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L'armure médiévale: motricité, corps de métal et imaginaire social

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L'armure médiévale: motricité, corps de métal et imaginaire social

BOLENS, Guillemette

BOLENS, Guillemette. L'armure médiévale: motricité, corps de métal et imaginaire social. In:

Véronique Adam et Anna Caiozzo. La Fabrique du corps humain: la machine modèle du vivant . Grenoble : CNRS-Maison des Sciences de l'Homme-Alpes, 2010. p. 313-350

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:9650

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Guillemette BOLENS

Une réfl exion sur l’armure médiévale implique de travailler sur un type d’objet qui associe, premièrement, une certaine conception historique et culturelle de ce qu’est un corps humain ; deuxièmement, une technologie, en l’occurrence métallurgique, capable de répondre au savoir projeté sur la corporéité en question (que faut-il pour tuer ce corps ou pour lui permettre de rester en vie ?) ; et troisièmement, sont associés des affects, expressifs d’un imaginaire social et identitaire manifestés corporellement (pourquoi et comment suis-je mon corps face à d’autres corps ?). En outre, l’évolution de l’armure médiévale pose la question du rapport entre le biologique et le non biologique, entre le vivant et l’artefact. Car ce qui est particulier à l’objet manufacturé, non biologique qu’est l’armure est qu’il imite la forme humaine, comme l’automate ou le robot anthropomorphe, tout en ayant, par contre, la fonction de contenir un corps vivant, biologique – un corps vivant doué de sensations, d’émotions, de conscience et donc capable d’intersubjectivité1.

En 2002, le philosophe Brian Massumi commence son livre par ces mots :

« When I think of my body and ask what it does to earn that name, two things stand out. It moves. It feels. In fact, it does both at the same time. It moves as it feels, and it feels itself moving. Can we think a body without this: an intrinsic connection between

1Sur la différence incompressible entre l’artefact et le vivant, voir Damasio (1999), pp. 314-315.

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movement and sensation whereby each immediately summons the other2 ? » (p. 1)

Le corps se signale comme organisme par sa kinesthésie. Non par sa motricité, que l’artefact peut imiter, mais par sa sensibilité motrice. Le cas de l’armure est intéressant car il s’agit d’un artefact anthropomorphe contenant un corps biologique, doué de kinesthésie. Contrairement à l’automate dont les mouvements sont uniquement mécaniques, quand bien même ils imitent ceux du vivant, les mouvements de l’artefact non biologique qu’est l’armure viennent des mouvements d’un corps biologique. Quel est l’impact de cette relation ? À quelle sorte de mouvements avons-nous affaire ? D’une part, il ne s’agit pas de mouvements artifi ciels comme ceux d’un automate ou d’un robot. D’autre part, la motricité et la kinésie du corps humain en armure sont affectées par l’objet technique – affectées dans le double sens de modifi ées et troublées sensoriellement, rendant l’allure kinésique de l’homme armé étran- gement artifi cielle, encombrée et bruyante3.

Enfi n, la question de l’armure est intéressante parce que son évolution technologique manifeste l’impact du biologique sur l’objet manufacturé. En effet, l’évolution technologique de l’armure du XIe au XVIe siècles rend visible l’intervention toujours surprenante de l’imaginaire, qui transpire du corps biologique à travers l’enveloppe de métal en modifi ant au passage la forme de l’objet. L’imaginaire s’oppose ainsi au réductionnisme fantasmatique d’un corps purement fonctionnel (Damasio, 1999, pp. 303-304). Comment est-on passé du haubert (simple cotte de mailles) à l’armure d’apparat d’Albrecht von Brandenburg (1525), soit une armure totalement englobante, coiffée d’un heaume surréaliste à tête d’oiseau ? La vulnérabilité du corps a conduit à fabri- quer des moyens de protection adaptés au développement des armes offensives.

Ce faisant, la progression du haubert jusqu’à l’armure totale montre que le progrès technologique se double des surplus encombrants d’un imaginaire in- dissociable du souci d’effi cacité justifi ant a priori les avancées technologiques.

Voire plus, le progrès technologique peut aboutir à l’inverse de l’effi cacité re-

2« Quand je pense à mon corps et demande ce qu’il fait pour mériter ce nom, deux aspects apparaissent. Il bouge. Il sent. En fait, il fait les deux en même temps. Il bouge en sentant, et il se sent bouger. Peut-on penser un corps sans cela : une connexion intrinsèque entre mouvement et sensation où l’un convoque immédiatement l’autre ? »

3Par kinésie, j’entends la facture particulière des mouvements d’un corps vivant telle que cette facture peut être perçue dans le contexte d’une interaction interpersonnelle.

Voir Bolens (2008).

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cherchée. En effet, la protection du corps d’Albrecht von Brandenburg, gainé de métal des pieds à la tête, le met en péril autrement, en limitant de façon radicale sa motricité, son souffl e et sa vision. Mais c’est en fait que la raison d’être de cette enveloppe de métal a changé : il n’est plus question de combat mais de parure. Cette armure est portée pour faire spectacle et augmenter la visibilité du pouvoir, peu importe que celui qui est dans l’armure, lui, n’y voie goutte.

Or, il est diffi cile de passer du pragmatisme guerrier à la parade du pouvoir si simplement, et des couacs sont à prévoir. L’un des plus fameux couacs du XIVe siècle fut la bataille de Crécy pendant la Guerre de Cent Ans.

Le récit que Jean Froissart fait de cette bataille dans ses Chroniques met en lumière la puissance de l’imaginaire social dans les pratiques technologiques associées au corps humain.

Dans Manmade Marvels in Medieval Culture and Literature4, Scott Lightsey montre qu’eut lieu au XIVe siècle un développement considérable de la métallurgie, de l’orfèvrerie et des mécanismes automatiques en des œuvres

« employed for the purpose of enhancing political capital or religious awe. […]

The greatest among these marvels were the elaborate clockworks and anima- ted creatures or automata, mechanical imitations of life such as the gilt birds, robotic deer, and other marvelous machines built to perform at court » (p. 10).

Ces mécanismes étaient « the expression of elite identity through the machine5 » (p. 26). Les raffi nements croissants de l’armure faisaient partie de cette évolu- tion à la fois technologique, culturelle, idéologique et politique6. L’armure est ainsi un objet non biologique qui est façonné non seulement par la technologie mais aussi par l’imaginaire et l’idéologie des corps biologiques qui l’habitent.

4Les Merveilles faites main dans la culture et la littérature médiévales.

5« […] des œuvres employées dans le but d’accroître le capital politique ou la crainte religieuse. […] Les plus remarquables de ces merveilles étaient des horloges élaborées et des créatures animées ou automates, des imitations mécaniques de la vie, comme les oiseaux d’or, les biches robotisées et d’autres merveilleuses machines construites pour être montrées à la cour. Ces mécanismes étaient l’expression de l’identité de l’élite à travers la machine. »

6 Lightsey (2007), p. 29: « From Rome to London, the projection of an appropriate social and ideological stance was of paramount importance to trans-European nobility, and the manner in which the nobility chose to confi rm their status was through display ; the Valois were particularly adept, using displays of wealth to guarantee their status and military supremacy. » (« De Rome à Londres, le déploiement d’une posture sociale et idéologique appropriée était d’une importance capitale pour la noblesse à travers l’Europe, et la façon dont la noblesse choisit d’asseoir son statut fut l’ostentation ; les Valois en étaient particulièrement adeptes, utilisant l’ostentation de richesse pour garantir leur statut et leur suprématie militaire. »)

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Par ailleurs, cet objet particulier modifi e le rapport de ces corps à la pesanteur et au monde, ayant un impact sensorimoteur global, qui affecte aussi bien la vue, l’audition et le toucher que la kinesthésie, la motricité, la tempéra- ture du corps et le souffl e. En ce qui concerne le souffl e, il est intéressant que Sir Thomas Malory, auteur anglais du XVe siècle, distingue ainsi l’élite des chevaliers arthuriens : « Than was sir Trystrames called the strengyst knyght of the worlde, for he was called bygger than sir Launcelotte, but sir Launcelot was bettir brethid7 » (p. 260, l. 25-26). Et de sir Lamorak, Tristan dit ceci : « he was the clennyst-myghted man and the beste-wynded of his ayge that was on lyve8 » (p. 427, ll. 24-25). Parmi les qualités d’importance supérieure du héros arthurien chez Malory, le souffl e se trouve donc en tête de liste. Cet aspect est rare dans les textes, bien qu’il soit aisément compréhensible étant donné la diffi culté de galoper à tout rompre, serré dans une armure pesante, et tenant une lance de trois mètres qu’il s’agit de percuter contre un adversaire mobile.

Ainsi, pour comprendre ce qu’est une armure pour le corps humain qui l’habite, il convient de considérer brièvement l’évolution de cette sorte d’objet du point de vue de la sensorimotricité. Claude Gaier, spécialiste de l’armement médiéval, explique que « [d]ès le VIIIe siècle, la cavalerie adopta un vêtement de protection qui se perfectionna peu à peu au point qu’à la fi n du XIIe les combattants furent couverts de la tête aux pieds par une cotte de mailles, de plates ensuite, pour aboutir, au XVe siècle, à l’armure articulée qui représentait, dans ce domaine, le summum de la perfection » (Gaier, 1995, p. 302)9. C’est cette évolution que nous allons suivre brièvement au moyen

7« Alors le seigneur Tristan fut appelé le chevalier le plus fort du monde, car il avait plus grande carrure que le seigneur Lancelot, toutefois le seigneur Lancelot avait plus de souffl e. »

8 « [Le seigneur Lamorak] était l’homme dont la force physique et la capacité pulmonaire étaient les plus grandes parmi ceux qui vivaient à son époque. »

9 Voir aussi Gaier (1995), p. 300 : « Dans l’ensemble… l’art militaire de l’Europe occidentale apparaît dominé, entre le XIIe et le XVIe siècles, par des considérations étrangères à la façon pragmatique dont nous l’envisageons de nos jours. Ce paradoxe a égaré nombre d’historiens, qui n’ont vu dans ces étranges pratiques guerrières qu’un défi maladroit à leur entendement. Or, nous sommes convaincu que les formules tactiques de l’époque possédaient bel et bien une logique interne mais qu’elles obéissaient à une optique fondamentalement différente de la nôtre. Cette différence résulte du monopole que la classe féodale se réserva longtemps quant à la conception sinon à l’application de la chose militaire. Ses préjugés sociaux en ont nécessairement infl uencé le cours. Aussi l’étude de la mentalité de la cavalerie lourde, c’est-à-dire des raisons qu’elle se donnait d’agir comme elle l’a fait, est-elle indispensable à la compréhension d’un demi-millénaire d’histoire des armées. L’aristocratie militaire estimait avoir trouvé, avec la formule du cavalier lourd, un moyen infaillible d’assurer la pérennité de son ascendant social. »

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d’une sélection d’œuvres et d’armures. Un point de départ intéressant est la Tapisserie de Bayeux.

Datant des années 1070, la Tapisserie (ou Broderie) de Bayeux met en scène le haubert. Sur l’une des sections de l’œuvre, les Normands chargent leurs navires d’armes et de nourriture et il apparaît que deux hommes sont nécessaires pour déplacer un seul haubert quand ce haubert n’est pas revêtu. À la différence des hauberts les plus courants, les cottes de mailles de la tapisserie de Bayeux ont des jambes, ce qui a interpellé le médiéviste Nicholas Brooks (2000, pp. 138-161). En effet, monter à cheval avec le bassin pris dans une cotte de mailles devait être, selon Brooks, extrêmement inconfortable. Or, les Normands combattent bel et bien à cheval et en cotte de mailles, comme le montrent sur la Tapisserie les cavaliers, ainsi qu’un personnage blessé dont la chute met en évidence son bassin. Ceci accentue le lien qui existe entre essor technologique et pratique corporelle. La cotte de mailles est une invention remarquable du point de vue d’un certain type de protection de l’enveloppe corporelle garantissant une mobilité relativement bonne. Mais si la pratique de combat est la charge de cavalerie, alors quid de l’entre-jambe quand, au lieu d’une tunique de mailles, nous avons une combinaison de mailles ?

La réponse de Brooks est que l’artiste anonyme anglais qui a dessiné la Tapisserie connaissait l’armement anglais. Or, les Anglais combattaient à pied, ce qui justifi e l’usage d’une combinaison de mailles. Et l’artiste aurait alors, d’après Brooks, généralisé ces combinaisons de mailles à la majorité des guerriers de la Tapisserie, Normands y compris. La solution de Brooks, à défaut d’être pleinement convaincante, a le mérite de mettre en lumière le problème du rapport, tout sauf évident, qui existe entre technique et pratique, posant en outre la question des moyens que nous avons – ou que nous n’avons pas – de comprendre un geste artistique à connotation politique et idéologique, tel que celui de placer des envahisseurs sur des chevaux avec des mailles entre les jambes. Le souci de Brooks se justifi e du fait que l’artiste était clairement sen- sible à la question de la motricité. Car l’expression kinésique dans la Tapisserie de Bayeux est révolutionnaire, représentant au XIe siècle des mouvements de chute pris en instantané, tels les mouvements des trois chevaux qui culbutent sur le champ de bataille ou ceux des guerriers suspendus dans le vide au moment de s’écraser au sol, transpercés par une lance.

Deux points encore concernant la motricité dans la Tapisserie de Bayeux. Premièrement, la Tapisserie représente un mouvement chez Guillaume

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le Conquérant qui deviendra impossible avec le développement de l’armure.

En effet, pendant la bataille de Hastings, Guillaume, assis sur son cheval, se retourne entièrement au niveau du torse pour que ses guerriers puissent l’iden- tifi er, soulevant sa visière afi n de révéler son visage. Les armures, devenant de plus en plus englobantes, augmenteront la protection de l’enveloppe mais, de ce fait, limiteront considérablement l’amplitude articulaire et les possibilités motrices : certains mouvements de base ne seront plus envisageables, tel le pivotement du buste.

Deuxièmement, certains heaumes, employés exclusivement pour les joutes, pesaient plus de dix kilos et permettaient une visibilité et une respiration minimales. Il y a évidemment des raisons à ces développements technologiques.

Protéger le crâne, bien sûr, en redoublant son ossature d’une couche externe plus dure puisque de métal, mais aussi diminuer au maximum le risque d’être blessé à l’œil, comme fut blessé le roi Harold. En effet, la Tapisserie de Bayeux dépeint Harold Godwinson, roi des Anglais, blessé d’une fl èche fi chée dans l’œil. Selon la légende, alimentée par la Tapisserie, Harold serait mort de cette blessure, la protection de son heaume lui ayant donc fait défaut. La Tapisserie a été reconnue par les spécialistes de cette œuvre comme un instrument de pro- pagande (Crafton, 2007 ; Gameson, 1997). Or, l’un des aspects de son discours politique est de formuler cette idée que le niveau technologique d’une armée, et non plus principalement l’héroïsme de ses guerriers, est déterminant pour la victoire au combat. Ce n’est pas le cas dans le poème épique Anglo-Saxon Beowulf, par exemple, où le héros montre sa puissance au combat en se privant d’armes pour affronter un adversaire jusque-là insurmontable (cf. Bolens, 2000, chap. 4). Le discours visuel de la Tapisserie de Bayeux renvoie à une idéologie technologique qui associe déjà le succès à une protection du corps la plus grande possible – ce qui peut expliquer pourquoi la surface recouverte par les hauberts est augmentée au moyen de combinaisons de mailles et non de simples cottes. C’est bien dans ce sens que l’armure médiévale va évoluer.

Au XIVe siècle, les armures sont souvent composites, associant la cotte de mailles à certaines zones couvertes par des plaques métalliques. Au XVe siècle, le corps est de plus en plus encastré dans des plaques de métal qui, au XVIe siècle, fi nissent par l’englober entièrement10. Vers 1450, les plaques de métal recouvrent non seulement tout le torse mais aussi les jambes, les épaules, les bras et les mains. Cette évolution s’accompagne néanmoins d’un allégement

10Ces armures sont dites armures de plates. Cf. Gaier (1995), p. 144.

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du poids de l’armure : vers 1380, une armure pèse environ cinquante kilos (Gaier, 1995, p. 147) et vers la fi n du Moyen Âge, entre vingt et vingt-cinq kilos (Gaier, 2004, p. 177).

Henri VIII, roi d’Angleterre, se fi t faire une armure qui représente un réel aboutissement technologique. Cet artefact fut créé dans la manufacture royale de Greenwich à Londres où Henri VIII avait rassemblé des armuriers aussi bien allemands, flamands, que milanais11. L’inquiétude de Brooks concernant les combinaisons de mailles dans la Tapisserie de Bayeux pourrait s’amplifi er considérablement devant cette armure totalement englobante, du sommet du crâne aux orteils en passant par le bassin en son entier. Du point de vue théorique, cet objet est nonobstant une réussite technologique indéniable, montrant l’effort de recouvrir le corps intégralement tout en assurant une cer- taine fl exibilité par la multiplication des lamelles métalliques situées au niveau des régions articulaires. David Edge et John Miles Paddock rapportent que les scientifi ques de la NASA chargés de concevoir une combinaison d’astronaute, à la fois rigide et fl exible, examinèrent l’armure d’Henri VIII et l’utilisèrent comme modèle (Edge and Paddock, 1988, p. 169). Le roi, toutefois, ne porta jamais cette armure. Par contre, il en porta une seconde, pour combattre, lors de la rencontre diplomatique qui eut lieu entre le roi anglais et François Ier en 1520, rencontre baptisée Le Camp du Drap d’Or en raison du déploiement exorbitant de richesses dépensées à cette occasion par les deux monarques (Richardson, 2002, pp. 18-22). Dans cette seconde armure, la zone du bassin est cachée par une jupe métallique, appelée « tonlet ».

D’autres armures sont symptomatiques du même esprit de démonstra- tion de puissance par l’exploit technologique, par exemple l’armure de combat extrêmement sophistiquée fabriquée par Lorenz Helmschmied pour l’archiduc Siegmund von Tirol en 1485. La stylisation de l’armure conduit également à l’armure de Wilhelm von Roggendorf, œuvre de Kolman Helmschmid à Augsburg en 1520. En effet, cette pièce remarquable imite le vêtement tant au niveau de ses manches bouffantes, qu’au niveau du codpiece (ou braguette proéminente) qui était de mise à cette période. Les armures comme celle de Wilhelm von Roggendorf, étaient, selon Edge et Paddock, « a form of “fancy dress12” » (Edge and Paddock, 1988, p. 144). En même temps, il ne s’agissait

11 Milan était reconnu comme un centre majeur de production des armures, avec la Flandres, où de nombreux Milanais avaient émigré pour bénéfi cier du marché de l’Eu- rope nord-occidentale.

12« Une forme de vêtement de luxe ».

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pas uniquement de parure : elles pouvaient être utilisées pour combattre. Or, les volutes métalliques des manches, au lieu de prévenir la pénétration des armes, offraient des zones dans lesquelles les lames menaçaient continuellement de se fi cher, garantissant paradoxalement des blessures.

Ainsi, des hauberts de la Tapisserie de Bayeux à l’armure très fashion de Wilhelm von Roggendorf, nous voyons une évolution technologique infi ltrée par un imaginaire social toujours plus voyant, jusqu’à ce que la fonctionnalité de l’objet en soit affectée. La période de la plus grande sophistication technologique aboutit d’une part à une armure inutilisée, celle d’Henri VIII, et d’autre part à une exploitation étonnante de la même technologie de métallurgie fi ne en vue d’un déploiement et d’une exhibition politique et sociale du pouvoir, dans des échanges où le corps combattant en armure possède une effi cacité aussi bien physique que sémiotique : le fait même de posséder et de porter l’armure est une déclaration politique et une preuve de puissance13.

Or, le fantasme de puissance et d’invulnérabilité que représente l’ar- mure devient, à terme, la source du plus grand danger. C’est ce que la bataille de Crécy met en évidence, telle qu’elle est narrée par Jean Froissart, auteur majeur du XIVe siècle (voir Zink, 1998 ; Bombarde,2006). Né vers 1337 à Valenciennes dans le comté du Hainaut, Froissart se rend en Angleterre en 1361 pour se mettre au service de l’épouse du roi Édouard III, la reine Philippa, elle aussi originaire du Hainaut. Comme le soulignent Peter Ainsworth et George Diller, les Chroniques de Froissart sont d’un grand intérêt pour « comprendre les ressorts socio-culturels des cercles aristocratiques et guerriers du XIVe siècle » (Froissart, Introduction, 2001, p. 16).

La Bataille de Crécy eut lieu le 26 août 1346. Elle opposait l’armée du roi anglais Édouard III et celle du roi français Philippe VI. Les Français étaient beaucoup plus nombreux que les Anglais mais ils furent vaincus avec des pertes faramineuses. Les Français avaient des mercenaires génois qui utilisaient des arbalètes, tandis que les Anglais avaient leurs troupes d’archers qui utilisaient des « arcs longs », « the longbows ». À cause de cette arme d’origine popu- laire, précisément non chevaleresque, l’armée anglaise devint particulièrement

13Edge et Paddock (1988), p. 138 : « [S]uch was the cost and the visual impact of the harnesses that they had become a knightly status symbol in themselves, to be worn not just in battle but in parades, tournaments and other similar grand occasions. » [« Tels étaient le prix et l’impact visuel des armures que celles-ci étaient devenues en elles-mêmes un symbole du statut de chevalier, à porter non pas seulement à la bataille mais aussi dans les parades, tournois et autres grandes occasions du même ordre. »]

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redoutable et redoutée en Europe au XIVe siècle. Comme il apparaît sur une enluminure du Psautier Luttrell (Londres, British Library, Add. 42130, 1325- 1335, fol. 147v) montrant des archers anglais à l’entraînement, ces grands arcs se tendaient jusqu’à l’oreille et non jusqu’au torse comme c’était le cas pour les arcs habituels. Or, fait nouveau, leurs fl èches étaient capables de percer les armures. Taillés dans du bois d’if, ils étaient d’une grande élasticité, et la por- tée et la puissance de leurs fl èches en étaient augmentées. En outre, un archer pouvait recharger beaucoup plus rapidement qu’un arbalétrier14. Cet aspect est thématisé dans une enluminure représentant la bataille de Crécy, ornant un manuscrit des Chroniques de Froissart (Paris, BnF, Français 2643, fol. 165v).

Dans cette représentation, les archers anglais sont tous prêts à tirer quand leurs adversaires sont encore en train de recharger leur arbalète, et quand d’autres sont déjà criblés de fl èches.

Le récit de Froissart permet d’observer comment l’invention techno- logique ne se laisse pas dissocier de son utilisation contextuelle. Froissart met ceci en évidence dans une prose dont la qualité fait qu’elle mérite d’être citée de façon extensive15.

« Quant li rois Phelippes vint jusques sus la place ou li Englès estoient priès de là arresté et ordonné, et il les vei, se li mua li sans [il perdit son sang-froid], car trop les haioit [haïssait]. Et ne se fust à ce donc nullement refrenés ne astrains d’yaus combatre [Et, à ce moment-là, rien ne l’aurait retenu ni empêché de les combattre], et dist à ses mareschaus : « Faites passer nos Genevois [Génois]

devant et commencier le bataille, ou nom de Dieu et de monsigneur saint Denis ! » Là avoit de ces dis Genevois arbalestriers environ quinze mil, qui euissent ossi chier nient que commencier adonc le bataille [qui n’auraient eu aucune envie de commencer la bataille à ce moment-là], car il estoient durement lassé et travillié d’aller

14Edge et Paddock (1988), p. 70 : « […] perhaps the most deadly of all the weapons used in the fourteenth century was the English longbow which, for the next hundred years […]

was to make the English army unrivalled throughout Europe. At short range the longbow could penetrate even plate, and its rate of fi re was second to none ». [« peut-être l’arme la plus mortelle de toutes celles qui étaient utilisées au quatorzième siècle était l’arc long anglais qui, pour les cent années à venir, servit à laisser l’armée anglaise sans rivale en Europe. À courte portée, l’arc long pouvait percer même les plaques de métal, et aucune arme ne surpassait sa rapidité de tir »].

15J’inclus entre crochets certaines traductions dont la majorité est donnée en notes par les éditeurs P. Ainsworth et G. Diller.

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à piet plus de six liewes tout armé, et de porter leurs arbalestres.

Et disent adonc à leurs connestables que il n’estoient mies adonc ordonné [préparés] pour nul grant esploit de bataille. Ces parolles volèrent jusques au conte d’Alençon, qui en fu durement courouciés, et dist : « On se doit bien cargier [charger] de tel ribaudaille [bande de ribauds] qui fallent au plus grant besoing ! [qui fait défaut au moment du plus grand besoin]. » (p. 576, § 278)

Suivent un orage et des pluies diluviennes. Quand le ciel s’éclaircit, le soleil luit et éblouit les mercenaires génois. Mais ils sont quand même sommés de se battre par leurs supérieurs.

« Quant li Genevois furent tout recueilliet et mis ensamble, et il deurent approcier leurs ennemis, il commencièrent à juper [à pousser des cris] si très hault que ce fu merveilles ; et le fi sent pour esbahir les Englès, mès li Englès se tinrent tout quoi et ne fi sent nul samblant. Secondement encores jupèrent ensi et puis alèrent un petit avant, et li Englès restoient tout quoi sans yaus mouvoir de leur pas. Tiercement encores juppèrent il moult hault et moult cler, et passèrent avant, et tendirent leurs arbalestres, et commencièrent à traire [tirer]. Et cil arcier d’Engleterre, quant il veirent ceste ordenance, passèrent un pas avant, et puis fi sent voler ces saiettes [ces fl èches] de grant façon, qui entrèrent et descendirent si ouniement sus ces Genevois que ce sambloit nège [neige]. Li Genevois, qui n’avoient point apris à trouver telz arciers que cil d’Engleterre, quant il sentirent ces saiettes qui leur perçoient bras, tiestes et baulèvres [le tour de la bouche], furent tantos desconfi . Et copèrent li pluiseur d’yaus les cordes de leurs ars, et li aucun les jettoient jus [et certains les jetaient à terre] ; si se misent ensi au retour. […]

[L]i rois de France, par grant mautalent, quant il vei leur povre arroy [leur pauvre train], et que il se desconfi soient, ensi commanda et dist : « Or tos ! Or tos ! Tués toute ceste ribaudaille : il nous ensonnient [ils nous encombrent] et tiennent le voie sans raison [ils bouchent le passage inutilement]. » Là veissiés gens d’armes entouilliés entre yaus [là vous auriez vu des gens d’armes (des gens en armures) empêtrés entre eux] ferir et fraper sus yaus (sur les

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mercenaires génois), et les pluiseurs trebuchier et cheir parmi yaus, qui onques puis ne relevèrent [qui jamais plus ne se relevèrent].

Et toutdis traioient [Et toujours tiraient] li Englès efforciement en le plus grant presse, qui riens ne perdoient de leur tret, car il empalloient et feroient parmi le corps ou parmi membres chevaus et gens d’armes qui là cheoient et trebuchoient en grant meschief ; et ne pooient estre relevé, se ce n’estoit à force et par grant ayde de gens. Ensi se commença li bataille entre la Broie et Creci en Pontieu, ce samedi, à heure de vespres. » (pp. 577-578, § 278) Parce que les mercenaires génois s’avèrent « inutilisables », le roi Philippe VI ordonne que l’on se débarrasse de ces hommes : ils encombrent le chemin, « Tuez toute cette ribaudaille ! » L’ordre est donné aux chevaliers en armures de faire disparaître les mercenaires. Or, les chevaliers se retrouvent emmêlés avec leurs victimes, ils tombent et sont incapables de se relever. Deux catégories de faits sont ici liées. La première catégorie est idéologique : si un non noble n’est plus utile, il peut être détruit16. Une séparation imperméable dissocie fantasmatiquement l’aristocratie du reste des humains. Mais intervient alors un fait corporel incontournable : les corps humains sont tous soumis aux lois de la gravité. Si un homme à cheval, tout noble qu’il soit, s’emmêle avec un homme blessé, il tombe également. Ainsi, les chevaliers se trouvèrent engloutis par la masse des hommes qu’ils cherchaient à détruire.

S’ajoute à cela l’effi cacité des archers anglais :

« Mais on doit bien sentir et cognoistre que li arcier y fi sent un grant fait, car par leur tret de commencement furent desconfi li Genevois qui estoient bien quinze mil, qui leur fu uns grans avantages. Car trop grant fuison [foison] de gens d’armes richement armé et paré et bien monté, ensi que on se montoit adonc, furent desconfi et perdu par les Genevois qui trebuchoient parmi yaus et s’en toueilloient [s’emmêlaient] si que li ne se pooient lever ne ravoir.

Et là entre ces Englès avoit pillars et ribaus, Gallois et Cornillois

16 Cf. Gaier (1995), pp. 303-304 : « La stupéfaction que provoquèrent chaque fois en Europe, et en particulier en France, les défaites de la chevalerie prouve justement à quel point celle-ci avait conscience, jusqu’à l’aveuglement, de sa supériorité tactique et combien ce sentiment était partagé. L’exercice de cette prépondérance s’accompagnait évidemment d’un esprit de caste très particulier comme d’un profond mépris pour ceux que la naissance ne prédestinait pas au métier des armes et sur lesquels, de surcroît, s’étendaient les pouvoirs seigneuriaux des militaires de profession. »

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[gens de Cornouailles], qui poursievoient gens d’armes et arciers, qui portoient grandes coutilles [épées courtes et larges, à pointe aiguë], et venoient entre leurs gens d’armes et leurs arciers qui leur faisoient voie, et trouvoient ces gens d’armes en ce dangier [exposés à ce péril], contes, barons, chevaliers et escuiers ; si les occioient [ainsi les tuaient-ils] sans merci, com grans sires qu’il fust [tout grand seigneur que ce fût]. » (p. 586, § 284)

Ainsi, la fi ne fl eur de la chevalerie fut décimée parce qu’elle ne pouvait pas se redresser après être tombée de cheval. Un homme en armure qui tombe de cheval est en péril de mort du fait même de sa chute et à cause de son armure : il peut suffoquer, être écrasé par hommes et chevaux, et il se retrouve à la merci de couches sociales peu soucieuses des codes chevaleresques. L’armure représente donc un cas paradigmatique d’une solution pragmatiquement logique – protéger mieux implique de recouvrir plus – qui devient un problème déterminant en raison du contexte de son utilisation.

Les pertes françaises furent gigantesques (Mollat du Jourdin, 1992, pp. 30-31). Froissart parle de onze princes et de quatre-vingt bannerets17. Morts également mille deux cents chevaliers, ainsi que trente mille hommes. Le chiffre de trente mille est probablement exagéré mais il sert à signifi er l’ampleur de la catastrophe. Du côté anglais, les pertes s’élevaient à une centaine d’hommes18. Outre l’excellence des archers anglais, une raison majeure du désastre de Crécy, serait, d’après Froissart, l’image idéalisée que l’aristocratie avait d’elle-même.

Peu avant la bataille qui eut lieu entre La Broie et Crécy, un certain Monnes de Basèle suggéra au roi Philippe VI de remettre le combat au len- demain afi n de permettre aux soldats de se reposer. Le roi donna son accord, mais en vain :

« Chilz consaulz et avis plaisi grandement bien au roy de France, et commanda que ensi fust fait que li dis Monnes avoit parlé. Si chevaucièrent si doy mareschal [Ainsi chevauchèrent ces deux maréchaux], li uns devant et li aultres derrière, en disant et commandant as banerès : « Arrestés, banières, de par le roy, ou nom de Dieu et de monsigneur saint Denis ! » Cil qui estoient

17 Un banneret est un chevalier qui possède assez de vassaux pour former une compagnie avec sa propre bannière.

18Favier (1980), p. 119 : « Au regard de cette hécatombe, les Anglais n’ont laissé sur le terrain que quelques chevaliers et quelques dizaines d’archers. »

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premier, à ceste ordenance s’arrestèrent, et li darrainier point [mais ceux qui étaient placés en dernier ne s’arrêtèrent point], mès chevauçoient toutdis avant [et continuaient à chevaucher toujours en avant]. Et disoient que il ne s’arresteroient point jusques adonc que il seroient ossi avant que li premier estoient. Et quant li premier veoient que il les approçoient, il chevauçoient avant. Ensi et par grant orgueil fu demenée ceste cose [fut menée cette affaire], car cescuns voloit fourpasser son compagnon [car chacun voulait dépasser son compagnon]. Et ne peut estre creue ne oye li parole dou vaillant chevalier, dont il leur en meschei si grandement, com vous orés recorder assés briefment. Ne ossi li rois ne si mareschal ne peurent adonc estre mestre de leurs gens ; car il y avoit si grant nombre de grans signeurs, que cescuns par envie voloit là monstrer sa poissance. Si chevaucièrent en cel estat, sans arroy et sans ordenance, si avant que il approcièrent les ennemis, et que il les veirent en leur presence [et qu’ils se retrouvèrent soudain face à eux]. » (pp. 574-575, § 276)

Car chacun voulait montrer sa puissance. La valeur d’un chevalier se manifeste par ses faits d’armes, ses exploits guerriers, dits apertises d’armes.

Une bataille est perçue comme l’occasion d’augmenter son prestige. Or, ceci devient un problème quand un nombre important de nobles se partagent la scène ; des nobles à foison – trop grande foison, écrit Froissart (« trop grant fuison ») – dont l’idéologie chevaleresque prône la prouesse individuelle19.

Les chevaliers s’entraînaient pendant les tournois, lesquels avaient commencé à se développer à partir du XIIe siècle. Le tournoi devint pour l’aristocratie l’une des manifestations politiques et socioculturelles les plus importantes. La fonction première de ces rassemblements, parfois d’échelle européenne, était de s’entraîner et de se faire connaître, de montrer son statut et sa puissance, afi n précisément de promouvoir son renom (Keen, 1984, pp. 83- 101). Le but d’un tournoi était de s’entraîner à la guerre. À la bataille de Crécy, l’aristocratie se comporta comme si elle participait à un tournoi et non à une

19Gaier (1995), p. 305 : « Pour l’homme d’arme, la guerre représente l’occasion naturelle qui lui est offerte de justifi er sa propre raison d’être en mesurant sa force à celle d’un adversaire désigné. […] Le sentiment de s’affi rmer par l’exercice des armes explique […] l’individualisme forcené du cavalier lourd. »

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guerre. L’aristocratie est restée enferrée dans une image idéalisée de prouesses chevaleresques entre pairs, qui s’avéra mortelle20.

La sophistication croissante des armures participait à la fois de l’exhi- bition politique du pouvoir aristocratique et du mouvement général de déve- loppement technologique du XIVe siècle. Or, parce que « [l]’idéal tactique du cavalier lourd était l’effet de choc et la percée qui rendaient […] la manœuvre et la souplesse superfl ues » (Gaier, 1995, p. 303), l’évolution de l’armure s’enferma dans une logique du recouvrement, un recouvrement toujours plus complet, aboutissant à l’armure d’Henri VIII. Ce développement ne tint pas compte de situations problématiques, où le chevalier tombé parmi d’autres corps pouvait avoir besoin de se relever sans aide, contrairement au contexte de la joute. Cette évolution suggère, en outre, que les possibilités technologiques étaient devenues un moteur en elles-mêmes : telle orientation technologique de raffi nement de l’armure était prise du simple fait qu’il devenait possible de le faire, ceci conduisant à la création d’objets de pouvoir expressifs d’un surplus fantasmatique potentiellement déstabilisant – déstabilisant dans tous les sens du terme : on pouvait fi nir par en tomber de son cheval.

Parlant des progrès technologiques et des objets inventés au XIVe siècle, Lightsey écrit :

« The devices were actors in their relationships with makers and audiences as well. They coalesced from an assemblage of narratives or networked patterns of knowing, and were capable of reconfi guring social relations outside the contingencies imagined by their users: channeling desire, redistributing power, destabilizing expectations. The human instrumentality implied in the making of « manmade marvels » is ironically destabilized by their very embodiment: no longer idealities, they were capable of failure, slippage, misperception, or shocking success21. » (p. 24)

20 Gaier (1995), p. 308 : « La mentalité militaire de la grosse cavalerie, quoique très particulière, présentait ainsi, à l’origine, une espèce de logique interne qui procédait d’une conception tactique en somme assez cohérente. Mais celle-ci ne pouvait être viable car elle refusait de se plier aux faits pour ne voir dans la guerre qu’un jeu réservé à une élite. Mieux, l’homme d’armes à cheval, après avoir vainement cherché à supprimer dans son entourage tout ce qui pouvait s’opposer à ses pratiques guerrières, fi t semblant d’ignorer que le monde était de moins en moins conforme à sa conception. »

21« Ces inventions étaient agissantes dans leurs relations à leurs fabricants aussi bien qu’à leurs publics. Elles se constituaient d’un assemblage de récits ou de modèles de savoir en réseau, et étaient capables de reconfi gurer les relations sociales en dehors

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L’armure permet l’incarnation de l’idéal chevaleresque, où le verbe in- carner est à entendre littéralement : il y a quelqu’un à l’intérieur. Elle donne à cet idéal une forme à la fois concrète et symbolique : la valeur du preux idéalisé se voit à son enveloppe de métal, ses faits d’armes, et sa capacité pulmonaire. Mais aussi, le fait que ce rapport concret et symbolique soit actualisé dans l’objet de l’armure déstabilise les potentiels programmés dans l’invention technologique.

La réalité souvent échappe à ce qui avait été prévu pour elle, et il est possible de se retrouver les quatre fers en l’air dans une armure dernier cri. Selon Brian Massumi, « Actually existing, structured things live in and through that which escapes them. Their autonomy is the autonomy of affect22 » (p. 35). Les affects des chevaliers de Crécy ont fait de leurs armures des merveilles suicidaires.

En somme, l’affect et l’imaginaire social ne sont pas des paramètres marginaux dans l’essor technologique, que ce soit chez l’inventeur ou l’utili- sateur. Puisque l’essor technologique a encore de beaux jours devant lui, il est utile de continuer à développer les moyens de tenir compte scientifi quement, par les sciences humaines, des affects et de l’imaginaire que les inventions technologiques incarnent. Non pas pour maîtriser ou manipuler ces affects, mais pour mieux comprendre les enjeux humains de ces fabrications et entendre que l’homo faber n’est pas en mesure de faire l’économie de son imaginaire.

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des contingences imaginées par leurs utilisateurs: canalisant les désirs, redistribuant le pouvoir, déstabilisant les attentes. L’instrumentalité humaine impliquée par la fabri- cation de « merveilles faites main » est ironiquement déstabilisée par la matérialisation de ces objets : n’étant plus des idéalités, ils devenaient capables d’échec, de dérapage, d’incompréhension, ou de succès stupéfi ants. »

22 « Les choses structurées qui existent effectivement vivent dans et à travers ce qui leur échappe. Leur autonomie est l’autonomie de l’affect. »

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