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La mélancolie dans les consultations adressées au Dr Tissot (1760–1797)

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La mélancolie dans les consultations adressées au Dr Tissot (1760–1797)

LOUIS-COURVOISIER, Micheline

Abstract

L'exposé porte sur l'expression de la mélancolie dans 46 consultations épistolaires envoyées au dr Tissot entre 1760 et 1797. Les historiens ont déjà montré qu'à une époque où il n'était pas nécessaire d'objectiver le corps et où la culture de l'épistolarité était répandue, les consultations épistolaires constituaient un mode courant de rencontre entre un médecin et son malade. Les mots écrits établissaient un lien entre d'une part les sensations corporelles, la souffrance mentale et l'environnement du malade, et d'autre part les sens et la compréhension de la situation par le médecin. Théodore Tronchin, un collègue de Tissot, écrivait à l'un de ses malades: « en lisant vos mémoires; j'imagine, Monsieur, que je vous entends parler, je crois vous avoir vu et vous avoir touché » [...]

LOUIS-COURVOISIER, Micheline. La mélancolie dans les consultations adressées au Dr Tissot (1760–1797). In: Histoire des sciences "par en bas" (2013), Le Mans, France, 5-7 juin, 2013

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:39332

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La mélancolie dans les consultations adressées au Dr Tissot (1760-1797). Spécificités et difficultés liées à cette forme de correspondance.

Micheline Louis-Courvoisier

Les consultations épistolaires sont fréquentes sous l’Ancien Régime pour plusieurs raisons. En effet, elles s’inscrivent dans le mouvement général de la pratique de la correspondance. Elles sont possibles dans une pratique médicale qui repose plus sur le récit des malades que sur une lecture objectivante du corps. Elles servent à pallier à l’éloignement géographique du médecin et

maintiennent le lien thérapeutique entre deux consultations orales. Elles donnent accès à un

praticien célèbre, comme c’est le cas de SA Tissot (1728-1797), médecin renommé pour les différents ouvrages publiés de son vivant.

Tissot, comme d’autres de ses confrères européens, a reçu des milliers de documents sollicitant ses conseils avisés. Près de 1350 consultations sont conservées au Département des manuscrits de la bibliothèque cantonale vaudoise1. Ces récits sont rédigés par les malades eux-mêmes, par un de leurs proches, ou encore par un médecin qui sollicite l’avis d’un collègue renommé. Ils prennent la forme d’un long mémoire ou d’un court billet ; ils sont parfois structurés, souvent désordonnés. Sur la moitié de ces documents, Tissot a laissé une brève annotation, indiquant parfois le diagnostic qu’il retient, le plus souvent une prescription thérapeutique. Il arrive que plusieurs lettres concernant le même malade soient conservées, mais le plus souvent il s’agit de documents isolés, offrant à l’historien un fragment de vie, de souffrance, sans avant ni d’après. Non seulement ce fragment est ponctuel, mais il est parfois aussi anonyme, soit que la lettre accompagnant un mémoire de

consultation ait disparu, soit que le malade souhaite taire son nom. Le document auquel a affaire l’historien ressemble à une photographie instantanée d’un inconnu qu’il doit interpréter comme un fait isolé et qu’il ne peut intégrer dans une trajectoire individuelle. Il s’agit ici d’une source « non contaminée », pour reprendre les termes de Simona Cerutti2, hors contexte, d’une source qui ne livre pas immédiatement ses clés de lecture, une sorte d’espace vide dans lequel le corps et le sujet

« s’engouffrent », comme le soulignent Artières et Laé3.

Fait étrange, ce fragment témoigne souvent de l’existence intime, celle du corps, de ses symptômes, de ses évacuations, de ses déboires sexuels, celle aussi des désespoirs et de la souffrance du malade.

Nous sommes bien ici dans l’écriture du for intérieur, chère aux historiens contemporains, mais d’une écriture ponctuelle, discontinue, dont l’absence de modèle formel rend l’approche difficile. Il n’y a à ma connaissance aucun « Secrétaire », pourtant nombreux à cette époque, qui propose une lettre-type à envoyer à son médecin.

Néanmoins, et au-delà du fait que toutes ces lettres concernent la santé et la maladie, ces documents ont un point commun important, celui du destinataire, un médecin dans lequel les

1 L’analyse de ce fonds d’archives a fait l’objet d’une thèse récemment publiée par Séverine Pilloud, Les mots du corps. Expérience de la maladie dans les lettres de patients à un médecin du 18e siècle : Samuel Auguste Tissot, Lausanne, éditions BHMS, 2013.

2 Simona Cerutti, « Histoire pragmatique, ou de la rencontre entre histoire sociale et histoire culturelle » Tracés, 15, 2008, p. 151.

3 Philippe Artières, Jean-François Laé, Lettres perdues. Ecriture, amour et solitude (19e et 20e siècle), Paris, Hachette, 2003, p. 11

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malades placent toute leur espérance, souvent considéré comme un dernier recours après avoir déjà consulté sans succès d’autres soignants. En cela, ils sont distincts de la correspondance plus générale qui vise à entrer en relation avec des proches pour leur donner des nouvelles. Dans notre cas, les auteurs doivent d’une part capter l’attention de Tissot pour que ce dernier réponde (ce qui arrive dans environ la moitié des cas), et d’autre part réussir à expliciter leurs maux suffisamment clairement de manière à ce que le médecin puisse leur prescrire un traitement efficace. Les conditions de production du texte sont donc les mêmes, et à prendre en considération.

Pour en terminer avec une description succincte de cette archive, il faut préciser ici qu’il s’agit plus d’une source « indicielle » que d’une archive représentative qui permettrait une généralisation de l’expérience de la souffrance, en l’occurrence de la mélancolie. En effet, de quoi serait-elle représentative ? De l’ensemble des malades européens (les lettres viennent de plusieurs pays

européens) du 18e siècle ? Mais les malades ne constituent pas une catégorie sociale et la maladie ne se résume pas à un simple fait biologique à la symptomatologie constante que l’on pourrait

modéliser une fois pour toute. Elle constitue un moment de crise auquel chaque individu réagit en fonction de son contexte familial, social, environnemental, psychologique. Ces récits offrent donc aux historiens un choix multiple des « traces »4, qui partent dans d’innombrables directions, difficiles à suivre d’un même questionnement.

Mon choix s’est porté sur l’expression de la mélancolie, non pour en fixer une définition, mais comme prétexte pour explorer l’expression d’une maladie aujourd’hui qualifiée de psychique. En effet, une recherche de plusieurs années portant sur l’établissement d’une base de données visant à cadrer le contenu de ces 1350 documents m’a fourni l’occasion d’effectuer une lecture du corpus sans questions précises préalables5. Cette lecture non orientée m’a permis d’embrasser le contenu de l’archive sans discrimination et ni focalisation, avec une sorte d’attention flottante et distante, proche de la « passivité active » telle qu’elle est décrite par Siegfried Kracauer6. Il m’est apparu que les auteurs des lettres et des mémoires décrivaient l’expérience de la maladie, quelle qu’elle soit, dans un entrelacement de symptômes organiques et psychologiques illustrant une articulation ou une dialectique âme-corps étrange et difficile à formuler, ne renvoyant pas à une conception purement matérialiste et ne se réduisant pas non plus aux aspects psycho-physiologiques tels qu’ils ont été décrits à propos de la sensibilité. C’est donc la trace du lien ou de l’interface entre chair et esprit que j’ai suivie, telle qu’elle apparaissait de manière non théorique dans le récit de ces expériences.

Oscillant entre maladie mentale et maladie somatique aux yeux des médecins du 18e siècle, et même jusqu’à la fin du 19e siècle, la mélancolie offre alors une manière cohérente de délimiter un corpus de documents à étudier, de très près cette fois. 76 lettres contiennent le mot « mélancolie », soit sous la plume de Tissot dans son annotation, soit formulé par des soignants préalablement consultés par le

4 Terme emprunté à C. Ginzburg, dont les travaux m’ont beaucoup éclairée. Voir notamment Carlo Ginzburg,

« Signes, traces, pistes ; racines d’un paradigme de l’indice », Débat, 6, 1980, p. 3-44 ; Carlo Ginzburg, « Nos mots et leurs mots. Une réflexion sur le métier de l’historien, aujourd’hui », Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités. Numéro Hors série-2013, intitulé L’estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg, p. 192- 209.

5 Cette base de données, effectuée avec Séverine Pilloud et Vincent Barras peut être consultée à l’adresse suivante : http://tissot.unil.ch/fmi/iwp/cgi?-db=Tissot&-loadframes

6 Concept que l’auteur développe dans son ouvrage L’histoire des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2005, notamment dans son 3e chapitre intitulé « Le voyage de l’historien ».

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malade, soit exprimé par le malade, sous la forme de maladie ou de tempérament. Cette option a ses limites, dans la mesure où certaines lettres montrent de nombreuses caractéristiques liées la

mélancolie mais sans que le mot soit utilisé. Pour l’instant, elles ont été écartées de ma recherche, par la volonté de ne pas tomber dans le piège du diagnostic rétrospectif. En outre, et bien que la mélancolie soit considérée comme une entité nosologique définie, la lecture des traités médicaux montrent pour le moins une labilité des définitions et la confusion entre différents diagnostics (le plus souvent entre hypocondrie, mélancolie et hystérie)7. L’instabilité sémantique du terme m’a incitée à poser les bases de cette recherche sur le terme lui-même, suivant ainsi les conseils de Pierre Rosanvallon dans sa réflexion relative à l’instabilité du terme « démocratie » 8. Inspirée par cette réflexion et la transposant à mon thème de recherche, j’ai choisi d’explorer à travers le récit des malades ce que véhiculait l’expérience de la mélancolie, et ce qu’elle signifiait en terme d’entremêlement physio-psychologique, plutôt que de rechercher dans l’ensemble du corpus les documents qui coïncidaient avec les symptômes souvent associés à cette maladie (comme le lien avec le travail intellectuel, la cohabitation des contraires et des contrastes, l’obsession, l’ennui, le sentiment de solitude, le délire et la tendance au suicide). Par la suite, je me propose d’élargir mon corpus aux lettres concernant l’hypocondrie, les états vaporeux, l’hystérie et la folie. L’idée est de travailler par un élargissement progressif du nombre des récits étudiés, méthode qui me permet dans un premier temps d’affiner mes questions grâce à un nombre restreint de textes étudiés très minutieusement, pour pouvoir les formuler clairement et les appliquer à un plus grand nombre de récits. Mon intérêt portant sur l’expérience des malades, j’ai également choisi de me limiter aux documents écrits à la 1ère personne. Sur les 76 documents initialement repérés, 44 sont retenus selon les critères énoncés, concernant 34 malades. Il s’agit de 24 hommes et 10 femmes, âgés le plus souvent entre 20 et 40 ans. Bien que les documents soient très avares d’indices socio-professionnels, on peut supposer qu’il s’agit d’une population plutôt privilégiée qui a les moyens de financer une consultation par lettres9.

Ce profil social est si lacunaire qu’il est difficile d’en tirer des informations pertinentes sur une expérience collective et partagée de la mélancolie. La répartition des sexes toutefois fait exception.

En effet, 76% des consultants sont ici des hommes, tandis que la répartition est plus équilibrée si l’on prend en considération le corpus entier (54% d’hommes pour 46% de femmes)10. Weston constate aussi une nette domination masculine des mélancoliques dans l’étude qu’il a poursuivie sur différents corpus de consultations épistolaires portant sur 120 ans11. Cette différence est

statistiquement significative12 et va à l’encontre de certains préjugés sur la mélancolie, préjugés qui émanent aussi de la pensée médicale de l’époque ; ainsi, G. Cheyne affirmait que les femmes séduisantes étaient des nerveuses mélancoliques13, Louis Odier que la plupart des mélancoliques étaient des femmes14 ; un siècle plus tard, Emile Kraepelin précisait que la mélancolie touchait plutôt

7 Jackie Pigeaud, « Délires de métamorphose » Gesnerus, 63, 2006, p. 73-89.

8 Pierre Rosanvallon : « L’universalisme démocratique ; histoire et problèmes », La Vie des idées, 2007.

9 Pour une analyse sociale des consultants, voir Séverine Pilloud, op.cit., p. 52-57.

10 Séverine Pilloud, op. cit., p 72.

11 Robert Weston, Medical consulting by letter in France, 1665-1789, Ashgate, 2013, p. 153.

12 Je remercie ici le prof. Thomas Pernegger, statisticien, dont les calculs m’ont permis cette affirmation.

13 Clark Lawlor, « « Long grief, dark melancholy, hopeless natural love: Clarissa, Cheyne and narratives of body and soul”, Gesnerus, 63, 2006, p. 111.

14 Louis Odier, Manuel de médecine pratique ou sommaire d’un cours gratuit, Genève, J.J. Paschoud, 1821, p.

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des personnes âgées et notamment des femmes à la ménopause15. Toutes ces affirmations ne sont peut-être pas contradictoires, la polysémie du terme de mélancolie dans le temps et l’espace brouillant les tentatives comparatistes. Cependant, ce résultat nous incite à ne pas nous laisser enfermer dans des préjugés mentaux ni concernant l’écriture de la souffrance, ni concernant l’expérience de la mélancolie.

Avant même d’entrer dans le corps du texte, on s’aperçoit que l’instabilité du terme de mélancolie se vérifie. En effet, Tissot indique un diagnostic pour 14 des patients retenus mais ne retient pour aucun celui de mélancolie. Et ses diagnostics sont pour le moins hétérogènes16 ; ils sont de nature nerveuse ou humorale, ils sont anatomiquement situés ou touchent tout le corps ; deux qualificatifs

s’éloignent du registre strictement médical, comme les « taches bleues » de Mme de Villeterque ou la « timidité singulière » de M. Ferber.

L’analyse du corps du texte est problématique. En effet, les auteurs des documents ne suivent pas un modèle et une structure d’écriture qui permette facilement la prise de note, et encore moins la comparaison et l’analyse. Certains écrivent de courts textes en ne mentionnant que leurs symptômes actuels, tandis que d’autres décident de fournir au médecin de nombreux éléments interprétatifs de leur souffrance, incluant un récit de vie long et parfois désordonné. L’historien aux prises avec ces documents se retrouve rapidement submergé par une avalanche de symptômes (aussi bien psychiques qu’organiques) entrelacés de descriptions liées à l’hygiène de vie du malade, aux nombreux traitements déjà entrepris, à son environnement familial, à sa sexualité.

Une préparation à l’analyse s’impose. Elle commence par une transcription systématique des documents sélectionnés, de manière en premier lieu à établir les bases d’une lecture sémantique, lexicale et structurelle, en deuxième lieu une analyse de contenus. Cette première étape est cruciale pour différentes raisons. Elle permet de préciser les thèmes qui n’apparaissent pas forcément à la première lecture, de faire émerger les questions pertinentes et de les affiner au cours du temps et de la lecture. Elle familiarise le chercheur avec l’expression des malades et lui permet de se laisser imprégner par la musique et le rythme particulier de l’écriture, presque à son insu, concentré qu’il est sur le déchiffrement des mots parfois difficiles à décrypter. Elle l’incite à prendre conscience de l’étrangeté des mots, à l’accepter sans vouloir les « neutraliser dans une fausse familiarité »17, ni les réduire dans des modèles explicatifs proposés par une tradition historiographique. En effet,

comment comprendre des expressions comme « la mauvaise humeur des hypocondres », les

« émotions dans le sang » ou encore les « angoisses de l’estomac ». Les termes d’humeur,

d’embarras, de sensibilité par exemple peuvent renvoyer aussi bien au registre matériel (humorale ou nerveuse) qu’immatériel (psychologique). Comme le soulignait Marc Bloch « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire »18. La lecture de cette archive ne révèle pas seulement des modifications de mœurs,

15 Emile Kraepelin, Leçons cliniques sur la démence précoce et la psychose maniaco-dépressive, Paris, 1997, dont un chapitre porte sur la mélancolie, (1899), p. 84.

16 Il s’agit d’hypocondrie, simple ou nerveuse, de catarrhe des intestins, de mobilité d’enfance, de maux de nerfs dont le siège est une irritation dans l’estomac ou le foie, de timidité singulière, de mobilité, de

perspiration dérangée, âcre, retenue, de sensibilité et âcreté bilieuse, de mobilité locale très jeune, de maux de nerfs, dont le mal se situe dans les nerfs du bas ventre dont l’état entraîne celui de tout le corps, d’acidité générale et de taches bleues, suites de spasme, de migraine et mobilité, de mobilité extrême de l’estomac.

17 Voir Patrick Boucheron, L’entretemps. Conversation avec l’Histoire, Paris, Verdier, 2012, p. 68.

18 Cité par Carlo Ginzburg, « Nos mots et les leurs.... », p. 191.

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mais aussi celles de structures mentales et scientifiques de références auxquels est reliée la compréhension et l’interprétation d’une terminologie. Tous leurs mots sont les nôtres, mais les associations lexicales et la structure des phrases choisies par les auteurs indiquent que leur signification n’est pas toujours superposable à la nôtre, et signalent des associations conceptuelles déroutantes. Ce déchiffrement et cette transcription, qui souligne les bizarreries sémantiques, nous garde alors d’un automatisme interprétatif, sans pour autant nous offrir des pistes de

compréhension. Il nous permet de peu à peu prendre conscience des cadres mentaux qui conditionnent notre lecture contemporaine19 et de les mettre à distance.

La transcription, et les moyens informatiques que nous avons à disposition, nous permettent ensuite d’opérer des recherches ciblées autour de questions qui sont, au début encore, un peu générales. Si, comme il a été vu plus haut, le corpus d’archives s’élargira peu à peu au fil de ma recherche, le mouvement inverse s’opère autour du questionnement, dont le mouvement tend à préciser de plus en plus les questions au fil des multiples lectures. Les résultats proposés ici sont encore très partiels et ne sont qu’illustratifs, puisque la recherche est en cours.

Une première grille d’analyse vise à relever les stratégies discursives, lexicales et les figures de style qu’employaient les malades pour rendre sensible leur souffrance. Elle montre que certains malades recourent à la notion de mouvements intérieurs au corps. «J’ai souvent dans les tempes des

sensations comme s’il y avait des cordes qui me tiraient, et la tête ne se débarrasse pas je ne puis me moucher depuis bien longtemps»20. Mme Konauw fait appel ici à la comparaison de la corde, qui constitue un trajet douloureux invisible et précis dans ses tempes, peut-être même dans toute sa tête si l’on considère que la deuxième proposition est reliée à la première. Néanmoins la virgule entre le « tiraient » et le « et » ne permet pas d’en être sûr. Cette citation illustre les difficultés liées à la ponctuation et à certaines liaisons. Les virgules sont rares, les conjonctions de coordination sont parfois étranges. Dans ce cas il est difficile d’interpréter l’espace qu’il y a entre le « pas » et le « je ».

L’absence de toute marque nous incite à comprendre le terme d’embarrasser dans son sens humoral puisqu’elle n’arrive pas à se moucher, et elle nous laisse perplexe quant au lien que fait la malade entre les différentes propositions de la phrase. Mme Fol utilise également la comparaison, une comparaison même très riche puisque dans la même phrase elle signifie en même temps une déstabilisation de son corps dans l’espace, et un mouvement intérieur : « Je suis comme une

personne qui est dans un bateau agité des vagues un battement qui se fait sentir le long des reins du cou et de la tête un débat intérieur qui m’oblige à saisir ce qui se trouve le plus à ma proximité pour me rassurer»21 . Cet extrait n’est qu’un pâle reflet d’une lettre de quatre pages, écrite comme un cri, dans un seul souffle, sans paragraphe ni point, avec quelques très rares virgules, et qu’il faudrait lire à voix haute. En sortir un extrait est si réducteur de sens qu’on hésite à le faire, mais il est là

uniquement pour montrer la diversité des lieux du mouvement (reins, cou et tête), et non pour refléter l’intensité chaotique du document. M. Vauvilliers connaît aussi de nombreux mouvements intérieurs mais il est d’une grande précision dans sa description: «J’éprouve un sentiment de chaleur sous mon épaule droite un mal aise indéfinissable vers le creux de l’estomac, des pointes

19 Sur cette question, voir Guillemette Bolens, « Continuité et transformation des logiques corporelles », History and Philosophy of the Life Sciences, 2003, vol. 25, p. 471-480.

20 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.02.03.01, lettre de Mme Konauw du 26 janvier 1773. Je précise que l’orthographe a été modernisée mais que la ponctuation des auteurs a été conservée dans toutes les citations.

21 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/149.01.06.14, lettre du 26 août 1766.

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douloureuses dans cette même région tirant du côté du cœur de même de l’autre côté et cette douleur répond à celle sous l’épaule droite en paraissant traverser toute cette cavité des points douloureux dans les hypocondres un serrement qui se manifeste dans tout le cartilage xiphoïde, une barre qui tient le foie et la rate»22. Le trajet n’est pas lié à des routes corporelles tracées par la pensée anatomique, mais par sa sensation, et facilement repérable en raison de la logique du contenu et de la structure du texte (qui contient aussi une ponctuation rare mais des paragraphes très ordonnés). En revanche, d’autres expriment un mouvement qui suit sans surprise une route veineuse : « mon sang est épais et court avec impétuosité »23 ou nerveuse : « [mes nerfs] se crispent depuis les fibres du visage jusqu’à la matrice »24.

Une deuxième grille d’analyse vise à mettre en relief l’inscription corporelle de la mélancolie. La souffrance exprimée n’est pas que mouvement, elle est également fixée dans un organe, terme là encore à prendre dans un sens très large25. Si elle s’inscrit dans toutes les parties du corps, les malades évoquent le plus souvent les viscères du bas-ventre (estomac, intestins, hypocondres), le cerveau ou la tête.

Le bas-ventre (qui se prolonge jusqu’en-dessous des côtes à cette époque) est réputé, autant dans l’expérience des malades que dans les théories médicales, pour être un des principaux sièges des sensations, ce que confirment largement les consultations épistolaires. Une analyse précise de ces sensations sera nécessaire, notamment pour les mettre en relation avec le climat, l’air, la saison, la météo, les vents, intérieurs et extérieurs. Je ne donnerai cette fois encore qu’un aperçu pointilliste de ce que l’on trouve dans cette archive. « Il y a plus d’un un que j’éprouve à l’estomac une sensation qui m’était inconnue jusqu’alors, et dont je n’ai jamais ouï personne se plaindre ; c’est une

délicatesse excessive, qui me fait craindre la plus petite impression ; le froid, le chaud, le sec, etc., tout a une pointe et une mobilité pour moi, tout affecte mon estomac ; il semble qu’il ait été entièrement dégarni à l’intérieur »26. Ce malade anonyme est précis jusqu’à nous faire entrer à l’intérieur de son estomac. Dans la suite de son récit, il relie directement ses sensations à sa

mélancolie, habituelle précise-t-il, ce qui entre en résonnance avec le discours de certains médecins qui conjuguent état d’âme, état cognitif et état intestinal : « L’état des intestins influe aussi sur l’humeur; leur plénitude charge la tête, assombrit l’esprit, diminue son aptitude à la réflexion; leur dégorgement rend à l’âme sa sérénité, à l’esprit son aisance, et, si l’on en croit un propos vulgaire, au caractère son affabilité»27. Dans le même registre, les hypocondres sont aussi souvent évoqués par les malades, comme M. Chillaud qui précise dans un post-scriptum les manifestations physiques de ses spasmes : « j’appelle ainsi un mouvement extraordinaire à l’hypocondre dont l’effet subi est de troubler mes sens et ma raison au point de n’être plus maître de mes idées, ni par conséquent de moi-même, ce sentiment ou mouvement se propage de droite à gauche et vient me presser le cœur de la manière la plus affreuse»28. Je terminerai cet échantillonnage de citations « localisantes » avec un dernier extrait relatif au cerveau. A ce propos, nous retrouvons Mme Fol : « Je me suis mariée non

22 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.02.04.26, lettre du 14 mai 1774.

23 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.05.07.31, lettre de Monsieur Reichert, sans date.

24 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/144.03.01.04, lettre de Madame Ruys du 26 mai 1777.

25 Ce terme d’organe est problématique. Pour le remplacer, Jackie Pigeaud propose le terme d’objet ou de formes dans « L’humeur des Anciens », Nouvelle Revue de Psychanalyse, vol. 32, 1985, p. 56.

26 Lausanne, BCU, Fonds Tissot, IS 3784//II/146.01.04.14, lettre d’un auteur anonyme et sans date. La réponse de Tissot date du 11 août 1776.

27 Hallé, Thillaye, «Signe», Dictionnaire des sciences médicales, édité par CLF Panckoucke, t. 51, 1821.

28 Lausanne, BCU, Fonds Tissot, IS 3784/II/144.05.02.30, lettre du 15 mai 1790.

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point dans un meilleur état mais un étonnement au cerveau que je ne puis exprimer ; tout me faisait peur mes meubles la campagne les maisons j’avais peur de moi-même il me semblait que j’allais perdre la raison»29. Il est possible que le point-virgule fasse office de deux points comme c’est le cas dans plusieurs autres documents; il en résulterait alors que la proposition qui suit explicite ce que la malade entend par « étonnement au cerveau », et montre que pour elle « l’étonnement » n’est pas loin de la folie.

Les consultations épistolaires constituent une archive exceptionnellement riche qui renvoie à des possibilités de recherche multiples, en histoire sociale, culturelle, voire économique et politique, en histoire des sciences, des pratiques corporelles, des comportements, des relations (thérapeutique, familiale). Elles nous permettent de répondre à l’appel de Roy Porter à travers le récit des acteurs de la santé, de la maladie et de la souffrance, du 18e siècle. Toute la difficulté réside ensuite à s’orienter dans ces milliers de pages rengorgeant d’informations innombrables et désordonnées, à tracer une ligne de recherche cohérente et spécifique de manière à tirer le meilleur profit d’une telle source. Vu la variété des contenus, ces lignes sont multiples.

La mienne consiste dans un premier temps à restituer la tension, ou la connivence, ou l’intimité, ou l’interdépendance, ou l’entrelacement (je n’ai pas encore choisi le terme) entre âme et corps, esprit et chair, matérialité et immatérialité, telle qu’elle est restituée par les malades qui traduisent par leurs mots l’expérience de la mélancolie. Dans l’état actuel de cette recherche, je me centre plus sur l’histoire d’un mot que sur l’histoire d’un concept ou d’un diagnostic, ne voulant pas déterminer s’il s’agit d’une maladie, d’un tempérament, d’un état d’âme, d’un affect, d’un sentiment, d’une passion, d’une disposition…

Une transcription des documents me permet un double mouvement par rapport au texte : celui de m’en imprégner et celui de le mettre à distance. Cette deuxième opération consiste parfois en une déconstruction radicale mais momentanée des récits pour en isoler des figures de styles, des locutions, des expressions susceptibles de nous aider à pénétrer l’univers mental, corporel et perceptuel des malades.

Les sensations corporelles sont au cœur du récit des mélancoliques, et en cela, ces textes diffèrent beaucoup de certains romans épistolaires contemporains (je pense à la Souffrance du jeune Werther de Goethe, écrit en 1774 ou aux romans écrits par Isabelle de Charrière, notamment Les lettres de Mrs Henley, datant de 1784, les deux concernant une forme de mal être profond que l’on pourrait aisément qualifier de mélancolique). Dans ces derniers, on s’aperçoit que l’expression de la souffrance de leur héros, si grave soit-elle d’ailleurs, ne convoque presqu’aucune sensation corporelle pour l’exprimer. Des thèmes sont communs, tel le désespoir, l’ennui, la tristesse, le sentiment de solitude, l’envie de mourir. Mais les termes d’humeur, de sympathie, d’embarras, d’émotion et de sensibilité ne contiennent aucune ambiguïté sémantique et renvoie uniquement au registre sentimental. Les organes y sont présents, essentiellement le cœur, mais comme siège des sentiments et non comme pompe hydraulique, tandis que l’âme est omniprésente. Les

manifestations corporelles de la souffrance se résument aux larmes, aux soupirs ou à la rougeur de la peau. Sophie Vasset souligne, à propos des romans épistolaires, que « la lettre permet l’exposition de mouvements de la pensée, et la forme épistolaire donne l’impression de voir au travers des personnages » (p. 61). C’est l’inverse dans ces consultations : elles donnent à voir les mouvements

29 Lausanne, BCU, Fonds Tissot IS 3784/II/149.01.06.14, lettre du 26 août 1766.

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intérieurs du corps et rendent compte de l’épaisseur sensible de la chair, un mélange de fluide, de fibres et d’air. Mon propos ne vise pas opposer la vision de Vasset à la mienne, mais à souligner la différence des genres, et peut-être surtout des conditions de production des textes. Ecrire un roman pour d’innombrables lecteurs n’est en rien comparable avec l’écriture d’un document adressé à un médecin.

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