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Le Fragment comme forme littéraire

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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In Campos abiertos : Ensayos en homenaje a Jenaro Talens. Sous la direction de Valeria Wagner. Madrid : Red ediciones, 2011.

LE FRAGMENT COMME FORME LITTÉRAIRE David Spurr

C’est peut-être la plus ancienne expression que nous ayons de la pensée occidentale. Elle consiste en un fragment des écrits d’Anaximandre de Milet, philosophe grec qui vécut sur l’île de Samos au VIe siècle avant notre ère:

λέγει \t «grec» δ’ αὐτὴν μήτε ὕδωρ μήτε ἄλλο τι τῶν καλουμένων εἶναι στοιχείων, ἀλλ’ ἑτέραν τινὰ φύσιν ἄπειρον, \t «grec» ἐξ ἧς ἅπαντας γίνεσθαι τοὺς οὐρανοὺς \t «grec» καὶ τοὺς \t «grec» ἐν αὐτοῖς κόσμους· \t «grec» δὲ ... τάξιν, ποιητικωτέροις οὕτως ὀνόμασιν αὐτὰ λέγων. (Heidegger 13) Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties comme il est prescrit; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué.

Comment se fait-il que nous possédions encore ce fragment, écrit il y a 2’500 ans? Il est reproduit dans un commentaire à la Physique d’Aristote du philosophe Simplicius, datant du VIe siècle de notre ère. Simplicius lui-même trouva le fragment dans un texte, perdu depuis, de Théophraste, philosophe du IIIe siècle avant notre ère. C’est dire à quel point cette pensée nous est parvenue par le simple hasard des choses, et que contrairement à ce qu’elle dit de la nature des choses à retourner à leur lieu d’origine pour y disparaître, elle a survécu. Mais sous quelle forme? Martin Heidegger, qui a consacré un essai à ce fragment, avoue son impuissance à le déchiffrer de manière définitive; il se demande si, caché au fond de son éloignement historique et temporel, il a encore quelque chose à nous dire, et qui se dévoilera dans les temps qui viennent. Heidegger constate le secret du fragment, et ainsi de tout fragment. Un fragment, par définition et par sa forme, a toujours deux éléments: (a) un fait, un objet matériel qui peut être connu, comme les mots grecs d’Anaximandre, et (b) le secret, l’énigme du monde caché à l’origine du fragment, ce dont nous n’avons qu’un indice dans la partie infime que le fragment dévoile.

D’où vient le mot fragment? L’étymologie nous dit qu’il vient du verbe latin frangere: casser, briser, d’où le substantif fragmen: un objet brisé, une ruine, 284 ainsi que fragmentum: un morceau détaché par brisure. Ce mot s’apparente à l’adjectif fractus: interrompu, irrégulier, et à fragilis: fragile. En français et en anglais moderne, fragment est défini généralement comme morceau d’une chose brisée, mise en éclats. Pour ce qui est de l’art, le fragment désigne une oeuvre incomplète ou un morceau dont le reste de l’oeuvre est absent. Dans toute étymologie on entend une histoire de brisure, de violence subie, de désagrégation. Le fragment est donc à la fois la figure, le symptôme, le témoin et l’indice de toutes ces conditions.

Afin d’éviter toute confusion avec d’autres formes textuelles, notons que les genres suivants ne sont pas des fragments, selon l’acception de ce mot que nous entendons ici:

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aphorisme: Sentence concise et mémorable qui résume beaucoup de sagesse en peu de mots. Ainsi le poète William Blake: «The road of excess leads to the palace of wisdom», la route de l’excès mène au palais de la sagesse.

maxime: Formule brève et frappante qui énonce un principe HYPERLINK

“http://www.lettres.org/files/moral.html” moral. Ainsi La Rochefoucauld: Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours. Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont infaillibles, et l’homme le plus simple, qui a de la passion, persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point». proverbe: Vérité d’expérience ou conseil de sagesse populaire, exprimé dans une formule généralement imagée et figurée, qui donne aux objets quotidiens une signification universelle. Ainsi le proverbe arabe: « Le monde est du côté de celui qui est debout».

anecdote: Bref récit ou petite histoire amusante concernant un fait peu connu, curieux ou piquant.

À la différence des autres formes brèves, l’anecdote a une forme narrative.

L’aphorisme, la maxime, le proverbe, l’anecdote: pour autant qu’elles soient des formes variées, elles ont en commun la qualité d’un texte achevé: chacune est complète et autonome; nous connaissons le texte et sa signification, bien que bref, 285 dans son intégralité. Ces formes sont donc à la littérature ce que la miniature est à la peinture: des petites oeuvres achevées.

Le fragment, au contraire, est le produit d’une destruction. Si nous n’avons que le fragment d’une oeuvre, c’est parce que cette oeuvre dans son unité a été détruite et non transmise intégralement. Comme chez Anaximandre, il ne nous reste que des fragments d’Héraclite, philosophe grec du IVe siècle avant notre ère: il confia son livre au temple d’Artémis à Éphèse, incendié en 356 av. J.-C. Dès lors, il ne resta que des citations fragmentaires du philosophe dans d’autres livres. On lit Héraclite pour en combler les vides. Or, si l’oeuvre n’a pas été perdue dans semblable catastrophe, elle peut également devenir fragment en restant inachevée, par exemple à cause de la mort de l’auteur; c’est le cas du roman Henri d’Ofterdingen de Novalis, d’À la recherche du temps perdu de Proust, du Château de Kafka.

Ou bien, évidemment, l’oeuvre peut rester inachevée parce que tout simplement abandonnée par son auteur, qui ne trouve pas la force de la terminer. Dans tous les cas, le fragment semble fatalement lié à la catastrophe, à la mort, à la déchéance, au désastre et au hasard.

Nous avons assez vite parcouru l’histoire de l’Antiquité à nos jours. Pour la période moderne nous allons proposer un exposé plus systématique. Il y a vingt-cinq ans, trois professeurs de l’Université de Genève (Jacques Bouveresse, Lucien Dällenbach et André Hurst) donnèrent un séminaire où ils définirent trois formes historiques du fragment tel qu’on le trouve dans la littérature moderne. Le XVIIIe siècle, âge de la naissance de l’archéologie comme science, est aussi celui du fragment classique: c’est ce qui reste d’une totalité perdue. Comme les ruines d’un temple antique nous laissent imaginer le temple dans son intégralité, en littérature, ce qui subsiste d’un texte disparu présuppose un texte implicite derrière celui que nous lisons. Le fragment classique est donc le reste, le résidu, la ruine, le vestige du passé. C’est le cas, par exemple, des fragments d’Anaximandre et d’Héraclite. Dans un dessin de Johann Heinrich Füssli, une figure féminine, allégorie de l’artiste, s’effondre devant les fragments gigantesques du pied et de la main de la statue colossale de l’empereur Constantin [Fig. 1]. 286 Ces fragments se trouvaient dans la cour de la Capitoline à Rome, que Füssli visita en 1770. Füssli dessine une allégorie du désespoir de l’artiste moderne face à la grandeur des ruines de l’Antiquité. Le fragment classique est le fragment reçu d’un temps inimitable et irrévocable.

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Au XIXe siècle, on voit paraître une nouvelle forme de fragment, celui dont le tout manquant au fragment n’est pas perdu dans le passé. Au contraire, il est à dévoiler. Désignons cette forme comme étant celle du fragment romantique. Ce genre de fragment, dont certains sont des compositions voulues comme fragments, est conçu dans une perspective eschatologique et utopique, il s’agit du «germe de l’avenir» et d’un tremplin à l’imagination. Le fragment romantique 287 est signe, il témoigne d’une création et de l’attente d’une unité parfaite de l’homme avec son univers.

Le poète romantique Samuel Taylor Coleridge composa en 1798 un poème qu’il présenta comme un fragment. Il s’agit de «Kubla Khan, or A Vision in a Dream. A Fragment»: donc une vision dans un rêve, un fragment. Dans une préface au poème, Coleridge raconte les circonstances de sa composition. Souffrant d’une indisposition, il prit un médicament [du laudanum: de l’opium mélangé à de l’alcool] et s’endormit dans son fauteuil en lisant un livre de Samuel Purchas, Le Pèlerinage, où figure le palais enchanté de l’empereur oriental Kubla Khan. Les paroles du poème, dit Coleridge, lui vinrent dans un rêve, sans aucun effort de composition de sa part. Se réveillant au bout de trois heures, il prit sa plume et se mit à tout copier, mais après la transcription de cinquante-quatre vers, un visiteur vint frapper à la porte.

La transcription du poème rêvé étant ainsi interrompue, il resta le fragment que nous connaissons. Le poème évoque le palais de l’empereur dans un paysage exotique de jardins, encens, fontaines, cavernes et rivières sous-terraines, le tout dominé par un «dôme de plaisir majestueux». Cette vision pittoresque cède soudainement la place à une autre, celle d’une demoiselle jouant d’un tympanon dont le poète rêve de retrouver la musique, comme un Orphée moderne qui aurait appris le chant du Paradis. Suit une vision de ce rêve réalisé, où l’aspect exalté du poète ferait peur aux gens, qui diraient alors:

Beware! Beware!

His flashing eyes, his floating hair!

Weave a circle round him thrice, And close your eyes with holy dread, For he on honey-dew hath fed, And drunk the milk of Paradise.

(49-54) Prenez garde! Prenez garde!

Ses yeux étincelants, ses cheveux flottants!

Faites un cercle autour de lui trois fois, Et fermez vos yeux par terreur sacrée, Parce qu’il a goûté de la rosée de miel Et a bu le lait du Paradis.

Que l’histoire de la composition de ce poème racontée par Coleridge soit vraie ou non, le fait de le présenter comme quelque chose d’inachevé donne 288 au poème la qualité de spontanéité et de grâce que l’on attache à l’inspiration divine. Le fragment se veut signe d’une transcendance à laquelle le poète ne peut que rêver, mais dont le rêve lui a déjà donné le goût. La poursuite de ce rêve dont la réalisation reste toujours différée est l’occasion ainsi que le sujet de ces vers; le poète qui transcrit ces vers qui lui sont venus en songe, ainsi que la figure du poète dans le récit du poème, cherche à récupérer un chant divin qu’il n’a entendu

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que dans une vision. Bien que cette recherche reste inachevée, le poème fragmentaire témoigne néanmoins de la promesse de cette vision; le poème s’interrompt au moment de s’orienter vers une transcendance à venir.

Cette orientation visionnaire se trouve également dans ce qu’on appelle les fragments de l’Athenaeum. C’est dans cette revue allemande à la fin du XVIIIe siècle que plusieurs écrivains rassemblés à Iéna — les frères Schlegel, Novalis, Schleiermacher — publièrent des fragments anonymes. Il s’agissait, un peu paradoxalement, de fragments voulus, faits comme tels. En voici des exemples:

24. Viele Werke der Alten sind Fragmente geworden. Viele Werke der Neuern sind es gleich bei der Entstehung.

Nombre d’oeuvres des Anciens sont devenues fragments. Nombre d’oeuvres des Modernes le sont dès l eur naissance.

53. Es ist gleich tödlich für den Geist, ein System zu haben, und keins zu haben. Er wird sich also wohl entschließen müssen, beides zu verbinden.

Il est aussi mortel pour l’esprit d’avoir un système que de n’en avoir aucun. Il faudra donc qu’il se décide à combiner ces deux aspects.

206. Ein Fragment muß gleich einem kleinen Kunstwerke von der umgebenden Welt ganz abgesondert und in sich selbst vollendet sein wie ein Igel.

Pareil à une petite oeuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et refermé sur lui-même comme un hérisson.

En lisant ces fragments, nous assistons à un moment de crise dans tous les domaines (moral, politique, religieux, artistique) où la notion même d’oeuvre est mise en question. Cette notion sera bouleversée par le nouveau fragment: par son relatif inachèvement et son absence de développement discursif, par le fait qu’une variété et un mélange d’objets puissent faire un ensemble, et que l’unité de cet ensemble soit située en-dehors de l’oeuvre, c’est-à-dire dans le sujet. Examinons ce que disent ces trois fragments choisis presque au hasard: le n° 24 réclame le statut de fragment pour l’oeuvre moderne; c’est une oeuvre qui ne se complètera que par l’accomplissement d’une histoire à venir, un 289 entendement futur, un Ereignis transcendantal. Les oeuvres sont de ce monde et donc limitées par lui; leur destin ne se connaîtra que dans un autre monde, que ce soit dans la dimension de la temporalité historique ou dans celle de la transcendance ontologique.

Le n° 53 valorise l’absence de système dans la création artistique, non pas que le principe d’un système soit refusé, mais que l’indépendance de tout système est aussi essentielle à l’art que le fait d’en maîtriser un. Quant au fragment n° 206, il a suscité un vif débat chez les critiques contemporains. À première vue, il semble revenir en arrière par rapport à l’esthétique du fragment qui réclame la qualité ouverte et inachevée de cette forme. Selon ce point de vue, le fragment 206 reconduit le fragment vers l’aphorisme, c’est-à-dire la fermeture d’une phrase parfaite. Mais en lisant ce fragment dans son entier et dans son contexte, on voit que la fragmentation est comprise ici surtout comme détachement et isolement (Lacoue- Labarthe et Nancy 63). C’est le principe d’individuation qui fait le fragment, ici comme dans une oeuvre d’art. Cependant, le fragment n’est pas une oeuvre d’art; il n’atteindra ce statut qu’en étant mis ensemble avec d’autres fragments, eux aussi détachés et isolés dans leur formes respectives.

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Les fragments de l’Athenaeum sont anonymes et sans objet particulier, ce qui les distinguent des modèles antérieurs. Il ne s’agit plus du morceau détaché, ni du résidu d’un ensemble brisé, mais plutôt d’une forme autonome qui a pourtant une fonction évocatrice par rapport à une unité dont les fragments ne sont que des signes. Les poètes d’Iéna se voyaient participer à un projet collectif projeté vers l’avenir, dont chacun ne contribuait que de façon frag- mentaire. Cette absence de système s’applique également à la forme de savoir que représente le fragment: le vrai savoir n’est pas celui de la discursivité analytique et prédicative, il est ce que nous avons connu, trouvé, tombé dessus, découvert et vécu. Il a un caractère involontaire, aléatoire, fragmentaire. Schlegel dit à ce propos: «Je ne peux donner de moi, de mon tout entier, nul autre échantillon qu’un tel système de fragments parce que je suis moi-même quelque chose de semblable... Aucune autre manière d’écrire que celle de mes fragments ne m’est tout à fait naturelle et facile». Cependant, le fragment romantique tel qu’il paraît dans l’Athenaeum est anonyme parce qu’on le voulait universel, arbitraire et libéré de tout intérêt personnel ou politique. Sa forme est souvent paradoxale parce qu’en joignant des idées opposées, il va à l’encontre de la doxa, de la doctrine reçue. Il est progressif en ce qu’il se prête à la création d’une oeuvre toujours en devenir. L’oeuvre collective des fragments réunira tous les genres et toutes les disciplines: la poésie sera réunie 290 aux autres arts et à la philosophie. L’oeuvre se veut donc multiple, collective, infinie et idéale, mais dans un registre d’idéalité qui ne sera plus distinct de la réalité matérielle.

Le fragment a ceci de paradoxal: d’une part, il ne peut qu’être marginal de par sa forme inachevée; d’autre part, il se trouve au centre de la nouvelle définition de l’art qui sera connue sous le nom de romantisme. Ce mouvement déclare l’autonomie de l’art et sa liberté de n’être que lui-même, c’est-à-dire l’art libéré de toute fonction institutionnelle et morale. On n’écrit plus des poèmes au nom de la bienséance et autres valeurs bourgeoises. Le romantisme valorise au contraire le spontané et l’imprévu, même s’il valorise en même temps la réflexion et la recherche d’une vérité au-delà de celle de la philosophie discursive et étroitement rationnelle.

Cependant, en embrassant l’autonomie esthétique, le spontané et l’inachevé, l’art romantique court le risque de la marginalisation. S’il n’est plus au service de quiconque, à quoi sert-il? À la simple auto-expression du poète en tant qu’individu? Ce serait bien peu de chose. La conscience de ce danger de la marginalisation de l’art, ainsi que l’exemple de la Révolution française, est à l’origine du caractère déclaratif du fragment ainsi que de la prolifération des manifestes poétiques allant des fragments d’Iéna aux futuristes et aux surréalistes du XXe siècle. C’est une des raisons pour lesquelles les romantiques mettaient le poète au centre du destin humain, de sorte que Shelley puisse déclarer en 1821: «poets are the unacknowledged legislators of the world»: les poètes sont les législateurs non-reconnus du monde. Il n’en reste pas moins que le fragment romantique témoigne d’une nouvelle prise de conscience de l’art en tant que tel, et que la littérature va désormais porter en elle la question de la discontinuité ou de la différence comme forme: question que le romantisme a pressentie et proposée à l’avenir (Blanchot 527).

Jusqu’à présent nous avons parlé de deux formes de fragments: classique et romantique. Dans les deux cas, le fragment consiste en un fait matériel, ne serait-ce que par la matière du

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langage. Cependant, ces deux conceptions du fragment comportent celle du secret. Dans le cas du fragment classique, son secret est celui du monde perdu dont il est le survivant, alors que le secret du fragment classique est celui du monde à venir, ou bien un monde déjà présent mais que notre condition mortelle et corporelle ne nous permet pas encore d’appréhender, sauf dans des rares moment d’inspiration et de vision poétique.

Au XXe siècle, le fragment qu’on peut appeler moderne fait théoriquement partie d’un tout, comme c’est le cas des deux autres formes historiques, mais 291 ce tout est devenu improbable, contradictoire, voire impossible à constituer. Objectivement, on peut constater la forme fragmentaire symptomatique du modernisme, par exemple dans les poèmes de T. S. Eliot ou de Valéry, les romans de Joyce, Proust, Virginia Woolf ou Alfred Döblin; les tableaux des cubistes comme Picasso et Braque; la musique de Stravinsky et de John Cage. Pour certains, cette fragmentation de la forme artistique reflète la fragmentation plus générale de la condition moderne. Selon Walter Benjamin, par exemple, cet art serait à la fois la réponse et la conséquence fatale du capitalisme à grande échelle et de la prolifération déchaînée de la technologie. La fragmentation est une condition de la vie moderne elle-même, où les traditions sociales, religieuses et philosophiques sont mises en morceaux. Pour d’autres cependant, cette fragmentation, qu’elle soit dans la vie ou dans l’art, n’est pas à regretter. On peut en célébrer le pluralisme, la multiplicité, l’esprit d’ouverture, le hasard, l’inattendu: tout ce qui sauve la vie, la pensée ou l’oeuvre d’une totalité emprisonnante, de la répétition éternelle du même. La fragmentation est différence, la différence est vie. On constate en effet un regain d’intérêt intellectuel et artistique pour tout ce qui est fragmentaire dans le contexte d’une société confrontée à l’éclatement et à la dispersion. Depuis trente ans, la philosophie européenne a été renouvelée par la déconstruction, moins une méthode qu’une disposition philosophique qui cherche à démanteler les anciens systèmes afin de montrer les mythes ou autres enjeux sur lesquels ces systèmes sont fondés. Parallèlement, dans l’art contemporain — y compris la littérature —, on peut constater une nouvelle sensibilité réceptive à la face cachée de l’esthétique traditionnelle: la lacune, l’aporie, l’inachevé ou ce qu’Umberto Eco appelle «l’oeuvre ouverte». Dans un parc public à Münster, en Allemagne, on voit une flèche d’église sortir du fond d’un trou dans la terre [Figure 2. Guillaume Bijl, Archaeological Site (A Sorry- Installation) 2007] s’agit-il d’un simple fragment ou d’une partie excavée d’une église enterrée?

L’artiste belge Guillaume Bijl a voulu cette incertitude et cette illusion, croyant que l’illusion est le seul moyen de tolérer l’absence de contenu et le vide des choses. Ses modèles sont les objets du tourisme culturel et de l’industrie commerciale des loisirs: les fragments de notre culture postmoderne. Chez d’autres artistes contemporains, comme le photographe américain Jeff Wall, la fragmentation est inspirée de sources romantiques, comme dans sa photographie intitulée

«Destroyed Room», faite d’après un tableau de Delacroix, La mort de Sardanaple [Figs. 3 et 4].292 L’art reflète, ne serait-ce qu’indirectement, l’expérience contemporaine d’une culture elle- même fragmentée, c’est à dire composée de fragments dont les rapports des uns aux autres sont plus qu’ambigus. L’histoire de la littérature moderne est marquée par une tension qui oppose la conception de l’oeuvre comme opus achevé et unifié à la force centrifuge du fragmentaire. Si le fragment a été la forme par excellence du romantisme, en tant qu’annonciatrice d’une unité à venir, il est devenu la forme symptomatique du modernisme en tant que registre d’une totalité impossible. Pour citer Maurice Blanchot, «la fragmentation [...]

n’a nul rapport avec un centre, ne supporte aucune référence originaire et [...], par

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conséquent, la pensée, pensée du même et de 293 l’un, celle de la théologie, comme de toutes les façons de savoir humain [...], ne saurait accueillir sans le fausser» (235).

Pour parler de la littérature moderne nous ne citerons qu’un seul exemple, qui est cependant le plus célèbre poème du XXe siècle en anglais. The Waste Land de T. S. Eliot, paru en 1922, est un poème de quatre cent trente-trois vers répartis en cinq parties. Titre en français: La Terre vaine. Ce poème est composé entièrement de fragments de sources diverses: des anecdotes banales ou sordides, des citations de prophètes bibliques, des conversations entendues, des allusions à la mythologie païenne, des chansons d’opéra, des phrases en grec, latin, français, allemand et sanskrit, de simples images frappantes, comme celle des chauve-souris qui descendent, la tête en bas, l’intérieur noir d’une cheminée. En tant qu’ensemble de fragments, The Waste Land n’est que la conséquence logique de la définition du poème déjà proposée par Friedrich Schlegel dans ses Fragments critiques: «Es gibt so viel Poesie, und doch ist 294 nichts seltner als ein Poem! Das macht die Menge von poetischen Skizzen, Studien, Fragmenten, Tendenzen, Ruinen, und Materialien (No.4).» Cela fait cette masse d’esquisses, d’études, de fragments, de tendances, de ruines et de matériaux poétiques).

Bien qu’il soit impossible de résumer The Waste Land, Eliot nous donne un indice de son inspiration en citant, dans une note, le livre Blick ins Chaos de Hermann Hesse publié en 1920:

Schon ist halb Europa, schon ist zumindest der halbe Osten Europas auf dem Wege zum Chaos, fährt betrunken im heiligem Wahn am Abgrund entlang und singt dazu, singt betrunken und hymnisch wie Dmitri Karamasoff sang. Ueber diese Lieder lacht der Bürger beleidigt, der Heilige und Seher hört sie mit Tränen. (335-37) 295

Déjà la moitié de l’Europe, au moins la moitié de l’Europe de l’est, est sur la voie du chaos.

Dans l’ivresse d’une illusion sacrée elle dérive vers l’abîme, tout en chantant un hymne ivre comme celui chanté par Dimitri Karamazov. Le bourgeois l’entend en riant, le saint et le prophète en pleurant.

On peut comprendre The Waste Land comme étant la seule réponse possible à la dérive de toute une civilisation d’après-guerre, cela sans exclure son caractère de témoignage privé d’un sujet qui se déconstruit dans le discontinu et l’hétérogène du langage poétique. La forme fragmentaire de ce poème est comparable aux Cahiers de Valéry, sous-titrés Mélanges, instants, variétés, histoires brisées, dans lesquels le poète français dit vouloir transcrire «le moi-multiplexe qui n’est jamais ce qu’il est, soumis à la self-variance [la variation du soi]».

The Waste Land conclut avec une suite de fragments, d’un vers chacun, tirés de la poésie, de la chanson et des textes sacrés. La simple lecture de ces vers, connaissant leurs sources, peut révéler la force de la forme fragmentaire dans la poésie moderne:

I sat upon the shore

Fishing, with the arid plain behind me Shall I at least set my lands in order?

London Bridge is falling down falling down falling down Poi s’ascose nel foco che gli affina

Quando fiam uti chelidon — O swallow swallow Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie

These fragments I have shored against my ruins Why then Ile fit you. Hieronymo’s mad againe.

Datta. Dayadhvam. Damyata.

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Shantih shantih shantih

«Je pêchais sur la rive et derrière moi s’étendait la plaine aride.» Ces deux premiers vers sont l’invention du poète, mais ils reprennent le thème, trouvé dans des mythes païens, du Roi Pêcheur qui cherche à délivrer son royaume de la sécheresse et la stérilité. Ensuite la question «Mettrais-je au moins de l’ordre dans mes terres?» reprend les paroles du prophète Esaïe à Ézéchias, qui fut malade à la mort: «Ainsi parle l’Éternel: Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus» (Esaïe 38:1, Bible de Segond). Suivent les paroles d’une comptine anglaise qui chante l’effondrement du plus vieux pont de Londres. Le vers en italien, «puis il rentrait dans le feu qui l’affinait», 296 est prononcé par Dante au sujet de l’ombre du poète provençal Arnaut Daniel, condamné au Purgatoire pour ses péchés de luxure. Dans un des passages les plus émouvants de la Divine Comédie, Daniel prie Dante de se souvenir de ses souffrances avant de disparaître dans les flammes. Le vers en latin est tiré d’un poème anonyme intitulé le Pervigilium Veneris — la veillée de Vénus. Ce poème raconte l’histoire triste de la princesse Philomel. Elle est violée par Tereus, le mari de sa soeur, qui lui coupe la langue pour qu’elle ne puisse témoigner du crime. Dans le poème elle se demande:

«Quand serais-je comme l’hirondelle, que je cesse d’être silencieuse», un sort qui lui est en effet réservé par les dieux. Dans Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie on reconnait le deuxième vers du célèbre sonnet de Nerval dont la première strophe fait du poète la voix de la détresse et de la mélancolie les plus profondes:

Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie:

Ma seule Étoile est morte, — et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans le poème d’Eliot, l’image de la tour abolie reprend celle des tours qui chutent dans les grandes villes de la civilisation occidentale:

Falling towers

Jerusalem Athens Alexandria Vienna London

Unreal

L’effet de la citation fragmentaire de Nerval est de rapporter cette image globalisante à l’esprit du poète et à ce qu’on peut appeler, après Blanchot, «l’exigence fragmentaire» de sa poétique, de sorte que le paysage historique, le sujet poétique et la forme du poème soient tous résumés sous le signe de la déchirure, la brisure et l’effondrement.

Le vers suivant — «These fragments I have shored against my ruins», Je veux de ces fragments étayer mes ruines — n’est pas une citation. On peut le lire comme étant l’aveu du poète par rapport à la composition du poème. Ainsi, la forme fragmentaire, malgré sa dénégation de toute idée ou institution totalisante, aurait un aspect, sinon constructif, du moins responsif aux conditions humaines de vanité et de stérilité dont le poème témoigne.

Ces fragments sont 297 ceux qui endiguent et étayent les ruines, bien que les fragments soient eux-mêmes matière de ruine. Il s’agit donc de faire des ruines la dernière ligne de défense contre le chaos total, voire la mort. Un autre poète américain, Robert Frost, avait dit:

«Un poème est un sursis momentané contre la confusion» (4). En disant avoir composé un poème sous la forme de fragments ramassés contre la ruine, Eliot donne une nouvelle

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définition et une nouvelle urgence à la poétique moderne. Ce sentiment était partagé par l’autre grand poète du fragment de cette époque, Ezra Pound, qui, en voulant persuader ses collègues d’adapter cette nouvelle forme, le faisait avec un tel sens d’urgence que, selon Eliot, il avait l’air d’un homme qui tente de communiquer à un sourd le fait que sa maison a prit feu.

Le vers suivant est tiré de la Tragédie espagnole de Thomas Kyd, pièce de 1580 sous-titrée

«Hieronymo est encore fou». Ce personnage est rendu fou par l’assassinat de son fils. Quand on lui demande d’écrire une pièce pour la cour, il répond: «Why then Ile fit you», «Alors je vous ferai quelque chose d’adapté». Ce consentement est pourtant ambigu, parce que le dramaturge s’arrange pour que les assassins soient eux-mêmes tués dans cette pièce qui, comme les derniers vers de La Terre vaine, est composée de fragments de poésies en plusieurs langues. Les mots «Datta. Dayadhvam. Damyata» sont des verbes en sanskrit qui signifient respectivement: donner, sympathiser, régler. Dans le Brihadaranyaka Upanishad, livre sacré des Hindous, on raconte cette histoire: un jour les trois ordres de la Création— les dieux, les hommes et les démons — ont demandé au Seigneur de la Création, nommé Prajapati, de leur adresser la parole. À chacun de ces ordres il a prononcé la même syllabe:

«da!», que chaque ordre respectif a interprété à sa manière. Les dieux comprirent «damyata»,

«réglez ou retenez-vous». Les hommes comprirent «datta», «donnez l’aumône», et les démons «dayadhvam», «ayez compassion». Lorsqu’on entend le tonnerre sonner «da! da!

da!», c’est le Créateur de l’univers qui nous exhorte: «faites l’aumône, réglez vos passions, ayez compassion». Cette tournure sacrée dans la suite de fragments se confirme dans le vers concluant: «Shantih shantih shantih», «paix, paix, paix». Ce mot sanskrit ainsi répété marque la fin formelle des Upanishads.

Les fragments qui constituent les onze derniers vers de La Terre vaine forment un abrégé du poème entier et, par analogie, d’une vision de la civilisation humaine allant des mythes les plus anciens au langage de nos jours, en passant par la Bible, l’Antiquité classique, le Moyen Âge et la Renaissance; cela se fait dans des registres discursifs qui vont de la confession intime aux commandements divins. Le retour aux sources spirituelles à la fin du poème 298 donne cependant une lueur d’espoir à cette vision d’un monde dévasté sur le plan spirituel, ce qui montre que la sensibilité d’Eliot est encore habitée quelque part par le rêve romantique de la transcendance, aussi improbable soit-elle. C’est néanmoins le recours au fragment qui rend possible ce survol éclair de l’histoire et de l’expression humaines sous leurs différentes formes.

Concluons ce trop bref exposé par une réflexion sur la forme du fragment comme une analogie à la littérature dans son essence. On peut dire, avec Daniel Oster, que le fragment est la figure de l’événement pur, de l’accident, de ce qui survient. En tant que tel, il a deux aspects. D’une part, il marque la défection d’une cohérence; d’autre part, il en garde la mémoire: il est donc à la fois présence et absence, signe et secret. Cette double identité fait partie de toute oeuvre littéraire. Elle est, d’une part, rendue possible par la fragmentation du langage, par la possibilité d’un événement de langage, d’une intervention, d’un essai; d’autre part, l’oeuvre en tant que telle est une lutte contre la fragmentation: elle se veut intègre, autonome et entière. L’oeuvre, paradoxalement, est en lutte constante contre le principe de fragmentation qui la rend possible, que tout à la fois elle veut abolir et maintenir afin de se

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produire elle-même. De là l’énigme nécessaire de la littérature, que Blanchot appelle écriture d’effraction:

Ainsi, brisés, les fragments ne doivent pas apparaître comme les moments d’un discours encore incomplet, mais comme ce langage, écriture d’effraction, par lequel le hasard, au niveau de l’affirmation, reste aléatoire et l’énigme se libère de l’intimité de son secret pour, en s’écrivant, s’exposer comme

l’énigme même qui maintient l’écriture. (251)

Une effraction est une fracture faite dans l’intention de voler. L’écriture dont parle Blanchot brise l’unité des discours faussement totalisants afin d’en voler le hasard et l’énigme qu’ils recouvrent et qui sont l’essence même de l’écriture littéraire.

Bibliographie

Blanchot, Maurice. L’Entretien infini. Paris: Gallimard, 1969

Bouveresse, Jacques; Dällenbach, Lucien; Hurst, André. La Question du fragment: séminaire interdisciplinaire d’été 1981. Genève: Faculté des Lettres, 1981

Frost, Robert. « The Figure a Poem Makes». Preface to Collected Poems. New York: Holt, 1939 299 Heidegger, Martin. Early Greek Thinking: The Dawn of Western Philosophy. Trans. David Farrell Krell et Frank A. Capuzzi. San Francisco: Harper and Row, 1975

Hesse, Hermann. Eine Literaturgeschichte in Rezensionen und Aufsätzen. Suhrkamp: Frankfurt am Main, 1975.

Lacoue-Labarthe, Philippe et Nancy, Jean-Luc. L’absolu littéraire: théorie de la littérature du romantisme allemand. Paris: Seuil, 1978

Oster, Daniel. «Fragment». Encyclopaedia Universalis. Paris: Encyclopaedia Universalis, 1968-85 Schegel, Friedrich. «Athenäums»- Fragmente und andere Schriften. Ditzingen: Reclam, 1998 Shelley, Percy Bysshe. «A Defence of Poetry». In Essays, Letters from Abroad, Translations and Fragments. Londres: Edward Moxon, 1840

Références

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