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Christine de Pizan: construire une mythologie pour les femmes

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Christine de Pizan: construire une mythologie pour les femmes

FOEHR-JANSSENS, Yasmina

FOEHR-JANSSENS, Yasmina. Christine de Pizan: construire une mythologie pour les femmes.

In: Kunz Westerhoff, D. Mnémosynes . Genève : Georg, 2008.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:96735

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Sous la direction de

DoMINIQUE KuNz WESTERHOFF

Mnémosynes

La réinvention des mythes chez les femmes écrivains

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Christine de Pizan, La Cité des dames. Enluminure d'un manuscrit de la biblio- thèque de Genève, français 180, fol. 3v.

Cette miniature sert d'introduction à l'œuvre la plus célèbre de Christine de Pizan, La Cité des Dames, dans le manuscrit du xv• siècle conservé à La Bibliothèque de Genève (français 180). Bien que postérieure à la mort de J'auteur, cette copie res- pecte d'assez près la typologie des images de la femme écrivain que Christine de Pizan a voulu forger d'elle à travers les illustrations des recueils de ses œuvres dont elle a supervisé la fabrication. La présentation de Dame Christine dans son lieu de travail, entourée de livres et concentrée sur son travail littéraire traduit magistralement l'entrée en texte de la Cité. Elle dit tout «l'exercice d'une vie en la fréquentation d'études de lettres>> que revendique la poétesse.

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Christine de Pizan: construire une mythologie pour Les femmes

YASMINA FOEHR-JANSSENS

Christine de Pi zan: «l'exercice d'une vie en la fréquentation d'études de lettres»

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Christine de Pizan arrive en France vers 1368, à la suite de son père, Thomas de Pizan, astronome italien entré au service du roi de France Charles V, dit le Sage, protecteur des sciences.

Vers 1379, elle épouse Etienne Castel, un gentilhomme du roi.

Dix ans plus tard, elle est veuve, après avoir perdu son père quelques années plus tôt. Elle n'a pas beaucoup plus de 25 ans, trois enfants, sa mère et une nièce à sa charge. Elle se fait alors «femme» ou «fille de lettres», pour reprendre ses pro- pres termes. Elle compose tout d'abord de la poésie, en par- ticulier les célèbres «ballades de deuil», dans lesquelles elle chante, sur le mode élégiaque, sa tristesse de veuve et d'or- pheline. Plus tard, elle évoluera vers une pratique littéraire plus didactique et présentera à son public des traités à valeur morale et politique. Au début de plusieurs de ses œuvres, elle se livre à une mise en place de sa persona d'écrivain en propo- sant une série d'autoportraits. La Mutation de Fortune, lAdvi- sion Christine et le Chemin de longue estude offrent ainsi, par effet de cumul, une sorte d'autobiographie romancée. Ces confi- dences stratégiquement placées dans l'œuvre nous permettent de percevoir que la façon dont elle a façonné sa carrière est grandement déterminée par son attachement aux trois figures masculines, - son père, son mari et son roi -, qui ont dominé

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sa jeunesse. En s'identifiant aux modèles intellectuels qu'ils lui fournissent, elle établit sa légitimité de femme de lettres en se servant d'une culture savante dominée par des représentations clairement masculines. Ainsi, au début de son ouvrage le plus célèbre, La Cité des Dames, elle utilise l'image du clerc adonné à son art, reclus dans sa cellule ou dans son cabinet de travail, vivant dans la compagnie de ses livres, tout entier absorbé dans la méditation des œuvres qui font autorité. Seule la forme féminine du participe passé du verbe << anvironner» permet, dans cette description, de déceler que le «je» quJ s'offre à notre regard ne répond pas tout à fait à la définition canonique de l'intellectuel médiéval :

Selon la maniere que j'ay en usage et a quoy est disposé le exercice de ma vie, c'est assavoir en la frequentacion d'es- tude de lettres, un jour comme je feusse seant en ma cele, anvironnee de plusieurs volumes de diverses matieres, mon entendement a celle heure auques travaillié de recueillir la pesanteur des sentences de divers aucteurs par moi longue piece estudiez [ ... ] (Le Livre de la Cité des Dames, 1, 1)

Selon mon habitude et la discipline qui règle le cours de ma vie, c'est-à-dire l'étude inlassable des arts libéraux [des let- tres], j'étais un jour assise dans mon étude [ma cellule], tout entourée de livres traitant des sujets les plus divers. L'esprit un peu las de m'être si longtemps appliquée à retenir la science de tant d'auteurs [ ... P

1 Edition utilisée: Christine de Pizan, La Città delle dame, éd. Earl J. Richards, a cura di P. Caraffi, Milan, Luni, 1997 (Biblioteca medievale). Traduction française:

Christine de Pizan, Le Livre de la cité des dames, traduction par Thérèse Moreau et Eric Hicks, Paris, Stock, 1986 (Moyen Age). Les citations et extraits traduits sont tirés de ces deux ouvrages.

CHRISTINE DE PIZAN

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Le projet de la Cité des Dames

Le Livre de la Cité des Dames, l'œuvre qui ,a peut-être sauvé Christine de l'oubli, a retenu l'attention des chercheurs et sur- tout des chercheuses du xxe siècle à cause de son projet que l'on peut résolument qualifier de féministe, même si, évidem- ment, les voies et les moyens du combat pour une meilleure reconnaissance des femmes dans la société diffèrent beaucoup entre le début du xve et le xxe siècle.

La composition de ce livre remonte à 1404-1405. La scène initiale raconte comment, un jour d'étude, Christine tombe dans une profonde mélancolie, après avoir saisi, pour se distraire, un livre qu'on lui avait prêté et qui se révèle être un pamphlet vio- lemment antiféministe attribué à un certain Matheolus. L'auteur;

un clerc dit bigame2, y déverse sa bile contre le mariage et les vexations que les femmes font sentir aux hommes qui se trou- vent pris dans la «nasse» conjugale3Cette lecture malencon- treuse plonge Christine dans un état d'abattement très sérieux.

Le «je» narrant dépeint la crise qui en résulte comme une véri- table remise en question de soi et de sa vocation d'écrivain.

Tous les jugements négatifs à l'endroit des femmes, formulés par des auteurs que par ailleurs Christine révère, lui reviennent en mémoire et provoquent un véritable dégoût de soi:

Et s'il est ainsi, beau sire Dieux, que ce soit vray que ou sexe feminin tant d'abominacions habondent, si que tes- moignent maint, et tu dis toy mesmes que le tesmoignage de plusieurs fait a croire, par quoy je dois doubter que ce ne soit vray, helas ! Dieux, pourquoy ne me feis tu naistre au monde en masculin sexe, a celle fin que mes inclinaisons

2 Le concile de Lyon (1274) avait en effet réduit à l'état de laïcs les clercs qui, ayant épousé une veuve, sont désignés comme bigames. Les unions de ce type sont déconsidérées du fait du remariage de l'épouse.

3 Nous reprenons ici une image utilisée par l'auteur anonyme d'un autre traité satirique du temps, Les Quinze joies de mariage, qui dépeint, sur un mode anti- phrastique, les désagréments que le mariage impose aux hommes du fait des vices féminins. Ce ton misogame connaît une faveur certaine à la fin du Moyen Age. Eustache Deschamps, poète éminent, nous a lui aussi laissé un Miroir de mariage pour le moins circonspect en ce qui concerne les vertus de la vie conjugale.

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feussent toutes a te mieulx servir et que je ne errasse en riens et feusse de si grant perfection comme homme masle se dit estre? (I, 1, p. 44)

Et s'il est vrai, seigneur Dieu, que tant d'abominations abon- dent chez la femme, comme l'affirment beaucoup- et, puisque tu dis toi-même que l'accord de plusieurs témoignages fait foi, il faut bien que cela soit vrai -, hélas! mon Dieu! pourquoi ne pas m'avoir fait naître mâle afin que mes inclinations aillent à ton service et que j'aie cette perfection que les hommes disent avoir! (p. 47)

Elle se tient «tres malcontente de ce que en corps feminin m'at fait Dieux estre au monde» (1, 2, p. 46). Ce malaise à l'égard du féminin déconsidéré est sans doute une des dispositions psychiques récurrentes de Christine, qui exprime à diverses reprises une tentation explicite de rejoindre un idéal de per- fection humaine formulé au masculin. Cependant, malgré cette tentation bien réelle d'autodénigrement, le maniement d'une ironie subtile permet de réorienter l'aventure du livre vers une revalorisation du féminin à la hauteur du modèle exhibé par les lettres masculines. Trois figures allégoriques, Raison, Droiture et Justice, filles de Dieu, apparaissent bientôt à Christine pour la tirer de sa désolation, de la haine d'elle- même dans laquelle elle est en train de s'enfoncer, et ce afin de lui inspirer un grand dessein:

«Toy, pour la grant amour que tu as eu a l'inquisicion de choses vrayes par lonc et continuel estude, par quoy tu te rens ycy solitaire et soubstraicte du monde, tu as des- servi et dessers estre de nous, comme chere amie, visitee et consolee. [ ... ] Et pour ce, entre nous .iij. dames que tu vois cy, meues par pitié, te sommes venues annoncier un cer- tain edifice en maniere de closture d'une cité fort maçonnee et bien ediffiee qui a toy faire est predestinee et establie par nostre ayde et conseil, en laquelle n'abitent fors toutes dames de renommee et femmes dignes de loz, car a celles ou vertue ne sera trouvee les murs de nostre cité seront for- clos.» (1, 3, pp. 52-54)

CHRISTINE DE PIZAN

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«Toi, par le grand amour que tu as porté à la recherche du vrai dans cette longue et assidue étude, qui t'a retirée du monde et rendue ainsi solitaire, tu as mérité notre amitié et t'es montrée digne de notre visite [ ... ] Nous t'avons prise en pitié et venons t'annoncer la construction d'une Cité; c'est toi qui as été choisie pour construire et fermer, avec notre aide et conseil, cette citadelle hautement fortifiée. Seules y habi- teront les femmes illustres et de bonne renommée, car les murs de notre Cité seront interdits à toutes celles qui seront dépourvues de vertus.» (pp. 41-42)

Le livre à faire sera donc une cité pour les dames, dont le prin- cipe repose sur la mise en évidence de la vertu féminine. Cette notion de vertu ne fait pas l'objet d'une approche critique de la part de Christine: elle puise ses concepts dans la philosophie morale de son temps, tout entière inspirée par les écrits des Pères de l'église et des philosophes antiques. Il ne s'agit pas de remettre en question l'appareillage conceptuel que les hommes ont mis en place depuis l'Antiquité pour dicter sa conduite à l'humanité, mais de montrer que les femmes s'illustrent aussi bien, voire mieux, que les hommes dans ce domaine, quand on prend la peine de mesurer leurs faits et gestes avec raison, équité et justice.

L'ouvrage comporte trois livres. Chacun est dominé par le dialogue avec l'une des dames. La démonstration s'appuie sur les exemples fournis par des femmes illustres, qui sont autant de pierres visant à renforcer l'édifice en construction.

Le troisième puise l'essentiel de son inspiration dans l'hagio- graphie et les deux premiers dans la mythologie, l'histoire et les littératures antique et médiévale.

Didon ou les métamorphoses d'une veuve

Nous ne considérerons ici qu'un seul exemple de cette construc- tion de la louange des dames par la réécriture mythique, celui de la reine Didon. Ce choix s'établit à partir de plusieurs cri- tères. Le premier d'entre eux n'est autre que l'importance

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culturelle de cette figure, l'une des plus connues de la légende antique, a laquelle l'Enéide de Virgile a donné ses lettres de noblesse et une renommée exceptionnelle.

Le second concerne l'intérêt du travail de réinvention mythique dont Didon fait l'objet dans la Cité. Avec Médée, Didon apparaît souvent comme le prototype de la femme fatale. Le modèle de celle-ci, c'est Circée, la magicienne inquié- tante qui, dans l'Odyssée, retient ou cherche à retenir le héros dans ses rets et à le détourner de son destin glorieux. C'est du moins a ce stéréotype que se réfère Mercure - ou son double - messager des dieux, lorsque, au livre IV de l'Enéide, il s'adresse à Enée pour l'inciter, avec une bonne dose de mau- vaise foi, à trahir Didon afin d'avérer la volonté des dieux qui souhaitent le voir reprendre la mer à destination de l'Italie :

Aeneas celsa in puppi iam certus eundi carpebat somnos rebus iam rite paratis.

Huic se forma dei voltu redeuntis eodem obtulit in somnis rursusque ita visa monere est, omnia Mercurio similis, vocemque coloremque et crinis flavos et membra decora iuventae :

«Nate dea, potes hoc sub casu ducere somnos, nec quae te circum stent deinde pericula cernis, demens, nec Zephyros audis spirare secundos?

Illa dolos dirumque nefas in pectore versat certa mori, variosque irarum concitat aestus.

Non fugis hinc praeceps, dum praecipitare potestas?

lam mare turbari trabibus saevasque vide bis conlucere faces, iam feruere litora flammis, si te his attigerit terris Aurora morantem.

Heia age, rumpe moras. Varium et mutabile semper femina. » Sic fatus nocti se immiscuit atrae.

(Virgile, Enéide, livre IV, 554-570 4)

4 Virgile, E11éide, texte établi par H. Goelzer et traduit par André Be!lessort, 15• tirage, Paris, Les Belles Lettres, 1974.

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Enée, sur sa haute poupe, maintenant résolu à partir, pre- nait son sommeil, tous préparatifs maintenant achevés. Alors l'image d'un dieu revenant sous les mêmes traits s'offrit à lui dans son sommeil et parut l'avertir enco~e; elle était en tous points semblable à Mercure, c'était sa voix, l'éclat de son teint, ses cheveux blonds, son corps rayonnant de jeunesse:

«Fils d'une déesse, peux-tu vraiment dormir en cet instant?

Ne vois-tu pas les périls qui dès maintenant t'environnent, insensé, n'entends-tu pas souffler les Zéphyrs favorables?

Elle médite en son cœur des ruses, un crime abominable, elle est résolue à mourir, elle excite en tous sens les flots furieux de sa colère. Ne vas-tu pas t'enfuir, t'échapper tandis qu'une échappée est possible? Bientôt, tu verras la mer se troubler sous les vaisseaux, tu verras luire les torches terribles et les rivages brûlants de flammes, si l'Aurore te rejoint sur ces rives, toujours tardant. Allons, pars, plus de retards. Une femme est chose diverse et changeante toujours.» Il dit et se mêla dans la nuit noire.

L'échec et la mort lamentable de Didon la séductrice semblent dans cette perspective, la juste rétribution de

l'aveuglemen~

des femmes qui s'attachent toujours, peu ou prou, à empêcher les hommes de s'accomplir pleinement. II s'agit donc, pour faire entrer Didon dans le projet de louange des femmes, de rééquilibrer son portrait noirci par les soupçons masculins.

Enfin et en troisième lieu, ce personnage occupe une place intéressante dans la Cité dans la mesure où son his- toire est divisée en deux parties distinctes, situées respec- tivement au livre 1, chapitre 46 et au livre Il, chapitre 55· Le premier livre est centré sur l'idée de perfection féminine dans des domaines traditionnellement reconnus comme relevant de compétences masculines: la souveraineté, le métier des armes, les sciences et de la clairvoyance politique. Didon y apparaît aux côtés d'une série de souveraines remarquables, au premier rang desquelles figure la reine Sémiramis, veuve de Ninus, le fondateur mythique de Babylone, et grande bâtisseuse elle-même. La reine de Carthage, quant à elle, est présentée comme un exemple de prudence, c'est-à-dire de clairvoyance et de discernement politiques, vertu qui,

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contrairement à ce qu'insinue la doxa misogyne, appartient aux femmes aussi bien qu'aux hommes:

Prudence, si que toy mesmes as dit cy devant, est de avoir avis et regart sur les choses que on veult emprendre, com- ment ilz pourront estre terminees, et que femmes soient en tel regart avisees, meismes en grans choses, te don ray ancore exemple d'aucunes poissans dames, et premierement de Dido. (1, 46, p. 202)

Comme tu l'as dit toi-même, le jugement est la faculté de peser les choses que l'on veut entreprendre et la manière de les mener à bien. Et pour te montrer que les femmes sont capables d'un te.l discernement, même dans les tâches les plus hautes, je vais te citer l'exemple de plusieurs femmes politi- ques, et tout d'abord, celui de Didon. (p. 119)

Ce premier récit dépeint w1e femme de tête qui fait face dans les épreuves. Pille du roi de Phénicie et rnaiiée à un prince puissant du nom de Sichée, Didon doit affronter une situation politique délicate. A la mort du roi, son frère, Pigmalion, qui se distingue avant tout par sa cupidité, monte sur le trône. Le nouveau sou- verain fait assassiner le mari de sa sœur afin de s'approprier la fortune de ce dernier. Didon va donc devoir préserver l'héritage de son mari, ce dont elle s'acquitte avec habileté. Elle avait déjà pris la précaution de conseiJler à son mari, de son vivant, de dissimuler une grande partie de sa fortune. Elle décide ensuite de se soustraire à la tyrannie de son frère en prenant la fuite, emmenant avec elle une bonne partie de son peuple :

Et celle, qui vit bien qu'elle estoit en grant peril de sa vie, fu admonnestée par sa mesmes prudence de laissier son propre pays et de s'en aler. Ceste chose deliberee, elle prist en soy par vertueux courage avis de ce que elle feroit, et se arma de force et de constance pour mettre a effaict ce que entreprendre vouloit. (1, 46, p. 204)

Voyant que sa vie était en grand danger, son bon sens lui conseilla de quitter le pays et de s'en aller au loin. Cette

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décision prise, elle réfléchit courageusement à ce qu'elle ferait et s'arma de courage et de force pour mener son entreprise à bien. (p. 120)

Pour se prémunir contre les poursuites du cruel Pigmalion, elle prévoit une ruse: elle fait remplir de grands coffres d'ob- jets de poids, mais sans valeur, afin de pouvoir les offrir à ses poursuivants à la place de sa véritable fortune, en échange de sa liberté. Arrivée sur sa terre d'accueil africaine, Didon fait preuve de la même sagacité lorsqu'elle met en œuvre la célèbre astuce de la peau de bœuf pour acquérir un territoire.

Prétendant acheter une parcelle de terrain qui tiendrait dans une peau de bœuf, elle fait découper le cuir en lanières très fines, de manière à former une longue courroie capable de déli- miter un territoire bien plus vaste que celui que les vendeurs étaient, en principe, disposés à lui céder. Mais les termes du marché ayant été fixés par contrat, Didon réussit à se tailler un domaine de taille remarquable.

Si le but de ce premier livre est de donner des fonda- tions solides à la Cité et de lever les fortifications, la figure de Didon la souveraine avisée lui offre un emblème parti- culièrement adéquat. Le chapitre consacré à la fondatrice de Carthage se termine d'ailleurs par une évocation de la construction de la ville.

Le second livre se concentre, quant à lui, sur des exem- ples choisis dans le champ des arts et de la pratique des vertus.

C'est au cours de ce livre que sont traités les rapports entre hommes et femmes, dans le mariage et en amour. Didon y apparaît cette fois au titre d'amante délaissée. La reine clair- voyante et sagace se trouve prise au piège du discours amou- reux. Le propos est donc tout à l'inverse du lieu commun qui consiste à dénoncer la dangerosité de la séduction féminine.

Pour Christine, des héroïnes comme Médée et Didon sont les victimes de l'infidélité amoureuse des hommes:

Mais a laisser aller ycestes questions, et en suivant l'autre, c'est assavoir que femmes ne soient mie de si pou d'amour la ou leur cuer s'applique et que plus y font arrestees que ilz ne dient, me souffira de le te prouver par exemple, par deduisant

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en tesmoing partie de celles qui jusques a la mort y ont per- severé. Et premierement te diray de la noble Dido, royne de Cartage. (Il, 54, p. 378)

Mais laissons là cette question pour répondre à l'autre, c'est-à- dire celle du peu d'amour dont serait capable le cœur féminin. Pour te prouver qu'elles sont plus fidèles qu'on ne le dit, il me suffira de te citer l'exemple de quelques unes qui ont aimé jusqu'à la mort. Je te parlerai tout d'abord de la noble Didon, reine de Carthage. (p. 212)

De la femme piège à la victime de l'amour en passant par la souveraine prudente, les métamorphoses de la veuve permet- tent à Christine d'envisager hardiment une réévaluation géné- rale de la tradition antique et médiévale.

Virgile, le vendangeur de plusieurs vignes

Pour bien comprendre les enjeux de la réécriture mythique dont Didon fait l'objet dans la Cité, il convient de suivre un peu la constitution de sa légende, qui nous permettra de découvrir par quels mécanismes les aspects divergents de la personnalité littéraire de Didon s'articulent les uns aux autres. Ce sera aussi l'occasion d'expliciter la place stratégique du veuvage dans le récit. CEnéide nous transmet une légende que sa célébrité fait apparaître comme canonique et parfaitement cohérente, mais en réalité Virgile s'est livré, pour construire les livres 1 et 4 de son épopée, à un bricolage narratif assez spectaculaire. Il nous offre un mythe poétique en nouant ensemble deux his- toires qui n'ont, à l'origine, aucun rapport l'une avec l'autre et qui d'ailleurs s'orientent de manière tout à fait divergente.

Considérons sur ce point le témoignage que nous fournit, au

ve

siècle, un grand admirateur de Virgile, Macrobe, qui, dans ses Saturnales, fait œuvre de critique littéraire:

Ce n'est pas dans une seule vigne qu'il (Virgile) a fait sa vendange, mais il a su s'approprier ce qu'il a trouvé partout

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à imiter: ainsi le quatrième livre des Argonautiques, dont l'auteur est Apollonius, lui a donné presque toute la matière du quatrième livre de l'Enéide; il n'a eu qu'à attribuer à Didon pour Enée l'amour passionné de Médée pour Jason. Il a tel- lement surpassé en élégance son modèle, que la légende des amours de Didon, tenue pour fausse dans le monde entier, a pris pour des siècles l'aspect de la vérité, et vole si bien comme telle sur les lèvres des hommes, que les peintres, les sculpteurs et ceux qui, au moyen de fils entrelacés, reprodui- sent en tapisserie les images humaines, retracent ce sujet plus que tout autre dans leurs représentations imagées comme s'il n'y avait pas d'autre motif de décoration; et c'est aussi celui que célèbrent continuellement les acteurs dans leurs gestes et leurs chants. La beauté du récit virgilien a une telle force que chacun, bien convaincu de la chasteté de la Phénicienne et sachant bien que cette reine s'est donné la mort pour ne pas laisser attenter à sa pudeur, accepte pourtant la légende et, refoulant en soi le témoignage de la vérité, préfère célé- brer comme vraie la fiction que le charme de l'imagination poétique a versée dans l'âme des hommes5

Virgile a plaqué sur une légende punique concernant la chaste veuve Didon fondatrice de Carthage et connue à Rome par des historiens comme Naevius, l'histoire du conquérant séducteur qui appartient à la légende de Jason et Médée6

L'histoire de Didon est donc bifide. Il y a la Didon (pseudo-)historique et la Didon fabuleuse. Ce sont des femmes entièrement différentes. La première est une veuve à la vertu farouche. La fondatrice de Carthage est en butte aux préten- tions d'un roi voisin qui souhaite l'épouser. Malgré la foi qu'elle continue à porter à son mari défunt, elle feint d'accepter, sous la contrainte de ses barons qui veulent se concilier les bonnes grâces des seigneurs du lieu, l'offre de mariage qui lui est faite.

5 Macrobe, Les Saturnales, traduction nouvelle avec introduction et notes de Henri Bornecque et François Richard, Paris, Garnier, 1937 (Classiques Garnier), pp. 156-159.

6 Yasmina Foehr-Janssens, <<La reine Didon: entre fable et histoire, entre Troie et Rome», dans Entre fiction et histoire: Troie et Rome au Moyen Age, études recueillies par E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Paris, 1997, pp. 127-146.

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Mais elle prétend vouloir offrir un dernier sacrifice aux mânes de Sichée avant de contracter ce nouveau mariage. Elle fait donc édifier une statue à l'effigie de son ancien mari, ainsi qu'un bûcher sacrificiel. Puis elle s'avance vers cette effigie en disant à ses gens: «Voyez, citoyens, je vais vers mon mari et mon ami». Elle se saisit alors d'un couteau, le retourne contre elle et meurt dans les bras de la statue.

La Didon des historiens est un exemple grandiose de fidélité féminine et de foi gardée au premier mariage. Elle cor- respond aux critères d'une grandeur féminine particulière- ment prisée dans l'Antiquité. La Rome antique prodigue ses louanges à la matrone univira, celle qui, après la mort de son mari, se consacre entièrement à la mémoire de ce dernier, gère ses biens et s'occupe de ses enfants. Les valeurs patriar- cales sont préservées dans le cas de cette conduite exemplaire, même si la veuve ne manque pas d'inquiéter malgré tout, à cause de son indépendance et des compétences masculines que lui procure sa fonction de suppléante du défunt 7Le pre- mier portrait de Didon tracé par Christine se ressent de cette imaginaire du veuvage. Christine signale, à la fin de son récit, reprenant en cela une tradition bien établie 8, que le nom de la reine lui a été attribué pour rendre compte de son statut symbolique particulier. La jeune épouse phénicienne s'appe- lait Elissa, mais la souveraine avisée reçoit le nom de Didon

«qui vault a dire comme virago en latin, qui est a dire celle qui a vertu et force d'omme» (1, 46, p. 210). Cette ardeur fondatrice et cette manière d'empiéter sur les prérogatives masculines en matière de conduite politique offre certainement un exemple positif à Christine de Pizan qui se sert, quant à elle, de son veu- vage pour établir son autorité littéraire 9

7 Va sm ina Foèhr-janssen , La Veuve u11 mnjesté: Deuil et savoir au feminin dans la /ittérahtre médiévale, Genève, D.roz, 2000 (Publication romanes et françaises}.

e Elle s'appuie en cette matière, comme souvent, sur le De cla1"is mulieribus de Boccace qui est une des sources principales de la Cité (cf. G. Boccacio, De mulit!- rilms claris, a cura di Vittorio Zaccaria, éd. Milan, Mondadori, 1970 (Tutte le opere di Giovanni Boccacio; vol. X).

9 Kevin Brownlee, << Widowhood, sexuality and gender in Christine de Pizan>>, Romanic review 86, 1995, pp. 339-353.

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Mais revenons au travail de construction mythogra- phique de Virgile. L'auteur de l'Enéide reprend tous les élé- ments de la légende punique : la mort du pr_emier mari Sichée, le départ, la fondation de la ville, la ruse de la peau de bœuf, et aussi le bûcher et le suicide final. Mais il change l'essentiel, puisqu'il remplace la veuve farouche par une trop tendre reine, vaincue par les ruses de Vénus et Cupidon. Il substitue aussi au prétendant africain facilement dédaigné un irrésistible séduc- teur troyen. C'est ainsi que le sacrifice final de Didon qui s'im- mole à sa fidélité conjugale devient le lamentable suicide d'une veuve infidèle et trompée par les feux nouveaux qu'elle a laissé brûler dans son cœur plutôt que de rester fidèle à Sichée.

Les figures féminines de l'Enéide sont loin d'être ininté- ressantes. Didon et Camille, la reine et la guerrière, sont des personnages fascinants et attachants, dignes d'éveiller l'intérêt de l' écrivaine du xve siècle 10. La reine punique saisit la chance de ce retour de flamme pour le bel Enée comme un moyen de faire revivre son mari11 et de donner un nouveau cours au dou- loureux travail de deuil qui est symbolisé par l'édification de la ville de Carthage. En outre, Didon se présente aussi comme un double d'Enée: comme lui, elle a quitté le rivage natal, il est veuf comme elle, elle est une fondatrice comme lui le sera 12

Christine, entre Boccace et Ovide

Sur ce point, il faut aussi garder en mémoire que, par delà le livre IV de l'Enéide qui dépeint les tourments amoureux de Didon, les Héroïdes d'Ovide confirment et renforcent la tradi- tion qui classe Didon dans la catégorie des victimes de l'amour.

1

°

Camille figure au chapitre XXIV du livre I.

11 Viigile, Enéide lV. 23: Agnosco veterisvestigiajlammae.

12 Cf. Gianfranco Stroppini de Pocaia, «Didon, amante et reine» dan Enée et Didou: naissance, fonctiont~ement et suroie d'un mytlle, éd. par René Martin; préf.

de Jean Sirinelli, Paris, Ed. du CNRS, 1990, pp. 23-32; Francine Moral-Lebrun, L'Enéide médiévale et la naissance du roman, Paris, Presses universitaires de France, 1994 (perspectives littéraires), p. 197-205; Yasmina Foehr-Janssens, <<La reine Didon [ ... ] >>, art. cit., p. 135.

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Cette collection d'épîtres placées sous la plume d'amants célè- bres consacre toute une galerie de femmes désespérées en utilisant le motif du suicide amoureux comme leitmotiv 13. A travers Virgile et Ovide, la tradition médiévale se souvient de Didon. Les romans antiques qui, vers le milieu du XW siècle, transposent les grandes épopées classiques en ancien fran- çais, interprètent les figures de Didon ou de Jocaste comme autant de veuves indignes foulant aux pieds leur deuil pour se jeter dans les bras d'un nouvel amant. Le thème de «l'oubli du mort» est présent dans les adaptations françaises de l'Enéïde et de la Thébaïde de Stace, les romans d'Enéas et de Thèbes. Cette appréciation fort mitigée semble répondre aux préoccupations lignagères du monde féodal, en butte à des problèmes de ges- tion des héritages fonciers.

Mais le moyen âge connaît aussi, à travers les Pères de l'église, saint Jérôme en particulier, l'histoire de la Didon ver- tueuse 14. C'est cette version que retient Boccace dans son De claris mulieribus. Sous sa plume, Didon sert à la louange de la veuve fidèle. Or on sait que l'ouvrage de Boccace est une des sources les plus importantes de Christine. Le récit du livre 1 s'en inspire d'ailleurs clairement. On s'interroge alors: pourquoi Christine ressent-elle le besoin de faire référence au suicide amoureux de Didon, alors que la version soi-disant historique du récit lui fournit un dénouement bien plus vertueux que celui de la fable virgilienne? Avec cette double tradition légendaire, Christine tenait une belle occasion de dénoncer les mensonges littéraires des poètes et le travestissement d'une vérité pseudo- historique qui, pour une fois, fait honneur aux femmes. Pourquoi s'en prive-t-elle? Pourquoi choisir Ovide contre Boccace?

En tout état de cause, la division de l'histoire de Didon en deux récits distincts renvoie bien à la dualité des sources.

Considérons donc la deuxième partie de l'histoire afin de com- prendre les raisons qui ont pu amener Christine à préférer cette fin à l'autre, malgré tout.

13 Geoffroy Chaucer reprend à son tour cette tradition dans The Legend of good women.

14 J.:Adversus]ovi11ianum de saint Jérôme joue un rôle déterminant dans le dé- veloppement des arguments anti-matrimoniaux adxessés aux veuves (Migne, Patrologie latine, vol. 23, Paris, 1863, col. 221-354).

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Si comme cy dessus est dit, Dido, royne de Carthage, estant en sa cité a joye et a paix, regnant glorieusement, vint par for- tune Eneas, fuitif de Troye apres la destruccion d'icelle, duc et chevetaine de grant foison Troyens, degetté par diverses tempestes, ses nefs cassees, ses vivres faillis, a grant perte des siens, souffreteux de repos, diseteux de peccune, las de errer par mer, besongneux de heberge, arriva au port de Carthage [ ... ] A tres grant honneur receut [Didon] lui et toute sa compaignie, le mena en sa cité et tres grandement l'onora, festoya et aysa. Que t'en feroie lonc compte? Tant fu Eneas la a sejour aysé et a repos que mais ne lui souvenait petit de tourmens que eus avoit, et a tant vint la frequenta- cion que Amours, qui soubtillement scet cuers soubtraire, les fist enamourer l'un de l'autre. Mais selon ce que l'experience se monstra, moult fu plus grande l'amour de Dido vers Eneas que celle de lui vers elle, car nonobstant que il lui eust sa foy baillee que jamais autre femme qu'elle ne prendrait, et que a tousjours mais sien seroit, il se parti apres ce qu'elle l'ot tout reffait et enrichi d'avoir et d'aise, ses nefs refrechies, refaites et ordenees, plain de tresor et de biens, comme celle qui n'avoit espargnié l'avoir la ou le cuer estoit mis. S'en ala, sans congié prendre, de nuit, en recelee, traytreusement, sans le sceu d'elle. Et ainsi paya son oste, laquelle departie fu si grant douleur a la lasse Dido qui trop amoit que elle voult renon- cier a joye et a vie. (Il, 55, pp. 378-380)

Comme je [= Droiture] te l'ai déjà conté, Didon, reine de Carthage, régnait glorieusement sur sa ville dans le bon- heur et la paix. C'était au temps de la destruction de Troie.

Le hasard voulut que le prince Enée, fuyant sa ville natale à la tête d'une multitude de Troyens, abordât au port de Carthage. Il avait été ballotté sur les mers par mille tem- pêtes; ses navires fracassés, il manquait de vivres, et nombre des siens avaient péri. Il était las d'errer ainsi sur la mer, sans repos, sans argent, et sans asile [ ... ] [Didon] le reçut sur la plage, lui et ses compagnons, avec tous les honneurs, puis le conduisit dans sa ville où elle donna en son honneur et pour son plaisir un magnifique festin. Mais pourquoi te faire un long récit? Son séjour fut si agréable qu'Enée oublia dans les

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plaisirs tous les tourments qu'il avait subis. Enée et Didon se virent si souvent qu'Amour, qui sait s'insinuer dans les cœurs, les fit s'éprendre l'un de l'autre. Toutefois, la suite montra que l'amour que Didon avait pour Enée était bien plus fort que celui qu'il avait pour elle. Il lui avait juré sa foi, promet- tant de lui appartenir pour toujours et de ne jamais en aimer une autre. Cela ne l'empêcha pas de partir quand elle l'eut aidé à retrouver ses forces, qu'elle l'eut comblé de richesses et de confort, qu'elle eut réappareillé, gréé et approvisionné ses navires et qu'elle l'eut couvert de trésors et de biens; car pour celui qui avait conquis son cœur, elle ne voulut rien épargner. Il partit sans prendre congé d'elle, fuyant traîtreu- sement dans la nuit sans qu'elle en sache rien. Et c'est ainsi qu'il récompensa son hospitalité. Cette rupture causa une très vive douleur à la pauvre Didon; elle l'aimait tant qu'elle voulut renoncer aux rires et à la vie. (pp. 212-213)

Le récit, volontairement rapide et ramassé sur lui-même, met l'accent sur le contraste entre l'arrivée et le départ d'Enée.

L'aventure carthaginoise représente pour Enée une aubaine providentielle. Le héros malheureux en butte aux rigueurs d'une navigation hasardeuse trouve à Carthage un havre de paix et de volupté. Christine efface de sa narration toute réfé- rence aux actions divines qui motivent l'intrigue virgilienne.

Les dieux ont disparu et, avec eux, la colère de Junon aussi bien que les stratagèmes inventés par Vénus pour secourir son fils.

Didon assure donc seule le salut d'un Enée victime des aveu- glements de Fortune. Le texte souligne le retournement de situation que connaissent les Troyens grâce à l'hospitalité car- thaginoise. Le procédé énumératif qui sert au début du cha- pitre à souligner la détresse du héros (« degetté par diverses

tempestes, ses nefs cassees, ses vivres faillis, a grant perte des siens, souffreteux de repos, diseteux de peccune, las de errer par mer, besongneux de heberge») est repris pour, d'une part mettre en évidence la générosité de Didon («apres ce qu'elle l'ot tout reffait et enrichi d'avoir et d'aise, ses nefs refrechies, refaites et ordenees, plain de tresor et de biens») et d'autre part, l'ingratitude doublée de lâcheté de son hôte («S'en ala, sans congié prendre, de nuit, en recelee, traytreusement, sans

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le sceu d'elle»). Le pieux Enée de Virgile se révèle un bien médiocre héros, sans force et sans courage, un vagabond des mers et, qui plus est, un amant insincère. CJ:lristine dessine en quelques mots le pacte de fidélité réciproque conclu entre la reine et le troyen et se sert pour l'évoquer des formules tradi- tionnelles de fidélité éternelle qui émaillent les serments des prétendants à l'amour dans la rhétorique courtoise. On sait que dans le Dit de la Pastoure, dans les Cent ballades et dans l'Epitre au Dieu d'Amour, Christine brise plus d'une lance contre les fourberies que permet ce langage de la dévotion et de la louange hyperbolique qui n'engage que la malheureuse qui s'y laisse prendre. Ici les formules jouent aussi subtilement avec l'idée d'un pacte matrimonial conclu entre Didon et Enée. La fuite d'Enée avère un forfait qui le discrédite à la fois comme chef politique et comme individu. Il agit au mépris des lois de l'hospitalité, mais aussi contre celles de l'amour.

En somme, toute la geste de Didon, de la Phénicie à Carthage, est bien plus brillante que celle d'Enée de Troie à Rome. Laquelle n'aurait d'ailleurs pas pu être réalisée sans Didon. Bien loin de se présenter comme une figure dange- reuse, d'incarner la séductrice qui verse l'oubli dans le cœur et l'esprit du héros en quête de gloire, Didon est ici consolatrice et réparatrice. Si le thème de l'oubli apparaît dans le texte, c'est pour souligner qu'à Carthage, Enée peut trouver un remède à ses maux («mais ne lui souvenait petit de tourmens que eus avait»). Si Christine choisit d'adjoindre, dans la légende de Didon, le thème de la victime d'amour à la louange de la forte femme, c'est sans doute parce que cela lui permet de faire valoir bien plus efficacement le point de vue de son héroïne et d'introduire une contestation bien plus radicale de l'écriture mythologique de l'histoire ou de la légende qu'il n'y paraît tout d'abord. Si la tradition avait laissé place au point de vue des femmes plutôt que de s'élaborer toujours à partir d'une pers- pective masculine, nous aurions sans doute accès, comme le propose Christine, à une épopée à la gloire de Didon, deux fois veuve, deux fois persécutée par la méchanceté des hommes, malgré les vertus royales de prudence et de générosité dont a elle su faire preuve. Au lieu de quoi nous vivons dans l'héritage de la geste, somme toute suspecte, d'un Enée, deux fois veuf lui

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aussi, mais deux fois oublieux des vœux de l'hymen et pour- tant triomphant. Il suffit donc de bien peu de choses pour ren- verser les assurances de la domination masculine. Sans jamais remettre en question l'appareillage idéologique qui prescrit la conduite des sujets privés comme celle des souverains, et par petites touches, Christine réussit à se débarrasser, presque sans coup férir, d'une condamnation millénaire des figures fémi- nines en mettant tout simplement le doigt sur la mauvaise foi qui, seule, lui permet de se maintenir. N'est-ce pas à propos de Didon la fidèle que Mercure prononce, dans le texte virgilien, cet adage promis à un succès ininterrompu alors qu'il repose précisément sur un abus de confiance commis par le dieu à l'égard du trop crédule Enée: « Rumpe moras. Varium et muta- bile semper femina. » («Ne tarde plus. Toujours femme varie»)?

Pour faire apparaître la noblesse de Didon, il suffit à Christine d'épurer le récit en gomma.nt les interventions divines, puisque précisément celles-ci ne sont jamais que des artifices narratifs destinés à susciter, contre toute vraisemblance, avec Vénus, les excès passionnés de la reine, puis à justifier, contre toute raison, avec Mercure, la trahison d'Enée.

Souvenir intime

1

mémoire mythique et imagination moderne:

Corinne ou l'Italie de Mme de Staël

DOMINIQUE KUNZ WESTERHOFF

D

ans Corinne, deux formes de mémoire se partagent la représentation de soi, et de soi au sein de la collecti- vité. Elles opposent l'histoire des personnages au mythe transhistorique, la sensibilité subjective à la construction cultu- relle, le souvenir vécu à la réminiscence artificielle, la passivité passionnelle au pathos poétique. Paradoxalement, le mythe devient plus vivant que le souvenir intime dans la psycho- logie des protagonistes, dont je voudrais montrer ici l'héritage mécaniste. Transpersonnel, le mythe participe au premier chef à l'élaboration symbolique de l'identité subjective; il s'histo- ricise en prenant la place de l'histoire de soi, il se transforme dans des fictions héroïques de substitution. Corinne se libère de l'oppression sociale par la médiation de figures symboliques qui lui permettent de construire une représentation sociale- ment acceptable du talent au féminin. Ainsi, la mémoire cultu- relle, entre réappropriation synthétique (voire syncrétique) du passé et invention prospective de l'avenir, devient générative de l'histoire moderne. Toutefois, le travail vitaliste de l'ima- gination mythique, ancré dans l'inspiration improvisatrice, l'oralité enthousiaste, n'est pas sans apories: il se heurte à la condition tragique de l'individu moderne. Aussi s'affronte-t-il dans Corinne à une autre forme d'imagination issue des auto- matismes affectifs, toute passive et reproductive, qui ramène les héros à leur passé et semble les réduire à l'état de machines sensibles. Entre ces deux couples de la mémoire intime et de la

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