• Aucun résultat trouvé

AVOIR L OREILLE DU ROI

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "AVOIR L OREILLE DU ROI"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

Traquer l’entretien diplomatique dans les sources diplomati- ques n’est pas une chose aisée. L’objet se dérobe en permanence, tant les discours officiels, les audiences et les aléas matériels de l’ambassade peuvent occuper une place essentielle dans les rapports des ambassadeurs. Les sources russes et françaises qui permettent de reconstituer les échanges diplomatiques franco- russes avant le règne de Pierre le Grand n’échappent pas à cette règle. Même très documentées les relations des ambassades russes en France évoquent peu les entretiens, entendus ici comme des moments spécifiques de rencontre entre deux négociateurs ou plus, moins officiels que les réceptions diplomatiques, et permettant un dialogue libéré des directives des Instructions. Cependant, il est possible de trouver la trace d’entretiens dans les sources russes qui permettent de reconstituer l’ambassade de Pierre Potemkin et Siméon Roumiantsev à la cour de Louis XIV en 1668 et appelés ici vstrecha (rencontre), razgovor’ (conversation) ou conférence dans les sources françaises1.

Plusieurs conditions de possibilités doivent être réunies pour qu’un entretien soit aisé : des objets précis de discussion ou négocia- tion souvent absents des harangues prononcées lors des audiences, une langue ou des pratiques culturelles partagées, des moments spécifiques à côté de la scénographie des rituels des audiences offi- cielles. L’enjeu culturel est donc ici un élément essentiel. Le dialogue et les formes de communication restent difficiles dans le cas des relations franco-russes tant l’écart semble encore important à la fin du XVIIe siècle entre les carrières, les profils et les objectifs des négociateurs français et russes, ces derniers apparaissant aux yeux des premiers comme des Orientaux incapables de parler dans une

AVOIR L’OREILLE DU ROI

L’AMBASSADE DE PIERRE POTEMKIN ET SIMÉON ROUMIANTSEV EN FRANCE EN 1668

1 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle dans ses rapports avec l’Europe occi- dentale : récit de voyage de Pierre Potemkin, envoyé en ambassade par le tsar Alexis Mikhaïlovitch à Philippe IV d’Espagne et à Louis XIV en 1668, Paris, 1855, p. 341.

(2)

langue commune2. Même si les cultures diplomatiques continuaient à être très dissemblables et dans le cas russe, les historiens ont déjà pu remarquer que « le protocole plus que la négociation est devenu sa [la diplomatie] préoccupation majeure »3, leur distance permet- tait néanmoins les échanges4. Les spécificités de la culture diploma- tique moscovite découlent de quelques caractéristiques de l’idéologie politique russe et des pratiques du pouvoir tsarien. Passée d’une principauté encore sous domination mongole encore quasiment inconnue des Européens à la fin du XVe siècle à un empire multi- ethnique partiellement intégré dans les relations internationales à la fin du XVIIe siècle, la Russie moscovite s’était construite sous la forme d’une autocratie orthodoxe et autoritaire. Celle-ci adossée à un tsar sacralisé dont la légitimité tenait à la fois d’une inscription dans la longue durée de l’histoire de la principauté moscovite et dans une réappropriation de la symbolique politico-religieuse byzantine se présentait comme la Troisième-Rome, héritière des empires romains et byzantins défunts. Par ailleurs, la culture politico-reli- gieuse moscovite était beaucoup plus sensible à la forme des rites, des cérémonies ou des croyances qu’à leur contenu. Dans l’ordre des relations internationales, ce faisceau de traditions et d’éléments idéologiques se traduisirent par un effort constant pour réclamer une reconnaissance du statut impérial du tsar dans les cours euro- péennes et pour obtenir que les formes écrites et comportementales des échanges correspondent aux normes russes.

Durant le périple que firent Pierre Potemkin et Siméon Roumiantsev durant l’été 1668, accompagnés d’une suite de cinquante membres et voyageant depuis l’Espagne, où ils avaient séjourné auparavant, jusqu’à Saint-Germain-en-Laye où se trou- vait alors le roi de France ils semblèrent n’avoir qu’un seul objectif, celui d’arriver jusqu’à Louis XIV, afin de le voir en personne, de lui remettre les documents émanant du tsar et lui parler. Après cinq semaines de voyage et des rencontres quasi quotidiennes avec les représentants du roi en province et ceux qui avaient été désignés pour les accompagner, les ambassadeurs russes furent reçus à trois reprises par Louis XIV pour des audiences officielles dans le château

2 A. Rambaud les présente ainsi : « [des] hommes barbus et chevelus, vêtus avec une magnificence barbare et sordide, […] parlant une langue inouïe », dans Instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu’à la Révolution Française, t. VIII : Russie, Paris, 1890, p. IX.

3 A. Bohlen, Changes in Russian Diplomacy under Peter the Great, dans Cahiers du Monde russe, 8, 1966, p. 343.

4 V. Savva, Moskovskie cari i vizantijskie vasilevcy. K voprosu o vlijanii Vizantii na obrazovanie idei carskoj vlasti moskovskix gosudarej [Les tsars moscovites et les souverains byzantins. Sur la question de Byzance dans la formation de l’idée du pouvoir impérial des souverains moscovites], Kharkov, 1901, p. 179.

(3)

de Saint-Germain-en-Laye les 25 et 27 août ainsi que 13 septembre 1668. Ces audiences, traditionnelles, formalisées et cherchant à satisfaire les exigences protocolaires russes furent complétées par une conférence moins formelle entre les ambassadeurs russes et trois dignitaires français, reconvertis en conseillers spéciaux pour négocier les conditions du commerce entre la Moscovie et la Russie – le duc de Lyonne, Colbert et le duc de Villeroy. Enfin le 31 août, une entrevue fut organisée entre les ambassadeurs et les représentants de six métiers parisiens du commerce – drapiers, chaussetiers, épiciers, merciers, pelletiers, bonnetiers, orfèvres – afin de discuter un projet d’accord commercial favorisant les échanges entre les deux pays.

Trois types de rencontre peuvent être ici répertoriés. Des entre- tiens « en chemin » dans des carrosses ou dans les demeures mises à la disposition des Moscovites rassemblent ces derniers et les dignitaires français et portent essentiellement sur les conditions de voyage et d’ac- cueil des ambassadeurs. Les trois entrevues avec le roi de France se déroulent sur le mode de l’audience officielle. Deux conférences avec des professionnels soit de la politique extérieure, soit du commerce complètent cet ensemble. Ces trois catégories de la rencontre sont de nature différente et ne ressortissent pas toutes à l’entretien. Mais elles ont en commun de mettre en scène des négociateurs russes avec leurs homologues et des conseillers français lors de négociations entre les différentes parties à propos de questions protocolaires d’une part, et d’enjeux commerciaux de l’autre. Toutes sont également marquées par une tension et un dialogue permanents pour organiser la prise de contact et le dialogue selon les exigences russes. Le sens de ces entretiens semble porter essentiellement sur la forme des relations car dans ces discussions, le thème du traité commercial pour lequel viennent, en grande partie, négocier les Russes est abordé de manière extrêmement marginale, les questions de formalisme diplomatique occupant essentiellement les esprits des Moscovites.

CONDITIONSDEPOSSIBILITÉETSOURCESDESENTRETIENS

Pierre Potemkin et Siméon Roumiantsev envoyés d’abord en Espagne puis en France sur un ordre signé par le tsar Alexis Mikhaïlovitch5, le 4 juin 1667, et munis d’une Instruction6 ainsi

5 « Sur ordre du grand souverain, tsar et grand-prince Alexis Mikhaïlovitch », dans D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes, XVIe- XVIIe siècles, Moscou- Leningrad, 1954, p. 227. Le texte du commandement a été publié par K. Masal’skim, Instruction secrète donnée sous le tsar Alexis Mikhaïlovitch à la première ambassade en Espagne, dans Syn Otetchestva, livre V, 1850, p. 1- 8 ; livre IX, 1850, p. 1-9.

6 Archives du Ministère des Affaires étrangères, (Paris), [abrégé ci-après : MAE]

Correspondance Politique [abrégé ci-après : CP], Russie, 1, f. 20-23.

(4)

que d’une lettre de créance eurent d’abord pour mission de tenir au courant le roi de France de l’un des événements majeurs de la poli- tique internationale russe à cette date, la signature de la paix avec la Pologne en 1667. La lettre de créance signée par le tsar en atteste :

Elles vous apprendront aussi la passion que nous avons eu jusques a présent de vous annoncer l’estime que nous faisons de Vostre amitié. C’est pour quoy nous vous envoyons ces présentes afin que Vostre Majesté soit informée que la ioye que Nous en avons est semblable a celles de ceux lesquels après avoir este battus de grandes tempetes arrivent enfin dans un port ou ils trouvent leur seureté ; étant bien aise aussi de vous annoncer par les dites presentes l’amitié et l’alliance que nous avons contractée avec Serenissime et Grand Seigneur Jean Casimir, Roy de Pologne, Grand duc de Lituanie et autres l’amitié et l’alliance duquel nous souhaitions depuis longtemps mais spécialement depuis Mil six cent soixante7.

L’Ukraine et la Baltique étaient, en effet, les deux grands enjeux qui occupaient la diplomatie moscovite alors. L’une des grandes tendances de cette dernière était d’unifier les terres russes encore sous la férule polonaise, c’est-à-dire l’Ukraine. En effet, en 1654, à l’issue d’une guerre qui dura 6 ans, le traité dit de Pereiaslavl’

intégra les terres cosaques dans la monarchie moscovite, et en 1667, le traité d’Androussovo faisait de la rive gauche de Dniepr une possession russe, traité confirmé dans les années 16808. Mais l’annonce de cette paix faisait également partie d’une politique plus large de la part de la Moscovie pour trouver des alliances avec des puissances européennes, en particulier contre l’Empire Ottoman.

Enfin, la construction de liens politiques venait, aux yeux des Russes, renforcer les liens commerciaux déjà existants et initiés sous les règnes de Louis XIII et de Michel Romanov9.

Depuis le premier tiers du XVIIe siècle, les tentatives des chan- celleries française et russe étaient très importantes pour accom- pagner cette ouverture, permettre une meilleure connaissance mutuelle et renforcer les relations diplomatiques et commerciales10.

7 MAE, CP, Russie, 1, f. 20-21.

8 M. P. Rey, Le dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, 2002, p. 47-53 ; N. M. Rogozin, Istorija vnechnei politiki Rossii. Konec XV-XVII vek (Histoire de la politique extérieure de la Russie de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIe siècle), Moscou, 1999

9 Après 1629, un envoyé français partit à deux reprises acheter du blé en Russie.

Ces premiers échanges ont été confortés par une ambassade russe en France en 1654. A. Rambaud, Instructions données aux ambassadeurs... cit. n. 2, p. 23-31 ; E. Schnakenbourg, M.-K. Schaub, La rencontre de deux cultures diplomatiques : l’ambassade moscovite de 1668 à la cour de Louis XIV, dans L. Bély et G. Poumarède (dir.), Les souverains du bout du monde à la cour de Louis XIV, à paraître.

10 En particulier, Sur le cérémonial observé en France à l’égard des ministres envoyés par les czars de la grande Russie, dans MAE, Mémoires et Documents [abrégé

(5)

Malgré cela, la fermeture culturelle face à l’étranger était encore importante en Russie comme le signale l’existence d’une législation spécifique qui cherchait à protéger le pays de toute contamination morale et spirituelle11. En miroir, son image restait négative tant les négociateurs occidentaux dénonçaient le formalisme de la diplo- matie moscovite, les excès de ses protocoles jugés désuets, l’incom- pétence de ses négociateurs perçus le plus souvent comme arro- gants, prétentieux, incompétents ou indignes de leur statut12. C’est pourquoi, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et malgré des contacts de plus en plus réguliers, la Moscovie se distingue par ses difficultés culturelles à intégrer un ordre diplomatique européen.

L’ambassade de 1668 est considérablement documentée aussi bien du côté russe que du côté français. Il existe plusieurs versions en russe et en français, sous forme manuscrite mais également sous forme publiée, du rapport de mission (statejnye spiski) rendu par Pierre Potemkin lui-même à son retour à Moscou13. Les ambassa- deurs moscovites étaient effectivement obligés de répondre article par article aux injonctions qu’ils devaient suivre dans les Instructions qui leur étaient livrées avant leur départ en mission. Il s’agissait de documents administratifs, destinés à la documentation du Bureau des Ambassades14 et qui ne laissaient aucune place à l’invention ou l’improvisation, tant le contrôle du comportement, des actes et des

ci-après : MD], Russie, t. 3, 1716, f. 117-129. Cette activité diplomatique s’accom- pagne, en Russie, d’un souci de mieux cerner les étrangers, avec de meilleurs outils intellectuels et culturels, en particulier des dictionnaires linguistiques. M.-P. Rey, Le dilemme russe... cit. n. 8, p. 44-45.

11 Un oukase (décret) du tsar interdit aux étrangers tout le commerce de détail en 1648 ; en 1667 les étrangers sont interdits de commerce de détail dans boutiques, les foires ou les marchés. En 1675, un oukase interdit les vêtements étrangers pour les habitants libres de Moscou. M.-P. Rey, Le dilemme russe... cit. n. 8, p. 44-45.

12 M. Malia, L’Occident et l’énigme russe. Du cavalier de bronze au Mausolée de Lénine, Paris, 2003, p. 39 ; L. A. Juzefovitch, Kak v posol’skikh obytchayakh vedetsja [Comment se comporter lors des rituels diplomatiques], Moscou, 1988 ; M.-K. Schaub, Se comprendre avec difficulté : les pratiques russes de négociation à l’époque moscovite, dans M. T. Mallol, J.-M. Moeglin, S. Péquignot et M. Sanchez Martinez (dir.), Negociar en la Edad Media / Négocier au Moyen-Âge, Barcelone- Madrid, 2005, p. 369-387.

13 Archives des Actes Anciens de Moscou, fonds 93 (relations de la Russie avec la France), affaire 5 (1667-1669), 4°, 524 feuillets. Ces documents furent publiés à deux reprises, dans la collection de Nicolas Novikov, Drevnjaja Rossijskaja Vivliofika, t. 4, 21790, p. 457-564 et dans D. S. Likhatchev, Putechestvija russkikh poslov, XVI- XVIIvv [Les voyages des ambassadeurs russes]... cit. n. 5, p. 227-315. Une version française de ce journal, incomplète et à la traduction parfois peu fiable car trop modernisée fut publiée en 1855. E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 297-400.

14 Bureau chargé de la gestion des affaires internationales créé en 1549.

(6)

paroles des Russes à l’étranger était pesant dans l’administration du Kremlin. Ces documents très formalisés, et dont l’origine remonte à la fin du XVe siècle, finirent par prendre la forme de journaux à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle15. Écrits reconstruits à partir de l’expérience sur place, ils omettaient souvent certains épisodes afin de se conformer aux ordres qu’ils avaient reçus16. Pour compléter ce dossier, il faut ajouter les documents publiés par Alfred Rambaud dans le Recueil des instructions aux ambassadeurs en Russie – en particulier le projet de traité de commerce proposé par les Français à l’issue des discussions avec Pierre Potemkin et une lettre de Louis XIV au tsar Alexis Mikhaïlovitch17 – ainsi que le Journal du Sieur de Catheux, gentilhomme ordinaire de la maison du roi, chargé d’escorter et de défrayer les ambassadeurs depuis la frontière et jusqu’à leur départ, récit ensuite publié par Monsieur de Sainctot, Introducteur des ambassadeurs jusqu’en 1668 et ensuite remplacé par Nicolas de Berlize18.

LESACTEURSDESENTRETIENS

Du côté russe, deux figures se distinguent. À la tête de l’am- bassade, Pierre Ivanovitch Potemkin appartient à une famille d’origine polonaise qui compte de nombreux négociateurs avant lui19. Menant les armées russes lors de la guerre russo-polonaise

15 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 328.

16 Par exemple, lors d’un entretien avec le sieur de Catheux sur les raisons pour lesquelles ils avaient commencé leur voyage par l’Espagne, les ambassadeurs russes arrangèrent la vérité afin de ne pas froisser le roi de France et omirent volontairement les termes de leur Instruction. Voir Journal du sieur de Catheux, dans Bibliothèque russe, n.s., t. III, Paris, 1860, p. 3 ; Syn Otechestva, 1850, livre 5, p. 3. Pour confirmer ce travestissement de la réalité il faut remarquer que cet épisode ne fut pas relaté dans le rapport de Potemkin.

17 A. Rambaud, Instructions données aux ambassadeurs... cit. n. 2 p. 56-61.

18 Ce journal a été reproduit par E. Galitzin dans La Russie du XVIIe siècle... ci t. n. 1, p. 419-433. Cette version du Journal est incomplète et pour en reconstituer l’intégralité, il faut le confronter au contenu du Journal du Sieur de Catheux, maître de camp d’un régiment de cavalerie et gentilhomme ordinaire du Roy touchant les Moscovites arrivés en France en l’année 1668, dans MAE, CP, Russie, t. 1, f. 44-56 et enfin aux Mémoires de Sainctot, Relation de ce qui s’est passé à la réception de Pierre Joanides Potemkin, ambassadeur du Grand duc de Moscovie en 1668, dans J. Rousset de Missy, Le cérémonial diplomatique des cours d’Europe, I, Amsterdam- La Haye, 1739, p. 93-98.

19 Fédor Potemkin reçut Antonio Possevino, nonce du pape à la cour d’Ivan le Terrible en 1582 à la frontière polono-lituanienne et Georges Potemkin apporta à Moscou la nouvelle de la prise de Smolensk par les Polonais en 1611.

(7)

de 1654-1655, il fut, à ce titre, promu général en 1655 et eut l’occa- sion de se battre contre les Polonais d’abord et les Suédois ensuite.

En 1667, lorsqu’il fut choisi pour diriger cette mission en Espagne et en France, il avait, aux yeux des Russes, le statut de « posol’ » (ambassadeur)20, titre que ses interlocuteurs français semblaient lui reconnaître difficilement :

Il est bon d’observer que le sieur Poterskin et le sieur Almazov qui avaient pris le titre d’Ambassadeurs et qui furent traités en France à l’égal des ministres de premier ordre, n’estoient cependant qu’envoyez, leurs lettres de créance ne leur donnant que le titre d’Ablegatus [envoyé], mais que le Roy voulut bien considérer le titre d’Ablegatus dans une signification plus étendue, pour justifier les traitemens distinguez dont il avait honoré ces Ministres de Moscovie qui en estoient revestus, et qu’il les qualifia mesme d’Ambassadeurs dans ses lettres de recréance21.

En 1674 il fit une nouvelle mission diplomatique à Vienne auprès de Léopold Ier, empereur Habsbourg et en 1681, il revint en France avant d’assurer une dernière mission au Danemark. Il mourut vraisemblablement en 1700 au bord de la rivière Samara, lors d’une mission22.

En 1668, Pierre Ivanovitch Potemkin était accompagné de Siméon Roumiantsev, qui avait occupé les fonctions de djak (secré- taire) dans deux villes différentes entre 1665 et 1667. Après avoir participé à la mission diplomatique en 1668, il fut secrétaire du Bureau des propriétés foncières (Pomestnyj Prikaz) en 1669 et secrétaire d’Astrakhan de 1667 à 1678. En 1679, il fut envoyé en ambassade au Danemark auprès du roi Christian et en Prusse en même temps que Siméon Almazov. En 1680-1685, Roumiantsev fut secrétaire du bureau de la Sibérie. Le texte signale également les sous-secrétaires André Sidorov, Ivan Proxorov, Simeon Almazov et le tol’match (interprète) Roman Eglin23, deux gentilshommes (dvorjane) et trois sous-secrétaires, tous membres du Bureau des Ambassades. La suite était également formée de valets, de prêtres, de gentilshommes, de traducteurs-interprètes et de membres de la famille de Pierre Potemkin.

20 G. K. Kotoshikhin, O Rossii v carstvovanie Alekseïa Mikhaïlovitcha [La Russie sous Alexis Mikhaïlovitch], Saint-Pétersbourg, 41906, p. 42-47 ; M.-K. Schaub, Se comprendre avec difficulté... cit. n. 12, p. 376-377.

21 Sur le cérémonial observé en France à l’égard des Ministres envoyés par les Czars de la Grande Russie, septembre 1716, dans MAE, MD, Russie, 3, f. 120-128.

Mais la lettre de créance telle qu’elle est reproduite dans les archives françaises utilise bien le terme d’ambassadeurs à deux reprises, MAE, CP, Russie, 1, f. 23.

22 G. L. Kessel’brenner, Izvestnye diplomaty Rossii. Ot Posol’skoj izby do Kollegii inostranyx del, [Des diplomates russes célèbres. Du Bureau des ambassades au Collège des Affaires étrangères], Moscou, 1999.

23 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 228.

(8)

Lors de leur périple depuis la frontière espagnole, les ambas- sadeurs moscovites furent accueillis par des dignitaires français et leurs représentants à chacune de leurs étapes. Le premier à les rencontrer fut le marquis de Saint-Pée, lieutenant-général de la forteresse de Bayonne, puis Antoine de Gramont (1604-1678), maré- chal de France, alors gouverneur de la ville de Bayonne, et enfin Jean-François d’Epinay, marquis de Saint-Luc, lieutenant-général, alors gouverneur du Périgord. Ils furent également reçus par des représentants des bourgeoisies des villes traversées : le président de la Cour des Aides de Poitiers, mais également les bourgmestres de Blaye, d’Amboise, moments au cours desquelles seules les condi- tions matérielles du séjour des Russes furent évoquées24.

Par ailleurs, les Moscovites parlaient beaucoup avec ceux qui les accompagnèrent depuis la frontière : le gentilhomme de Ca- theux, envoyé de Paris pour escorter les ambassadeurs et leur faci- liter le voyage, M. de Berlize, nommé récemment Introducteur des ambassadeurs, habilité à recevoir les invités et à les traiter le mieux possible ou encore le marquis de Bellefond, ancien ambassadeur à Madrid et à Londres et alors maréchal de France qui les reçut à partir de leur séjour à Bourg-la-Reine25. Enfin, ils eurent l’occasion de conférer avec Colbert, alors contrôleur général des finances, Hugues de Lionne secrétaire d’État aux Affaires Etrangères, le duc de Villeroy, chef du Conseil des Finances.

UNLANGAGECOMMUN

Dans ses Mémoires Sainctot évoque un traducteur, membre de la suite diplomatique russe :

[un ] Translateur (Ivan Gossens), Curlandis de nation, qui a toujours fait en France la fonction d’interprète, parce que celui qui l’étoit [Roman Yagline] ne parloit que moscovite et allemand : ce Translateur étoit le seul de toute l’Ambassade qui savoit la langue latine, de laquelle le sieur Catheux se servit pour se faire entendre lorsqu’il complimenta l’Ambassadeur de la part du Roy26.

Effectivement étaient partis de Moscou Roman Yagline, un Russe d’origine allemande et Ivan Gossens, marchand courlandais,

24 Ibid., p. 243-244.

25 Ibid., p. 249.

26 Journal de Sainctot, publié dans E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit.

n. 1, p. 420-421.

(9)

germanophone et sachant le latin, le néerlandais, et l’italien27. Mais leurs compétences linguistiques posaient d’évidents problèmes de communication, ainsi que le signale le Journal du Sieur de Catheux en date du 13 juillet, à propos d’une rencontre entre les ambassa- deurs russes et le marquis de Saint-Luc :

André Sidoroff lui adressa aussitôt un discours émanant directement de l’Instruction dont il était porteur. Ses paroles furent interprétées en langue allemande par l’interprète Yagline, puis rapportées au gouverneur en français par son propre interprète28.

Pour pallier ces difficultés, un traducteur supplémentaire, séjournant déjà en France et connu des échevins de la ville d’Am- boise fut associé à l’ambassade. Il s’agissait du Dominicain polo- nais Ourbanovski, qui était capable de traduire le russe pour avoir séjourné en Moscovie dans les années 1650, le français et le latin.

Il se mit à la disposition des ambassadeurs russes et en devint le traducteur officiel :

Mettant ces offres à profit, le stol’nik Pierre [Potemkin] l’engagea à accompagner l’ambassade à Paris, pour remplir dans tous les rapports que les ambassadeurs allaient avoir avec le roi et ses ministres, les fonctions d’interprète : cette proposition fut acceptée, et le dominicain partit d’Am- boise avec l’ambassade29.

De nombreuses conditions étaient donc réunies pour que des entretiens soient possibles, la lettre de créance dont les Russes étaient porteurs en en laissant la liberté30. Par ailleurs, les sources y font bien référence. Catheux écrit ainsi à propos de sa propre mission :

« [Il] accompagna ce Ministre conjointement avec l’Introducteur des Ambassades à son entrée à Paris, et à ses audiences publiques et particulières »31. Les conversations informelles faisaient alors partie des pratiques diplomatiques moscovites, comme le signale

27 « Le traducteur peut traduire en latin correctement, en allemand, en hollan- dais, en italien, mais il n’est pas capable de traduire en français, car il ne s’était pas encore rendu en France », dans D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 244. Par la suite, Ivan Gossens a assuré des missions pour le compte du roi de France en Russie par la suite, dans, id., note 24, p. 431.

28 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 308 et D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 237.

29 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 317 et D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 244-245.

30 « Leur avons pareillement donné le pouvoir de traiter avec Votre Majesté de toutes les affaires que vous leur proposerez », MAE, CP, Russie, 1, f. 29.

31 « Sur le cérémonial observé en France à l’égard des Ministres envoyés par les Czars de la Grande Russie », septembre 1716, MAE, MD, Russie, t. 3, f. 128.

(10)

l’exemple de discussions informelles entre V. V. Golitsyn et le repré- sentant de l’Electeur de Saxe à Moscou en 168432, durant lesquelles des règles de rhétorique discursive étaient utilisées : « la technique habituelle de tenter d’affaiblir la partie adverse en faisant référence à des difficultés d’étiquette et de protocole »33.

DESENTRETIENSPOURARRIVERJUSQUAUROIDE FRANCE

Le rapport de Pierre Potemkin relate treize entrevues avec les autorités municipales ou les représentants du roi dans les provinces lors du périple jusqu’à Bourg-la-Reine qui étaient destinées à régler essentiellement les conditions du voyage et à accélérer l’arrivée jusqu’au Roi, comme dans le cas de l’entrevue avec le marquis de Saint-Pée34. Ces entretiens sont très répétitifs et codifiés pour que leur transcription puisse être lisible et leur contenu acceptable à Moscou. L’ambiance générale est à la conciliation, néanmoins à une seule reprise, Pierre Potemkin met en scène sa propre colère dans son récit et semble perdre le contrôle de ses paroles, lorsqu’on lui réclama des frais de douane pour les marchandises qu’il trans- portait, en particulier des icônes personnelles35.

Les Russes sollicitèrent parfois des entretiens, ainsi auprès du marquis de Saint-Pée pour obtenir au plus vite les documents leur permettant de continuer leur voyage36, mais parfois aussi ils les déclinèrent. Par exemple, le 1er août, le marquis de Saint-Luc, leur fit savoir par son premier secrétaire, qu’il les conviait à son domicile afin de s’entretenir avec eux37. À quoi, les deux Russes répondent :

Nous savons infiniment gré au marquis de Saint-Luc de l’intention où il est de venir nous visiter. Certes, s’il ne dépendait que de nous, ce serait

32 L. Hughes, Sophia, regent of Russia, 1657-1704, New Haven-Londres, 1990, p. 190.

33 Ibid., p. 188.

34 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle… cit. n. 1, p. 298

35 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 236-237 ; E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 304

36 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 297.

37 Le secrétaire dit : « Le marquis de Saint-Luc, gouverneur de Bordeaux désire venir vous voir afin de vous saluer, de s’enquérir de votre santé et ensuite vous inviter dans sa maison. Et il désire vous servir en tout », dans D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 241. Voir également, Journal du Sieur de Catheux, maître de camp d’un régiment de cavalerie et gentilhomme ordi- naire du Roy touchant les Moscovites arrivés en France en l’année 1668, dans MAE, CP, Russie, t. 1, f. 58.

(11)

avec plaisir que nous le visiterions dans sa demeure. Mais c’est ce que nous ne pouvons faire ; car d’après les usages diplomatiques de notre cour, il nous est interdit d’aller voir qui que ce soit dans le pays où nous sommes envoyés, avant d’avoir été admis chez le souverain et de nous être acquittés de notre mission auprès de son auguste personne38.

Ici on trouve l’application des normes diplomatiques mosco- vites à l’étranger, et les termes de l’Instruction selon laquelle : « Il y aura en France des princes d’apanages et des conseillers du roi et des proches conseillers qui voudront être avec lui, alors qu’il ne s’était pas encore rendu auprès du roi. Et il ne faudra pas s’y rendre mais s’en écarter »39. Cette mesure est le miroir de la manière dont on accueillait les étrangers en mission diplomatique à Moscou. En effet, ces derniers étaient reçus à la frontière par un officier mosco- vite, puis très rapidement escortés jusqu’à la capitale et enfermés dans un hôtel particulier sans avoir le droit de parler à un repré- sentant du pouvoir, jusqu’au moment de l’audience tsarienne40. Par ailleurs, dans l’esprit moscovite, s’agissant de négociations mettant en jeu des souverainetés considérées comme égales, il n’était pas pensable pour des représentants du tsar moscovite, empreints et porteurs de la dignité de leur souverain, de s’autoriser la moindre discussion de fond avant d’avoir rencontré le roi. Saint-Luc, étonné, leur fit alors demander par l’intermédiaire de son secrétaire : « Vous ne voulez pas vous rendre auprès de lui, parce qu’il est l’homme d’une grande ville de sa Majesté royale », ce à quoi les Russes répon- dirent par une pirouette, en mettant en avant tout le plaisir suscité par les bonnes dispositions et l’amour montré par Saint-Luc41. Liés par leur conception de la dignité de leur souverain, ils refusèrent néanmoins l’entrevue.

Le voyage se poursuivit à travers la France, par des étapes durant lesquelles les Moscovites furent très correctement reçus et régalés par les autorités municipales et montrèrent tout leur empresse- ment à obtenir une rencontre avec le roi. Le 18 août, ils finirent par arriver à Bourg-la-Reine, où on leur fit savoir que le roi désirait qu’ils y restent jusqu’au 20 août, jour où ils seraient officiellement

38 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 313. Le Journal du sieur de Catheux ajoute : « fit réponse qu’ils avoient ordre de sa Zare Majesté de ne visiter qui que ce fût avant que d’avoir salué le Roy sous peine de la vie », dans MAE, CP, Russie, 1, f. 58.

39 K. Masal’skij, « Instruction secrète », Syn Otetchestva, 1850, livre IX, p. 1.

40 L. A. Juzefovitch, Comment se comporter... cit. n. 12.

41 « Nous nous inclinons devant l’amour que nous montre le gouverneur de Sa majesté royale », dans D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 242

(12)

reçus. De fait, le 21 août, Berlize, Introducteur des ambassadeurs se rendit auprès de Pierre Potemkin pour un échange de politesses concernant la santé des voyageurs et les conditions de leur périple :

« Messieurs les ambassadeurs, le roi mon maître, m’a donné l’ordre de me rendre auprès de vous, pour vous demander des nouvelles de votre santé et savoir si vous avez accompli commodément le voyage jusqu’ici »42. Ce à quoi Pierre Potemkin et Siméon Roumiantsev répondirent par les mêmes formules de politesse et assurant Berlize des bonnes conditions de leur voyage43. La discussion se fit plus difficile lorsqu’il fut question de la lettre de créance que l’Intro- ducteur des ambassadeurs devait rapporter au roi de France pour préparer l’audience officielle mais que les ambassadeurs russes avaient l’ordre de ne remettre qu’au roi :

Nous avons reçu commandement de Sa Majesté le Tsar de nous rendre auprès de son frère le Roi Louis, à l’effet de lui remettre une lettre amicale de sa part, et en même temps il nous a été ordonné de faire au Roi une communication diplomatique. C’est donc à sa Majesté royale elle-même que nous devons nous adresser sans intermédiaire, et c’est en son auguste présence, et non à une distance de deux milles du lieu où elle réside, qu’il est de notre devoir de nous acquitter de notre charge : dès l’instant que nous consentirions à nous en acquitter ici, il deviendrait désormais superflu de nous rendre auprès du roi. Qu’il plaise donc à sa Royale Majesté de nous admettre à son audience, afin que nous puissions lui exposer l’objet de notre mission et déposer entre ses mains la lettre du Tsar. C’est à partir de ce moment-là que les intentions amicales et fraternelles de votre monarque à l’égard du nôtre deviendront manifestes, pour se consolider ensuite de plus en plus et rester immuables44.

Ici, l’enjeu semble clair. Aux yeux des Russes, la remise de la lettre de créance ainsi que sa lecture n’étaient envisageables qu’au moment de l’audience, en présence du roi, et non de celle de l’un de ses représentants, la réussite de leur mission étant à ce prix là.

Cette exigence émanait d’une conception très spécifique des docu- ments issus de la royauté moscovite, considérés comme sacrés et nécessitant le respect afférant.

Les déplacements de Berlize continuèrent entre les ambassa- deurs et le château de Saint-Germain-en Laye pour arriver à satis- faire les deux parties. Le 21 août, le maréchal de Bellefonds, qu’ac- compagnaient une vingtaine d’officiers à cheval et huit carrosses

42 Journal du Sieur de Catheux, maître de camp d’un régiment de cavalerie et gentilhomme ordinaire du Roy touchant les Moscovites arrivés en France en l’année 1668, dans MAE, CP, Russie, t. 1, f. 49.

43 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 319-320.

44 Ibid., p. 320-321

(13)

pour transporter les membres de l’ambassade moscovite s’adressa aux deux envoyés russes pour leur faire part de l’honneur qui leur était fait :

Messieurs, je viens vous trouver, par ordre du Roi mon maître, pour vous conduire à son audience Sa Majesté a fait mettre son propre carrosse et celui de la Reine à votre disposition. C’est, sachez-le, la première fois qu’un dignitaire de mon grade est envoyé à la rencontre d’ambassadeurs étrangers, à une distance de deux lieues de la capitale ; le Roi par cette exception aux usages établis dans sa cour, a désiré vous donner une preuve patente des sentiments d’amitié fraternelle qui l’animent à l’égard de votre puissant maître45.

Le moment où rencontrer le roi fut encore sujet d’un entretien spécifique entre Berlize et les Russes. Les Français proposèrent aux Russes de se rendre au château de Saint-Germain-en-Laye, d’as- sister à un dîner avant d’être reçus par le Roi, ce que ces derniers déclinèrent :

Nous sommes tout prêts à nous rendre chez le Roi, pour nous acquitter de la mission dont notre souverain nous a chargés. Mais quant à prendre place au repas dont tu parles avant d’avoir rempli le devoir de notre charge c’est ce que nous ne pouvons faire. Il faut premièrement que nous soyions admis près de sa Majesté, que nous déposions entre ses mains la lettre amicale du Tsar notre maître et que nous exposions au roi l’objet de notre mission ; ensuite s’il plaît à Sa Majesté de nous faire convier à un repas dans son palais, ce sera avec reconnaissance que nous l’accepterons46.

Les archives permettent de compléter cette première salve d’ar- guments :

On avoit proposé à l’ambassadeur de ne le mener à l’audience du Roy qu’après disner, mais il dit que Sa Majesté luy pourrait marquer telle heure qu’il lui plairait et qu’il inscrivoit plustot jusqu’au soir que de disner avant son audience parce qu’il falloit avoir l’esprit serein pour parler à sa Majesté et qu’il ne vouloit pas qu’on pût attribuer aux viandes qu’il auroit mangé ou aux vins qu’il auroit bu, le bien ou le mal qu’il feroit, il pria aussi avec beaucoup d’insistance que le Roy ne donnât aujourd’hui l’audience à aucun autre Ambassadeur que lui47.

La double importance de l’écrit tsarien et de la présence royale est ici réaffirmée avec force. Mais la confrontation des personnes exige de la part des Russes une soumission à une forme de civilité, ici assumée par Pierre Potemkin, mais semblant manquer d’habi- tude aux négociateurs moscovites.

45 Ibid., p. 324.

46 Ibid., p. 327-328.

47 MAE, CP, Russie, Suppléments 1, f. 165-166.

(14)

ÊTREENPRÉSENCEDUROIDE FRANCE

Le 25 août, la première audience royale suivit des étapes protocolaires, codifiées et alimentées par une jurisprudence assez riche. Après des échanges de politesse sur la santé des deux souve- rains et les conditions du voyage en France, les différentes parties prononcèrent de courts discours résumant les relations entre les deux monarques au cours desquels le roi de France se plia à une étiquette exigée par la partie russe, Pierre Potemkin remit sa lettre de créance à Louis XIV, puis ce dernier annonça une confé- rence annexe avec des conseillers royaux pour évoquer « quelque communication exceptionnelle »48 et enfin, des présents furent offerts. L’étiquette ayant été parfaitement respectée des deux côtés, les Russes ayant pu suivre les termes de leur Instruction et obtenu du roi la promesse d’un entretien avec des conseillers pour évoquer les questions commerciales, ils considérèrent, de part et d’autre, cette première audience comme un succès.

Mais cela ne suffisait pas pour mener à bien la totalité de leur mission, car leur lettre de créance mentionnait la nécessité de discuter de questions spécifiques, ouvrant ainsi un espace de liberté pour un entretien moins formel. Les ambassadeurs acceptèrent de rencon- trer les trois conseillers de Louis XIV, mais selon une chronologie et une scénographie qu’ils entendaient diriger puisque pour organiser ce type d’entretien il leur fallait obtenir une deuxième audience au cours de laquelle le roi autoriserait verbalement la tenue de cet entre- tien. C’est ici pour la deuxième fois l’application stricte de l’étiquette moscovite, faisant dépendre très étroitement tout événement de la parole souveraine. Ce n’est pas sur le fond que les ambassadeurs russes manifestaient des réticences mais sur le protocole et alors que selon le roi de France, c’était contraire « aux usages diplomatiques de notre cour »49, ils obtinrent satisfaction et purent même choisir la date de cette deuxième audience royale. Le roi ne semblant préoc- cupé que par leur bien-être et ne voulant leur occasionner aucune fatigue accepta de les recevoir à nouveau le 27 août.

Après avoir été brièvement reçus en audience, Pierre Potemkin et Siméon Roumiantsev rencontrèrent donc Colbert, Lyonne et Villeroy le 31 août pour une discussion qui dura deux heures et se déroula dans un salon de l’appartement de ce dernier dans le château de Saint-Germain-en-Laye50.

48 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 255-259 ; MAE, MD, t. 3, f. 43-46.

49 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 338.

50 MAE, CP, Russie, Suppléments 1, f. 64-64v.

(15)

UNECONFÉRENCEENTRECONSEILLERS

D’abord salués par Lyonne, puis par Colbert et enfin par Villeroy, les ambassadeurs « arrivés dans la salle de conférence […] prirent place à la droite des conseillers royaux, dans des fauteuils rangés autour d’une table recouverte d’un drap »51, sans autre ordre de préséance. Les Français rappelèrent d’abord l’objet de l’entretien.

Les ambassadeurs russes proposèrent ensuite l’envoi d’émissaires français pour régler et discuter les dites questions en Moscovie, évoquèrent ouvertement pour la première fois les questions commerciales et dirent venir pour tenter de mettre sur pied un traité entre les deux pays. Il s’agissait là du cœur de cette discussion.

Pour les interlocuteurs français deux enjeux essentiels devaient être abordés : l’existence d’un projet commercial écrit apporté par les Russes et des sauf-conduits pour de futurs émissaires français se rendant en Moscovie. Ils réclamaient des documents officiels venant appuyer la parole des négociateurs russes. À cette demande, les Moscovites répondirent de la manière suivante :

Qu’ils n’ont aucune pièce de ce genre à produire, ayant été chargés de traiter ces questions de vive voix ; que d’ailleurs, dans leur idée, il n’était pas à dire qu’il fût nécessaire d’appuyer chaque proposition diplomatique d’un acte destiné à la rendre valable52.

Ici l’accent est bien mis sur le rapport entre texte écrit et entre- tien oral, la demande française ne correspondant pas aux habi- tudes russes. Dans un premier temps, Pierre Potemkin rapporte son étonnement face à cette demande :

Jusqu’à présent dans toutes nos démarches, nous ne nous sommes conformés qu’à la teneur des ordres de notre souverain. Quant à aller au-delà en consentant à rédiger, comme vous nous y invite, un arrangement formel, nos instructions ne nous autorisent point à le faire. Mais qu’il nous soit permis de vous le demander, Conseillers royaux, cette défiance que nous témoignez en vous fondant sur ce que nous ne produisons aucun acte tsarien à l’appui des propositions que nous venons exposer, est-elle justifiée en droit53 ?

Pour appuyer leur logique, ils se référèrent une fois encore à la lettre de créance qu’ils avaient produite et que les conseillers disaient avoir lue. Ce document devait suffire à faire avancer la discussion et faire comprendre à leurs interlocuteurs qu’ils n’avaient aucune marge de manœuvre pour agir librement : « Quant à nous, nous le

51 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 342 ; D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 263.

52 E. Galitzin, La Russie du XVIIe siècle... cit. n. 1, p. 344.

53 Ibid., p. 345

(16)

répétons, nous avons agi jusqu’à ce moment dans les limites de nos instructions, et nous ne saurions en aucun cas les dépasser »54. Face à cette attaque, les conseillers royaux firent marche arrière, réédi- tèrent leur confiance aux ambassadeurs russes et n’invoquèrent la nécessité de nouvelles pièces écrites que pour confirmer la teneur des propos déjà tenus. La discussion pouvait donc à nouveau avancer :

Si dirent le stolnik Pierre et le diak Simeon, telles sont en effet, les inten- tions de sa Majesté royale, il est à désirer que les ambassadeurs du roi ne tardent pas à se mettre en chemin pour Moscou. Ils devront être accompa- gnés d’instructions précises, soit orales, soit écrites, afin de faire connaître au tsar notre maître sur quel point le roi de France désire que l’alliance s’établisse entre les deux couronnes et quel genre de rapports commerciaux ses sujets seront autorisés à entretenir avec l’empire russe55.

Toutes ces demandes furent entendues par les conseillers.

L’entretien se termina sur des promesses de rencontres futures, qui devaient être préparées du côté français par l’envoi d’une

« réponse du roi de France au tsar en bonne et due forme et en latin » produite suffisamment tôt, pour que les Russes puissent en vérifier le contenu et qu’elle soit remise en mains propres par le roi.

Une question fut encore soulevée avant la fin de l’entretien qui se rapportait aux droits de douane que les Russes avaient dû payer à la frontière espagnole. Au total, il n’y eut aucune avancée concrète en matière de négociation commerciale ou d’intention affichée de la part des Russes d’en discuter dans ce contexte, quelle que soit la légitimité de leurs correspondants. En effet, selon les normes moscovites, les Français devaient d’abord proposer un texte de discussion et l’envoyer à Moscou en même temps qu’un ambassa- deur chargé d’en négocier les termes sur place.

Cet entretien eut la fonction essentielle de préparer le terrain à des relations futures. C’est pourquoi, sur le fond, il fut plutôt calme, sans véritable tension ou visible opposition. En revanche, les Moscovites se montrèrent, comme toujours, rigides sur l’éti- quette diplomatique et sur la forme des écrits qu’ils rapporteraient à leur tour à Moscou, en particulier sur la manière de reproduire la titulature du tsar56.

54 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 265

55 Ibid., p. 266.

56 Tous les témoignages concernant la diplomatie russe évoquent les difficultés, voire les incidents liés à la question de la rédaction des titres du tsar dans les écrits adressés à Moscou. Pierre Potemkin fit réécrire trois fois la lettre que Louis XIV adressait à Alexis Mikhaïlovitch, car il savait qu’il risquait la peine capitale si la titulature du souverain russe était mal rédigée.

(17)

UNEENTREVUEAVECLESMÉTIERSPARISIENS

Le 31 août, une dernière rencontre rassembla les ambassadeurs russes et les représentants du commerce de la ville de Paris sur plusieurs sujets : les conditions des échanges français en Moscovie, les types de marchandises, les documents officiels émanant du pouvoir russe pour faciliter la vente de produits français57. Ces discussions furent traduites par le Dominicain Ourbanovsky et révélèrent un effort constant de part et d’autre pour croire en la parole et dans les bonnes intentions de la partie adverse, et pour poursuivre la négociation en s’appuyant sur un projet de traité de commercial proposé aux Russes par Berlize deux jours aupara- vant58. Les marchands français montrèrent tout leur empressement à la perspective d’une ouverture commerciale et leur intérêt face à la parole des Russes. Mais seule l’assurance qu’il fallait organiser de nouvelles rencontres constitua le résultat de ce dernier entretien.

Par la suite, Colbert se préoccupa activement des questions commerciales entre la Russie et la France, chargeant le marquis de Pomponne, ambassadeur du roi en Hollande d’étudier les condi- tions du commerce entre la Russie et la Hollande et fondant la compagnie de commerce du Nord en 1669. Néanmoins, l’annonce de l’envoi d’un ambassadeur de France en Moscovie fut alors reportée sine die. Et il fallut attendre encore dix ans pour que le marquis de Béthune soit envoyé en Moscovie ou treize ans pour que Pierre Potemkin revienne en France.

Les moments de rencontre, d’entretien ou d’entrevue sont emblématiques à plusieurs titres. Ils sont révélateurs des prati- ques de négociation, et montrent dans le cas franco-russe, à quel point, malgré les espaces de liberté qu’ils entrouvrent, ils servent de manière limitée. Leur utilité essentielle réside dans le fait de main- tenir le dialogue et d’affirmer la relation, en dépit de la distance et des contraintes culturelles. En effet, enfermés dans des exigences protocolaires et dans la soumission au pouvoir tout puissant du tsar, les envoyés moscovites ne peuvent qu’appliquer à l’étranger des normes de comportement moscovites qui ont pour objectif que défendre sur la scène internationale le statut impérial tel qu’il est revendiqué par le souverain et la place de la Russie au rang des puissances européennes.

Marie-Karine SCHAUB

(Université Paris-Est / CRHEC)

57 D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 272-278.

58 A. Rambaud, Instructions données aux ambassadeurs... cit. n. 2, p. 56-57 ; E. Galitzin dans La Russie du XVIIe siècle ….cit., n. 1, p. 352-356 ; D. S. Likhatchev, Les voyages des ambassadeurs russes... cit. n. 5, p. 272-274.

Références

Documents relatifs

Carte 1 : Taux d’hospitalisation (nombre de patients hospitalisés pour Covid au 31 août 2020 rapportés à la population totale du département ; données exprimées pour 100

Créer les conditions de la capitalisation et du transfert (organiser la mémoire du service, identifier les connaissances stratégiques à conserver en mémoire au sein d'une

Présentation d'une étude réalisée par le crédit Agricole : « l'immatériel, capital pour la croissance », « l'immatériel dans l'industrie automobile : indispensable, peu

Dans ces conditions, la valeur créée n'est donc plus directement proportionnelle au temps effectif passé à produire.. Quelques rappels de

Sommaire du cours : une démarche prévisionnelle, anticiper les coûts et revenus futurs pour un niveau donné d’activité, utilisation de la distinction charges fixes / variables,

« jeunes filles », comme si la construction exhibée sur la scène d’une identité féminine par adjonction d’attributs n’était que la manifestation visible

[r]

Au critère de la rémunération « substantiellement liée aux résultats de l'exploitation du service » de l'article 3 de la loi MURCEF et de l'arrêt Préfet des Bouches-du-Rhône