2050 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 octobre 2011
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Libérer les prescripteurs de leurs prescriptions ?
Prévenons d’emblée les critiques : ce sujet mé
dicamenteux n’est pas des plus neufs. Bien des voix se sont ici ou là déjà levées pour s’émouvoir, s’inquiéter, dénoncer une forme bien particulière d’assuétude médicamen
teuse que rien ne semble pouvoir contrecarrer.
Du moins depuis que la médecine contem
poraine a pris le visage que nous lui connais
sons tous. Depuis quand ? Schématiquement, depuis que l’industrie pharmaceutique a gagné en efficacité, pris son envol et assis sa durable emprise sur les relations entre les médecins et leurs patients.
Ces critiques radicales n’ont pas toujours été sans caricatures ni charges outrancières.
Quelquesuns ont ainsi pris goût à voir dans Big Pharma la source unique de tous les maux ; et ce d’autant plus que cette puissante in
dustrie n’a jamais véritablement pris soin de répondre aux attaques qui la visaient. Du haut de ses tours d’ivoire, apparemment in
touchable, elle continue bien souvent de donner la double et perverse impression de séduire et de narguer les peuples ; dont celui des prescripteurs. Actrice indispensable de l’économie, omniprésente dans le paysage sanitaire, elle engrange des profits considé
rables qu’elle justifie immanquablement par la nécessité d’investir chaque jour davantage dans sa branche recherche et développement, activité princière qui – à l’entendre – serait seule ou presque de nature à faire progres
ser la médecine.
Le vent tourneraitil ? On pourrait le pen
ser – du moins en France – en observant la somme des conséquences de cette bombe à fragmentation qu’est l’affaire du Mediator.
Le sujet dépasse désormais de beaucoup la spécialité pharmaceutique anorexigène des Laboratoires Servier. Mais commercialisée sous différentes indications durant trente ans, cette spécialité est devenue le symbole de la somme des dysfonctionnements pou
vant exister dans la chaîne du médicament. Et si l’affaire reste (médiatiquement et comme obsessionnellement) centrée sur ses dimensions juridiques, elle permet aussi quelques dé
cryptages à haute valeur pédagogique.
Ainsi cette tribune signée du Pr Jacques Soubeyrand (spécialiste de gériatrie et de mé
decine interne) sur le site francophone d’in
formation Slate.fr.1 L’auteur reprend et traite à son tour de l’affaire du Mediator. «Elle est venue brutalement révéler les arcanes et dys fonctionnements d’un système considé
ré com me offrant toutes les garanties de sé
curité. Ainsi, une méfiance populaire déjà palpable à l’égard des effets secondaires des médicaments s’est transformée en certitude, écritil. Ce qui est dommageable puisque la confiance qu’on leur accorde conditionne en partie leur efficacité. Pour désamorcer une situation pour le moins embarrassante, il a été fait recours au sacrosaint principe de précaution.»
On connaît plus ou moins les suites. La re
connaissance officielle de la culpabi
lité de la spécialité coupable a par exemple conduit les autori
tés sanitaires à met tre en observation soixante
seize autres spéciali
tés très con nues et largement pres
cri tes. Estce dire que sans le Media tor cette mise en observation n’aurait jamais été dé
cidée ? Et comment régler la question récur
rente des écarts, parfois considérables, obser
vés dans les données de pharmacovigilance entre la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché et la prescription en véritable grandeur ?
«Comment des organismes aussi sérieux animés par des experts à la qualité indis
cutable peuventils en arriver à de tels dé
rapa ges ? L’application de la méthode ana
tomoclinique à l’étude des comportements con duit à identifier trois redoutables agents pathogènes remarquablement complémen
taires : le carriérisme, le politiquement correct et la langue de bois, assure le Pr Soubeyrand.
Connus depuis fort longtemps, ils n’ont tou
jours pas trouvé de remède efficace. Mieux, avec la crise économique, l’affadissement cul
turel, la précarité de l’emploi et plus que tout un formatage éducatif pervers, ils ont vu leur pouvoir pathogène notablement aug
menter.»
avancée thérapeutique
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 19 octobre 2011 2051 Ajoutons les pathologies iatrogènes, et on
en arrive rapidement à réfléchir sur la pres
cription médicamenteuse de base – soit pour beaucoup sur les ordonnances rédigées par le médecin traitant. «Si l’enseignement de la thérapeutique continue à relever de la com
pétence des facultés de médecine, les firmes pharmaceutiques se sont livrées au fil du temps à un activisme pédagogique de plus en plus soutenu, écrit l’auteur. Avec une vo
lonté de substitution plus que de complé
mentarité. Elles ont vite compris que l’hôpi
tal et le cabinet médical représentaient des terrains bien plus fertiles que l’université, où le malade est absent. Elles se sont atta
chées à élaborer une culture du toutmédica
ment, mal compensée par un enseignement magistral trop théorique, incapable d’insuf
fler la réflexion indispensable à la rédaction de l’ordonnance.»
Et c’est ainsi que, de même que certaines filles peuvent devenir muettes, nombre de médecinsprescripteurs sont devenus prison
niers de leurs prescriptions. Les ordonnan
ces se sont alourdies et le soin se réduit bien trop souvent à gommer le symptôme dou
loureux du moment – au risque de pécher contre la raison et de faire le lit des patholo
gies iatrogènes. Où l’on oublie que la pre
mière des prescriptions médicales consiste, d’abord et bien souvent, à ne pas prescrire ; du moins à ne pas prescrire systématique
ment des spécialités pharmaceutiques – et dans le cas contraire à ne pas prescrire ces dernières en cascade symptomatique.
Le Pr Soubeyrand conseille de relire ici le légendaire Philippe Pinel (17451826) : «Ce n’est pas un art de peu d’importance que de prescrire correctement des médicaments, mais c’est un art d’une bien plus grande dif
ficulté que de savoir quand les arrêter ou ne pas les prescrire.» Pinel, qui œuvra notam
ment à l’Hôpital parisien de la Salpêtrière, reste dans les mémoires pour avoir libéré les aliénés de leurs chaînes. Et voilà que l’on en
tend aujourd’hui, émanant de la même Sal
pêtrière, de bien étonnants propos au sujet de la maladie d’Alzheimer (Rev Med Suisse
2011;7:1938). Certains mandarins soutiennent ainsi que les prescriptions de coûteux médi
caments (dont l’inefficacité a été démontrée, de même que la possible toxicité) demeu
rent indispensables, au motif qu’ils permet
tent de matérialiser les liens entre le prescrip
teur et le dément. Où l’on voit qu’il existe encore bien des chaînes à briser.
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
1 Le Pr Jacques Soubeyrand, gériatre à l’Hôpital Sainte- Marguerite de Marseille est coauteur de deux ouvrages sur la maltraitance des personnes âgées : Prédali D, Soubeyrand J. Douze gériatres en colère. Paris : Editions Fayard, 2009. ISBN : 9782213634487. Fernandez, C, Prédali D, Pons T, Soubeyrand J. On tue les vieux. Paris : Editions Fayard, 2006. ISBN : 9782213629339.
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