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La constitution du capital social. Comment les entreprises innovantes françaises financent-elles leur création?

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39-1 | 2008

Traite et prostitution. Discours engagés et regards critiques (1880-2008)

La constitution du capital social. Comment les entreprises innovantes françaises financent-elles leur création ?

Gathering Social Capital. How do Innovative French Companies finance their Creation ?

Régis Moreau

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/rsa/423 DOI : 10.4000/rsa.423

ISBN : 978-2-930207-46-9 ISSN : 2033-7485 Éditeur

Unité d'anthropologie et de sociologie de l'Université catholique de Louvain Édition imprimée

Date de publication : 15 avril 2008 Pagination : 149-164

ISSN : 1782-1592

Référence électronique

Régis Moreau, « La constitution du capital social. Comment les entreprises innovantes françaises financent-elles leur création ? », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 39-1 | 2008, mis en ligne le 03 mars 2011, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/rsa/423 ; DOI : 10.4000/rsa.423

Les contenus de la revue Recherches sociologiques et anthropologiques sont disponibles selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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La constitution du capital social

Comment les entreprises innovantes françaises financent-elles leur création ?

Régis Moreau

*

Les entreprises innovantes, plus que les autres entreprises, ont besoin d’importantes sommes d’argent pour se développer. C’est pourquoi la constitution de leur capital social est une opération essentielle puisque ce dernier représente leur première source de financement. D’ailleurs, il est avéré que son mon- tant influence les chances de survie de l’entreprise. Pourtant, peu d’études ont interrogé les processus concrets d’association entre les entrepreneurs et leurs actionnaires initiaux. Comment les créateurs for- ment-ils leur actionnariat initial ? Quels sont les mécanismes sociologiques qui interviennent ? Pour ré- pondre à ces questions, nous avons rencontré les créateurs de 45 entreprises innovantes ainsi que leurs actionnaires. Au fil d’un travail empirique, une hypothèse a émergé : la circulation de l’argent apporté par les actionnaires initiaux est assujettie à la confrontation des logiques de chacune des parties. C’est donc une analyse plus qualitative que quantitative qui décide de la diffusion et de la recevabilité des fonds pour la création de ce type d’entreprises.

I. Introduction

La contribution des jeunes entreprises innovantes aux processus de création techno- logique, à l’emploi, au développement économique et à la production de richesse fait consensus. C’est pourquoi les pays modernes soutiennent leur création ; c’est aussi la raison pour laquelle les milieux scientifiques les étudient. Une partie des recherches se sont particulièrement intéressées aux conditions de leur fondation. La dimension finan- cière a été beaucoup traitée car elle s’avère essentielle : les entreprises innovantes, plus que les autres entreprises, ont besoin d’importantes sommes d’argent pour se dévelop- per. Or, plusieurs constats convergent pour signaler que les entrepreneurs se plaignent des difficultés qu’ils ont à trouver les capitaux nécessaires, ce qui pose la question sui- vante : comment les fondations d’entreprises innovantes sont-elles financées ? On dis- pose aujourd’hui d’une cartographie théorique assez précise des sources potentielles de financement. Cependant, il est troublant de constater que peu d’études sont allées jusqu’à analyser concrètement les processus d’association qui conduisent les entrepre- neurs à choisir leurs actionnaires initiaux. Or, la constitution de l’actionnariat initial détermine le montant du capital social de l’entreprise, qui possède un impact certain sur les chances de survie de la nouvelle organisation. Il s’avère donc nécessaire d’interroger la façon dont les entrepreneurs sélectionnent leurs pourvoyeurs de fonds.

Autrement dit, nous nous demandons comment l’actionnariat initial se forme. Pour le savoir, nous avons mené un travail empirique à partir de 45 cas de création d’entre-

* Docteur en sociologie, enseignant-chercheur vacataire à l’Université de Nantes.

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prises innovantes dont nous avons rencontré les entrepreneurs et les actionnaires.

Notre démarche d’enquête est inductive et s’appuie sur des entretiens semi-directifs menés avec ces différents acteurs. Nous avons vu émerger une image de la formation de l’actionnariat initial où les logiques et les interactions inter-individuelles jouent un rôle primordial. La compréhension de cette dimension sociale est une clé pour conce- voir la façon dont les entrepreneurs financent leur entreprise émergente.

La première partie de l’article précise ce que sont les entreprises innovantes. Nous présentons ensuite les acteurs de leur financement pour poser enfin notre problé- matique et notre méthodologie d’enquête. La seconde partie est dédiée aux résultats que nous avons obtenus. La présentation successive de deux cas d’entreprises sert de support à l’énoncé de nos conclusions.

II. L’argent : l’auxiliaire essentiel de la création des entreprises innovantes L’attention des chercheurs s’est beaucoup portée sur le financement des entreprises innovantes. Avant d’aborder le problème que pose la constitution de leur capital social (deuxième partie), il est nécessaire de décrire les entreprises concernées par notre étude, ainsi que les acteurs qui les financent (première partie).

A. Les entreprises de nouvelle technologie : identité et financement

Nous commençons par préciser ce que sont les entreprises qui servent de support à notre réflexion. Puis nous expliquons succinctement qui les finance.

1. Qui sont-elles ?

On peut distinguer deux catégories d’entreprises innovantes. La première regroupe les entreprises qui lancent des produits ou des services nouveaux, ou qui utilisent des procédés, des modes de commercialisation ou des modes de gestion nouveaux sans qu’il y ait nécessairement un contenu technologique. La seconde catégorie est plus res- trictive et comprend des entreprises qui développent ou exploitent des technologies nouvelles dont elles se servent pour commercialiser des produits ou mettre en place des procédés nouveaux de production. Cette dernière définition, qui nous concerne dans cet article, privilégie clairement le volet technologique aux dépens des volets cognitifs et organisationnels. Entreprises de technologie avancée, entreprise de nou- velle technologie (ENT)1, start-up… sont quelques-uns des vocables qui ont été utilisés pour les désigner. Pour de nombreux auteurs, l’incertitude est leur caractéristique cen- trale (Albert, 2000 ; Jacquin, 2003 ; Moreau, 2004). Cette dernière est générée par trois sources : la technologie, l’économie et les aspects stratégiques.

D’abord, d’un point de vue technologique, il n’est pas certain que l’invention puisse être effectivement développée. Les sociologues de l’innovation soulignent toute la dif- ficulté de mener à terme un processus d’innovation : l’activité de R&D et la transfor- mation de l’invention en un produit commercialisable sont caractérisées par des sé- quences aléatoires et des perspectives inconnues (Akrich/Callon/Latour, 1991). L’acti- vité de l’entreprise est toujours précaire, car rien ne peut certifier l’aboutissement de ce qu’elle développe (Loilier/Tellier, 1999).

Ensuite, d’un point de vue économique, en l’absence d’antécédents historiques, rien n’indique quelle somme d’argent sera précisément nécessaire. A cela s’ajoute le fait qu’il n’est pas certain que les fonds acquis suffiront à financer les opérations indispen- sables à la création et au développement de l’ENT. En effet, le recrutement d’un per- sonnel hautement qualifié, le dépôt de brevets, la conception et la réalisation d’une maquette ont un coût élevé. De plus, le processus de R&D est fondamentalement tem- porel. De fait, il s’agit de mobiliser continuellement des ressources qui doivent alimen-

1 Nous retiendrons cette dernière appellation.

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ter un mouvement se développant sur une période inconnue, mais généralement longue (Loilier/Tellier, 1999).

Enfin, l’incertitude est aussi stratégique et concurrentielle. Elle porte sur les rela- tions entre la nouvelle ENT et son environnement. Il y deux cas possibles. Soit l’entre- prise doit créer elle-même son propre marché et, en l’absence de références antérieu- res, elle est incapable de prévoir l’évolution de l’offre et de la demande. Elle doit alors engager des frais pour faire connaître son produit et se constituer une clientèle. Soit l’entreprise s’installe sur un marché déjà existant qu’elle va bouleverser et où elle devra faire face à la réaction des consommateurs et à celle des concurrents. Dans les deux cas, les marchés sur lesquels évoluent les ENT restent instables et hostiles en rai- son de la rapidité, de l’ampleur des évolutions technologiques, et de l’âpreté de la con- currence technologique (Allegret/Dulbecco, 1998).

2. Qui finance la création des ENT ?

L’incertitude forte caractérisant les ENT françaises ne les prédispose pas à recevoir un financement traditionnel : les risques sont trop grands et les entrepreneurs ne dispo- sent pas d’actifs suffisants pour garantir leurs emprunts. Les créateurs doivent théori- quement se tourner vers des partenaires particuliers qui ont la capacité de gérer les risques qu’une banque ne peut accepter. Parmi ces acteurs providentiels, nous pouvons citer le capital investissement qui comprend, entre autres, le capital-risque (qui sur- vient lors des premières années d’existence de l’entreprise) et le capital d’amorçage (en amont du capital-risque). Ils ont fait l’objet de plusieurs écrits spécifiques (par exemple Stephany, 2003 ; Mougenot, 2005). Les ENT peuvent aussi s’adresser aux marchés spécialisés comme le NASDAQ, le “nouveau marché” (créé en 1996) ou encore Alternext (depuis 2005). Tous offrent aux petites et moyennes entreprises des modalités d'admission et de cotation assouplies, adaptées à leur taille et à leurs enjeux (Sessi, 2006). Les jeunes entreprises peuvent également avoir recours à des “Business Angels” ou “Anges des affaires”. Il s’agit d’anciens chefs d’entreprises souhaitant investir leur patrimoine. Une autre possibilité de financement, moins citée que les pré- cédentes, est la collaboration avec un groupe industriel. De grandes entreprises (comme France Telecom) ont constitué leur propre fonds de capital-risque afin de participer à la création d’ENT.

Cependant, les études de terrain font ressortir un décalage entre la théorie et la réa- lité du financement du capital initial des ENT. Ainsi, Albert et Mougenot montrent qu’en dehors des apports de l’équipe de création, la majorité des capitaux propres pro- viennent de la famille ou des amis (Albert/Mougenot, 1988). Seule une part infime des capitaux (environ 5%) vient des sociétés d’investissement. Hurel fait le même constat : sur 84 start-up étudiées, 56 % sont financées par un apport personnel, le créateur fait ensuite appel à sa famille (41% des cas) et à ses amis (24%), puis finalement aux investisseurs institutionnels dans 24% des cas (Hurel, 2000). Lemarié, Mangematin et Torre font des constats similaires. Se basant sur 194 entreprises de biotechnologie, ils observent que 40% d’entre elles sont détenues par des personnes physiques qui sont le plus souvent les fondateurs et leur entourage immédiat (Lemarié/Mangematin/Torre, 2001). Les entreprises liées à une société de capital-risque ne sont que que 28%. Pour sa part, Moreau a étudié un peu moins de 50 ENT issues de divers secteurs. Il confirme que l’argent des créateurs et de leurs proches reste la source principale qui permet aux entrepreneurs de constituer leur capital social et de débuter ainsi leur activité. Il précise aussi que les ENT ouvrent plus leur financement à des acteurs extérieurs que ne le font les autres types d’entreprises (Moreau, 2003). Enfin, Mustar note que pour la centaine d’ENT qu’il a étudiées, le capital initial a été constitué par des personnes physiques dans 60 % des cas (Mustar, 1992, 1994). Il insiste aussi sur le rôle moteur de l’État qui finance les entreprises innovantes tout au long de leur création par des prêts à taux

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zéro, des aides non-remboursables, par des allégements fiscaux ou encore des aides à l’embauche.

Les études empiriques cassent les clichés selon lesquels les ENT seraient connectées uniquement à des financiers professionnels. Ces derniers ne jouent pas encore un rôle prédominant (Jacquin, 2003). Certains auteurs n’hésitent pas à les qualifier «d’action- naires introuvables» (Bancel, 1997). En fait, les créations d’ENT restent largement financées par un capital de proximité, composé par la famille et les amis. De plus, l’État et les collectivités locales apportent, par leurs subventions et leur soutien fiscal, une aide complémentaire vitale.

B. La constitution du capital social initial des ENT

Le capital social (CS) est un élément constitutif des capitaux propres qui représente la première source de financement des ENT. En effet, ces dernières ne peuvent pas se financer grâce aux dettes bancaires ou aux avances remboursables compte tenu de leur degré élevé d’incertitude qui rebute les créanciers. Leur structure de capital est ouverte : les fondateurs font appel à des personnes extérieures (les associés ou action- naires) pour constituer le CS. Nous verrons dans un premier temps le problème que pose la constitution du CS. Puis les deux dernières parties présenteront successivement notre terrain et notre méthodologie d’enquête.

1. L’importance du capital social initial

Il est doublement légitime de s’interroger sur la constitution de l’actionnariat initial des ENT. Premièrement, le CS est une source vitale d’argent pour le développement des nouvelles entreprises (St-Pierre, 1999). D’abord, il représente une somme d’argent qui permet au créateur de débuter son activité et qui réduit les risques de faillite. Selon plusieurs études, comme celles de l’Insee et de Fabre et Kerjosse, le montant du CS initial est un facteur ayant une nette influence sur les chances de survie d’une entre- prise, indépendamment de son secteur d’activité (Insee, 2000 ; Fabre/Kerjosse, 2006).

Et cela est vrai pour tous les types d’entreprises, ENT comprises. Ainsi, Lasch, Le Roy et Yam précisent que commencer avec un capital inférieur à 15.000 euros est un facteur d’échec majeur pour une entreprise se lançant dans le secteur des NTIC (Lasch/Le Roy/Yam, 2005).

Deuxièmement, quoique tenue pour une composante fondamentale de la vie des en- treprises, la constitution du CS n’a pas éveillé d’attentions particulières chez les socio- logues. Les manuels dédiés aux entreprises n’y font aucune référence2. Si la sociologie, les sciences de gestion ou encore l’économie s’intéressent aux relations entre action- naires et entreprises3, les mécanismes concrets de la constitution du CS des nouvelles entreprises n’y sont pas abordés. Il y a deux raisons à cela. La première est que la rela- tion entre les actionnaires et les dirigeants a été principalement traitée à travers l'en- semble des mécanismes et des procédés par lesquels les premiers tentent de délimiter les pouvoirs et d'influencer les décisions des seconds afin de garantir la rentabilité de leurs investissements4. La seconde est que les entreprises étudiées sont des structures

2 Par exemple SEGRESTIN D., 1992 ou THUDEROZ C., 1997. Seul l’ouvrage de Bernoux fait exception à la règle, mais seulement deux pages sont consacrées à la création d’entreprise(BERNOUX P., 1995). Il est évident que ce thème est absent des préoccupations des sociologues français, à quelques exceptions près. Pour un état des lieux du rapport entre sociologie et entrepreneuriat en France, on verre MOREAU R., 2004. Pour les pays anglo-saxons on consultera REYNOLDS P., 1991 et THORNTON P., 1999.

3 Elles ont formé le champ d’étude de la Corporate governance qui est dédié aux relations entre les actionnaires et les dirigeants des grandes entreprises, et plus précisément aux systèmes de gouvernement (CHARREAUX G., 2003).

4 L’identité des actionnaires n’intéresse pas la gestion financière de l’entreprise. Les questions les con- cernant se réduisent au montant de leurs apports, à leurs droits aux dividendes ou encore à leur impact sur le taux de rendement et le niveau de risque (ST-PIERRE J., 1999).

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de grande taille et pérennes. De fait, les analyses portent sur des dirigeants qui sont choisis et placés par les actionnaires pour gérer l’entreprise. Ils ne peuvent donc pas composer l’actionnariat puisque celui-ci leur préexiste. A l’inverse, les entrepreneurs, entendus comme les créateurs de nouvelles entreprises, sont dans une situation diffé- rente parce qu’ils doivent tout créer, y compris leur structure de financement. Ils possè- dent une marge de liberté dans le choix de leurs actionnaires que n’ont pas les dirigeants.

Pour toutes ces raisons, la formation du CS est un mystère. Pour percer ce dernier il est nécessaire d’enquêter sur les relations existant entre les entrepreneurs et leurs actionnaires initiaux, en ayant en point de mire la compréhension de leur association.

C’est cette “boîte noire” que nous proposons d’ouvrir afin d’en saisir les mécanismes sous-jacents. Pourquoi un actionnariat hétérogène investit-il dans la création d’une ENT ? Comment les entrepreneurs choisissent-ils concrètement leurs éventuels partenaires financiers ?

2. Les 45 ENT étudiées

Notre recherche s’appuie sur un travail empirique portant sur 45 ENT situées à Nantes et à Angers. Ces entreprises ont été sélectionnées parce qu’elles ont été créées sur la base d’une technologie nouvelle qu’elles utilisent et/ou qu’elles développent.

Grâce à différents contacts avec des institutions publiques locales comme l’ANVAR et la CCI, nous avons obtenu un listing d’une centaine d’ENT potentielles que nous avons ensuite contactées par téléphone. Après une enquête sur la nature et le degré de nou- veauté de leur technologie lors de leur création, nous en avons finalement retenu 45.

Nous n’avons pas souhaité restreindre notre panel à un type précis d’ENT. Pour appréhender la richesse des mécanismes qui concourent à leur financement, nous avons opté pour la diversité des cas. Ainsi, 22% d’entre elles sont actives en méca- nique, robotique, électronique, 27% en informatique et NTIC, 29% dans la biotechno- logie et le biomédical, 22% dans les nouveaux matériaux et la chimie. Quant à leur capital social, il est supérieur à 7.500 euros dans 58% des cas (et supérieur à 45.800 euros dans 32% des cas).

3. La méthodologie d’enquête

Pour nous guider dans notre enquête de terrain, nous avons repris les suggestions de Mustar. Ce dernier propose deux pistes d’exploration pour comprendre comment se financent les créations d’entreprises innovantes (Mustar, 1992). La première est de retracer la chaîne des acteurs qui participent effectivement à ce financement et de s’interroger sur la production de leur accord5. La seconde est de dépasser l’aspect comptable de la relation pour envisager les autres éléments qui sont échangés entre les acteurs. L’idée est de ne pas se laisser prendre au montant des sommes investies, mais de comprendre les logiques de l’échange. L’hypothèse de Mustar est qu’en procédant ainsi, on peut appréhender le système d’action organisé qui implique la grande quantité d’acteurs engagés dans le financement. Dans cette perspective, nous laissons de côté les mécanismes strictement monétaires pour nous concentrer sur les univers sociaux en présence et leurs interrelations. Le but est d’expliquer pourquoi et comment se fonde l’actionnariat initial des nouvelles ENT.

Une approche qualitative est adaptée quand l’objectif est de comprendre le “pour- quoi” et le “comment” d’un phénomène sociologique. Elle peut apporter une contri- bution significative à un développement théorique quand les thèmes principaux ont été peu étudiés et qu’il n’y a donc pas suffisamment d’informations antérieures pour pro- duire des hypothèses formelles. Dans notre cas, une recherche empirique de type in-

5 On reconnaîtra l’apport de la sociologie de la traduction développée par le Centre de sociologie de l’innovation (CSI).

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ductive est appropriée car elle conduit à l’élaboration de nouvelles données, voire d’hypothèses. Notre enquête s’appuie sur une série d’entretiens semi-directifs menés auprès de tous les entrepreneurs de l’échantillon. Chaque créateur était prié de raconter la phase de création de son entreprise. Des questions portaient particulièrement sur les acteurs qui les avaient soutenus financièrement. Ainsi, une importante somme d’infor- mations concerne les partenaires financiers de l’entreprise et les relations que les entre- preneurs ont développées avec eux. La méthodologie d’analyse des données est com- préhensive, c’est à dire qu’elle laisse place à la justification des personnes. Cela permet de suivre les acteurs et de comprendre, sans les juger, les raisons de leurs actions et de leurs choix.

Afin d’avoir une vision complète de la relation existant entre les actionnaires et les entrepreneurs, nous avons également été à la rencontre des premiers. Nous avons passé une nouvelle série d’entretiens semi-directifs avec des chargés d’étude de sociétés d’investissement, des Business Angels et des représentants de firmes industrielles.

Nous avons gardé les mêmes méthodes et principes que ceux utilisés pour les entrepre- neurs. Ce croisement d’informations présente une certaine originalité. En effet, jusqu’ici, une telle démarche a été rarement mobilisée dans les études portant sur la création et le financement des entreprises, notamment en raison des difficultés d’accès aux acteurs. De plus, elle représente un réel intérêt car elle ne privilégie pas un seul point de vue et donne une vision plus exhaustive de la relation entre- preneurs/investisseurs.

III. La dimension sociale du financement des ENT

Dans cette partie, nous présentons deux cas d’entreprises illustrant concrètement nos résultats d’enquête et les problèmes relatifs au financement des ENT. Le premier cas pose la question des actionnaires, nombreux et singuliers. Le second cas problé- matise le choix de ces derniers par les entrepreneurs. A l’issue de chacune de ces histoires, nous énonçons des conclusions obtenues au niveau de notre échantillon.

A. Le cas de la société MESURA

La société MESURA6 a été créée en 1993 à Nantes. Son histoire nous permet de pré- senter la façon selon laquelle un projet de création réussit à regrouper des investisseurs variés et les bases sur lesquelles ils convergent.

1. La création de MESURA

Tout commence avec un groupe industriel produisant des pièces destinées à des avions. La réalisation de certaines d’entre elles doit être extrêmement minutieuse puis- qu’il y va de la sécurité de l’appareil et de ses occupants. Or, durant leur utilisation, ces pièces “sensibles” peuvent se déformer, ce qui arrive parfois lors des tests de fiabi- lité. Pour résoudre ce problème, le groupe industriel décide d’engager un programme de recherche afin d’étudier le comportement de ces pièces. Une entreprise étrangère est sollicitée pour mettre au point, en collaboration avec des ingénieurs du groupe, un pro- cédé de mesure des phénomènes de la matière. Les recherches aboutissent et il devient possible d’estimer les déformations des pièces lorsqu’elles sont soumises à différentes pressions. Cette avancée permet de mettre en place en amont des procédés qui peuvent réduire de 50 % les altérations.

Marc réalise sa thèse en sciences physiques et il a participé au groupe de recherche.

Il cerne l’intérêt des résultats obtenus et imagine d’étendre le procédé de mesure de la résistance à d’autres pièces, pour d’autres entreprises et dans d’autres secteurs. Il faut pour cela construire un appareil qui soit déplaçable d’une usine à l’autre, utilisable sur différents types de pièces et toujours extrêmement précis. L’idée d’une création d’en-

6 Les noms des entreprises et des personnages sont fictifs.

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treprise germe alors : MESURA est en gestation. Pour l’aider à avancer dans son projet, Marc fait appel à un ami qui va devenir son associé. Il est lui aussi de formation scien- tifique. Bien sûr, tous deux ne disposent pas des fonds suffisants pour commencer la réalisation de leur projet. Ils prospectent autour d’eux et, finalement, constituent le capital social de leur entreprise grâce aux apports de membres de leur famille, du groupe industriel en aéronautique et de deux amis. Pourquoi des acteurs aussi diffé- rents décident-ils de soutenir la création de l’entreprise MESURA ? Pour répondre, il faut comprendre les intérêts qu’ont les actionnaires à s’engager financièrement dans une telle aventure, ce qui suppose que nous présentions chacun d’eux.

2. Les actionnaires initiaux de MESURA

Le groupe aéronautique est une firme qui occupe une place dominante sur son sec- teur d’activité. Il est intéressé par ce projet de création d’entreprise car il ne souhaite pas constituer une équipe interne dédiée à un tel projet. Cela signifierait des embau- ches et une mobilisation de ressources que la direction juge inopportune. De plus, le développement d’un appareil fiable, maniable et utilisable sur de multiples pièces n’est pas certain d’aboutir : il y a toujours le risque d’un fiasco. C’est pourquoi le projet d’une création d’entreprise ex nihilo a les faveurs de la direction qui s’engage à aider les deux fondateurs. Si leur projet aboutit, la firme profitera de l’appareil de mesure pour améliorer la qualité de ses pièces. Elle signe un contrat de partenariat qui lui per- mettra de profiter des services de MESURA à des conditions préférentielles pendant 3 ans.

Quant aux amis qui deviennent actionnaires, ce sont eux-mêmes des créateurs d’en- treprise. Commercialement parlant, le service développé par MESURA ne les concerne pas car leur activité est différente. Cependant, ils désirent soutenir Marc dans une aventure qu’ils ont eux-mêmes vécue, car ils connaissent les difficultés et les bénéfices potentiels qui y sont liés. Ils souhaitent que, comme eux, Marc réussisse dans son affaire et devienne le dirigeant de sa propre société.

Enfin, les membres des familles des deux fondateurs souhaitent soutenir ces der- niers dans leur choix professionnel. Ils investissent de l’argent dans le but de les aider à lancer leur projet. L’affection et la confiance que les parents portent à leurs enfants sont suffisantes pour que ces derniers reçoivent un appui aussi bien financier que moral.

Si dans la littérature économique classique l’objectif principal d’un actionnaire est de maximiser son retour sur investissement, une analyse de terrain montre que les figu- res, comme les finalités des actionnaires, sont hétérogènes. Même hors de la sphère familiale ou amicale, l’idée selon laquelle tout actionnaire recherche uniquement le profit est erronée. Par exemple, le groupe industriel ne cherche pas seulement à faire fructifier son argent pour en retirer de juteuses plus-values. Il souhaite surtout que l’ap- pareil de mesure de la résistance des pièces voie le jour et lui procure des avantages compétitifs. L’observation des autres ENT du panel aboutit à un constat similaire : les actionnaires ont des intérêts variés, allant de l’aide familiale à la recherche du profit, en passant par le soutien amical, le bénéfice industriel et le projet professionnel. Non seulement ces objectifs sont nombreux, mais ils sont rarement tournés, en premier lieu, vers une rentabilité économique maximale.

3. La création de MESURA comme action incontournable

La constitution du CS de MESURA est assurée par des acteurs variés ; ceci est possi- ble parce que chacun, à sa manière, est concerné par cette création. En effet, les action- naires sont intéressés car chacun espère obtenir une chose précise de la future entre- prise. Cette dernière est source de convergence car elle s’avère incontournable sur le chemin de la réalisation des objectifs. Par exemple, si le groupe industriel veut profiter d’un appareil de mesure innovant afin de vendre des pièces de meilleure qualité, il n’a

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pas d’autres choix que de soutenir MESURA. L’émergence de cette entreprise est un

«Point de passage obligé» (Callon, 1986) pour tous les actionnaires. Cet effet de convergence est représenté sur la figure 1 ci-dessous :

Figure 1 : Le système d’alliance autour de MESURA.

Chacune des 45 entreprises de notre panel a pu opérer lors de sa constitution le même effet de convergence que nous constatons chez MESURA. Le projet qui, au départ, ne concerne que les créateurs devient très vite une coalition d’intérêts liant des personnes très différentes, comme un grand-père, une sœur, un ami, un chargé d’étude d’une société d’investissement, le dirigeant d’une firme industrielle, etc. Chacun voit dans l’émergence de l’entreprise une occasion d’obtenir quelque chose qu’il n’aurait pas pu avoir par ailleurs. Tous ont été amenés à réaliser une opération de «traduction»7. Ceci veut dire que les acteurs ont recomposé le projet des créateurs en un énoncé parti- culier dans lequel ils ont un intérêt personnel. Ainsi, une société d’investissement qui cherche à valoriser son argent va traduire la sollicitation des entrepreneurs de la façon suivante : «Pour faire des plus-values il est nécessaire de soutenir ces créateurs, car la revente de nos parts sociales ne peut générer des profits que si leur entreprise émerge et se développe».

De cette façon, un même projet de création peut sceller des alliances entre des actionnaires aux intérêts différents car sa réalisation permettra à chacun d’atteindre ses buts. Une partie du travail des entrepreneurs consiste donc à s’assurer que leur projet reste un point de passage obligé. Par exemple, dans le cas de MESURA, si la firme industrielle trouve un autre appareil de mesure que celui développé par Marc et son associé, elle n’est plus tenue de les soutenir. Elle risque de se retirer du jeu des allian- ces car ses intérêts peuvent être satisfaits ailleurs. Il est donc du ressort des entrepre- neurs de veiller à ce qu’aucun autre concurrent ne les dépasse afin de préserver la force de convergence de leur réseau d’actionnaires vers leur projet. Comme le souligne Callon, tout relâchement peut entraîner l’apparition de traductions concurrentes et fragiliser ainsi les relations, voire créer des désaffections (Callon, 1986).

B. Le cas de l’entreprise COMUNICA

Rendre un projet d'ENT incontournable est un premier impératif pour produire de la convergence entre investisseurs et entrepreneurs. Un autre travail, dont le but est aussi de consolider les liens entre les acteurs impliqués, doit être mené dès la construction du réseau d’actionnaires. Il s’agit de la sélection des associés par les entrepreneurs qui

7 Au sens de CALLON M., 1986.

F am ille A m is d es

fo n d ateu rs

F irm e in d ustrielle

L a créatio n d e l’en trep rise p ar les d e u x M E S U R A fo n d ateu rs

S ou ten ir u n am i d an s la cré atio n de so n esp ac e p ro fessio n n el

P ro fiter d’un e in n o v atio n

L es a ctio n n aires

P o int d e P a ssag e O b ligé

F in alités d es ac tio nn aire s S o u ten ir u n

p ro ch e d an s la réalisatio n d e ses

p ro jets p ro fessio n n els L es d eu x

fo n d ateu rs

D ev en ir d irige a n ts p ro p riétaires d e

l’en trep rise

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doit permettre de diminuer les probabilités de trahisons ou de conflits. Ce mécanisme constructeur fondamental de l’actionnariat initial est illustré à travers l’histoire de l’entreprise COMUNICA.

1. La valeur de l’argent ne se résume pas à son montant

Jean a créé sa société en 1998 à Nantes, dans le secteur des NTIC. Ne disposant pas des fonds suffisants pour équiper son entreprise en ordinateurs et en logiciels, il décide de solliciter des partenaires pour augmenter son capital social initial. Lui-même et des membres de sa famille ont déjà investi leurs économies. Cependant, la somme d’argent reste insuffisante et il est impératif de trouver d’autres actionnaires, faute de quoi le développement et la commercialisation risquent d’être compromis. Selon Jean, les pro- blèmes de trésorerie liés à ce manque de capitaux risquent de l’amener à déposer le bilan. Il est alors providentiellement contacté par des “capital-risqueurs” avec qui la perspective d’un financement se précise. Cependant, alors qu’ils parlent de signer un contrat, Jean rompt les négociations. Il s’explique ainsi :

On est allé très loin, on a été jusqu’au protocole d’accord, estimation et tout et tout […] Mais on s’est vite retrouvé sous des projets industriels d’absorption par des grands groupes plutôt que dans l’investissement. […]

C’était pas ce dont j’avais envie […] Donc on a fait machine arrière et on n’a pas signé.

Malgré un besoin important en capital initial, Jean refuse l’intéressante proposition financière de la société d’investissement qui pouvait assurer le lancement de son acti- vité. Comment expliquer ce refus que la rationalité économique qualifierait d’irration- nel ? Qu’est-ce qui transforme cet argent pourtant nécessaire en un secours que l’entre- preneur juge illégitime et inacceptable ?

Pour répondre, il faut aller au-delà des sommes offertes et observer ce qui circule avec elles. Car l’argent proposé par les actionnaires n’est pas neutre : il porte avec lui des projets et des intentions qui créent une empreinte qualitative. Cette dernière est acceptable ou au contraire inadmissible pour l’entrepreneur. Pour reprendre une ex- pression consacrée par Zelizer, l’argent apporté par les actionnaires est «marqué»

(Zelizer, 2005). Ceci veut dire que les sommes proposées sont chargées d’usages et de significations individuelles qui affectent potentiellement les propres intérêts de l’entre- preneur. Recevoir tel acteur dans son actionnariat initial revient à accepter en même temps ses exigences et ses plans d’avenir, ou au minimum à devoir lui rendre des comptes. L’argent, porteur de significations, génère des effets immédiats chez celui à qui il est destiné et qui va estimer sa recevabilité. Dans le cas de COMUNICA, l’argent qui est proposé par la société d’investissement intègre des projets d’avenir qui vont à l’encontre de ceux que Jean avait élaborés. En effet, ce dernier veut rester indépendant et propriétaire de son entreprise alors que les intentions de la société d’investissement sont de l’absorber et de devenir les nouveaux dirigeants. Ces objectifs inconciliables sont les raisons données par les acteurs pour expliquer la rupture de leurs relations.

L’examen des sommes d’argent ne se réduit donc pas aux calculs des taux de rende- ment ou des niveaux de risque. Les créateurs ne peuvent pas ignorer l’identité des investisseurs et les aspirations que ces derniers associent aux ressources versées.

L’argent du financement n’est pas une entité abstraite et dépersonnalisée : il est marqué par les logiques de ceux qui le dispensent. Il fait l’objet d’une enquête poussée pour éviter des conflits d’intérêts. L’hypothèse illustrée par COMUNICA est que les associations entre les entrepreneurs et les actionnaires initiaux dépendent du degré d’analogie de leurs aspirations, c’est-à-dire du niveau de compatibilité de leurs objec- tifs. Dans ce cadre, le comportement inexplicable de Jean au regard des canons classiques de la rationalité économique redevient compréhensible.

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2. Encourager la convergence : n’enrôler que des alliés !

La présentation du cas COMUNICA nous permet de souligner l’écart entre le mode réel de raisonnement et d’action des entrepreneurs et celui construit par les modèles comptables abstraits. Nous avons cherché à vérifier si cela était vrai pour l’ensemble des entreprises de l’échantillon. C’est sur cette base élargie que nous avons étudié les aspirations des créateurs, puis celles des actionnaires, pour enfin observer le résultat de leur confrontation.

a. Les visions personnelles des entrepreneurs

Une lecture compréhensive des entretiens menés avec les entrepreneurs de l’échan- tillon met en évidence deux axes qui structurent une vision personnelle d’entreprise (VPE), c’est-à-dire la façon dont les créateurs imaginent et mettent en scène leur futur univers professionnel. Le premier axe concerne la propriété de l’entreprise. Le second axe est relatif à l’exercice du pouvoir dans l’entreprise. Si l’on croise ces deux axes, il se forme un damier à quatre cases (figure 2), où chacun des carrés représente une VPE idéalisée.

Les créateurs qui partagent la première vision souhaitent rester les propriétaires et les dirigeants inconditionnels de leur société. Ils ne tolèrent aucune remise en cause de leur autonomie stratégique et de leur indépendance financière, qui constituent les valeurs clefs de leur avenir professionnel. A l’opposé, d’autres entrepreneurs dévelop- pent la troisième vision, radicalement différente. Ils ne se soucient guère de rester pro- priétaires de leur entreprise. Ils peuvent accepter de laisser à court terme leur pouvoir décisionnel à des personnes qu’ils jugent plus aptes qu’eux à valoriser leur société.

Figure 2 : Les VPE des créateurs d’ENT.

Pour les fondateurs rattachés à la quatrième vision, le but est de développer l’entre- prise durant ses premières années. Ils assurent un gouvernement personnel, sans pour autant posséder la majorité ou la totalité des parts sociales. Ils mettent en place une or- ganisation et une gestion pertinentes, capables de valoriser l’activité de l’entreprise. A plus ou moins long terme, quand l’entreprise entrera dans une phase de gestion routi- nière, ils céderont leurs actions et ils quitteront leur poste de direction. À l’opposé, les créateurs partageant la deuxième vision s’imaginent rester les maîtres du capital de leur entreprise. Le recours à un acteur tiers, étranger à l’équipe initiale des fondateurs, leur semble nécessaire pour pallier leurs faiblesses en ressources ou en compétences.

Ils acceptent de partager une partie de leur pouvoir de gouvernance et d’avoir des comptes à rendre, mais à la condition que l’entreprise reste leur propriété.

P R O P R IE T E

A B S E N C E D E P R O P R IE T E

A B S E N C E D ’A U T O N O M I E S T R A T E G I Q U E A U T O N O M I E

S T R A T E G IQ U E

V is io n 1

V isio n 4

V is io n 2

V is io n 3

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Aucun créateur ne conçoit son entreprise sans se soucier de la manière dont il pour- ra l’investir. Tous possèdent une vision chargée de significations individuelles. Ces dernières couvrent une vaste gamme de logiques d’appropriation et d’anticipation des nouvelles organisations. Cette diversité d’investissements subjectifs défait le mono- pole de la logique du «propriétaire dirigeant» qui reste toujours dominante dans la représentation sociale de l’entrepreneur (Bauer, 1993).

b. Les intérêts des actionnaires

Le tableau 1 présente les différentes finalités relevées chez les actionnaires, leur contenu et la figure type qui leur est associée.

La finalité “industrielle” est typique des firmes industrielles. L’innovation dévelop- pée par une ENT représente une opportunité stratégique, ou autrement dit un moyen pour parvenir à une position plus avantageuse sur le marché. La finalité “industrielle”

est donc caractérisée par la recherche de nouveautés technologiques. Ces dernières per- mettent de réaliser des performances (qualité supérieure, modernisation des outils de production, renouvellement de produits…) et de conquérir de nouvelles parts de marché.

La finalité d’ “investissement marchand” est caractéristique des sociétés d’investis- sement et des Business Angels. Dans la logique économique, soutenir la création d’ENT est une activité risquée mais qui donne en cas de réussite une rétribution importante. C’est ce que recherchent les acteurs attachés à cette finalité. La création d’une ENT représente une réponse adaptée à leur espoir de réaliser rapidement de fortes plus values.

La finalité “collective” est typique des créateurs qui s’associent à d’autres pour fonder un groupe. Leur objectif est qualifié de “collectif” car tous s’investissent et s’impliquent pour favoriser l’avènement du projet d’entreprise. Dans cette optique, les partenaires rassemblent et mettent en commun leurs ressources (intellectuelles, écono- miques, informationnelles, relationnelles, etc.). La création de l’ENT devient l’affaire d’une équipe et non plus celle d’un fondateur solitaire (Moreau, 2005, 2006).

Dénomination de la finalité Contenu Figure type

Industrielle

Participer au développement d’une innovation pour en bénéficier

Les firmes industrielles

Investissement marchand Rentabiliser un

investissement financier

Les sociétés d’investissement Les Business Angels

Collective

Faire advenir collectivement l’entreprise pour le bien de tous

Les cofondateurs

Affective Soutenir un proche ou un être cher

Les amis et les membres de la famille

Tableau 1 : Les finalités des actionnaires d’ENT.

La finalité “affective” est généralement le fait de membres de la famille ou d’amis des créateurs qui apportent des aides par devoir et/ou par affection pour un proche, d’où les appellations “love money” ou “capital amical”. Ces actionnaires n’ont pas de savoirs particuliers, ni de connexions privilégiées avec les milieux de la finance ou de l’industrie. La recherche d’un rendement élevé n’est pas leur principale motivation. Il s’agit de faire primer les intérêts de celui qui entreprend pour assurer son succès, son épanouissement, bref son bien-être.

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c. Les champs d’associations possibles

Selon notre hypothèse, les associations entre les entrepreneurs et les actionnaires initiaux dépendent du degré d’analogie de leurs aspirations réciproques. Pour mesurer la pertinence de notre assertion, nous avons croisé les VPE des créateurs avec les fina- lités des actionnaires. Les résultats sont présentés dans la figure 3 ci-dessous.

Figure 3 : Le croisement entre les VPE des créateurs et les finalités des actionnaires.

Le graphique permet de discerner deux tendances. La première est l’association, il- lustrée par les cercles les plus volumineux. Par exemple, un entrepreneur sur deux ayant une VPE de type 4 compte dans son actionnariat initial un acteur ayant une fina- lité “industrielle”. La seconde est l’exclusion, représentée par de petits cercles (par exemple entre la vision 1 et la finalité “marchande”). Ce qui est mis ici en lumière, ce sont des effets d’attraction ou de répulsion entre des VPE d’entrepreneurs et des fina- lités d’actionnaires qui trouvent une explication au regard de l’hypothèse que nous avons formulée. Par exemple, les créateurs qui veulent être propriétaires et dirigeants de leur entreprise (vision 1) évitent toute accointance avec des actionnaires ayant des finalités d’ “investissement marchand” ou “industrielles” parce que leurs intérêts réci- proques sont contradictoires. En effet, une société d’investissement ne se contente pas seulement de mettre à disposition des fonds. Elle assure également, à des degrés divers et selon des modalités variées, une fonction de contrôle du comportement de l’entre- prise et de sélection des opportunités productives (Allegret/Dulbecco, 1998). Voilà pourquoi les créateurs à la vision 1 préfèrent le capital amical des parents ou des amis car leurs exigences sont relativement souples et n’interfèrent pas avec leurs aspirations entrepreneuriales.

Prenons un autre exemple. Certains entrepreneurs sollicitent des actionnaires aux finalités “marchandes” et “industrielles”, comme des firmes et des sociétés d’investis- sement. Les objectifs de ces créateurs sont de valoriser leur société et de revendre à court ou moyen terme une partie ou la totalité de leur entreprise. De tels objectifs s’ac- commodent bien avec ceux des sociétés d’investissement qui souhaitent aussi que l’entreprise prenne de la valeur. Qu’importe aux créateurs de perdre leur autonomie : l’important est de rendre viable leur société dans des délais brefs, et de faciliter une revente avantageuse de leurs parts sociales.

La confrontation entre les VPE des créateurs et les logiques des actionnaires agit comme un tamis faisant le tri entre, d’une part, les acteurs dont les objectifs sont com- patibles et avec lesquels une association est envisageable, et d’autre part ceux qui pré- sentent des objectifs contradictoires et qui sont écartés. Autrement dit, il se forme des

Finalité d’investissement marchand Finalité industrielle Finalité collective

Finalité affective

Vision 1 Propriété + Gouvernance +

Vision 4 Propriété - Gouvernance + Vision 3

Propriété - Gouvernance - Vision 2

Propriété + Gouvernance - 52%

32%

13%

3%

16%

61%

23%

0%

27%

40%

24%

9%

17%

50%

8%

25%

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champs d’associations possibles, plus ou moins importants, qui dépendent de la sensi- bilité des entrepreneurs à l’empreinte qualitative de l’argent. Ceci constitue un méca- nisme social de sélectivité au cœur des associations financières initiales avec les actionnaires éventuels. Et c’est un actionnariat cohérent qui se forme malgré l’hétéro- généité des acteurs car les entrepreneurs s’entourent d’associés qui renforcent leur VPE, ou au minimum qui ne la déforment pas. De fait, les actionnaires ne sont pas interchangeables ; autrement dit, tous les actionnaires ne se valent pas, même à somme d’argent égale. Nous insistons une dernière fois sur le fait que la formation de l’action- nariat initial des ENT est moins le fait de la quantité des sommes en jeu (bien qu’elles ne laissent pas complètement indifférents les créateurs) que de leur provenance et des intentions qu’elles véhiculent. Ainsi, les structures de financement des ENT émer- gentes n’échappent pas à des logiques sociales complexes qui complètent, voire subvertissent à l’occasion, les critères et les calculs habituels de la rationalité économique.

IV. Conclusion

Notre recherche sur le financement des ENT nous montre des acteurs qui sont dans des rôles actifs : les entrepreneurs ne sont pas des dirigeants subissant leur action- nariat, mais des acteurs qui peuvent le constituer. Or, cette capacité à choisir se révèle primordiale car elle détermine les associés et le montant du capital social de l’entre- prise qui permettra de financer la première phase du développement. Loin des clichés médiatiques, les ENT ont beau être des entreprises à la pointe de l’innovation techno- logique, beaucoup d’entre elles doivent leur création à l’argent de proximité et non à l’argent des fonds d’investissement spécialisés dans ce genre d’opérations. Cette réa- lité du financement des ENT est-elle à déplorer ? Faut-il développer les fonds privés et leur confier la tâche de soutenir ces entreprises particulières, comme l’appellent de leurs vœux de nombreuses personnes ?

Nous avons formulé l’hypothèse suivante : les projets des ENT de notre échantillon sont incontournables pour leurs actionnaires et la sélection de ces derniers par les entrepreneurs repose sur la confrontation de leurs logiques respectives et de leur degré d’homologie. Ces deux processus ont pour effet de créer de la convergence entre les acteurs impliqués, autrement dit de solidifier leurs liens. Pour arriver à ce résultat, nous avons montré toute la richesse des aspirations exprimées au moment de la création d’une ENT, aussi bien chez les entrepreneurs que chez leurs actionnaires. Que se passerait-il si, parmi les logiques présentes, on ne privilégiait que certaines d’entre elles ? Nous aboutirions à des zones d’activité où seuls certains types d’entrepreneurs auraient leur place au détriment des autres. La Silicon Valley constitue un très bon exemple de ce que nous avançons. Les sociétés de financement et les groupes indus- triels y sont les interlocuteurs incontournables et privilégiés de tous les créateurs qui veulent s’intégrer dans l’économie locale (Ferrary, 2001 ; Saxenian, 2000 ; Burton, 2001). Dans cet univers où prévalent des intérêts d’ “investissements marchands” et

“industriels”, seuls les entrepreneurs prêts à ouvrir leur capital et à accepter de perdre une partie ou la totalité de leur autonomie financière et stratégique peuvent se dévelop- per. A l’inverse, tous ceux désirant conserver leur indépendance en sont exclus et ne trouvent pas d’associés pour les soutenir. Cela nous montre que la question du finan- cement des ENT en France, et sans doute pouvons-nous étendre notre affirmation à d’autres types d’entreprises et à d’autres pays, n’est pas réductible aux seuls montants des sommes mises à disposition comme c’est si souvent le cas. Il est aussi question de la recevabilité de ces fonds. Contrairement à une certaine orthodoxie économique, les entrepreneurs ne calculent pas froidement leurs associations financières : ils sont atten- tifs aux intérêts qui circulent avec les sommes proposées. Et cela affecte leurs choix aussi sûrement que si l’argent avait une odeur. La “sous-capitalisation” de certaines ENT, dénoncée par de nombreux observateurs, résulterait en partie de ce refus des

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entrepreneurs d’être financés par des fonds qu’ils jugent inadaptés. Voilà pourquoi il existe des situations paradoxales où certains créateurs refusent l’aide proposée par des sociétés d’amorçage alors qu’ils en ont besoin. Il nous semble donc qu’en plus d’être attentif au montant des sommes mises à disposition, il faudrait aussi se soucier de ceux qui les réclament de façon à être certain qu’il y ait suffisamment d’argent “acceptable”

qui profite, non pas à un type particulier d’entrepreneur, mais au maximum d’entre eux.

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