranger tout ça... on ne verra plus rien.

D ' u n petit placard.dont elle avait la clef, elle sortit un flacon.

Vincent se baissa et elle enduisit les ecchymoses d'une pâte ocrée...

— Voilà, un coup de peigne et i l n'y paraîtra plus...

— Savez-vous où i l perche ce cinglé ?

— Sous les ponts probablement... Des types comme ça, vous pensez...

Les marques rouges et bleuâtres sur le visage de Vincent avaient maintenant disparu. I l redescendit et s'installa cette fois dans la salle. L a pendule marquait une.heure trente deux.

« Ainsi, songea Vincent, la dernière fois que j'ai regardé ma montre, i l était une heure huit. I l ne s'est donc écoulé que vingt- quatre minutes depuis ce moment-là et ces vingt-quatre minutes m'ont paru une éternité ; j'ai eu le temps de me battre, de démolir mon adversaire, de me recréer un visage humain en vingt-quatre minutes et, tandis que je me fais ces réflexions, le temps file à toute allure et i l est déjà une heure trente trois...

I l n'y avait personne dans la salle, la lumière des lustres tombait sur les sièges rouges. Cette lumière fouillait les êtres, les mon- trait tels qu'ils étaient en réalité. Elle donnait aux joues des négresses qui s'activaient à la plonge, dans un grand fracas de vaisselle, un éclat d'ébène qui évoquait les sueurs de la jungle. E t pourtant on était à Paris, sur le boulevard Saint-Germain, un soir d'été qui sentait la poussière, l'essence, la fatigue.

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« L e monde est une jungle», se dit Vincent. Cette réflexion l'agaça. Elle sentait le lieu commun, le roman populaire et, cependant, i l ne pouvait la chasser de son esprit. Elle y était entrée comme un refrain familier que l'on sifflote et qui rythme vos actes de ses cadences, malgré l'effort que l'on fait pour lui échapper.

« L a vie, songea Vincent, est faite d'idées fixes qui finissent par vous abrutir et pourtant, ces leit motive de notre pensée sont le fond de notre personnalité. Quand jé dis que la vie est une jungle, c'est une comparaison éculée, un poncif. C'est cependant une vérité dont j'ai pu expérimenter par moi-même la valeur. Les flèches des grues sur les quais de Rouen étaient les grands arbres de ma jungle à moi, comme les amarres, les aussières et les élingues qui s'enchevêtraient au-dessus de ma tête quand je coltinais des caisses étaient les lianes de ma forêt d'acier, comme les hôtels borgnes où je logeais étaient mes tanières d'animal humain, efflan- qué et sauvage. Cette jungle-là n'était ni plus ni moins féroce que celle de l'Afrique noire. Je m'y battais pour ma vie avec mes forces d'homme et je n'étais au fond que l'homme primitif, unique- ment sensible à la force, luttant contre ceux qui semblaient vouloir me dévorer, avec la seule arme de mes poings et de ma rage.

L a justice pour moi c'était le gendarme, l'enfer le tribunal, et tout homme bien nourri qui pouvait être mon maître était aussi mon ennemi.

« J'étais, semblable à ce garçon révolté qui vient de me frapper et que j'ai assommé comme une brute. J'étais dans mon droit.

I l m'attaque, je me défends ; i l frappe, je frappe ; je suis le plus fort, je l'écrase... mais en le frappant c'est moi-même que je frappe, parce qu'il est ma jeunesse, ma jeunesse qui me remonte à la gorge, qui m'accuse d'être ce que je suis devenu... Je me suis battu autrefois, comme i l se bat, avec la même rage déses- pérée et, comme lui, j'ai été écrasé par les tout-puissants dieux de ma jungle. On m'a emprisonné, maltraité, avili, parce que j'avais voulu conquérir, avec ma place au soleil, un peu du respect que je me devais à moi-même.

« M a place au soleil et le respect que je me devais à moi- même ». Vincent, par cette dernière phrase découvrait la solution

du problème qu'il s'efforçait, depuis deux heures, de résoudre.

Et voici que maintenant tout devenait simple. C'était Laure qui

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lui avait donné, et la place au soleil et le respect de lui-même. Elle l'avait tiré de sa misère, elle l'avait aimé, choyé, instruit et presque élevé si l'on peut dire. D'une épave, elle avait fait un homme et enfin un artiste et ce succès que Vincent connaissait était en réalité le succès de Laure. L a vraie réussite, c'était celle de Laure.

Vincent ne pouvait rien faire de grand ni de beau qui ne portât sa marque. Tout ce qu'elle inspirait, tout ce qu'il réalisait, tant dans sa vie courante que^dans ses créations d'artiste, ne trouvait sa consécration que dans le don total, absolu, que Laure avait consenti. .

L a vérité que Vincent cherchait, i l la découvrait soudain dans un besoin impérieux de donner à autrui quelque chose de lui-même, quelque chose dont i l ne comprenait pas encore que c'était de l'amour.

Si Laure ne s'était pas trouvée sur mon chemin, je serais encore le docker de Rouen et je vivrais encore dans ma jungle avec la crainte de mes idoles, la haine des gens bien nourris et le désespoir pour pain quotidien. Mais elle était là et c'est elle qui m'a appris tout ce que je sais, qui m'a fait sentir ce que je sens et aimer ce que j'aime. Ce qu'elle m'a donné, je l'ai reçu d'elle, non pas comme un don véritable, mais comme un dépôt dont je suis responsable à l'égard des autres, de mes semblables. Si déshérités, si aigris si hargneux qu'ils soient, ils y ont droit, non pas seulement parce qu'ils sont misérables et abandonnés, mais parce que ma dignité d'homme exige que je les élève jusqu'à moi comme Laure m'a élevé jusqu'à elle. »

L e petk homme debout devant sa chaise et qui avait dit à Vincent : « Quand on-est taillé comme vous et qu'on frappe un plus faible, on- est un lâche » avait raison et, au souvenir de cette réflexion, Vincent sentit que le rouge lui montait au visage. I l y avait longtemps qu'il n'avait plus éprouvé ce sentiment de culpa- bilité qui s'appelle l a honte. Voilàqu'il en était envahi. L'impression d'avoir frappé une bête innocente avec, pour seul grief, qu'elle fût repoussante d'aspect ou, par nature, encline à mordre, i l ne l'avait plus ressentie depuis l'âge où, galopin de ruisseau, i l atta- chait des casseroles à la queue des chiens errants.

« Suis-je donc aussi cruel inconsciemment que cet homme auquel, i l y a vingt-huit ans, j ' a i cassé la tête à coups de siphon ? Suis-je le voyageur de commerce Valerin du café Victor à Rouen et ai-je donc le m ê m e égoïsme, le même mépris que cet individu

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.qui déchaînait ma rage ? S i le petit voyou de tout à l'heure est le Vincent Pèlerin d'autrefois, s'il est vraiment l'image de ma jeunesse, vais-je, comme Valerin, me venger en l'écrasant, en le faisant broyer par la machine à juger que l'on dirige à son gré lorsqu'on en connaît tous les rouages et tous les leviers ? »

Lorsque l'agent lui avait demandé quelques minutes aupara- vant s'il voulait porter plainte, Vincent avait refusé, non par soli- darité avec son agresseur, non par générosité, mais par mépris.

Transformer le mépris en mansuétude, était encore un réflexe d'égoïsme et d'orgueil. Peut-être Vincent avait-il instinctivement retrouve sa vieille haine et sa vieille crainte des hommes en uni- forme ? A la vérité, i l avait aussi songé aux tracas qu'il allait retirer de l'affaire. I l n'ignorait pas que dans ces sortes de procès,),très fréquemment plaignant et défendeur étaient renvoyés dos à dos, chacun testé d'une amende pour c o u p et blessures réciproques.

Déposer au commissariat, porter plainte, impliquait aussi une sorte d'interrogatoire. L e commissaire ne manquerait pas de poser les questions habituelles : « N o m , profession, fils de qui... jamais condamné... », etc... et quelque journaliste, spécialisé dans les chiens écrasés, ne raterait pas l'occasion du « bon papier » à faire sur le peintre célèbre. D'autres que Vincent se fussent réjouis de l'aubaine. Faire parler de soi à tout prix, est, de nos jours, le meilleur moyen pour attirer la vogue. Mais, dans l'enseignement que Laure avait donné à Vincent, dans l'héritage spirituel quîelle lui avait laissé en mourant, i l y avait, bien qu'il ne fût pas men- tionné dans l'inventaire, une vertu que Vincent reconnaissait comme une des plus hautes, des plus respectables : la pudeur.

Quelle était la part de veulerie, et quelle était la part de pudeur dans le mouvement qui avait entraîné Vincent à ne pas porter plainte ? I l ne lui était pas très difficile de discerner qu'au fond, i l avait rejeté l'idée des suites judiciaires beaucoup plus pour s'évi-

ter des ennuis que pour y soustraire.son adversaire. L a pudeur était intervenue aussi, mais dans une très faible mesure. Vincent maintenant, le regrettait ; i l avait le sentiment d'avoir mal agi, et éprouvait le besoin de réparer.

L e garçon de café passa près de lui en traînant les pieds. I l y avait toujours beaucoup de monde à la terrasse mais le serveur paraissait désœuvré. Vincent l'appela. Tout d'abord, le garçon fit un geste pour alerter son collègue de la salle.

— Non... c'est vous que je veux voir, dit Vincent,

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L e vieil homme s'approcha de la table et machinalement passa sur le marbre sa serpillière à l'odeur aigre.-

— Vous le connaissez, le type avec qui je me suis battu ?

— Je le connais sans le connaître, c'est un des clodos qui traînent par ici tous les soirs.

— Où loge-t-il ?

— Loger ? Vous en avez de bonnes ! Ces types-là, ça loge nulle part...

— Mais vous devez bien avoir une idée...

— Une idée ? dit le garçon. A mon idée, ce type-là c'est ou un demi-sel ou un truqueur... Excusez-moi... on m'appelle.

Visiblement les questions de Vincent ennuyaient le garçon.

I l s'éloigna vers la terrasse. Vincent tira de son portefeuille une carte de visite et i l griffonna quelques mots à l'adresse de Sabine pour lui dire que « des circonstances imprévues l'obli- geaient à partir et qu'il lui téléphonerait ». I l demanda une enve- loppe à la caissière, inscrivit dessus le nom de Sabine Clérins et donna son message à la grosse femme.

— Quand vous verrez cette dame, vous lui remettrez cette lettre, mais i l est inutile de faire aucun commentaire, dit-il en cachetant l'enveloppe.

— Mais comment vais-je la reconnaître ? demanda la cais- sière.

.— Je vous fais confiance, elle sera en robe du soir... et i l est possible qu'elle ne vienne pas... Enfin... ça n'a pas d'importance.

L a caissière retint un haussement d'épaules et posa l'enveloppe sur son comptoir. Elle env avait vu d'autres et le regard dont elle accompagna Vincent qui s'éloignait ne reflétait que de l'indiffé- rence.

***

« Ça n'a pas d'importance », avait dit Vincent à la caissière.

L'image de Sabine fit un bref retour offensif dans sa mémoire mais i l n'eut même pas à la chasser. C'était comme si, brusque- ment, Sabine avait cessé de compter. Elle n'était plus qu'un fan- tôme sans influence, une jolie figure un instant entrevue et aussitôt oubliée.

Vincent passa par la rue Bonaparte et atteignit les quais. Ils étaient presque déserts. Les boîtes à livres des bouquinistes l u i -

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L A R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 625 . saient sous la lumière des réverbères et bloquaient la vue. sur le

fleuve. Vincent traversa la chaussée pour se rapprocher de l'eau que le parapet lui masquait. Des-voitures qui roulaient à toute vitesse l'obligèrent à courir et lorsqu'il parvint à l'espèce de bas- tingage que formaient les boîtes cadenassées, i l était presque essoufflé. Entre deux coffres couverts de zinc, i l aperçut l'eau du fleuve qui scintillait de reflets multicolores. Des péniches étalaient sur la surface liquide leurs coques vides comme de longs cercueils oubliés près des arches du Pont-Neuf. Tout était calme et sur le quai, en contre-bas, des clochards dormaient dans la tiédeur nocturne.

Vincent prit un escalier et descendit vers les ponts. Derrière les péniches, en aval, les bateaux des pompiers amarrés à couple taillaient leur route immobile dans le courant. Vincent leur jeta un regard comme i l eût salué les grands navires de sa jeunesse, les monstres d'acier de sa jungle rouennaise, puis i l marcha vers Notre-Dame et, tout en s'avançant sur la berge, i l examinait, les masses d'ombres étalées sur des loques, pieds vers l'eau, tête au mur, tas de chiffons enveloppés dans leur crasse. Aucune des épaves humaines qui dormaient là ne ressemblait au « boxeur » comme Vincent l'appelait désormais.

« Ce garçon-là n'avait pas une allure de clochard... Je le verrais plutôt comme un... comme un desperado.... » songea Vincent.

• Les hommes qui vivent la nuit hantent toujours les mêmes rues, comme s'ils cherchaient un dérivatif à leurs tourments intérieurs dans la contemplation de la vie irréelle que la lumière artificielle donne aux .êtres et aux choses. Pour Vincent, qui avait longtemps erré la nuit de ruelle en bouge lorsqu'il crevait de faim, la quête nocturne à laquelle i l se livrait évoquait les coupe-gorge des bas quartiers rouennais, les impasses et les couloirs où les prostituées piétinaient sous la pluie ou dans la chaleur de l'été, offrant aux promeneurs égarés, au matelot ivre, au soutier noir, sons l'enseigne d'un bar ou dans la lueur d'une lanterne, la séduction clownesque et presque tragique de leur face enfarinée où la bouche trop rouge prenait un aspect de blessure.

I Vincent descendait dans son passé comme on plonge dans une eau sale. Mais l'expérience de la misère lui avait appris à tout voir sans dégoût et le cloaque dans lequel i l s'enfonçait ne lui inspirait plus que de la pitié.

Les hommes qui vivent la nuit, retrouvent toujours aux mêmes

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coins de rues tes mêmes silhouettes : celle de l'ivrogne affalé contre un mur, celle du chiffonnier penché sur les poubelles qu'il fouille avec des grattements de rat, celle des chats efflanqués qui filent en flèche d'un porche à l'autre...

Vincent quitta le quai et s'engagea dans le dédale des ruelles coritiguës au boulevard Saint-Michel. I l cherchait à reconstituer l'itinéraire possible du « boxeur ». D ' u n cabaret arabe, trois hommes maigres sortirent brusquement et de la porte qu'ils avaient ouverte jaillit le grincement d'une mélodie orientale. Les trois hommes glissèrent à côté de Vincent et semblèrent avalés par l'obscurité d'une rue adjacente. Une lanterne rouge au-dessus d'une vitrine annonçait : « Stanyville ». Vincent poussa la porte et pénétra dans un couloir enfumé dont une des parois était un bar. U n tourne- disque y débitait du jazz devant une douzaine de garçons et de filles en blue-jeans qui dodelinaient de la tête en mesure. A l'entrée de Vincent, ils jetèrent vers l'intrus un regard à peine curieux.

Leurs visages blêmes et fisses sous des cheveux en broussaille n'exprimaient qu'indifférence et lassitude. Sur une banquette, un couple était vautré. Aucun des buveurs ne ressemblait au

« boxeur ». Vincent tourna les talons et sortit. . ' A u coin d'une rue i l aperçut une fille qui allait et venait sur le trottoir. I l se dirigea vers elle et ralentit au moment où i l arrivait à sa hauteur. Elle était jeune et sa voix n'avait pas encore été cassée par l'alcool. Vincent s'arrêta : -

— Je voudrais un renseignement...

L a fille s'approcha de lui, lentement, avec une sorte de pru- dence cauteleuse.

— U n renseignement... pourquoi faire un renseignement ? dit-elle avec une fausse niaiserie.

— J'ai besoin d'un tuyau sur un type...

— Ben, mon gros... faut t'adresser ailleurs, i c i c'est pas une agence. •

Tout en parlant elle passait la main sur la poitrine de Vincent et elle levait vers lui des yeux ronds, un peu bovins, auxquels elle tentait de donner une expression de désinvolture.

— Viens plutôt avec moi... I l est l'heure de se coucher, mon gros ioup...

—- Ecoute, dit Vincent, je cherché un gars qui a un blouson de cuir, un type jeune... avec une tête comme un Arabe» T u vois le genre ?...

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 627

— Moi... je ne sais rien... et si c'est un gars que tu cherches, à c't'heure-ci, ce serait plutôt pour lui bourrer la gueule, parce que j'ai bien l'impression que tu viens de te bagarrer... Alors si tu veux que je t'emmène ça colle, mais pour te rancarder sur les types comme ci et comme ça... c'est pas mon genre...

— Ecoute-moi donc, dit Vincent qui commençait à s'agacer.

Si tu peux me renseigner je te paye... si tu ne peux pas, tant pis.

Il lui avait saisi le bras et la tenait ferme.

— Si tu peux me dire où je peux trouver ce type, je te refile cinq tickets... As-tu compris maintenant ?

— Qu'est-ce que tu lui veux, à ton type ?

— Je veux le tirer de la mélasse.

— Montre-les voir, tes cinq tickets... des fois que tu me racon- terais des histoires.

Vincent, sans lâcher le bras de la fille, fouilla dans sa poche et sortit un billet de cinq mille francs roulé en boule.

— Voilà... Ecoute-moi maintenant. Le type que je cherche est jeune, il n*a pas plus de vingt ans, il est un peu plus grand que toi, il a un blouson de cuir, des blue-jeans, une figure mince et le cheveu très noir... presque crépu... c'est un type qui sait boxer...

— Des types comme ça, y en a à la pelle dans le quartier.

— Celui-là traîne tous les soirs du côté du Flore... Ça ne te dit rien ? Je l'ai vu descendre la rue Bonaparte et il doit fréquenter k quartier... Le garçon du Flore m'a dit qu'il avait déjà eu des histoires avec des clients...

— Donne-moi le fric...

— T u sais qui c'est ?

— Donnermoi le fric d'abord.

— T u l'auras quand tu m'auras dit qui c'est.

— Qu'est-ce que tu peux être méfiant L . Je le connais ton gars, c'est une belle pochetée... Donne-moi la galette...

— Quand tu m'auras dit où je peux le trouver...

— Ben, je vais te le dire... ton bonhomme, c'est un demi- raton, on l'appelle Fred... Je ne sais pas son nom de farnihe...

Tout ce que je sais c'est que tu peux avoir des tuyaux précis sur hit, rue Saint-Denis, aux Halles... T u iras chez Pelard, un bougnat de la rue Saint-Denis et tu demanderas à voir la Chaussette..,

— L a Chaussette ?

— Oui, c'est une grosse fille qui fait les Halles... elle te donnera tous les tuyaux si tu sais t'y prendre... elle le connaît... Donne-moi

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le fric maintenant... T u peux être sûr que c'est vrai... L a Chaussette, elle le connaît très bien ton type.

Vincent n'écoutait plus. I l allait à grandes enjambées vers le boulevard Saint-Michel dont les lumières ouvraient un trou de clarté au bout de la rue. U n taxi passait. I l le héla et se laissa tomber sur la banquette arrière.

— Quel numéro ? demanda le chauffeur.

— Je ne sais pas exactement, je vous arrêterai.

Vincent regarda sa montre, i l était maintenant une heure cin- quante. I l eut une pensée fugitive pour Sabine. Peut-être était-elle en train de le chercher à la terrasse du Flore... Tant pis... rien n'avait plus d'importance.

L e taxi s'était imbriqué dans une file de camions chargés de légumes. I l avançait par à-coups et tentait de se glisser sur la gauche sans y parvenir. I l remonta le boulevard Sébastopol et ne put virer à gauche qu'au carrefour du boulevard Saint-Denis pour attaquer la rue Saint-Denis par le sens unique. A u coin de la rue Blondel, i l se trouva bloqué par un embouteillage et Vincent des- cendit. Les cafés violemment éclairés, où les juke-boxes hurlaient les refrains à la mode, étaient pleins de buveurs pressés contre les comptoirs. Les camions de légumes avançaient lentement. A u fur et à mesure que Vincent se rapprochait des Halles, l'encombrement devenait plus dense et les gens plus affairés. Une odeur douceâtre de végétaux pourrissants se mêlait aux relents d'essence qui pol- luaient l'air tiède. Chauffeurs de camions athlétiques dans leurs salopettes bleues, maraîchers aux gestes lents de paysans, manda- taires cossus, courtiers, commerçants, clochards, composaient une foule disparate qui s'agitait dans le goulet sordide de la rue entre deux haies de filles publiques.

Vincent découvrit le « bougnat » grâce à l'entassement de ligots et de sacs à boulets qui empiétait sur le trottoir. C'était un petit café à l'ancienne mode avec un « zinc » en étain griffé et terni, derrière lequel trônait un Auvergnat ventru, noir autant de poil mal rasé que de poussière de charbon. Des fûts ouverts derrière le comptoir dispensaient le vin rouge à une clientèle de clochards et de coltineurs accoudée au comptoir. I l y avait peu de lumière, les murs bruns luisaient à hauteur d'épaule de la crasse que les clients y avaient laissée en s'y adossant. Par terre la sciure était mêlée de mégots et de crachats.

Vincent s'approcha du comptoir, et inséra ses larges épaules

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 629 entre les pardessus graisseux de deux clochards qui agrippaient au zinc des mains noires en forme de pince. L'Auvergnat, qui maniait des entonnoirs et des litres, tourna vers lui une trogne étonnée. L a chemise blanche de Vincent l'incita à promener sur le bar un torchon sale.

— Et pour monsieur ? dit-il avec une politesse où i l entrait de la curiosité. •* 1

— U n blanc sec.

I l y avait peu de bruit dans le café. L a rumeur de l'extérieur n'incitait pas les buveurs à parler haut. Lorsque le patron emplit le verre de Vincent, celui-ci ressentit une certaine gêne, presque de timidité, pour demander au mastroquet qui était « L a Chaus- sette ».

— L a Chaussette ?... elle va rentrer, j'I'ai vu sortir y a pas une demi-heure... Vous seriez pas des mœurs ?... parce que, vous savez... ici on est en règle, hein ! L a Chaussette, c'est une cliente et rien de plus. M o i je suis un commerçant honnête... et leur truc...

je m'en mêle pas... i

— Je ne suis pas des mœurs...

— Je me disais aussi que vous n'avez pas le genre..', mais on voit tant de choses !... C'est même curieux qu'un monsieur comme vous mette les pieds ici... Faut dire qu'avec les touristes...

— Vous pensez qu'elle va revenir...

— D ' i c i un petit quart d'heure...

L e patron alla jusqu'à l'autre extrémité de son comptoir et versa deux verres à des coltineurs qui venaient d'entrer. Quand Vincent les vit faire cul blanc et s'essuyer les lèvres d'un revers de main, i l ne put s'empêcher de sourire. Autrefois, lui aussi, quand i l avait pendant des heures remué des caisses, poussé le diable, hissé des sacs, venait prendre le coup de fouet du vin avalé d'un trait qui chasse les courbatures, et que l'on brûle trop vite dans l'effort aussitôt repris.

L e patron revint vers lui :

— Qu'est-ce que vous lui voulez à la Chaussette ?... parce qu'entre nous, hein ?... c'est pas une fréquentation bien rélui-

sante... .

« E t qu'est-ce que tu fréquentes, toi ? songea Vincent. Comment vis-tu, avec qui, et quelle tête peuvent donc avoir tes rejetons ?...

Est-ce que tu vois la tête que tu as... ta face gonflée d'alcool, ta bedaine flasque et ta vieille saleté soigneusement entretenue ? »

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Mais l'espèce de ruse qui luisait dans les yeux du cafetier laissait supposer une autre vie, intense celle-là, faite d'épargne ou, plutôt d'avarice. Une vie qui commençait dès l'arrière-boutique où l'on voyait, dans l'espèce de boyau qui servait de réserve, une femme maigre, au visage sans lèvres, s'activer autour des sacs de boulets, devant une bascule.

Vincent imaginait très bien le couple, sortant un jour de la ferme natale, abandontiant la terre stérile et la misère paysanne

« montant » à Paris pour « y faire sa pelote ».

« Tout comme moi, au fond. Chacun fait ce qu'il sait faire et vit comme on lui a appris à vivre et possède des ambitions à sa mesure ».

L e cafetier regardait Vincent et i l attendait une réponse. Cour- tois, i l espérait de son client une courtoisie de retour. Peut-être aussi échappait-il par cet embryon de conversation à la monotonie de son travail, au spectacle des buveurs.

— Je veux lui demander un renseignement à la Chaussette.

On m'a dit qu'elle connaissait un type que je recherche.

— Des types, pour sûr qu'elle en connaît !... D'ailleurs, tenez, la voilà... Voulez-vous que je l'appelle ?

Dans l'encadrement de la porte vitrée, Vincent aperçut une énorme femme, vêtue d'un caraco vert et de la jupe plissée tradi- tionnelle que portent encore les vieilles habituées des Halles.

Ses jambes bleues de varices étaient enfilées dans des chaussettes de laine noire tricotées. Elle portait des sabots de poissonnière qui claquaient à chacun de ses pas. Sur un signal du bougnat, elle vint au bar.

— Y a monsieur qui veut te causer...

Elle tourna vers Vincent son visage luisant de sueur et fixa sur le peintre le regard de ses petits yeux abrités par les bourrelets de graisse de ses paupières.

— Qu'est-ce qu'il me veut çui-là ? dit-elle lentement.

— Monsieur a besoin d'un renseignement.

— U n bourre, alors..., fit-elle avec une moue de mépris à l'adresse de Vincent.

— N o n , coupa Vincent, je veux un renseignement sur un type qui s'appelle Fred...

— Fred... y en a cent qui s'appellent Fred... Y en a mille des Fred... E t d'abord, qui c'est qu't'es, toi ? Q u i c'est qui t'envoie ?...

hein ?... D ' o ù tu sors... hein ? d'où tu sors ?

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 631 Vincent la regarda bien en face ; i l hésita un instant. Mais i l fut incapable de lui dire : « Je sors du même enfer que toi ». I l y aurait eu là une grandiloquence dont i l percevait tout le ridicule.

Certains mots peuvent être dits par un homme vêtu d'une soutane ; on les accepte d'un prêtre, mais ils sont vides de sens, grotesques, dans la bouche d'un laïc.

Vincent posa sa main sur l'avant-bras de la fille. I l sentit ses doigts pénétrer dans la graisse comme s'il eût saisi quelque œdème où sa main se fût imprimée et, cependant, i l n'avait pas fait pres- sion sur cette chair molle. I l domina son écœurement.

— Qu'est-ce que tu veux boire ? dit-il.

— J'aime mieux ça... paye-moi un rhum...

L e patron pivota sur ses talons et, d'un geste automatique, saisit derrière lui une bouteille de rhum sans marque.

— Je bois un rhum, dit la Chaussette, parce que tout le reste ça tourne en eau, forte comme je suis. Dès que je bois du vin ou de la bière, je sue... je sue... c'est pas croyable,.. Alors... comment qu'il est, ton Fred ?... Tiens, viens par là, faut que j'm'assoie...

J'tiens plus sur mes jambes... chez moi, forcément, n'est-ce pas...

forte comme je suis... le pied fatigue, et le genou...

Elle se laissa tomber sur la banquette de moleskine crevée qui garnissait le mur du fond et s'accouda au guéridon de marbre, unique table de l'établissement.

— Paye encore un rhum, tiens... Y fait soif de ce temps-là, dit-elle.

Vincent s'était assis devant la Chaussette sur un tabouret à siège de paille. Quel âge avait-elle ? Soixante ans, soixante cinq ans ? Ses cheveux teints de roux étaient bouclés en coques qui pendaient sur ses bajoues. Elle empestait le parfum de pacotille, la savonnette à bon marché, la sueur et le rhum.

— Qu'est-ce qu'un type comme toi vient faire ici? grommela- t-elle. T'as pas l'air à passions... .non... T'es pas,un Amerloque qui veut raconter ses aventures... alors ?

— Je cherche un type qui s'appelle Fred... un jeune, mince avec des cheveux bouclés... tu vois de qui je parle ?

— Fred... le petit Fred... Paye-moi encore un rhum... Sûr que je l'connais... Telle que tu me vois, j'suis sa marraine... C'est le môme d'un copine... une belle petite vache... lui... pas elle...

Elle, c'était une bonne fille... O n travaillait ensemble... y a plus d'vingt ans... Malvina, qu'on l'appelait... une belle môme.

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L a bouteille de rhum était restée sur la table et, de temps à autres, la fille s« servait un verre qu'elle avalait d'un trait. L a sueur ruisselait sur son front, le long des ailes du nez. Parfois, d'un revers du bras, elle l'essuyait sur son menton. Au-delà de Vincent, ses petits yeux enfouis dans la graisse suivaient un rêve, des souvenirs qui émergeaient lentement, en désofdre, de sa cervelle ankylosée par l'alcool.

— Boniche qu'elle était, Malvina... Dans -le dix-septième, la plaine Monceau, tu parles de chouettes quartiers... U n dimanche après-midi que je l'ai connue, la Malvina... D e ce temps-là, j'étais pas la Chaussette... J'avais du linge, un tailleur noir et deux renards argentés... Je faisais bourgeoise... O n a causé... elle me plaisait bien... Bref... « T ' e n as pas marre du balai», que j ' y dit?... Elle a tout plaqué... On faisait équipe... Là-dessus, v'ià que la guerre arrive... l'exode... M o i , mon Baptistin i l fait l'imbécile au marché noir et if se fait alpaguer... Elle, pauvre gourde, pendant que Baptistin et moi on était en taule, elle a eu un môme on ne sait de qui... L e môme, c'était Fred.

Vincent écoutait : « M o i , au moins, je connaissais mon père», se dit-il. L e petit voyou n'avait pas eu cela, même pas cela».

— Son type, à la Malvina, i l avait. trissé à Marseille où qu'il se tenait peinard, bref... gourde comme elle était, elle s'est fait cof- frer et le Fred, i l est né bel et bien à Saint-Lago... Après... la Malvina, elle a continué.

— Et qu'est-ce qu'elle avait fait de l'enfant ?

— L e Fred, i l était en nourrice... Après, quand i l a été d'âge, elle l'a mis en pension chez les Frères, en province... Elle allait le voir tous' les dimanches... Ça lui coûtait cher à la Malvina.

Tout son fric y passait... Avec ça que la guerre, les émotions ça lui avait pas réussi... M o i , je tourne en graisse, elle c'était le contraire, elle s'en allait de la caisse, tubarde... L a Dame aux Camélias, quoi... Elle a fini par mourir. J'ai été la voir à l'hôpi- tal... moi j'ai toujours été une bonne copine pour elle, c'était y a deux ans... De la famille, elle avait que moi, ça se com- prend...

— Et le Fred ?... demanda-t-il.

— L e Fred ?... I l avait seize ans... I l est tombé de haut, le môme quand les flics sont venus pour le mettre à l'Assistance...

— I l n'a pas revu sa mère ?

— Si... elle a pas osé lui dire tout... I l croit qu'il est le fils

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d'un patron, du temps qu'elle était boniche... Elle avait honte c'te fille... ça se comprend...

— Et après, qu'est-ce qu'il est devenu ?

— L e Fred ?... D'abord ils l'ont mis à l'Assistance, mais i l s'est taillé et un-beau soir il est venu m'trouver... I l crevait de faim...

je lui ai donné des ronds... mais je pouvais pas le planquer... I l bricole... on peut rien en faire... I l est mauvais comme une gale.

Il cogne... c'est un méchant... Révolté qu'il est, le Fred... Avec ça qu'il a tout de même fait des études... I l trainasse, i l veut rien faire... n i honnête, ni crapule... I l sait pas choisir... Tiens, c'est pire qu'un voyou... on sait pas par quel bout le prendre... Mais pourquoi tu veux savoir ça ?... Qu'est-ce que ça peut te faire, hein ?

— Où est-ce que je pourrais le trouver ?

— Qu'est-ce que tu lui veux ?

— Je veux le tirer d'affaire...

— L e tirer d'affaire... le tirer d'affaire... quand on est dans un truc pareil on y reste et on y crève... on est fait pour ça... Mais, ça les types comme toi peuvent pas le comprendre... T'es là avec ton fric, ton costard sur mesure, ta liquette en super-nylon, qu'est-ce que tu peux comprendre à un type comme Fred ou à une vieille roulure comme la Chaussette, hein ? Et de quoi je me mêle, hein ? de quoi je me mêle ?... Monsieur vient fait son petit tour chez les clodos, monsieur se prend pour quoi... hein ?... Non, mais dis-le un peu pour quoi que tu te prends, face d'enflé...

Une rage subite la secouait, faisait trembler comme une gelée sa chair malsaine, et elle crachait sa fureur avec, au coin des lèvres, le filet de bave des dogues en colère. Elle empoigna le litre de rhum, but une longue gorgée à la régalade et reposa brutalement la bouteille qui se brisa, répandant l'alcool en nappe brune et odorante sur la table et dans la sciure.

-*— Mollo, la Chaussette ! cria le patron que les éclats" de voix avait alerté. Qui c'est qui va raquer pour le rhum ?

D ' u n geste Vincent le rassura. L a vieille s'était calmée soudain.

— Qu'est-ce que tu me donnes si je te dis où i l crèche ? Vincent plongea la main dans sa poche, le reste de la monnaie qu'on lui avait rendue au Flore était là, froissé, roulé en boule.

I l sortit la poignée de billets et la posa sur la table.

— O n voit que t'as pas d'mal à les gagner, soupira la fille...

A u fond, t'as pas une mauvaise gueule... L e Fred, i l crèche dans

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un hôtel à raton du X I I Ie près de la place d'Italie... Chez Bachir..

Je sais pas la rue... T u te débrouilleras... et soudain, complètement dessoûlée, elle continua :

— D ' o ù c'est que tu sors, toi ?... Avant que je mettes les bouts, dis-le moi...

— M o i ? dit Vincent, je sors du même bourbier que le Fred...

si tu veux savoir...

Elle se tut, bouche bée. Tandis qu'elle avançait la main vers la boule de billets froissés, Vincent se demandait où i l avait déjà rencontré ce regard plein d'envie, de jalousie mais aussi de déses- poir et d'impuissance. Lorsqu'il fut sorti, lorsqu'il retrouva les camions de légumes, la foule active, i l se souvint. L'expression de la vieille truande était celle que Bestoucheff avait eue lorsqu'il avait vu le tableau que Vincent avait peint tout seul et qu'il avait intitulé Le Tribunal.

II

« I l faut, disait Laure, faire les choses dès que l'on a décidé de les faire. Retarder c'est faiblir. »

Vincent y pensait tandis qu'il roulait en taxi vers la place d'Italie. I l aurait très bien pu, sans abandonner ses projets, les remettre au lendemain, attendre un moment moins insolite que trois heures du matin. Mais l'heure ne comptait plus pour lui.

A partir de l'instant où i l avait oublié Sabine, où i l s'était engagé à corps perdu dans une action qui lui semblait représenter une véritable raison de vivre, i l importait peu qu'il fût jour ou nuit.

A u contraire, Vincent trouvait dans le plongeon brutal qu'il accomplissait dans le monde de son passé, une excitation de croyant qui vient de découvrir la foi.

L e taxi le déposa à l'entrée de la rue du Château des Rentiers et vira pour regagner la place d'Italie. Alors que sur le boulevard un ou deux cafés laissaient encore filtrer un peu de lumière à travers leur devanture, dans la rue du Château des Rentiers, toutes les boutiques étaient closes et seuls les chats errants ani- maient la chaussée de leurs silhouettes étiques sous la lueur des réverbères.

Vincent dépassa la partie industrielle de la rue, celle où les façades aveugles abritaient le sommeil des machines. Bientôt

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il parvint à l'asile Nicolas Flamel. Derrière ses murs de brique rose" dormaient des^clochards mais il en avait enjambé d'autres, étalés sur le trottoir, le litron de rouge à portée de la main. Sous la lumière de la lune, dans le halo des lanternes, les formes allongées sur les trottoirs semblaient des cadavres abandonnés. Les maisons branlantes, noires de suie, écaillées, où les pignons tordus dente- laient le ciel presque clair de la nuit d'été, donnaient à la rue l'aspect cauchemardesque d'une cité bombardée, dont les morts eussent été laissés sans sépulture. Après l'asile s'étendait un terrain vague où poussaient en une flore pouilleuse des baraques, des restes de hangars, des appentis à demi effondrés. Là encore, parmi les ferrailles, les lits-cages hérissés de ressorts, les seaux défoncés, les vieilles tuyauteries, les résidus de toutes sortes, grouillait une vie larvaire dont les larves étaient des hommes. E n passant devant le terrain vague, Vincent entendit les chuchotements, les ronfle- ments, les mille bruits qui révélaient les dormeurs vautrés dans les décombres.

Sur le trottoir de gauche, Vincent s'arrêta devant un café dont les volets étaient clos. L a façade portait une inscription : « A u rendez-vous de Tatahouine ». Vincent appliqua son oreille contre la porte et il entendit un murmure de voix qui devait venir de l'arrière-boutique car aucune lumière ne filtrait par les interstices des volets. Il frappa et écouta. Les voix s'étaient tues. Il frappa plus fort. U n pas traînant se fit entendre derrière le volet. Lorsque Vincent jugea que Marcelin devait se trouver derrière la porte, il siffla le refrain des Joyeux et attendit un moment.

— C'est fermé, f... le camp, on roupille, grogna une voix.

— Ouvre, dit Vincent, c'est Pèlerin, troisième compagnie, 1937... tu te souviens bien de moi...

—• Ça va... j'ouvre...

Les verrous grincèrent à l'intérieur et enfin la porte s'entre- bâilla. Vincent se glissa dans la salle du café.

— Qu'est-ce que tu f„. à c't'heure-ci dans ce bled ?... t'es en cavale ou quoi ? Attends, je vais donner de la lumière...

La boule de porcelaine au plafond éclaira brusquement le café et Vincent reconnut Marcelin. Le vieux bataillonnaire avait changé depuis dix ans que Vincent n'avait pas remis les pieds dans le café. Il s'était voûté et ses yeux tatoués avaient perdu de leur insolence.

— Ça fait quand même plaisir de te voir... Maintenant que tu

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es devenu rupin, t'oublies pas les potes... Qu'est-ce que tu bois...

une fine ?... * I l s'était glissé derrière son comptoir et sortait deux verres et

une bouteille de cognac.

— T'as une drôle de touche... T u t'es fait dérouiller ? T'as des coquards qui poussent comme des vesses de loup après la pluie, continua-t-il.

— Je cherche un hôtel à bicots dans le quartier... chez Bachir...

T u connais ?

— J'en connais deux, des Bachir... et des Ben couscous, et des Mohamed tout court..."Le quartier en est bourré, c'est une médina ici... Qu'est-ce que tu lui veux à ton Bachir ?... T u fourgues des flingues au F L N ou quoi... T'es frusqué comme un milord...

Faut bien que tu trouves ton osier quelque part... hein ?

Tout en parlant, i l avait sorti de sa poche une petite pipe de terre cuite qu'il emmancha sur un tuyau de roseau.

— T'en veux une ? dit-il à Vincent.

— Non... merci, je n'aime pas le kif...

— T u fais argent de rien, quoi... M o i , i l me reste plus que ça et la gnaule...

L'odeur douceâtre du kif emplit la pièce.

— T u avais du monde ? dit Vincent en allumant une cigarette pour essayer d'atténuer le parfum de la drogue qui l'écœurait.

— Rien... un vieux pote à moi qui a des ennuis... C'est pour ça que je t'ai pas ouvert, tout de suite... laisse tomber...

Vincent but une gorgée de cognac. Marcelin s'était accoudé sur le comptoir et le fixait avec une attention qui plissait ses pau- pières. L e tatouage qui lui allongeait les yeux leur donnait une coupe asiatique que la maigreur du personnage accentuait encore.

— Qu'est-ce que tu veux goupiller chez les chacals, Pèlerin ? T'as l'air d'un qui mijote un coup dur... Regarde-toi dans la glace...

T'as une gueule à faire trembler un adjudant corse...

Machinalement Vincent se tourna vers le miroir-réclame que Marcelin lui désignait. L e fond de teint dont la caissière du Flore avait enduit son visage s'était délayé en traînées ocrées, laissant apparaître les ecchymoses qui viraient au bleu."

— T'as une vraie gueule de champion déchu, Pèlerin... T u veux de l'eau fraîche ?

— Pas la peine... O ù est sa turne. à ce Bachir ?...

— Y va pas... les krouias seraient capables de te faire la peau...

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 637 C'est pas qu'ils soient plus mauvais que d'habitude, mais ils ont la trouille... alors ils tuent... pour être plus sûrs... t'as compris ? - .

— Je cherche un jeune... Fred... qui loge chez Bachir... C'est un type que je veux tirer d'affaire, i l est dans la mélasse et je veux faire quelque chose pour lui...

— C'est un raton, ton gars ?

— U n demi-raton... J

— C'est un môme à toi ?

— Non... Je ne veux pas le laisser dégringoler, je sais d'où je sors, i l est encore un peu plus bas que moi...

— C'est lui qui t'a bourré la gueule ?

— Oui...

— Et tel que je te connais, tu l'as accommodé aux petits oignons...

I l doit pas être beau...

— T u me dis où ça perche, ton Bachir ?

— Faudra bien que je te le dise... Mais avant, je vais te poser une question, Pèlerin. Qu'est-ce que tu viens f... dans ce quartier, chez moi ? T u n'es plus des nôtres... T'as du fric... un nom...

Va... je ne suis pas si crétin que j'en ai l'air... Je t'ai bien reconnu... T u te fais appeler Wanderer, tu vends tes tableaux des millions... Je lis les journaux, mon vieux... un bistrot ça ht les journaux, figure-toi... Alors, si ce môme est pas à toi, laisse-le où i l est et f... le camp d'ici... Débine-toi, va chez les autres, ceux qui ont de la respectabilité et laisse l'ordure aux mouches...

c'est un bon conseil que je te donne.

I l saisit la bouteille et remplit à nouveau les deux verres.

— A la tienne, Pèlerin... Marcelin souhaite tout le bonheur à monsieur Wanderer... Laisse tomber le passé et oublie nous...

— Alors, ce Bachir ?...

— Quel entêté !... U n brêle... Première à gauche, hôtel du Carrefour...

— T u m'avais dit qu'il y en avait deux ?

— L'autre est en cabane... bouclé depuis trois jours et tous les chacals se sont taillés... I l ne reste que celui-là...

Vincent sortit son portefeuille pour payer.

— Laisse-moi ça, Pèlerin.

— I l n'y a pas de raison...

— S i , mon pote... I l y en a une... Ça m'honore d'offrir un verre à monsieur Wanderer...

(24)

Vincent sourit et serra la main osseuse, bleuie de tatouages, que lui tendait le fumeur de kif.

L a rue était toujours aussi calme. Vincent entendit les verrous grincer derrière lui, tandis que l'ancien joyeux barricadait sa porte et i l éprouva soudain l'intensité de sa solitude. L'adieu de Marcelin l'avait définitivement séparé de sa jeunesse. Les fantômes n'avaient pas. reculé, ils avaient chassé celui qui venait les troubler dans leur retraite. Pour la première fois depuis deux heures, Vincent hésita.

L a rue que Marcelin lui avait indiquée s'ouvrait à cinquante mètres devant lui. L'hôtel, si l'on pouvait parler d'hôtel, était là, presque visible dans la clarté d'un lampadaire qui inscrivait son rond de lumière au carrefour. I l suffisait de faire cinquante pas, de traverser le carrefour puis de frapper à une porte pour se retrouver face è face avec le passé. L e passé réincarné qu'il s'agissait de conjurer, de transformer, devenait soudain mystérieux, inquiétant. Vincent fit quelques pas, lentement... U n bruit de tôle brisa le silence et le fit tressaillir. U n chat s'échappait d'une poubelle dont le cou- vercle était tombé. Vincent tenta de se convaincre que le sursaut qui l'avait secoué n'était que surprise, mais i l fut impuissant à nier qu'il avait eu peur. I l jura entre ses dents et continua d'avancer vers le rond de lumière qui prenait, dans la détresse qui l'oppres- sait, une signification presque symbolique de paix et de clarté.

L a rue calme, déserte, se peuplait d'hostilité au fur et à mesure qu'il marchait. I l atteignit enfin le cercle éclairé et se tint quelques instants debout sous la lampe. E n regardant à ses pieds, i l vit qu'il ne projetait pas d'ombre car la lueur tombait d'aplomb sur lui. I l se sentit revigoré par le bain de clarté. Alors d'un pas ferme, i l marcha droit vers la porte entrebâillée au-dessus de laquelle i l lisait c entrée de l'hôtel » sur une pancarte délavée.

L a porte grinça sur ses gonds lorsqu'il la poussa. A u fond du boyau obscur, un rai jaune marquait le bas d'une porte.

Vincent s'engagea dans le couloir. U n rat fila le long du mur dans un trottinement de griffes qui égratigna le carrelage inégal. Aveugle dans l'obscurité, Vincent frôlait du bout des doigts le mur écaillé et i l avançait lentement, le bras gauche en avant, fouillant le noir devant lui. Parvenu à la porte, i l s'aperçut qu'il

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 639 haletait et i l dut attendre d'avoir repris haleine avant de frapper.

Enfin, de son index replié, i l cogna trois coups secs sur l'huis.

— Asch. kaïn, fit une voix.

— Krib, répondit-il avec fermeté.

U n grincement de sommier, le bruit sourd d'une chaise déplacée puis le tapotement de pieds nus sur le sol, enfin la porte s'ouvrit, dévoilant une sorte de cagibi à peine éclairé par une ampoule jaunie.

— Je veux parler à Bachir, dit tout de suite Vincent pour mettre son interlocuteur en confiance.

— Qu'est-ce que tu lui veux à Bachir ?

— Je veux voir un type qui habite ici...

Vincent ne pouvait pas distinguer le visage de l'homme qui se tenait devant lui parce que l'ampoule l'éclairait à contre-jour.

Il devinait des cheveux crépus, une longue moustache d'ancien tirailleur...

— C'est moi, Bachir... Reviens à une autre heure... dernain, au jour...

Doucement mais fermement, l'Arabe poussait la porte. I l y avait dans sa voix une hostilité cauteleuse, une inquiétude aussi qui encouragea Vincent. Il cala son pied contre le bas de la porte.

— Je veux voir un type qui s'appelle Fred... qui habite chez toi...

— Manarf... je connais pas... reviens demain...

— Appelle-le...

— Lah... non, je l'appelle pas... demain...

— Je te paye... je te donne mille francs-

Vincent tira de son portefeuille un billet tout neuf. Peut- être était-ce une illusion, il crut voir le visage de l'homme s'éclai- rer, se détendre...

— Jib eî flous, dit l'Arabe, la main déjà tendue.

L e billet disparut dans sa poche.

— Viens, je vais te montrer où il couche...

L'hôtelier ouvrit une porte et Vincent pénétra dans l'e^rarninet.

A l'odeur de café et d'épices sè mêlait la fraîcheur de la menthe qui rappelait les cafés maures de Soukh el Ouahad. L a salle parais- sait vide à l'instant où Vincent y entra, mais lorsque son guide eût allumé l'électricité, i l vit le long du mur, derrière les tables et les tabourets, une quinzaine de corps allongés, écrasés de som- m e i l Quelques-uns, bougèrent avec des grognements indistincts,

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porant à leur front, dans un geste de défense, leur avant-bras replié, puis retombèrent dans leur nirvana. L'Arabe marchait devant Vincent qui pouvait compter les trous et les taches de son tricot de laine. Ils se glissèrent derrière le comptoir, traversèrent une cuisine en désordre, une souillarde pleine de détritus et par- vinrent dans une courette Où s'ouvrait un escalier de cave. Sur un toit voisin deux chats qui se battaient, lancèrent dans la nuit leur cri de rage. Une voix d'homme jura.

L'Arabe s'engagea dans l'escalier de cave et Vincent l'y suivit.

Ils descendirent une vingtaine de marches usées et entrèrent dans le sous-sol où l'air vicié par la présence d'une trentaine de dormeurs parut à peine respirable à Vincent. Une ampoule jaune s'alluma au plafond, dévoilant des amas de salpêtre et de toiles d'araignée.

A même le sol, sur des paillasses, de vieux sacs, les krouias dormaient. Des valises délabrées leur servaient d'oreillers. Ils devaient y garder tout leur maigre avoir. L a plupart d'entre eux étaient vêtus de leurs vêtements de travail. O n pouvait deviner leur métier aux maculatures de leurs vestes et de leurs pantalons ; peinture, plâtras, cambouis les classaient dans leur profession de manœuvre. Les chemises loqueteuses, ouvertes jusqu'à la ceinture, dévoilaient des torses maigres, luisants de sueur. Les pieds nus paraissaient énormes, comme ceux des cadavres. Les visages émaciés sous les cheveux courts et crépus, gris de poussière, avaient une teinte cireuse, uniforme, que des moustaches très noires ou des colliers de barbe maigre rendaient plus pâles, plus cadavériques. Le bruit sifflant des respirations rythmait le silence.

Vincent reconnut le jeune homme au cuir. Etendu sur le dos, i l offrait à la lumière 'qui tombait de l'ampoule, son visage tuméfié par les coups. Ses lèvres gonflées étaient brunes de sang séché.

Lorsque la porte s'était ouverte, i l n'avait pas bougé, mais le bruit que l'Arabe et Vincent firent en s'avançant entre les corps étendus, le tira de son sommeil. I l tourna la tête vers les visiteurs et cligna des yeux comme un chat surpris par la lumière. A u moment où Vincent allait parler, i l vit Fred se dresser d'un bond et, avant qu'il ait eu le temps de faire un geste pour le retenir, le jeune homme, abandonnant son blouson de cuir, s'était r u é vers la porte et avait disparu.

Vincent se précipita à sa poursuite. Dans sa course, i l écrasa des corps et entendit hurler derrière lui. I l grimpa l'escalier aussi vite que les marches usées le lui permirent et traversa la.

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L E R E N D E Z - V O U S D E F L O R E 641 courette en deux bonds. L e fuyard avait tiré derrière l u i la porte de la souillarde. Vincent dut tâtonner pour en trouver la clenche, la rouvrir. A l'intérieur i l entendait tomber des casseroles et des meubles que, dans son affolement, le fugitif accrochait au passage.

Heurtant les murs, butant dans les objets épars, les meubles ren- versés, Vincent traversa la souillarde, la cuisine et la salle où les dormeurs dressés sur leur séant criaient en arabe des insultes et des quolibets. A u sortir du couloir, dans la rue, i l aperçut l'ombre de Fred qui courait le long des façades muettes vers les boulevards de ceinture. I l n'avait pas cinquante mètres d'avance et Vincent vit qu'il boitait. Peut-être s'était-il blessé en fuyant, sur une chaise renversée. Vincent se mit à courir derrière lui et soudain l'image du SS de Saint-Gratien s'imposa à lui. L e SS aussi boitait mais cette fois-ci les rôles n'étaient plus les mêmes et Vincent pensait avec émotion que la lenteur de Fred> au lieu de le perdre, allait le sauver.

— Arrête ! cria-t-il.

L e jeune homme ne tourna pas la tête et continua d'allonger ses foulées irrégulières. Vincent n'était plus qu'à vingt mètres de lui. I l venait de reconnaître au passage la façade muette du

« Rendez-vous de Tatahouine » lorsque le poursuivi disparut,*

comme avalé par les murs. Vincent ralentit instinctivement. Entre deux immeubles s'ouvrait un étroit passage à peine assez large pour laisser passer une voiture à bras. A u bout de ce boyau, les planches inégales d'une palissade crénelaient le ciel

nocturne. v

Noyée dans l'ombre des murs aveugles qui en formaient les parois, l'impasse était plongée dans l'obscurité; Lentement, Vincent avançait. Deux fois, i l entendit le bruit sourd d'un corps lancé contre la clôture. Fred devait essayer de la forcer ou d'en atteindre le faîte pour la franchir, mais elle était trop élevée pour qu'un homme p û t , en sautant, s'accrocher en haut des planches.

— Viens ! cria encore Vincent ; je ne te veux pas de mal.

L e fuyard ne semblait pas entendre. Sa peur devait le rendre sourd et aveugle. Vincent commençait à s'habituer à l'obscurité.

I l distinguait maintenant la silhouette du jeune homme, la tache claire du visage. Soudain, i l le vit se ramasser et bondir vers lui, comme une bête acculée risque sa dernière chance d'échapper au chasseur.

Vincent ouvrit les bras pour lui barrer le passage. Sa main

LÀ B E V U E M ' 16 3

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agrippa un pan de chemise. I l se trouva soudain au corps à corps avec le jeune homme et, dans la faible clarté qui tombait de la lune, i l vit son visage déformé de rage, les yeux fous de terreur, à quelques centimètres du sien. Puis aussitôt ils se trouvèrent séparés et tout se passa très vite. A peine Vincent avait-il vu briller la lame d'un couteau, qu'il sentit un violent coup de poing à l'aine, un deuxième au thorax. Des flammes jaunes et bleues jaillirent devant ses yeux tandis qu'une toux violente lui amenait à la bouche un goût fade qu'il reconnut.

L e meurtrier avait disparu. Vincent vacilla sur ses jambes.

Une douleur sourde montait de sa cuisse et grandissait sans cesse.

Son poumon crevé gargouillait dans sa poitrine. I l s'adossa au mur, mais ses genoux fléchirent et i l glissa lentement à terre, raclant de son dos les aspérités de la muraille.

Il sentait la vie s'échapper de sa poitrine et de son ventre avec le sang tiède qui coulait de ses blessures et qui engluait ses mains, impuissantes à le retenir. I l tourna la tête vers la rue. I l aurait fallu s'y traîner pour être secouru, mais i l renonça vite à tenter ce dernier effort : i l savait qu'il avait perdu trop de sang.

L a faiblesse se répandait en lui comme un sommeil.

» L e ciel pâlissait et Vincent comprit qu'il allait mourir à l'instant même où les premiers rayons du soleil apparaîtraient dans le passage, par-dessus la palissade. Machinalement, i l leva la main et regarda sa paume pleine de sang...

— U n beau rouge... Pour le sang des justes... souffla-t-il.

O ù était le tableau maintenant ?... Peu importait... Vincent l'avait devant les yeux et le visage de Laure lui apparaissait tel qu'il l'avait toujours porté dans son esprit.

« C'est pour toi, pour être digne de toi que j'ai essayé de sauver ce malheureux... J'ai, voulu lui tendre la main comme tu m'avais donné ton amour, et je crève, au pied de ce mur, parce que je n'ai pas réussi ce que tu me demandais d'accomplir », songeait-il.

Parmi les fantômes qui l'assaillaient, dans la masse des souve- nirs qui se pressaient dans sa mémoire pour l'ultime revue de l'agonie, seule Laure subsistait. I l revoyait le visage anguleux qui ne s'adoucissait que dans l'amour. Les autres visages, les autres bruits, les images violentes ou tristes, apparaissaient fugitivement et se fondaient ensuite dans le brouillard qui montait autour de Vincent. Mallet et son regard insoutenable émergea quelques

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